Le rôle de l`imaginaire érotique dans la prise en charge de la baisse
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Le rôle de l`imaginaire érotique dans la prise en charge de la baisse
Fonds Universitaire Maurice Chalumeau CERTIFICAT DE FORMATION CONTINUE EN SEXOLOGIE CLINIQUE 2003-2005 -UNIVERSITE DE GENEVE Travail de mémoire (août 2005) Le rôle de l’imaginaire érotique dans la prise en charge de la baisse du désir sexuel féminin Dominique Anne Pittet Psychologue clinicienne FSP 34, chemin des Charmilles 1025 St-Sulpice TABLE DES MATIERES INTRODUCTION …………………………………………………………………………… 1 Chapitre I . - LA BAISSE DU DESIR SEXUEL ……………………………………………. 6 Que signifie désirer et comment décrire le désir ? …………………………… 7 Quel est l’impact d’une libido défaillante sur nos comportements sexuels ? 11 Quelles sont les raisons susceptibles de déclencher ce processus ? ……… 13 Chapitre II . - L’IMAGINAIRE EROTIQUE ………………………………………………. 23 Qu’entend-on par « imaginaire érotique » et par « fantasme » ? ………….. L’imaginaire érotique : promesse ou danger ? ………………………………… Quelles sont les fonctions spécifiques de l’imaginaire érotique ? ………….. Quels sont les types de fantasmes qui peuplent notre imaginaire ? ………. 23 25 28 32 Chapitre III . - L’IMAGINAIRE EROTIQUE DANS L’APPROCHE THÉRAPEUTIQUE DES TROUBLES DU DÉSIR …………………………………… …… 40 Des qualités particulières sont-elles nécessaires au sexothérapeute ? ……. Comment envisager le déroulement de la prise en charge ? ……………… Quels pourraient être les axes du travail thérapeutique ? …………………… Qu’en est-il du suivi de la prise en charge ? ……………………………………. 43 45 47 53 CONCLUSION ……………………………………………………………………………… 55 Bibliographie ……………………………………………………………………………. 59 2 INTRODUCTION « …Pénétrer des régions inédites de soi-même ouvre des perspectives inattendues. Le paysage toujours surprenant qui naît du lieu le plus intime de la femme révèle souvent un riche univers expressif. On entrera dans ces images avec respect et précaution… » . Gérard Bouté1 Il existe, en chacun de nous, un monde imaginaire érotique aussi diversifié que foisonnant, qui fonde ce que notre sexualité a d’unique et qui la nourrit. Cet univers intérieur est loin d’avoir révélé tous ses secrets, car il tend à échapper aux données statistiques et à l’étude scientifique de par son caractère éminemment intime, souvent obscure et parfois même dérangeant. Les fantasmes érotiques font partie de la vie secrète d’un individu, au point que l’on dévoile souvent plus volontiers ses expériences sexuelles que son imaginaire érotique. Plusieurs auteurs ont relevé l’importance de l’univers fantasmatique dans la vie sexuelle d’un individu, en particulier pour l’activation et l’entretien du désir. Les mentalisations érotiques « enflammeraient notre sensualité »2 et constitueraient l’élément moteur du désir. Leur fréquence ainsi que leur caractère stimulant détermineraient la force et l’intensité de l’impulsion sexuelle. Ce travail propose de nous interroger sur les ressources de l’imaginaire érotique susceptibles d’être mises à profit dans le cadre d’une thérapie sexuelle visant à raviver un désir sexuel défaillant. Dans le premier chapitre, nous commencerons par définir le désir sexuel et nous tenterons de mieux comprendre les origines de son déclin, en choisissant de nous concentrer sur les causes ne relevant pas directement de pathologies physiques ou psychiques, des effets des drogues ou des médicaments. Nous verrons que la problématique de la perte du désir est complexe et associée, le plus souvent, à plusieurs dimensions du fonctionnement individuel et conjugal. Dans le deuxième chapitre, nous préciserons ce que nous entendons par imaginaire érotique chez des sujets « en bonne santé mentale », c’est à dire ceux dont la vie fantasmatique n’est pas soumise à des mécanismes psychopathologiques ou pervers. Nous en développerons les différentes fonctions, et nous évoquerons quelques catégories de fantasmes qui font partie de l’imagerie mentale érotique commune à la plupart des individus. Dans le troisième chapitre enfin, après un bref survol de quelques modèles sexologiques faisant appel à l’imaginaire érotique, nous présenterons une approche thérapeutique des troubles du désir dans une perspective 1 2 Bouté Gérard, Sexe & identité féminine, Paris, L’Archipel, 2004, p 17 Tordjman Gilbert, Le plaisir au féminin, Paris, Michel Lafon, 1994, p 277 1 multimodale3. Ce type de prise en charge a la particularité de mettre en lumière, lors de l’anamnèse, les différents facteurs susceptibles d’affecter la réponse sexuelle, afin de pouvoir intervenir ensuite sur ces derniers de manière ciblée. Nous nous intéresserons donc à un travail thérapeutique pouvant porter aussi bien sur des aspects éducatifs, cognitifs, que sur l’apprentissage d’habiletés sexocorporelles ou sur l’entraînement aux fantasmes. Une première question est à la base de notre réflexion : lorsque la passion érotique se calme, existe-t-il une alternative à la résignation ? A première vue, l’érosion du désir semble être un processus inéluctable, lié au temps qui passe et à l’évolution des relations amoureuses, une sorte de fatalité face à laquelle on ne peut que s’incliner. Depuis ces dernières décennies cependant, on observe que la fréquence de la demande thérapeutique pour des problèmes liés au manque de libido suit une courbe croissante au point d’apparaître, aujourd’hui, comme un des motifs principaux de la consultation sexologique. Selon Gilbert Tordjman4, l’inhibition du désir sexuel (IDS) représente la plus fréquente des dysfonctions sexuelles rencontrées, et se retrouve dans 40% des cas. Le désarroi qu’elle entraîne en raison des frustrations répétées perturbe non seulement l’équilibre personnel, mais complique également la vie relationnelle. Comme le dit très bien Francesco Alberoni : « Pour être désirable, il faut désirer »5. Cette citation nous montre qu’une vibration érotique faible peut aussi avoir une résonance sur la motivation des partenaires potentiels et freiner l’attraction sexuelle. Les cas les plus fréquents de baisse du désir surviennent après une période normale de fonctionnement sexuel, et la particularité de la plainte est d’émaner d’hommes et de femmes au demeurant en « bonne santé sexuelle » et souvent heureux en ménage. Alors pourquoi n’éprouve-t-on plus de désir alors qu’aucun obstacle majeur ne s’interpose ? Cette question n’est pas simple à résoudre. Nous verrons au cours de ce travail que l’origine des troubles du désir est généralement multifactorielle, que ceux-ci peuvent prendre différentes formes et affecter l’ensemble ou une partie seulement du fonctionnement sexuel. C’est pourquoi la plupart des sexothérapeutes s’accordent à dire que les hyposexualités sont les dysfonctions sexuelles les plus difficiles à traiter, en particulier parce qu’elles touchent à la source même de l’activité sexuelle. Les résistances au traitement y sont également plus fréquentes, compliquant le travail thérapeutique et rendant 3 Terme utilisé par Gilles Trudel qui qualifie ainsi une approche thérapeutique globale qui vise à évaluer et à intervenir sur les différentes variables à l’origine du dysfonctionnement sexuel (facteurs cognitifs, comportementaux, psychologiques, relationnels…), par opposition à une approche unimodale, tel qu’un traitement médicamenteux exclusif par exemple, qui ne porte que sur une seule dimension (biologique) du fonctionnement sexuel. 4 Tordjman Gilbert, op.cit., p 207 5 Alberoni Francesco, L’érotisme, Paris, éd. Ramsay, 1987, p 207 2 incertaine une issue positive. Helen Kaplan6 souligne d’ailleurs que le pronostic pour ce trouble est moins favorable que pour les autres désordres sexuels. Répondre à une plainte de baisse du désir sexuel implique donc pour le thérapeute la mise en œuvre, dans le cadre d’une approche personnalisée, de moyens efficaces adaptés à cette problématique spécifique. Nous tenterons de démontrer ici que l’activation de l’imaginaire érotique peut faire partie de voies à explorer, et occupe une place de choix parmi les outils thérapeutiques susceptibles d’aider ces patients. L’observation clinique nous montre d’ailleurs que les sujets présentant une baisse de désir sexuel ont une fréquence d’utilisation des fantasmes plus faible que les patients souffrant d’autres dysfonctions sexuelles. Nous verrons que certaines études, présentées par Gilles Trudel7, tendent également à démontrer l’existence d’un lien entre l’imaginaire érotique et le désir sexuel, de même qu’entre l’attitude favorable envers les fantasmes et le succès du traitement. Chez les femmes en particulier, il existe une corrélation significative entre un imaginaire érotique pauvre et un désir sexuel déficient. C’est en partie la raison pour laquelle nous avons choisi d’orienter notre réflexion, dans ce travail, sur le rôle de l’imaginaire érotique dans la prise en charge de l’hyposexualité féminine. Quels sont les autres motifs qui nous ont poussé à nous intéresser à la femme en particulier ? Tout d’abord l’inhibition du désir sexuel, indépendamment d’une étiologie organique, est beaucoup plus rare chez l’homme que chez sa compagne. En effet, selon plusieurs sexologues, le manque de désir est le trouble sexuel rencontré le plus fréquemment chez la femme, et cela indépendamment des facteurs liés à l’âge, à la santé physique et psychique, ou encore aux problèmes interpersonnels. D’après une étude de Segraves mentionnée par Trudel8, les femmes subiraient une diminution du désir en moyenne 11 ans plus tôt que les hommes (37 ans pour elles, 48 ans pour eux). Un travail thérapeutique visant à prolonger ou à restaurer le désir dans la vie sexuelle d’un nombre non négligeable de femmes contribuerait donc à rétablir, dans la foulée, une certaine équité entre les deux sexes. De plus, aujourd’hui encore, trop de femmes disposant par ailleurs d’un bon équilibre affectif et d’un fonctionnement sexuel normal considèrent la rencontre charnelle comme une corvée, en particulier après quelques années de vie commune. Acceptant que leur rôle se limite à contenter leur partenaire, elles s’habituent à subir les ébats amoureux. On constate chez ces femmes une absence d’initiatives dans les activités sexuelles, parfois même un certain dégoût, voire des comportements actifs d’évitement de tout contact physique. Quand les rapports ont lieu, elles restent le plus souvent passives, ou simulent pour faire plaisir 6 Kaplan H.S, The sexual desire disorders, New York, Brunner Routledge, 1995, p 5 Trudel Gilles, La baisse du désir sexuel, Paris, Masson, 2003 8 Trudel Gilles, op.cit., p 8 7 3 à leur compagnon ou pour en finir au plus vite. Une sexothérapie des troubles du désir devraient donc être également à même de proposer des alternatives à ces réactions communément qualifiées de « typiquement