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L’espionne
est-elle l’avenir
de l’espion ?
Pourtant minoritaires, les femmes sont de plus en plus
respectées dans le monde du renseignement. Qui sont les
Mata Hari du XXIe siècle ? enquête. Par Chloé Aeberhardt.
Photo : L. Hanifin/Photonica/Getty Images.
N
euf mars 2011, Séoul, siège du gouvernement sud-coréen : un responsable du bureau du Premier ministre
annonce l’ouverture d’une enquête au
sein du consulat à Shanghai. Au moins
quatre diplomates, dont le consul général
lui-même, auraient entretenu une liaison
avec Deng Xinming, une Chinoise de
33 ans. La jeune femme aurait usé de
son influence pour obtenir des visas
destinés à des travailleurs chinois, ainsi
que des informations confidentielles
comme les numéros de portable d’environ deux cents hauts responsables
politiques sud-coréens.
2 décembre 2010, Londres, RoyaumeUni : les services de police et d’immigration britanniques arrêtent l’assistante russe de Mike Hancock, un
député membre de la commission
chargée de la Défense au sein du
Parlement. Pour le MI5 (le renseignement britannique), Katia Zatuliveter, 25 ans, est un “agent dormant” opérant pour le compte des
services secrets russes.
8 juillet 2010, tribunal fédéral,
New York, États-Unis : la juge
Kimba Wood ordonne l’expulsion immédiate de la Russe Anna Chapman, 29 ans,
interpellée fin juin avec neuf compatriotes
soupçonnés d’espionnage. Celle-ci aurait
infiltré des cercles décisionnaires aux ÉtatsUnis et alimenté Moscou en informations.
Missions d’état et talons de 12
Ce n’est pas Hollywood qui le dit, mais l’actualité : l’époque est aux James Bond girls.
Longtemps cantonnées aux rôles de “piège
à miel”, les femmes sont de plus en plus
appréciées dans le monde du renseignement. Pour Jean-Marie Montier, ancien
fonctionnaire de la Direction générale de
la sécurité extérieure (DGSE)*, elles ont un
“plus”. Pour Éric Denécé, directeur du Centre français de recherche sur le renseignement**, elles sont “mieux prédisposées” au
métier. “Tous les hommes ne sont pas stupides, et toutes les femmes n’ont pas un
sixième sens, avance-t-il. Il n’empêche que,
de façon générale, les qualités d’intuition,
d’observation et d’analyse psychologique
des femmes sont supérieures à celles des
hommes. Elles réalisent davantage quand
on leur ment, et maîtrisent mieux les
­techniques d’élicitation, cet art qui
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Katia Zatuliveter,
l’assistante russe du
député britannique Mike
Hancock, était un
“agent dormant” opérant
pour les services de
renseignements russes.
La Chinoise Deng
Xinming, 33 ans, a
soutiré des informations
confidentielles à de
hauts responsables
sud-coréens.
consiste à faire dire à quelqu’un
quelque chose qu’il n’avait pas l’intention de révéler.” Sexisme à l’envers ? Pas
sûr : les cinq professionnelles interrogées
dans le cadre de cette enquête nous ont
toutes confié travailler “à l’intuition”.
Autre avantage, incontestable celui-ci :
les femmes n’ont pas la tête de l’emploi.
Comme l’explique Marie, ancien agent
opérationnel au service action de la
DGSE, “le fait qu’un agent puisse être
une femme n’est toujours pas ancré dans
les esprits. Du coup, ce sont les dernières
à se faire repérer sur le terrain.” Pour
peu qu’elles soignent leur apparence,
elles passent carrément inaperçues.
“Dans le couloir d’un palace, une
femme est forcément une cliente, surtout si elle est habillée comme une millionnaire monégasque”, ajoute Nicolas
La militaire
demandait d’observer des gens
ou des bâtiments afin de rechercher
ou de confirmer une information.
Marie, ancien agent
opérationnel au service
action de la DGSE.
Comment se déroule une mission ?
Imaginons que nous devons prendre
en photo un terroriste dont la DGSE
a besoin de connaître le visage :
les seules informations dont nous
disposons sont le numéro du vol par
lequel il arrivera à l’aéroport, et le nom
de l’hôtel où il descendra. L’essentiel
En quoi consistait votre métier ?
J’étais chargée de remplir des
missions clandestines à l’étranger.