féminines ». Comme le dit Willy Pasini : « … le sexe n’est pas un devoir auquel on doit se soumettre, mais résulte d’un libre choix, sans quoi il se transforme en violence »9. Un autre aspect de la question concerne l’éducation sexuelle des filles. Peut-on considérer qu’il existe, de nos jours, une véritable évolution dans ce domaine ? Parallèlement aux informations générales et aux mises en garde traditionnelles, les questions liées au désir et au plaisir sont-elles vraiment traitées ? Quant à l’imaginaire érotique, est-il seulement abordé ? Dans notre histoire récente on constate, en outre, que la sexualité féminine a surtout fait l’objet d’étude de la part d’hommes dont certains, intrigués, parfois même déroutés, ont développé vis-à-vis d’elle une attitude ambivalente oscillant entre la crainte et la fascination. « La sexualité féminine a longtemps été entachée de mystère… Freud n’hésita pas à la qualifier de « continent noir » »10. Le fonctionnement sexuel de la femme, pluriel et polymorphe, est plus complexe et moins manifeste que celui de l’homme. Alors que la maturation physiologique du garçon le porte tout naturellement à expérimenter concrètement l’excitation et l’orgasme, (érections et décharges pouvant être spontanées), la jeune fille n’a pas d’autre choix que de partir à la découverte, par elle-même, de ses zones érogènes et des caresses qui l’amèneront au plaisir paroxystique, d’acquérir et d’exercer les habiletés qui, plus tard, lui permettront de s’épanouir dans sa vie sexuelle. Si, par manque de curiosité ou par blocage liés aux interdits éducatifs, ces expérimentations ne peuvent avoir lieu, c’est toute sa sexualité future qui risque d’en être compromise. Un autre facteur d’influence sur le déclin de la libido féminine est l’inadéquation entre les besoins sexuels masculins et féminins. Selon certaines enquêtes11, il existe, chez les hommes, une tendance significative à souhaiter une plus grande fréquence des rapports sexuels, alors qu’une minorité de femmes seulement se plaint de ne pas faire l’amour assez souvent. Globalement, l’intérêt pour la sexualité ou l’envie d’une plus grande variété dans les activités sexuelles par exemple, sont davantage mis en évidence dans la population masculine. Face à ses pulsions sexuelles, l’homme peut éprouver de la frustration, alors que c’est la culpabilité qui tend à dominer chez la femme. De plus, comme le dit Gilbert Tordjman, « la femme recourt à la sexualité moins pour décharger une tension biologique que pour exprimer la plénitude de sa féminité »12. Elle aime à penser que le sexe n’est pas le seul enjeu du couple. En général plus sensible à la qualité de la relation, elle a davantage besoin de se sentir désirée, aimée et en confiance, pour libérer son érotisme. Dans la relation 9 Pasini Willy, La force du désir, Paris, éd. Odile Jacob, 1999, p 220 Crépault Claude, Desjardins Jean-Yves, La complémentarité érotique, Novacom, 1978, p 19 11 Trudel Gilles, Les dysfonctions sexuelles, PUQ, 2000, p 444, p 447 12 Tordjman Gilbert, op.cit., p 79 10 4 sexuelle, elle a également besoin de temps et d’attention, alors que lui a tendance à vouloir tout et tout de suite. Les questions ci-dessous, posées par Gérard Bouté, illustrent bien notre propos : « Les étreintes de l’accouplement suffisent-elles en elles-mêmes aux femmes ? … Les femmes ont-elles renoncé à leurs relations sexuelles, ou du moins les ont-elles aménagées en sacrifiant la tendresse à laquelle elles n’auraient cessé jusqu’alors d’aspirer ? Qu’attendent-elles aujourd’hui de l’amour ? »13 Enfin, le dernier point susceptible de contribuer à la fragilisation du désir sexuel féminin est le fait que l’homme, en général plus actif et conquérant sur le plan sexuel, a eu de tous temps tendance à imposer son mode de fonctionner. Les philosophes Alain Fienkelkraut et Pascal Bruckner ont résumé cela en une phrase éloquente : « L’anatomie de l’homme est le destin sexuel de la femme »14. Willy Pasini, également, l’exprime à sa manière : « Dans l’intimité du couple, il semble que la démocratie soit encore à construire »15. Par manque de curiosité ou par confort, un homme ne va pas forcément chercher à s’enquérir des particularités de sa compagne. Par ignorance, par gêne, par résignation ou tout simplement par facilité, la femme renonce encore trop souvent à communiquer ses propres désirs. C’est l’accumulation des frustrations et le poids des non-dits qui vont l’amener, progressivement, à désinvestir les rapports sexuels. « Les mots se taisent souvent devant le trouble. Enigmatique, fascinant, antre sombre et mare ténébreuse, le sexe de la femme s’interdit-il le langage ? »16. Les progrès qui ont été réalisés jusqu’à ce jour vers un affranchissement de la sexualité féminine n’ont pas complètement fait disparaître les archétypes traditionnels. Les pratiques sont sans aucun doute plus libres, mais les préjugés ont la dent dure. En matière d’érotisme, les usages ont tendance à se maintenir la plupart du temps dans une configuration habituelle. Par ailleurs, on peut se demander si les nouveaux comportements sexuels que nous évoquerons plus loin ne représentent pas pour les femmes d’aujourd’hui, comme le suggère Gérard Bouté, « un simulacre de liberté, une émancipation en trompe l’œil ? »17. Tant qu’il règnera, pour l’un ou l’autre des partenaires sexuels, un esprit de sacrifice empreint de silence et impliquant un renoncement sur le plan de la satisfaction sexuelle, il est de notre devoir, quand une souffrance est exprimée, de mettre tout en œuvre pour rétablir ce lien entre plaisir et sexualité si gratifiant pour l’équilibre personnel et pour l’harmonie conjugale. Il est vrai qu’aujourd’hui encore il existe un défi plus grand et plus complexe pour la femme dans la découverte de sa diversité et de sa richesse érotiques. Modestement, ce travail a pour objectif de faciliter et d’accompagner ce cheminement. 13 Bouté Gérard, op.cit., p 57 Bruckner Pascal, Finkielkraut Alain, Le nouveau désordre amoureux, Paris, éd. du Seuil, 1977, p 8 15 Pasini Willy, La force du désir, p 9 16 Bouté Gérard, op.cit., p 25 17 Bouté Gérard, op.cit., p 38 14 5 Chapitre I . - LA BAISSE DU DESIR SEXUEL « Le désir au désir d’un nœud ferme lié, par le temps ne s’oublie et n’est point oublié. Il est toujours son tout contenté de soi-même » Pierre Ronsard18 Les pionniers de la sexologie moderne, dans les années soixante, William Masters et Virginia Johnson, ne font pas référence spécifiquement aux troubles du désir dans leur classification des dysfonctions sexuelles, divisée en quatre grandes catégories : la dysfonction sexuelle généralisée ou frigidité, la dyspareunie, la dysfonction orgasmique et le vaginisme. C’est en 1979 seulement qu’Helen Kaplan19 isole ce syndrome, et l’étudie comme une entité propre. C’est elle qui constate également que la population concernée par ce désordre représente une proportion très significative de la consultation sexologique. Elle cite même, quelques années plus tard dans un ouvrage spécialisé20, une statistique ayant été effectuée entre 1972 et 1992, révélant qu’en 20 ans le pourcentage des patients consultant pour des troubles du désir était passé de 20% à 45%. La plainte liée au manque de libido qui a peut-être été, autrefois, minimisée ou relativisée par rapport à d’autres dysfonctionnements plus invalidants, ne peut plus être ignorée de nos jours, non seulement de par l’ampleur du phénomène, mais également de par la souffrance qui y est associée, relative à la perte d’un élan vital pour l’épanouissement sexuel mais aussi personnel. En effet le désir sexuel, plus qu’aucun autre, contribue à nous rendre vivants et nous aide à supporter les frustrations et les contraintes de la vie. Il est un signe de jeunesse, de bonne santé, de joie et d’équilibre. Francesco Alberoni, chercheur spécialisé dans l’étude des émotions collectives et des sentiments humains, écrit à ce sujet : « Chacun de nous veut mener une vie riche et intense. Chacun de nous veut vivre de grandes joies et de grands désirs… Nous désirons désirer, toujours plus intensément, et satisfaire nos désirs les plus fous… Ils nous permettent d’atteindre au merveilleux, d’entrevoir l’extraordinaire, l’émotion vraie, le sublime ou, simplement, le différent, l’inconnu, l’aiguillon du défi » 21 . En outre, le désir érotique a le pouvoir d’intensifier la relation amoureuse, en y apportant une tension positive et du suspense. Il renforce les liens avec l’être aimé qui le suscite, devenu essentiel à l’équilibre et à la satisfaction personnels. Comme le dit Francesco Alberoni : « Si un être nous procure du plaisir, en particulier du plaisir érotique, nous avons tendance à rechercher sa présence. Le 18 Ronsard Pierre, Amours « Hélène » LVI, Paris, Gallimard, 1974 Kaplan H.S, Disorders of sexuel desire an other new concepts and techniques in sex therapy, New York, Brunner/Mazel, 1979 20 Kaplan H.S, The sexual desire disorders, New York, Brunner Routledge, 1995, p 10 21 Alberoni Francesco, op.cit., p 142 19 6 plaisir renforce notre lien avec lui et la frustration l’affaiblit… Chaque expérience positive, chaque orgasme, renforce le besoin de l’autre »22. A contrario, un désir sexuel faible nous oblige à faire le deuil d’émotions et de sensations érotiques délectables. La perspective de la rencontre charnelle ne suscite plus le moindre enthousiasme et l’acte sexuel lui-même, laborieux, en devient interminable. Le corps ne vibre plus, ne se réchauffe guère, raide et froid, il nous renvoie à ce qui nous attend de plus sombre et de plus définitif. Au niveau du couple, la frustration peut aussi faire ses ravages. Les conflits, l’irritabilité de l’humeur au quotidien, ouvrent la porte aux tentations extraconjugales qui deviennent plus pressantes. La vie sociale également peut s’en trouver affectée. L’inquiétude, la honte, la perte de l’estime de soi, sentiments qui accompagnent couramment la perte du désir ont, sans aucun doute, un impact sur les relations aux autres, et même sur le rendement au travail. Que signifie désirer et comment décrire le désir ? Le désir n’est pas une notion aisée à appréhender car elle comporte une dimension subjective difficile à mesurer, contrairement aux autres phases de l’activité sexuelle, plus manifestes physiologiquement, qui ont été décrites par Masters et Johnson et qui sont l’excitation, le plateau, l’orgasme et la résolution. Quand on s’intéresse au désir, il convient de rappeler tout d’abord que l’appétit sexuel est un mécanisme neuro-hormonal soumis à des fluctuations, en particulier de la testostérone, hormone mâle secrétée également par les ovaires, et de l’estradiol, hormone essentiellement féminine, responsable de la lubrification et de la fabrication du mucus cervical. Le désir sexuel va dépendre également du bon fonctionnement de neurotransmetteurs, tels que la sérotonine et la dopamine. Ainsi, on peut observer une augmentation des envies sexuelles en période pré-ovulatoire (montée du taux de testostérone) et ovulatoire (sécrétion d’estrogènes en grande quantité), alors qu’une diminution du désir peut être associée à la période de ménopause qui signe l’arrêt du fonctionnement ovarien et qui se traduit par l’effondrement du taux d’estrogènes. Il est établi que le désir érotique est le point de départ du processus d’activation sexuelle. C’est une force propulsive, une impulsion nécessaire à la recherche de l’intimité et du plaisir sexuels. Helen Kaplan le définit comme « … une forte envie qui pousse les hommes et les femmes à rechercher, à initier ou à répondre à des situations sexuelles » 23. C’est un élan de convoitise envers un objet présent ou non immédiatement disponible. Le désir joue donc un rôle primordial dans la sexualité d’un individu, puisqu’il représente la motivation même qui le pousse à agir. 22 23 Alberoni Francesco, op.cit., p 151 et 153 Kaplan H.S, The sexual desire disorders, p 15 7 Le désir sexuel peut être défini comme une anticipation mentale positive qui procure une émotion et une sensation physique généralement agréables, pouvant déboucher sur une excitation sexuelle. Mais le désir est tributaire également de la manière dont s’est fait le processus de codification érotique, c'est-à-dire de l’interprétation cognitive, individuelle et culturelle, qui lui est rattachée. En effet, l’émotion suscitée par l’émergence du désir sexuel est en général positive, et se manifeste par un besoin irrésistible de découverte et par une grande curiosité, mais elle peut être également vécue négativement et se traduire par un dégoût profond ou un malaise ostensible, par exemple. Ces prédispositions ne vont pas manquer, d’ailleurs, d’influencer de manière significative le déroulement des phases suivantes de l’activité sexuelle. Nous verrons plus loin que l’inhibition du désir sexuel est souvent la résultante d’une altération de ce processus de codification érotique. Le désir érotique s’alimente à deux sources : une source exogène (sensorielle) et une source endogène (rêve éveillé, fantasme). La mémoire tient un rôle important dans ce processus, puisque le désir a besoin, pour renaître, de se nourrir également de souvenirs. Certains auteurs n’ont d’ailleurs pas hésité à considérer le cerveau (et sa faculté de réminiscence) comme le premier organe sexuel ! Dans la perspective de l’approche sexocorporelle du professeur canadien JeanYves Desjardins24, dont nous donnerons un aperçu plus loin, on établit une distinction entre le désir, le désir sexuel et le désir sexuel coïtal. Le désir est décrit comme un rêve un peu vague, un élan de convoitise vers quelque chose qui nécessite d’être précisé. Le désir sexuel, lui, est déclenché principalement par un besoin de décharger l’excitation. C’est une pulsion, un besoin physique égocentré d’avoir une bonne éjaculation ou un bon orgasme. Quant au désir sexuel coïtal, il implique le besoin de fusionner corporellement avec un partenaire. C’est l’envie, pour une femme, d’être pénétrée, d’avoir des sensations au niveau vaginal. Il convient encore de différencier ces trois types de désir de celui de fusion qui vise, lui, dans les relations sexuelles, à combler un besoin de rapprochement et d’intimité d’ordre affectif essentiellement. Dans ce cas de figure, l’excitation génitale est généralement faible. Le désir sexuel peut également être lié à un projet de maternité, à un désir d’enfant. Les rapports sexuels seront motivés alors, consciemment ou inconsciemment, non pas par la recherche du plaisir sexuel en tant que tel, mais par l’envie de procréer. Quant aux troubles du désir, appelés aussi désir sexuel « hypoactif » (HSD), le DSMIV25 les décrit, en opposition à sa définition du désir, comme « une déficience (ou une absence) persistante ou récurrente de fantaisies sexuelles et de désir pour les activités sexuelles… tenant compte des facteurs qui affectent le fonctionnement sexuel tel que l’âge et le contexte de vie personnel. » Le DSM-IV précise que ces 24 Chatton Dominique, Desjardins Jean-Yves et Lise, Tremblay Mélanie, La sexologie basée sur un modèle de santé sexuelle, Psychothérapies, vol.25, 2005, no 1, p 3-19 25 DSM-IV: Diagnostic and Statistical Manual of mental disorders (référence des nomenclatures de toutes les maladies psychiatriques répertoriées par l’American Psychiatric Association), 4e éd, 1994 8 troubles ne sont pas attribuables à des problèmes physiologiques liés à la prise de drogues ou à la maladie et qu’ils sont, en outre, susceptibles de causer une détresse personnelle importante et des difficultés interpersonnelles. Le DSM-IV distingue la baisse du désir de l’aversion sexuelle, qui est l’évitement phobique de tout contact sexuel. Selon Helen Kaplan, il s’agit d’une véritable « anorexie sexuelle » qui fait perdre toute « appétit » pour les activités sexuelles quelles qu’elles soient. Cette aversion peut aller de l’appréhension à la véritable panique lorsqu’il y a confrontation à la situation sexuelle. Gilles Trudel complète cette définition en ajoutant que « … la diminution ou la disparition de l’intérêt pour les activités sexuelles… devrait s’accompagner de changements dans les fantasmes sexuels, dans les idées, les croyances et les affects associés… ainsi qu’au niveau des comportements verbaux et moteurs… conduisant à une diminution de la fréquence réelle ou souhaitée des activités sexuelles »26. En ce qui concerne le diagnostic, le DSM-IV propose de faire deux distinctions : la première, entre un HSD primaire (qui a toujours existé) et un HSD secondaire (acquis), et la seconde entre un trouble généralisé (toujours présent) et un trouble situationnel (qui ne se manifeste que dans certaines circonstances). Chez la femme, le manque de désir primaire est souvent lié à son histoire personnelle, à son éducation, à sa culture et à ses expériences sexuelles passées. Quant au trouble secondaire, il résulte de paramètres nombreux et variés que nous détaillerons plus loin. Lorsqu’on est confronté à un déficit au niveau de l’appétence sexuelle, la question à se poser est donc de savoir si celui-ci s’est installé progressivement ou s’il a toujours existé. La majorité des patients qui consultent pour un trouble du désir évoquent un problème généralement acquis et ont, pour la plupart, expérimenté des périodes de fonctionnement normal au cours de leur vie. Quand on parle de « baisse » du désir, on présuppose donc que le désir préexistait, mais qu’un certain nombre de circonstances ont entraîné son déclin. Il peut s’agir d’un processus progressif indépendant ou lié à un partenaire donné. Le désir sexuel peut donc être considéré comme variable et fluctuant. Il peut changer d’un partenaire à l’autre, mais il peut aussi varier avec une même personne, en fonction du contexte ou de la situation (état de fatigue, stress ou environnement perturbant, par exemple). A ce stade, il convient de faire une distinction entre désir et excitation. Le désir, comme nous l’avons décrit, est avant tout un phénomène qui se passe au niveau mental, qui pousse à agir à la manière d’une sorte de « starter » interne. L’excitation, quant à elle, est la phase vasocongestive de la réponse sexuelle et 26 Trudel Gilles, La baisse du désir sexuel, p 14 9 se manifeste par des réactions corporelles telles que l’érection du pénis chez l’homme ou la lubrification vaginale chez la femme, entre autres. Elle s’accompagne de sensations physiques telles que chaleur ou « fourmillement » au niveau du bas-ventre par exemple, qui sont autant de points de repères révélant qu’il se passe quelque chose. Désir et excitation, le plus souvent complices, peuvent cependant exister l’un sans l’autre. Gilbert Tordjman27 appelle cela les « dissociations cliniques ». Chez la femme, certaines phases de la réponse sexuelle peuvent exister à l’exclusion d’autres (désir sans orgasme, mais aussi orgasme sans désir ou encore désir sans excitation, par exemple). En effet, une femme peut être motivée pour avoir des rapports sexuels, mais ne rien ressentir au niveau physique, alors qu’une autre peut se sentir excitée sexuellement, sans pour autant éprouver le moindre désir pour son partenaire. Les troubles de l’excitation, ou dysfonction sexuelle généralisée (anciennement appelée « frigidité ») se manifestent, chez la femme, par une quasi absence de réactions physiques (vasocongestion, lubrification…) et de sensations au moment de la stimulation sexuelle. Cette dysfonction est en relation très étroite avec les anorgasmies, et même s’il s’agit de diagnostics différents, certains sexothérapeutes s’accordent à dire que les deux problèmes sont difficiles à distinguer l’un de l’autre et qu’ils devraient être traités par des approches similaires. Même si, en théorie, on a coutume de différencier les troubles relevant des quatre phases de l’activité sexuelle28, il faut bien reconnaître que, empiriquement, les symptômes se recoupent le plus souvent. On observe en effet que l’absence d’excitation sexuelle, ou l’impossibilité de parvenir à l’orgasme, ne vont pas manquer d’entraîner, progressivement, une perte d’intérêt pour le sexe et par là même du désir sexuel. L’inverse se rencontre également. Une femme sans désir éprouvera beaucoup de difficultés à s’exciter et, par voie de conséquence, à obtenir une jouissance paroxystique. Gilles Trudel cite une étude de Segraves (1991)29 montrant que 41% des femmes souffrant de troubles du désir présentent au moins une autre dysfonction sexuelle. Helen Kaplan30, a défini six niveaux de fonctionnement en rapport avec le désir, formant un continuum dans l’intensité du trouble, les niveaux 2 et 3 représentant le fonctionnement dit « normal ». Sans entrer dans le détail descriptif de ces niveaux, nous nous bornerons à les énumérer ci-dessous : - niveau 1 : désir sexuel hyperactif niveau 2 : désir sexuel dans la limite supérieure de la « normale » niveau 3 : désir sexuel dans la limite inférieure de la « normale » niveau 4 : désir sexuel légèrement hypoactif (baisse légère) niveau 5 : désir sexuel très hypoactif (baisse sévère) niveau 6 : aversion sexuelle (phobie sexuelle). 27 Tordjman Gilbert, op.cit. V. supra, p 7 29 Trudel Gilles, La baisse du désir sexuel, p 17 30 Kaplan H.S, The sexual desire disorders. 