La plupart du temps, on me
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Wuest-Famose, chargé de communication de la DGSE. Car laquelle serait assez
folle pour remplir une mission d’État perchée sur des talons de 12 ?
“Un homme, c’est plutôt basique”
Reste l’arme suprême : la séduction. “Étant
donné que dans les sphères politique, militaire et économique, plus de 90 % des décideurs sont des hommes, on aurait tort de
de notre travail consiste alors à
surveiller les allées et venues des
clients de l’hôtel jusqu’à repérer celui
dont l’attitude est suspecte. À ce
moment-là, nous attendons le moment
opportun pour prendre la photo,
sans que la cible s’en rende compte.
Quel a été votre parcours ?
Avant de passer les tests pour
entrer à la DGSE, j’étais secrétaire
dans l’armée de terre.
La diplomate
Véronique, 43 ans, ancien
officier traitant de la
DGSE, en poste à l’étranger
pendant trois ans.
En quoi consistait votre métier ?
Mon rôle était de recueillir du
renseignement auprès de
personnes que nous appelons
des “sources”. Le plus souvent,
il s’agissait d’informations
concernant le terrorisme,
la prolifération nucléaire ou la
position d’un gouvernement
sur un sujet sensible. J’officiais
dans une ambassade à l’étranger.
Photos : W. Allott/AFP, A. Young-Joon/AP/mcmullan.com/Sipa.
La Russe Anna
Chapman, agent
“infiltré”, a été
expulsée des
États-Unis avec neuf
autres compatriotes,
en juillet 2010.
se passer des femmes, relève Éric Denécé.
D’autant qu’un homme, on sait comment
ça marche, et c’est plutôt basique...” Si la
DGSE assure ne plus avoir recours à la
compromission (mettre une prostituée
dans le lit d’un homme pour, ensuite, le
faire chanter), elle n’hésite pas à utiliser
de jolies femmes pour manipuler ses
cibles. Un scénario parmi d’autres : l’agent
a pour mission de soutirer des informations à un attaché militaire. Elle entre
dans le café où il a ses habitudes, s’installe à la table voisine de la sienne et renverse son verre sur son pantalon. Elle se
confond en excuses, il la rassure gentiment. Quelques jours plus tard, il la croise
– “Quelle coïncidence ! – à une réception
de l’ambassade de France. Persuadé d’agir
de sa propre initiative, il engage la conversation, qui va lui paraître très intéressante.
Normal : son parcours professionnel, son
histoire familiale et ses centres d’intérêt
ont fait l’objet d’une enquête que l’agent
a évidemment étudiée avant de provoquer
la rencontre. Nul besoin d’aller plus loin
dans la séduction : que l’homme espère
s’en faire une amie ou une maîtresse, il
sera de toute façon ravi de la revoir.
Si les femmes sont si merveilleuses,
pourquoi ne représentent-elles qu’un
quart des cinq mille fonctionnaires de la
DGSE ? “Aucune distinction n’est faite
entre les deux sexes au moment du recrutement, se justifie le directeur des ressources humaines, Frédéric Négrerie.
Quoique minoritaires aux postes d’encadrement – on ne compte que trois directrices et chefs de service adjointes –, les
femmes exercent pleinement leur métier
aux côtés de leurs collègues masculins,
sur le terrain, mais aussi au siège de la
DGSE, dans l’administration – où elles
occupent 65 % des postes –, l’analyse et la
technique.” La situation n’est pas parfaite
pour autant : “Certaines personnes en
fin de carrière font plus spontanément
confiance à un homme qu’à une femme,
reconnaît-il. Sans doute y a-t-il
Comment se déroule une mission ?
D’abord, il faut identifier la source.
Si elle ne détient pas forcément
l’information qui nous intéresse,
elle peut y avoir accès par
ses contacts ou sa profession
– secrétaire d’un haut
fonctionnaire, attaché militaire...
Survient alors la phase la plus
délicate : le recrutement, qui revient
ni plus ni moins à la convaincre
de voler des documents classés
secret défense. Je commence par
provoquer une rencontre (faux
rendez-vous de travail, discussion
inopinée à un cocktail), puis, au fil
du temps, je m’efforce de gagner
sa confiance. Il peut ainsi arriver
que la personne m’aide juste parce
qu’elle me trouve sympathique. Si le
ressort amical ne suffit pas, j’utilise
d’autres leviers comme de l’argent
ou des cadeaux, ce qui peut me
contraindre à me dévoiler. Une fois
le recrutement terminé, je discute
avec la source de la façon dont
elle va obtenir les informations,
je la forme aux techniques
individuelles de sécurité, et
je la dirige lors de l’opération.