28 10 Dans le cadre de ce travail, nous nous intéresserons aux troubles du désir situés aux échelons médians (3,4 et 5). Nous n’aborderons pas les aversions sexuelles, car ce type de pathologie nécessite un traitement spécifique, proche de celui appliqué aux autres types de phobies. Nous concentrerons notre attention sur des tableaux cliniques plus courants, non caractérisés par un rejet massif de toute activité érotique et/ou de tout partenaire sexuel. Quel est l’impact d’une libido défaillante sur nos comportements sexuels ? La baisse du désir entraîne tout naturellement une diminution du plaisir dans les activités sexuelles et donc de la qualité de la vie intime en général, inhibant du même coup l’envie d’expérimentation. C’est la satisfaction sexuelle globale qui s’en trouve affectée, créant une frustration qui, en retour, contribuera au maintien de la problématique. Helen Kaplan31, à partir de ses études cliniques, a mis en relief un comportement particulier caractéristique et commun à tous les patients souffrant de troubles du désir, qui consiste à se couper systématiquement des stimulations incitatives d’ordre sexuel. Par des projections parasites qui agissent comme autant de mécanismes de défense contre l’émotion érotique, ces personnes vont annihiler toute motivation sexuelle. Alors qu’un sujet normalement constitué tendra, spontanément, à activer les stimuli susceptibles d’intensifier son désir dans la phase anticipatoire de l’activité sexuelle, le sujet souffrant d’hyposexualité aura tendance, lui, à mettre tout en œuvre pour saboter l’expérience sexuelle. Chez un sujet sain, ce sont les pensées positives et agréables qui seront généralement sollicitées, alors que les idées non congruentes seront instinctivement rejetées. Dans la perspective de la rencontre intime, un climat favorable sera instauré et un soin particulier accordé à l’apparence, de manière à favoriser une réponse sexuelle positive de la part du partenaire. La personne non désirante, au contraire, évitera soigneusement d’avoir recours à des fantasmes excitants, s’appliquera à se présenter sous son plus mauvais jour (manque d’hygiène, tenue négligée) et à créer un contexte défavorable ou incompatible avec un rapprochement intime (télévision allumée, proximité des enfants, par exemple). Ses pensées seront focalisées sur les caractéristiques les plus désavantageuses de son partenaire, ou sur les aspects qu’il juge déplaisants de l’activité sexuelle. Pendant les rapports, les patients présentant un désir sexuel faible adoptent volontiers un comportement décrit par Masters et Johnson32, appelé « l’attitude de spectateur », qui consiste à observer d’un œil extérieur ses propres performances sexuelles comme s’il s’agissait de celles d’un étranger, tout en menant intérieurement un monologue dépréciatif (« je ne parviendrai jamais à jouir », « il ne sait pas me caresser»). 31 32 Kaplan H.S, The sexual desire disorders Masters William et Johnson Virginia, Les mésententes sexuelles et leur traitement, Robert Lafont, 1971 11 La manière dont les personnes présentant des troubles du désir répondent à la sollicitation sexuelle du conjoint est également significative. En effet, celles-ci auront tendance à adopter plus souvent des comportements d’évitement, à évoquer des excuses diverses (maux de tête, fatigue) et, de manière générale, marqueront plus de réticence à s’engager dans les activités sexuelles. Une étude de Stuart, Hammond et Pett (1987), citée par Gilles Trudel33, révèle un taux de refus des relations sexuelles significativement plus élevé chez les femmes souffrant d’un désir sexuel inhibé (DSI). En effet, 59,7% d’entre elles refusaient plus d’une fois sur deux, alors que 96,3% des femmes sans DSI refusaient moins de 5% du temps. De plus, les femmes avec DSI déclaraient accepter les rapports pour « éviter de blesser le partenaire », dans 68% des cas, ou pour « combler un sentiment d’obligation conjugale » (56%), alors que les autres femmes évoquaient un désir de rapprochement avec le partenaire (97%) ou l’envie de se faire plaisir (81%). Quant à la fréquence des contacts sexuels, l’enquête citée plus haut ne montre pas de différence significative entre les femmes avec ou sans DSI, les premières acceptant finalement les rapports pour faire plaisir au conjoint. C’est la fréquence « souhaitée » qui change, les résultats démontrant clairement que les personnes souffrant de baisse de désir souhaitent avoir le moins possible d’activités sexuelles. Deux études citées également par Trudel34 montrent que les couples dont les deux partenaires souffrent d’une perte de désir sexuel, non seulement présentent, comme on peut s’y attendre, une fréquence des relations sexuelles ainsi que des activités masturbatoires plus faible, mais surtout révèlent la présence d’idées négatives au moment des rapports ainsi que d’autres dysfonctionnements dans les différentes phases de l’activité sexuelle. Ces mêmes personnes éprouveront beaucoup de difficultés à ressentir une excitation lors des préliminaires qui, par ailleurs, nécessiteront beaucoup de temps et d’énergie pour un résultat presque toujours insuffisant ou en tous les cas peu gratifiant, voire frustrant pour les deux partenaires. Pendant les rapports sexuels, les sujets en manque d’appétit sexuel déclarent adopter une attitude plutôt passive, ne prenant que peu ou pas d’initiatives en ce qui concerne les caresses ou les positions. On constate également, chez eux, un désinvestissement corporel plus manifeste que dans l’ensemble de la population. Non seulement la perception d’euxmêmes et de leur corps est en général plus négative, mais la perception de leur conjoint et de leur vie de couple, aussi, est dévalorisée. La question qui vient immédiatement à l’esprit lorsque l’on aborde les troubles du désir, et que l’on a pu éliminer les causes physiques, est : 33 34 Trudel Gilles, Les dysfonctions sexuelles, p 123 Trudel Gilles, Les dysfonctions sexuelles, p 137 12 Quelles sont les raisons susceptibles de déclencher ce processus ? En guise de préambule, nous tenterons de considérer la problématique de la baisse du désir sexuel à la lumière de notre contexte social actuel. Alors que, de nos jours, les représentations érotiques s’affichent ouvertement et parfois même agressivement dans tous les supports médiatiques, et que les thèmes en rapport avec les problèmes sexuels sont débattus librement et abondamment sur la place publique, on a, paradoxalement, jamais connu autant de doutes et d’angoisses concernant notre fonctionnement sexuel. Il existe, dans nos sociétés, une survalorisation de la sexualité qui pourrait bien avoir sa part de responsabilité dans l’expansion de la plainte relative à l’affaiblissement du désir sexuel. Nos mœurs ont beaucoup changé ces dernières années. Le temps est venu d’un désir sexuel tout-puissant. Un nouveau conformisme, de nouvelles normes et de nouveaux modèles sont apparus, assortis de nouvelles contraintes qui n’ont fait que changer de nature. Aujourd’hui, c’est l’obligation d’être actifs sexuellement, d’avoir du plaisir et surtout de jouir qui est de rigueur. D’un « must », l’épanouissement sexuel est devenu un commandement. Jean-Claude Guillebaud, écrivain et journaliste, écrit que, de nos jours, « nous ne sommes pas en paix avec nos plaisirs. Ou nos désirs ».35 Il évoque « la corvée du plaisir », lequel n’est plus présenté comme facultatif mais comme impératif. Le « droit au plaisir » longtemps, et à juste titre, revendiqué par les femmes s’est transformé en « devoir de plaisir ». La libération sexuelle qui a, certes, libéré le désir en remettant en question l’ancien code moral, n’a pas eu que des conséquences positives. De nouvelles craintes ont surgi, plus subtiles mais tout aussi pernicieuses, au premier rang desquelles la hantise du non désir. Avant, on se sentait coupable d’éprouver du désir, aujourd’hui on se sent coupable de ne plus en éprouver suffisamment ! Force est de constater que l’invasion des sollicitations sexuelles a entraîné, de surcroît, une banalisation, voire une saturation, par rapport à des signaux érotiques (les attributs féminins par exemple) dont la simple évocation suffisait, jadis, à déclencher le désir. Aujourd’hui, ces signaux sont utilisés à des fins mercantiles, et en levant le voile sur le mystère qui les entourait ils se sont affadis, et ont perdu de leur pouvoir excitant. Comme le dit Gérard Bouté : « … tout voir, tout montrer, tout dire contribue ainsi à désexualiser le sexe. L’abolition de tout obstacle à la nudité, de toute barrière à l’intimité sexuelle, de toute pudeur verbale, conduit le désir à se perdre »36. Le sexe étant livré et « déballé » sans effort sur les murs, dans les journaux, à la télévision, au cinéma, dans les salles de spectacle, des stimulations plus virulentes 35 36 Guillebaud Jean-Claude, La tyrannie du plaisir, éd. du Seuil, 1998, p 36 Bouté Gérard, op.cit., p 36 13 sont dorénavant requises pour susciter le désir. Aujourd’hui, « pour être libéré, il faut obligatoirement parcourir les voies les plus scabreuses de la sexualité »37. Pour ce faire, on assiste, aujourd’hui, à une escalade dans la recherche de palliatifs de plus en plus nombreux et sophistiqués (échangisme, sexe en groupe, jeux sado-masochistes, utilisation d’objets ou d’accoutrements divers…), en vue de compenser la débâcle au niveau des sensations et des émotions sexuelles. Willy Pasini décrit, dans l’un de ces ouvrages, ces « perversions soft » qui permettent, de nos jours, « … de réaliser des fantasmes qui, jusque là, n’avaient pas dépassé le stade des représentations imaginaires… »38. Il affirme même que les actes tendent à remplacer les fantasmes, et que la frontière entre transgression et perversion devient de plus en plus difficile à tracer. Le droit au plaisir est légitime et essentiel, mais lorsqu’il se transforme en dictature du plaisir il peut représenter une fuite en avant pernicieuse dans la quête effrénée d’émotions fortes qui ne suffisent jamais totalement à combler les exigences. La « tyrannie de l’imitation »39, l’idée que notre sexualité est toujours moins satisfaisante que celle des autres, la fixation sur les performances, ne sont donc probablement pas sans rapport avec une demande d’aide croissante relative aux défaillances de la libido. Il convient toutefois de rappeler que les troubles du désir sont des dysfonctions à caractère multifactoriel, et que ce sont généralement différents paramètres réunis qui entraînent le désinvestissement progressif de la vie sexuelle, un sentiment d’inconfort et de malaise venant remplacer peu à peu celui de bienêtre et de plaisir. En-dehors des maladies physiques ou des conflits intrapsychiques, de nombreux facteurs comme l’éducation, les cognitions inappropriées concernant la sexualité, les habiletés personnelles ou la qualité de la relation conjugale par exemple, peuvent influer sur le comportement sexuel en général, et sur le désir en particulier. Parmi les causes « incriminées » dans la diminution du désir sexuel, la plus fréquemment évoquée est l’âge. Malgré l’absence de données statistiques pour l’ensemble de la population, il est communément admis que la libido décline avec les années. Colette Dowling, citée par Willy Pasini40, précise toutefois qu’une réponse sexuelle plus lente n’est pas forcément due à un manque de désir, mais bien plutôt à des causes physiologiques naturelles et que le désir, certes, se modifie avec l’âge, mais ne disparaît pas. Joseph Lo Piccolo41 prétend même que la chute de la motivation sexuelle et la baisse de fréquence des rapports liée à l’âge sont des mythes. Selon cet auteur, après 10 ans ou plus de mariage, 63% des couples auraient encore des relations 37 Bouté Gérard, op.cit., p 37 Pasini Willy, Les nouveaux comportements sexuels, Paris, éd. Odile Jacob, 2003 39 Terme utilisé par Jean-Claude Guillebaud dans La tyrannie du plaisir 40 Pasini Willy, La force du désir, p 39 41 Lo Piccolo Joseph, Becoming orgasmic, New York, Fireside Book, Simon & Schuster, p 224 38 14 une fois par semaine ou davantage. Si diminution du désir il y a, il la relie plutôt à des événements concomitants, aux aléas de la vie, tels que la maladie ou les crises conjugales par exemple. Il ajoute que, chez les couples américains, ce sont les pressions et la fatigue de la vie quotidienne qui sont les principaux « fauteurs de troubles » au niveau de la satisfaction sexuelle générale. La fatigue en effet, qui se manifeste généralement « à bas bruit », se retrouve de plus en plus souvent dans les anamnèses des patients qui consultent avec une plainte pour perte d’appétence sexuelle. Chez les femmes en particulier qui, de nos jours, mènent plusieurs activités de front (vie professionnelle, activités associatives, organisation ménagère, éducation des enfants…), la fatigue est une des raisons les plus fréquemment évoquées pour justifier l’évitement des relations sexuelles. Sans nous étendre sur les hyposexualités liées à la santé physique ou psychique, conformément à ce qui a été annoncé au début de ce travail, il nous est apparu opportun de ne pas passer sous silence l’impact de la dépression sur la vie sexuelle en général, et sur le désir en particulier. Il n’est pas étonnant que cette psychopathologie qui touche à l’élan vital même, et qui conduit au désintérêt global pour tous les plaisirs de la vie, provoque les effets les plus dévastateurs sur l’ « appétit » sexuel. Parallèlement à ce phénomène, on constate, chez les patients dépressifs, des problèmes tant au niveau de la réceptivité aux stimulations sexuelles qu’au niveau de la capacité de jouissance, ainsi qu’une diminution de l’activité fantasmatique. La perte de l’estime de soi, souvent inhérente aux états dépressifs, ne prédispose pas, en outre, à entreprendre ni même à envisager des démarches de séduction ou d’approche sexuelle. C’est pourquoi il semble judicieux, lorsque de tels cas se présentent à la consultation sexologique, de les orienter vers une psychothérapie spécifique, avant d’envisager un traitement de la dysfonction sexuelle. Comme dit Willy Pasini : «… avant même de retrouver le désir sexuel, il leur faut retrouver le désir de vivre »42. A noter que le phénomène inverse peut également s’observer, à savoir qu’une insatisfaction sexuelle chronique peut constituer un des facteurs déclenchants de la dépression. Des troubles du désir peuvent aussi apparaitre lors des traitements contre l’infertilité. Les méthodes de procréation assistée utilisées de nos jours, souvent lourdes et intrusives, sont la plupart du temps supportées péniblement par les deux conjoints. En effet, l’intervention médicale dans la vie intime d’un couple et les rapports amoureux « sur commande » n’ont rien de romantique, ni de très stimulant sexuellement, et engendrent un stress qui peut avoir des répercussions sur le fonctionnement sexuel conjugal futur. Un auteur cité par Helen Kaplan43, 42 43 Pasini Willy, La force du désir, p 66 Kaplan H.S, The sexual desire disorders, p 126 15 Stotland (1990), affirme même que la majorité des hommes et des femmes ayant subi ce type de traitement développerait des problèmes émotionnels et sexuels. En dehors de ces contextes particuliers, les causes communément rattachées aux troubles du désir peuvent être regroupées en trois catégories : - les facteurs environnementaux, les problèmes interpersonnels les particularités individuelles. D’emblée, l’existence d’une déficience au niveau du désir sexuel, en particulier primaire, doit nous interpeller sur le contexte environnemental de la personne. Le premier milieu à prendre en considération est, bien évidemment, le milieu social et familial dans lequel le sujet a grandi. Les normes culturelles et sociales, qui sont intégrées pendant l’enfance et l’adolescence, comportent, entre autres, des critères définissant ce que doit être la masculinité et la féminité en matière de sexualité, et les règles définissant les comportements sexuels souhaitables. Plusieurs auteurs ont émis l’hypothèse que les troubles du désir, plus répandus chez la femme que chez l’homme, pourraient être attribués à une conception sociétale de la sexualité féminine plus conservatrice. Une étude de DeGaston, Weed et Jenson (1996), mentionnée par Gilles Trudel44, effectuée auprès d’environ 2000 adolescents garçons et filles, révèle que ces dernières reçoivent, à notre époque encore, une éducation sexuelle plutôt traditionnelle, dans laquelle la méfiance reste de mise. Les restrictions et les interdits y sont plus nombreux et plus contraignants. Les résultats montrent, de plus, que les filles développent une attitude généralement moins permissive que les garçons face à leurs comportements sexuels. Les mises en garde éducatives qui leur sont adressées de manière récurrente, concernant les risques et les dangers inhérents à l’assouvissement des pulsions sexuelles (viol, grossesse, MST, par exemple), finissent par inhiber leur expression sexuelle. Certaines mères continuent à transmettre à leurs filles la crainte de la sexualité et, avec elle, celle des hommes. Même si la société tend à évoluer vers plus de libéralisme pour les femmes, certains stéréotypes persistent. Chez beaucoup de femmes, en outre, la sexualité reste associée à la vocation maternelle et est considérée comme moins impérieuse pour elles que pour leurs compagnons. De ce fait, l’épanouissement érotique féminin est souvent relégué au second plan au profit des joies de la maternité. Ce phénomène contribue, sans aucun doute, à diminuer l’intérêt pour la sexualité en tant que telle qui aura, de surcroît, tendance à s’appauvrir une fois cette fonction remplie. L’attitude des parents face aux questions sexuelles peut également avoir un impact considérable sur les idées que l’enfant développera, à ce sujet, dans sa 44 Trudel Gilles, La baisse du désir sexuel, p 50 16 vie d’adulte. Ainsi, des parents délivrant des messages dénigrant le sexe, ou le considérant comme « tabou », ne faciliteront pas une conception ouverte et sereine de la sexualité chez leur progéniture. Poudat et Jarousse (1989), cités par Gilles Trudel45, établissent un lien entre les problèmes de désir, à l’âge adulte, et un contexte familial négatif. En particulier, l’incapacité pour les parents de montrer des comportements d’affection devant leurs enfants peut entraîner chez ces derniers, plus tard, une inhibition dans leurs comportements sexuels. Ils prétendent même qu’une mère valorisant prioritairement la maternité au détriment de la féminité pourrait être à l’origine de l’hyposexualité de sa fille. Helen Kaplan46, également, relève que la « programmation » antisexuelle effectuée pendant l’enfance est une des causes fréquentes et profondes des désordres observés au niveau du désir sexuel chez l’adulte. Elle considère, en particulier, que l’image du parent du même sexe est déterminante pour un développement sexuel harmonieux de l’enfant. Elle constate, par exemple, que la majorité des femmes souffrant de troubles du désir, pouvant aller jusqu’à l’aversion sexuelle, n’a pas reçu d’encouragements de la part de la mère et n’a pas pu s’identifier, comme fillette, à une image sexuelle féminine positive (mère absente ou effacée, victime, alcoolique…). De plus, l’insatisfaction de la mère sur le plan sexuel, exprimée ou tacite, aura de fortes probabilités de peser lourd sur la qualité de la vie sexuelle future de la fille. C’est probablement aussi pendant la période de l’enfance que se constituent les fausses croyances et les préjugés qui font également beaucoup de dégâts sur la manière de concevoir et de vivre sa sexualité. En particulier, les idées antagonistes au désir sexuel, telles que le fait d’envisager l’acte sexuel comme une performance à réaliser ou le souci de ne pas être conforme à un schéma préétabli par exemple, peuvent engendrer un stress ou un inconfort tels, chez le sujet, que celui-ci verra décliner son envie d’entretenir des relations sexuelles et pourra même être amené à y renoncer. Gilles Trudel a constaté que les personnes souffrant d’une baisse de désir sexuel ont tendance à entretenir un perfectionnisme sexuel inapproprié et à se fixer des standards très élevés concernant leurs performances. Vouloir s’y conformer ne va pas manquer de susciter une forte anxiété avant et pendant les rapports, lesquels, par voie de conséquence, perdront progressivement tout attrait. Dans une conception élargie de l’environnement, on peut également souligner que les préoccupations d’ordre socioprofessionnel, le chômage ou un rythme de vie stressant, peuvent influencer de manière négative le fonctionnement sexuel d’un individu. Les problèmes financiers liés à la perte du travail, ou encore des tâches peu gratifiantes, la pression, la compétition, sans parler du harcèlement moral qui sont le « pain quotidien » des milieux professionnels actuels ont sans aucun doute un impact sur la vie privée en général, et parfois même sur la santé. On peut aisément comprendre que des soucis souvent graves de conséquence 45 46 Trudel Gilles, Les dysfonctions sexuelles, p 113 Kaplan H.S, The sexual desire disorders. 