Quel a été votre parcours ?
Sciences-Po, puis un DEA de
sciences politiques. Après, j’ai
passé le concours d’attaché de la
DGSE, où j’ai commencé comme
analyste du monde arabe.
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L’infiltrée
Anne Giudicelli, fondatrice de
Terrorisc, structure de
conseil en stratégie sur la
région Afrique du
Nord - Moyen-Orient.
En quoi consiste votre métier ?
Je réalise des études sur les
menaces de nature politique et
sécuritaire. En 2005 par exemple,
j’ai rendu à une administration
européenne un rapport sur un
réseau d’islamistes jordaniens
venus en Irak soutenir l’insurrection
antiaméricaine. D’où venaient-ils ?
Qui les finançait ? Quelles étaient les
filières ? Voilà le genre de questions
auxquelles je devais répondre.
Comment se déroule une mission ?
Pour cette enquête, j’ai dû me
rendre sur place. C’était tendu :
mon interlocuteur a tenté de
m’impressionner en faisant venir
des hommes armés. Comme je parle
l’arabe, j’ai réussi à le remettre à
sa place diplomatiquement et à le
convaincre de me laisser partir.
Finalement, j’ai pu rencontrer
l’homme que je cherchais et
collecter les informations dont
j’avais besoin. Les islamistes
acceptent de me recevoir car ils
pensent que je suis un bon relais
auprès de l’État français. Leurs
forums de discussion sont aussi
une bonne source d’informations :
il m’est arrivé d’y découvrir leur
prochaine cible. Je mène aussi des
missions liées à l’intelligence
économique et à la cartographie de
réseaux décisionnels dans ces pays.
Quel a été votre parcours ?
J’ai vécu dans la plupart des pays
arabes à l’époque où j’étais
journaliste, puis j’ai rejoint le circuit
diplomatique. Après le 11-Septembre,
j’ai été chargée de mission au Quai
d’Orsay sur les questions relatives
au terrorisme, avant de monter
ma structure de conseil en 2005.
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encore dans la maison une petite
dose de machisme.” À sa décharge, certains agents féminins comme Marie reconnaissent que le métier ne convient pas
aux femmes “ayant un désir d’enfant. On
est sur la brèche 24 heures sur 24,
365 jours par an. Il m’est arrivé de dire à
mon mari que je partais à l’étranger deux
semaines, et de rentrer au bout d’un mois.
Je ne pouvais pas lui dire dans quel pays
j’étais, ni lui donner de nouvelles... Je
n’aurais jamais accepté une mission
comme celle-ci si j’avais eu des enfants.”
Elle a demandé à quitter le terrain dès sa
première grossesse. Parmi ses ­ex-collègues
du service action, aucune n’est encore
tombée enceinte. “Ce métier, c’est une
drogue, confie-t-elle. Si vous n’avez pas
un jour un déclic, du genre « Qu’ai-je
d’autre dans ma vie ? », vous pouvez continuer comme ça jusqu’à 45 ans.”
“Un métier de femme”
Peu nombreuses dans le public, les femmes prennent de plus en plus leurs marques dans le privé. “Les services recrutent
traditionnellement dans la police et l’armée, analyse Éric Denécé. Le monde de
l’intelligence économique attire plus de
femmes, car il est beaucoup plus ouvert.”
Révélée au grand public sous son plus
mauvais jour lors de l’affaire des faux
espions de Renault, l’intelligence économique consiste à collecter, traiter et diffuser des informations utiles aux entreprises. Il peut s’agir d’aider un groupe à
gagner un marché ou, inversement, à se
prémunir de l’agressivité d’un concurrent.
Les méthodes ressemblent à celles utilisées dans le renseignement, à ceci près
qu’elles ne sortent jamais de la légalité.
“L’autre différence majeure, c’est qu’un
consultant ne se contente pas d’aller chercher l’information. ajoute Corinne Fabre,
dans le secteur depuis quinze ans. Il
l’analyse de façon à pouvoir ensuite aider
son client à élaborer une stratégie.” Elle
est convaincue que “l’intelligence économique est un métier de femme : un homme
se confiera toujours plus à une personne
du sexe opposé car, pour lui, une femme
qui l’écoute, c’est irrésistible.” n
*Contrairement à la Direction centrale du
renseignement intérieur (DCRI), le champ
d’action de la DGSE se situe à l’étranger.