17 et obsédants puissent faire ombrage aux « frivolités » sexuelles ! L’intimité conjugale, « contaminée » par des pensées parasites, ne manquera pas de s’en trouver altérée. En général, le retour à la normale de la situation extérieure permet de résoudre le problème sexuel. Dans le deuxième groupe des causes susceptibles d’induire une baisse du désir, la qualité des relations interpersonnelles joue un rôle prépondérant. Les variables susceptibles d’influer sur la sexualité d’un couple sont infiniment nombreuses. Parfois subtiles ou sous-jacentes, elles peuvent être difficiles à identifier. Comme nous l’avons déjà souligné plus haut, le facteur le plus souvent associé à la diminution du désir sexuel est l’âge, mais c’est surtout son corollaire, soit la longévité de la vie conjugale, qu’il convient de mettre en évidence ici. L’habituation au partenaire, les regards indiscrets, les gestes routiniers peuvent engendrer une lassitude et une banalisation des comportements sexuels susceptibles d’affecter gravement la libido. Beaucoup d’études confirment que la monotonie du quotidien fait partie du paysage d’une grande partie des couples vivant ensemble depuis de nombreuses années. Une enquête effectuée par Gilles Trudel et son équipe, en 199947, montre que « la vie de couple ennuyeuse et le manque d’intérêt » se situe en 3e position des pensées négatives des femmes souffrant d’une baisse de désir. Robert Stoller pense, en outre, que « l’accès pratiquement libre » à l’autre dans le mariage, la permissivité des rapports octroyée par contrat, tendent à nuire à la longue au désir érotique des couples établis. « … là où il n’y a pas de malice, il n’y a que de l’ennui » 48, écrit-il. Francesco Alberoni confirme que : « L’érotisme a horreur de la quotidienneté sociale et tend à s’y soustraire en se rebellant… La quotidienneté est l’appel des hommes, mais nous désirons entendre aussi l’appel des dieux »49. Parallèlement aux ravages de la routine, les conflits répétés, les luttes de pouvoir ou les critiques systématiques peuvent, eux aussi, saper le plaisir de la rencontre intime et renforcer un dysfonctionnement sexuel. Dans un couple, la sexualité peut également représenter une monnaie d’échange et de chantage, un lieu privilégié pour défouler son agressivité ou pour assouvir sa vengeance. L’hostilité permanente entre un homme et une femme, les tensions qui en découlent, sont autant de mécanismes directement responsables de la perte du désir. Des attitudes ou des paroles destructrices sont, à l’évidence, en contradiction avec des échanges que l’on qualifie communément d’ « amoureux ». Sans aller jusqu’au déclenchement de conflits ouverts, il existe un large éventail de manœuvres dites de « sabotage » sexuel toutes aussi efficaces. Créer une 47 Trudel Gilles, Les dysfonctions sexuelles, Tableau 7.6, p 141 Stoller Robert J., L’imagination érotique telle qu’on l’observe, Paris, PUF, 1989, p 40 49 Alberoni Francesco, L’érotisme, p141 48 18 atmosphère pesante ou défavorable, en évoquant par exemple des problèmes d’argent ou des soucis de santé d’un parent, est un excellent moyen pour couper court aux élans amoureux. Il est également facile, lorsque l’on connaît bien les attentes du partenaire, de faire en sorte de le frustrer systématiquement. Alors qu’il aime quand elle est active au lit, elle, reste sans bouger, affichant un ennui profond. Tandis qu’elle aime quand il lui parle dans le creux de l’oreille avant de la pénétrer, il la prend brusquement, sans un mot. S’enlaidir ou se négliger physiquement peut également se révéler rédhibitoire. Ces comportements, parfois inconscients, auront pour effet de décourager toute velléité sexuelle et de compromettre, à terme, la résurgence du désir. L’aptitude à codifier érotiquement son partenaire, à éprouver de l’attirance physique pour lui, est également essentielle au déclenchement du désir. Les sentiments amoureux ne suffisent pas toujours, hélas, à compenser une absence d’ « alchimie » entre deux corps. Les traits du visage, la corpulence, mais également le « grain » de peau ou l’odeur peuvent contribuer à l’attrait ou au rejet sexuel de quelqu’un. Contrairement à la plupart des animaux, nous ne sommes pas disposés à « copuler » avec tout partenaire disponible. Nos « codes d’attraction » non seulement orientent nos choix, mais peuvent aussi nous jouer des «tours pendables» dans l’intimité, indépendamment même de notre bon vouloir ! Les préférences sexuelles sont parfois obscures et surprenantes. Le manque de désir peut sembler normal en présence d’une difformité, d’une laideur particulière ou d’une décrépitude manifeste, mais parfois la répulsion se fonde sur des éléments beaucoup plus subtils. L’apparence physique est une des dimensions concernées, mais la personnalité peut également jouer un rôle. En effet, une certaine apathie ou une timidité maladive, par exemple, peuvent être considérés comme des traits de caractère repoussant sexuellement. Dans un couple, la naissance des sentiments amoureux n’est pas forcément liée à l’attirance physique, en particulier chez la femme, qui tend parfois à privilégier des qualités comme la gentillesse ou l’intelligence, par exemple. Dans l’intimité, ces caractéristiques ne suffiront peut-être pas à faire naître le désir et à déclencher l’excitation, et des problèmes pourront survenir en l’absence de tout conflit ou de toute animosité envers le conjoint. Masters et Johnson évoquent également le fait que certaines dysfonctions sexuelles féminines peuvent découler de l’opinion que la femme a de son partenaire. En effet, la déception amoureuse semble être à l’origine de bien des insatisfactions sexuelles. Les sentiments amoureux et l’envie de l’autre se tarissent au terme d’un long désenchantement vécu au quotidien. Et quand une femme perd l’estime ou l’admiration qu’elle porte à son conjoint, cela peut entraîner une remise en question de l’ensemble de son système de valeurs, créant un déséquilibre susceptible de menacer sa réactivité sexuelle. L’homme de sa vie cesse progressivement d’incarner ce qui pouvait lui sembler désirable, et ce « vide » peut suffire à perturber son fonctionnement sexuel. 19 De même, la perte de confiance due aux mensonges, aux tromperies, qui ébranle les fondements même du couple, a bien évidemment des répercussions néfastes sur l’attirance sexuelle. En effet, comme le précise Robert Neuburger : « … le couple, pour fonctionner, a besoin de croire qu’il est unique » 50. A noter cependant que la trahison peut aussi avoir un effet paradoxal et réveiller un désir moribond. Un partenaire ayant perdu tout attrait peut à nouveau présenter de l’intérêt et susciter l’envie de le reconquérir, à partir du moment où un autre ou une autre le convoite. Enfin, la maladresse du conjoint, son incompétence sexuelle ou son manque d’expérience peuvent également compromettre le plaisir éprouvé lors des rapports, et entraîner une diminution progressive de la motivation sexuelle. Le fait qu’une relation conjugale difficile puisse être à l’origine de problèmes sexuels ne doit pas faire oublier que ceux-ci, en particulier les troubles du désir, peuvent apparaître également chez des couples amoureux ayant, par ailleurs, un fonctionnement harmonieux. Une enquête de Frank, Anderson et Rubinstein (1978), mentionnée par Gilles Trudel51, est riche en enseignements à ce sujet. En effet, les résultats montrent que pour 83% des couples qui ne sont pas en traitement, et qui évaluent leur mariage comme heureux ou très heureux, 63% des femmes et 40% des hommes rapportent des difficultés au niveau sexuel. Chez les femmes, 48% disent avoir de la difficulté à devenir excitées, et 15% ne parviennent pas à l’orgasme ! Gilles Trudel en conclut qu’il n’existe pas, a priori, dans la population qui ne consulte pas, « … une relation absolue entre la satisfaction conjugale et la satisfaction sexuelle ». Les prédispositions et les particularités individuelles sont des paramètres à prendre également en considération quand on se penche sur l’étiologie des troubles du désir. Ainsi, certaines personnes, pour des raisons que nous ne chercherons pas à analyser ici, ne parviennent à ressentir du désir sexuel que dans le cadre de nouvelles rencontres, mais se déclarent incapables de le maintenir dans une relation amoureuse à long terme. Ce phénomène récurrent, indépendant du partenaire, relève d’une incapacité intrinsèque à soutenir une passion sexuelle dans la durée avec une même personne, dont la proximité et l’intimité provoquent rapidement une lassitude et un désintérêt au niveau érotique. Pour Helen Kaplan, il s’agit de sujets qui sont « … parfaitement capables de tomber amoureux, mais qui ont des problèmes à rester amoureux ». Elle cite Arlene Novick qui parle, dans ces cas de figure, d’une « addiction à la phase de séduction (courtship phase) »52. 50 Neuburger Robert, Nouveaux couples, Paris, éd. Odile Jacob, 1997 Trudel Gilles, Les dysfonctions sexuelles, p 538 52 Kaplan H.S, The sexual desire disorders, p 146 51 20 La crainte de l’engagement dans la vie de couple, tout comme la peur de l’intimité, sont aussi des raisons pour ne pas envisager les expériences sexuelles avec plaisir. L’ « intimité saine », décrite par Willy Pasini dans son Eloge de l’intimité est « … la réception de l’autre dans son propre territoire intime sans se sentir envahi ou contaminé »53. Or, chez certains sujets, la proximité physique de l’autre, au lieu d’être ressentie positivement, est perçue comme une menace, comme un risque de perte, soit d’indépendance, soit de pouvoir. De même, un caractère anxieux avec son cortège de manifestations physiques (maux de tête, tension musculaire, nervosité …), quelle que soit son origine, peut également être considéré comme incompatible avec un fonctionnement sexuel harmonieux. L’angoisse peut survenir très tôt dans le cycle de la réponse sexuelle, « avant d’entrer dans la chambre à coucher » selon la formule d’Helen Kaplan, et entraver toute possibilité d’émergence pour le désir. Le sujet anxieux qui n’aura pas le loisir d’anticiper positivement la rencontre sexuelle, qui ne parviendra pas à se laisser aller à son excitation et qui ne ressentira pas ou peu de plaisir au moment des rapports, finira par se désintéresser des activités sexuelles, et pourra même développer une appréhension phobique par rapport à celles-ci. L’anxiété peut découler d’expériences sexuelles antérieures négatives, voire traumatisantes, qui peuvent bien évidemment affecter la vie sexuelle, et en particulier le désir. Des antécédents d’abus physiques, surtout dans l’enfance, laissent des séquelles psychologiques qui doivent être prises en considération et traitées. Mais des angoisses peuvent également se manifester chez des personnes craignant de perdre le contrôle d’elles-mêmes dans l’expression sexuelle. Certaines femmes par exemple, le plus souvent parmi celles ayant reçu une éducation rigide, ont peur de se dévoiler, de s’abandonner, par crainte de l’image qu’elle pourrait renvoyer d’elle-même (femme « hystérique », immorale ou encore insatiable). De fait, elles se contraignent dans une attitude froide et indifférente, afin de bloquer toute montée de l’excitation et de rester « maîtresse » de la situation. Parmi les patients qui consultent, certains ne perçoivent même pas les stimuli sexuels qui se présentent à eux, et ne savent pas interpréter les signes d’appel qu’ils reçoivent. D’autres sont si inhibés qu’ils sont incapables d’exprimer leurs besoins ou leurs désirs et choisissent de rester silencieux par peur de se livrer. Cette absence de réactivité les fait paraître inertes sexuellement, ce qui ne va pas manquer de tuer dans l’œuf tout embryon de désir pour eux-mêmes ainsi que pour leurs partenaires. D’autres insuffisances, comme la difficulté à communiquer de manière aisée ou adéquate, à partager ses sentiments ou à prodiguer des gestes tendres et attentionnés, peuvent aussi compromettre l’harmonie sexuelle. 53 Pasini Willy, Eloge de l’intimité, Paris, Payot, 1991, p 10 21 L’image de soi joue également un rôle important dans la problématique du désir, et il a été démontré que cette image est détériorée chez la plupart des patients qui consultent pour un désordre à ce niveau-là. La perception négative de son propre corps, ou de certaines parties de celui-ci (impression d’avoir un trop petit sexe ou de trop petits seins par exemple), constitue un frein puissant qui peut amener à l’évitement systématique de tout rapprochement sexuel. Le manque de confiance en soi peut aussi toucher la personnalité dans son ensemble. Là encore des blocages pourront apparaître qui favoriseront une tendance au retrait face aux sollicitations sexuelles. Selon une étude de Gilles Trudel menée en 199954, l’estime de soi, qui est la perception intime qu’un individu a de sa propre valeur, est corrélée positivement avec la satisfaction sexuelle globale. Selon Gilles Trudel encore « … l’expérimentation sexuelle est probablement au centre d’une sexualité fonctionnelle »55. On constate, en effet, que le nombre restreint d’expériences sexuelles et, chez la femme, le manque d’apprentissage masturbatoire en particulier, sont des paramètres que l’on retrouve fréquemment dans l’histoire sexuelle des patients souffrant d’une baisse du désir. l’acquisition partielle des habiletés sexuelles, à l’origine des lacunes au niveau des connaissances ou des maladresses dans les comportements intimes, ont une répercussion certaine sur l’épanouissement sexuel personnel et conjugal, et peut entraîner une perte d’intérêt pour les activités érotiques pour les deux partenaires. Le manque de créativité, de même qu’un répertoire restreint d’activités sexuelles stéréotypées et répétitives, contribuent également au déclin de la libido. Certains sexothérapeutes, parmi lesquels le professeur canadien Jean-Yves Desjardins, dans son modèle de santé sexuelle appelé « approche sexocorporelle»56, s’appuient sur le postulat selon lequel les dysfonctions sexuelles ne sont pas seulement d’origine intrapsychique ou physiologique, mais découlent aussi d’apprentissages sexuels inadéquats. Ces apprentissages, qui se font très tôt dans la vie d’un enfant, vont conditionner la sexualité future et en particulier les modes excitatoires. Dans l’approche de Jean-Yves Desjardins, le désir sexuel est considéré, lui aussi, comme une habileté sexuelle susceptible d’être développée et enrichie, tant sur le plan du corps (utilisation de mouvements spécifiques, des rythmes et du tonus musculaire, par exemple) qu’à travers des ressources érotologiques telle que l’imaginaire érotique, comme nous allons le voir dans les chapitres suivants. 54 Trudel Gilles, Les dysfonctions sexuelles, p 550 Trudel Gilles, La baisse du désir, p 41 56 Desjardin Jean-Yves, Approche intégrative et sexocorporelle, SEXOLOGIE, vol.V, no 2 55 22 Chapitre II . - L’IMAGINAIRE EROTIQUE « …Quelque part, au fond de l’imaginaire, région métaphorique du désir, des représentations, libres de toute censure rationnelle, composent des paysages surprenants… Que veut dire une femme quand elle imagine les contrées imaginaires de son sexe,… et qu’elle y voyage comme elle voyagerait en des terres inconnues, surprise de découvrir un monde qu’elle ne pressentait pas ? Le rêve éveillé, l’imaginaire qu’il appelle, livrent-ils parfois des vérités que ne peut livrer la parole seule ? ». Gérard Bouté57 Le fantasme érotique, qualifié de « cadeau des dieux » (« gift from the gods) par Helen Kaplan58, représente sans aucun doute un progrès fantastique dans le développement du cerveau humain. Non content de pouvoir user de sa capacité « primitive » à se stimuler par la vue, l’odorat, le son et le toucher, l’être humain est doté d’une habileté supplémentaire qui consiste à pouvoir convoquer, à l’envi, un choix d’images mentales agissant comme autant d’ « aiguillons » de son désir sexuel, qui ne nécessite plus, dès lors, la présence concrète d’un partenaire pour pouvoir émerger. Nous verrons, dans ce chapitre, comment l’activation de l’imaginaire érotique enrichit l’expérience sexuelle et contribue à l’épanouissement personnel. Nous tenterons d’expliquer également comment les images mentales peuvent aider à apaiser ou à compenser certaines insuffisances ou certaines frustrations. Qu’entend-on par « imaginaire érotique » et par « fantasme » ? Comme son nom l’indique, l’imaginaire est le produit de l’imagination. C’est une construction de l’esprit constituée de représentations et d’images mentales fictives. Quant à l’imaginaire ou rêve érotique, c’est un champ intrapsychique dans lequel l’être humain a la possibilité de cueillir un bouquet d’images hédonistes à même de provoquer, de maintenir ou d’augmenter son excitation sexuelle. Ces images sont des perceptions mentales en général conscientes, à travers lesquelles le désir sexuel se précise et se concentre. Freud démontre, dans L’interprétation des rêves, que le rêve (assimilable au rêve érotique) représente la « réalisation » du désir. En ce qui concerne le fantasme, selon Le nouveau dictionnaire de la sexualité, « … il s’agit d’une situation imaginée qui déclenche le désir » 59. Les fantasmes, qui 57 Bouté Gérard, op.cit., p 58 Kaplan H.S, The sexual desire disorders, p 48 59 Habert Pierre et Marie, Nouveau dictionnaire de la sexualité, Solar, 1997 58 23 font partie de l’imaginaire érotique, sont communément divisés en trois groupes, les fantasmes conscients, subconscients et inconscients. Chez les psychanalystes, et en particulier dans l’œuvre de Freud, ce sont les fantasmes à travers lesquels l’inconscient s’exprime qui sont analysés, ainsi que les processus défensifs auxquels ils sont soumis. Approchés que par inférence seulement, ils révèlent des craintes et des désirs profondément enracinés, pouvant susciter des affects et induire des agissements qui échappent à la compréhension directe. Les fantasmes conscients, eux, sont accessibles et peuvent être volontairement provoqués. L’appellation « fantasmes » peut également être appliquée aux « comportements verbaux internes », c'est-à-dire à ce que le sujet se dit en lui-même, à ses idées sur la sexualité, et à la manière dont celles-ci sont codifiées, positivement ou négativement. Un fantasme peut être un activateur positif ou, au contraire, se révéler anxiogène et bloquer l’émergence du désir. On parlera, dans ce cas, d’« anti-fantasme ». Un fantasme est qualifié de « primaire » lorsqu’il existe depuis très longtemps, parfois dès la petite enfance, et qu’il fait partie, en quelque sorte, du « patrimoine » érotique d’un individu. De par sa très forte charge érogène, il est fréquemment sollicité pour obtenir une excitation. Un fantasme dit « secondaire », est lié à une situation momentanée particulière, ou à un contexte donné. Il peut apparaître ponctuellement et ne pas être forcément renouvelé. Les mentalisations érotiques peuvent constituer de simples flashs, former des images, ou s’articuler autour d’une histoire mettant en scène des personnages fictifs ou réels, dans laquelle le sujet lui-même peut être acteur ou spectateur. Les scénarii peuvent s’appuyer sur des souvenirs personnels ou sur des scènes visionnées ou lues mais, dans tous les cas, c’est le sujet qui, comme le dit Robert Stoller, « …écrit le script, engage les acteurs et dirige la représentation » 60. L’imaginaire érotique peut être activé en dehors ou pendant les activités sexuelles (autoérotisme ou rapports). Dans la relation allosexuelle, impliquant un partenaire, ils sont déclarés « convergents » lorsqu’ils font partie intégrante de la rencontre, ou « divergents » lorsqu’ils en sont dissociés. La vie fantasmatique, unique et différente pour chaque individu, peut être comparée à une sorte d’ « empreinte digitale sensorielle », une sorte de code de l’identité secrète, révélateur de notre histoire personnelle, de ce que nous sommes et de ce que nous désirons. Elle en dit plus long sur nous-même que bien des analyses fouillées ou de grandes explications. L’imaginaire constitue donc une « voie royale » pour mieux comprendre les mécanismes qui régissent non seulement le fonctionnement sexuel, mais 60 Stoller Robert J., op.cit., p 79 24 également la dynamique intrapsychique. Anne de Kervasdoué va même jusqu’à affirmer : « La vie fantasmatique de quelqu’un est plus révélatrice de sa personnalité que son comportement lui-même »61. Nancy Friday le confirme par cette phrase : « nos rêveries érotiques… sont la complexe résultante de ce que nous désirons consciemment et redoutons inconsciemment. Mieux les connaître revient à mieux nous connaître » 62. Il s’agit donc d’une aide diagnostique précieuse. Dans ce travail cependant, nous avons choisi de ne pas aborder l’interprétation des fantasmes en tant que telle, tout en soutenant le thèse que le choix d’un fantasme érotique n’est pas le produit d’un hasard et que, au-delà de sa fonction excitatoire, il peut également servir à un usage défensif ou encore à combler des besoins d’ordre psychoaffectif (besoin de fusion, besoin de valorisation narcissique, besoin d’affirmation de l’identité de genre par exemple). Notre propos est d’orienter notre réflexion sur la vie fantasmatique délibérée d’une population généralement « en bonne santé mentale », usant de ses fantasmes à des fins excitatoires dans un mode que l’on peut qualifier de « classique». Nous n’aborderons donc pas les fantasmes pathologiques dits « déviants », sortes d’ « idées fixes » obligatoires et nécessaires à l’excitation et à la satisfaction sexuelle (la chaussure du fétichiste par exemple), et qui tendent à isoler le sujet d’une vie relationnelle normale. Pour Robert Stoller, « la perversion est la solution devant une faillite de l’intimité » et l’on peut parler de perversion « … quand on utilise un acte érotique dans le but d’éviter l’intimité »63. La « mécanique » érotique perverse parasite totalement la vie sexuelle d’un individu qui devient prisonnier d’un imaginaire limitatif et stéréotypé. Comme dit Willy Pasini : « ... la perversion soft accroît la liberté, alors que la perversion hard la restreint » 64. En résumé, nous nous intéresserons, dans ce chapitre, à l’imagerie érotique produite à l’état de veille, aux fantasmes conscients, spontanés ou provoqués, relevant d’un érotisme soft dont les contenus, divers et variés, sont le produit d’un imaginaire sain et non contraignant. L’imaginaire érotique : promesse ou danger ? Pour beaucoup, y compris pour certains spécialistes