La mission de ses agents est d’assurer
la sécurité nationale, notamment contre
les risques terroristes et la prolifération
d’armes de destruction massive.
**Auteur d’une dizaine d’ouvrages, dont Les
Services secrets (éd. E/P/A) et Renseignement
et contre-espionnage (Hachette Pratique).
La corporate
Delphine Secret, 32 ans,
responsable de la veille
stratégique chez ADP,
une entreprise
d’externalisation de la paie
et des ressources humaines.
En quoi consiste votre métier ?
Mes collègues me surnomment
“DST” à cause de mes initiales et de
ma fonction : mon job, c’est de trouver
ce que le client et les concurrents ne
veulent pas que je trouve. Attention,
on n’est pas dans l’espionnage
industriel. Toutes les informations
que je collecte sont libres d’accès,
c’est juste que personne ne pense
à aller les chercher... ou ne sait
comment les trouver !
La femme d’influence
Corinne Fabre, 59 ans, consultante en stratégie, intelligence
économique et lobbying chez Burson-Marsteller.
Photo : DGSE.
En quoi consiste votre métier ?
D’une certaine façon, à défendre les
entreprises françaises. Je vais
chercher les informations dont elles
ont besoin pour élaborer des
stratégies leur permettant de se
défendre contre leurs concurrents.
Comment se déroule une mission ?
Un client m’appelle et me dit par
exemple qu’il veut remporter l’appel
d’offres que vient de lancer Dubai
pour la construction de son métro.
Je m’arrange pour savoir qui sont
les personnes décisionnaires sur le
dossier. Puis je tâche de déterminer
quelles sont leurs priorités en faisant
appel à des interlocuteurs locaux
(universitaires, journalistes
économiques, juristes spécialisés
dans l’évolution du droit en matière de
transport) qui, s’ils ne détiennent pas
eux-mêmes l’information, acceptent
de la recueillir pour moi. En parallèle,
j’essaie de cerner la stratégie des
concurrents. Ce n’est qu’après la
collecte et l’analyse de ces données
que j’aide l’entreprise à formuler l’offre
qui correspond à ce que les
décisionnaires ont en tête. Le dossier
déposé, j’entame la partie lobbying :
je briefe le client, qui vient défendre
sa proposition ; je convaincs des tiers
– chercheurs, hommes politiques,
fédération d’entreprises de transport,
etc. – de l’intérêt de notre offre afin
qu’ils expriment publiquement tout
le bien qu’ils en pensent.
Quel a été votre parcours ?
On ne peut faire ce métier que si l’on
dispose de réseaux multiples. J’en ai
constitué quelques-uns au fil des
années : je suis passée par l’ENA, j’ai
travaillé auprès de Raymond Barre à
Matignon, j’ai dirigé le cabinet du PDG
de Radio France, puis une entreprise
d’intelligence économique.
Comment se déroule une mission ?
Il y en a tellement… Exemple n° 1 : un
commercial rend visite à un client qui
lui confie hésiter entre sa proposition
et une autre. Si je l’ai bien briefé, le
commercial aura la présence d’esprit
de lui poser des questions sur l’offre
du concurrent – ses produits, ses
tarifs, etc. – qu’il me fera remonter
par la suite. Exemple n° 2 : un
collaborateur fraîchement débauché
fait ses premiers jours chez ADP.
Je l’interroge sur la moyenne d’âge
de ses ex-collègues, l’ambiance, etc.
Comme ça, si j’apprends que la boîte
est une filiale d’un groupe américain
et que son PDG a 75 ans, je peux dire
aux commerciaux de prévenir leurs
clients qu’elle risque de bientôt mettre
la clé sous la porte. Exemple n° 3 :
un commercial s’apprête à démarcher
un gros client. Je découvre que ce
dernier a fait l’Essec, est fan de tennis
et va passer l’été en Andalousie.
Je transmets les infos au commercial
pour qu’il accroche bien avec lui.
Quel a été votre parcours ?
Après un diplôme en relations
internationales, j’ai passé un DESS
en intelligence économique et
développement international qui
m’a familiarisée avec l’informatique,
la stratégie d’entreprise et
les méthodes du renseignement.
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