médecins ou psychologues par exemple, l’imaginaire érotique reste un sujet difficile ou pour le moins délicat à aborder. Par crainte d’être accusés de « voyeurisme », ou de réveiller on ne sait quels démons enfouis dans l’inconscient, certains thérapeutes préfèrent « faire l’impasse » sur les fantasmes dans les entretiens avec des patients souffrant de 61 De Kervasdoué Anne, Questions de femmes, Paris, éd. Odile Jacob, 2001, p 176 Friday Nancy, L’empire des femmes, Paris, Albin Michel, 1993, p 17 63 Stoller Robert J., op.cit., p 66 64 Pasini Willy, Les nouveaux comportements sexuels, p 38 62 25 problèmes sexuels. Les patients à leur tour se gardent bien, en général, de les évoquer, essentiellement par crainte du jugement. Cet univers mystérieux, mal connu parce que situé hors du champ de la réalité peut être perçu comme menaçant par certains, malgré la fascination qu’il exerce généralement, du fait de ses potentialités illimitées qui rendent tout possible. Intimement lié aux désirs inavoués, il nous renvoie au côté sombre, le plus archaïque, de notre sexualité. Georges Bataille disait : «… ce qui le plus violemment nous révolte est en nous » 65. Pour cet écrivain d’ailleurs, c’est la transgression de l’interdit qui fonde le désir lui-même. C’est précisément ce rapport à l’interdit et à la transgression qui confère à l’imaginaire érotique sa force érotogène. Robert Stoller66 affirme même que, dans la perversion, c’est le désir même de pécher qui est essentiel à l’excitation. Dans notre tradition judéo-chrétienne, il existe une association étroite entre sexe et péché et les « pensées impures » n’ont pas manqué, à une époque pas si lointaine, de susciter crainte et méfiance. Considérées comme un « tremplin » à l’assouvissement des pulsions les plus basses à l’origine des plus dangereux débordements, elles ne pouvaient qu’assujettir l’homme et, de ce fait, se devaient d’être réprimées. Malgré l’évolution des mœurs et l’émergence de nouveaux comportements sexuels liés à la volonté de transgresser délibérément les interdits traditionnels (sexe en groupe, mélange des générations, aventure d’un soir avec un inconnu dans un lieu public, par exemple), l’empreinte du péché se reconnaît dans les sentiments de gêne, de honte, voire de culpabilité qui se manifestent encore lorsque l’on aborde le domaine de l’imaginaire érotique. Malgré une liberté sexuelle (relative) fraîchement acquise, la femme, en particulier, semble plus rétive à s’épancher sur cet aspect de sa vie sexuelle. Bien qu’aujourd’hui affranchie, dans nos sociétés, du carcan éducatif et social confinant sa sexualité à la portion congrue, elle reste tiraillée entre des messages intérieurs contradictoires. Désireuse d’expérimenter toutes les ouvertures que lui offre sa toute nouvelle liberté, parfois prête à « tenter le diable » et à se lancer de nouveaux défis comme de séparer sexe et sentiments, elle n’est cependant pas encore acquise, souvent, à l’idée de passer pour une dévergondée, et craint encore de se mettre en danger en provoquant le mâle prédateur. En général convaincue de son pouvoir de séduction et de la nécessité d’en faire bon usage pour ne pas rester seule ou risquer d’être abandonnée, elle a malgré tout tendance à contenir les manifestations de sa sensualité, par crainte de donner une mauvaise image d’elle-même. Malgré les encouragements véhiculés par les médias, une vie sexuelle libre et active peut rester synonyme, dans son esprit, de conduite légère, immorale, voire perverse. Alors que l’homme déploie toute son énergie dans la séduction, et tire sa fierté d’une activité sexuelle riche qui valorise sa virilité, la femme, malgré son désir manifeste d’affranchissement, adopte une attitude plus retenue et continue de se méfier du sexe. 65 66 Bataille Georges, L’érotisme, Paris, Gallimard, 1987 Stoller Robert J., op.cit. 26 De plus, les croyances erronées et les fausses attentes, le plus souvent d’origine éducative, ont encore cours à l’heure actuelle, malgré les informations sexuelles largement diffusées. En particulier, certaines femmes continuent de se croire dépendantes de leur partenaire du point de vue de leur réactivité sexuelle et restent convaincues que leur plaisir est tributaire du savoir-faire et des performances masculines. Dès lors, dans leur vie sexuelle, ces femmes auront tendance à agir comme si leur excitation ne leur appartenait pas. Prendre en charge la montée de leur désir en mobilisant leur imaginaire érotique pendant les rapports sexuels, par exemple, ne sera même pas envisagé. Pour justifier cela, elles auront volontiers recours à diverses rationalisations telles que : « c’est déloyal vis-à-vis de mon partenaire », « c’est comme si je le trompais », etc. Dans cette configuration, les femmes vont de ce fait exercer davantage que les hommes une autocensure, consciente ou inconsciente, de leurs fantasmes. Bien que secrets et donc dégagés du jugement social, ceux-ci peuvent toutefois représenter, pour elles, un danger en portant atteinte à l’équilibre émotionnel mis en place. De par leur caractère spontané, ils peuvent, par exemple, ébranler les fondements de leur identité en faisant apparaître des désirs homosexuels refoulés, ou en révélant des velléités exhibitionnistes chez celles particulièrement attachées à leur image de pudeur et de respectabilité. La censure sera d’autant plus forte s’il existe, chez ces femmes, une confusion entre fantasme et réalisation du fantasme. Alors que celui-ci, en tant que produit de l’imaginaire, ne peut être transposé tel quel dans la réalité, le rêve érotique peut toutefois être perçu comme une incitation à passer à l’acte : « si je rêve que je me conduis en dévergondée, c’est que je le suis et que je peux succomber». Les premiers entretiens avec des patientes présentant le profil décrit ci-dessus auront donc également pour objectif de les libérer du poids de culpabilité qui pèse sur cette partie de leur vie intime, et de les convaincre, comme le dit Gilbert Tordjman, que «chacun est responsable de ses actes, mais non de ses pensées »67. Il conviendra aussi de leur rappeler que fantasmer est une activité sexuelle normale et naturelle, et que se sentir excité par une image mentale, aussi troublante soit-elle, n’implique pas forcément le désir de la voir se concrétiser. Ainsi le fantasme de viol, très fréquent chez la femme (environ une femme sur trois avoue y avoir déjà pensé), est loin de signifier qu’un tiers des femmes souhaiteraient être violées ! De même, imaginer des orgies ne veut pas dire que l’on est une femme dépravée qui n’hésitera pas à matérialiser ses rêves dès que l’occasion s’en présentera. En général, plus un fantasme s’appuie sur la transgression d’un interdit, moins il y a propension à vouloir le réaliser. La plupart des personnes, afin de préserver leur système moral et maintenir une bonne image et l’estime d’elles-mêmes, n’envisagent en aucune manière d’actualiser leur imaginaire érotique. 67 Tordjman Gilbert, op.cit., p 404 27 En fait, la force du fantasme consiste justement à expérimenter librement une variété de comportements et de situations sans se heurter aux limites de la réalité ou du code moral. Willy Pasini relève, à ce propos, que «fondamentalement, l’imagination autorise ce que la bonne éducation interdit »68. Garder enfouis dans son « jardin secret » les rêves érotiques leur confère un caractère « magique » qui les rend particulièrement exaltants. On évite ainsi de les galvauder en les exposant à une réalité imprévisible, souvent décevante ou pour le moins appauvrissante. En effet la « vraie vie », soumise aux contingences extérieures, est forcément plus restrictive, voire vulgaire ou avilissante. Il convient de rappeler, en outre, que l’être humain est constitué de nombreux paradoxes, et qu’un fantasme a priori en contradiction avec ses convictions profondes ou ses comportements réels peut tout à fait revêtir un caractère excitant au niveau de l’imaginaire. Même des fantasmes dits « subnormaux », de type sadique par exemple, peuvent faire partie, sans danger, du cinéma intime d’une personne disposant, par ailleurs, d’une bonne maîtrise de soi dans la réalité. Ainsi, les fantasmes d’initiative active, voire agressive de la femme sur l’homme, vont sans risque permettre à celle-ci d’assouvir pour elle-même un désir culturellement prohibé d’initiation, de puissance ou même de domination de l’homme. Celui-ci pourra y être librement utilisé comme un instrument phallique dont elle usera selon son bon vouloir alors que, dans son quotidien, cette même femme n’aura aucune réticence à se plier aux désirs d’un conjoint dominant. Sachant de surcroît que les personnes dites « hypogénitales » ont besoin d’un imaginaire puissant pour déclencher une excitation, il convient donc de relativiser la portée de ces fantasmes « dérangeants ». Helen Kaplan n’hésitait pas, d’ailleurs, dans la prise en charge de patientes souffrant d’une baisse importante de libido, à utiliser le pouvoir fortement aphrodisiaque des fantasmes « troubles » existants (par exemple, des scènes de maltraitance) pour créer une diversion par rapport à l’anxiété rattachée à l’acte sexuel, ou par rapport au manque d’attraction du partenaire. Ces fantasmes contribuaient à aider ses patientes à mieux fonctionner sexuellement et, de surcroît, à supporter leur relation conjugale. Sa mission, pensait-elle, était de les encourager à tirer le maximum d’avantages de leur potentiel érotique dans toutes ses dimensions, y compris les moins avouables, que ce soit pour améliorer leurs relations sexuelles ou simplement pour augmenter leur plaisir lors les activités autoérotiques. Quelles sont les fonctions spécifiques de l’imaginaire érotique ? Comme nous l’avons déjà évoqué plus haut, l’imaginaire érotique a un rôle essentiel à jouer dans l’activité sexuelle humaine. Selon Gilbert Tordjman, «l’imaginaire fait chanter nos sens »69. Sa fonction centrale est d’activer, de stimuler, d’accompagner, voire de déclencher l’excitation sexuelle et parfois même (rarement !) l’orgasme. 68 69 Pasini Willy, La force du désir, p 112 Tordjman Gilbert, op.cit., p 289 28 D’après Willy Pasini70, l’imaginaire érotique remplit trois fonctions psychologiques principales : - une fonction hédoniste, - une fonction compensatrice, - une fonction adaptative. En ce qui concerne la première d’entre elles, la fonction hédoniste, elle fait référence au lien étroit qui relie l’imaginaire érotique au plaisir sexuel. Tout d’abord, les images mentales déterminent, en bonne partie, le stimulus qui provoque l’activation sexuelle et il est généralement admis que leur influence sur la capacité à être excité sexuellement est majeure. Plusieurs auteurs ont souligné le rôle déterminant des fantasmes, non seulement pour le déclenchement mais aussi pour l’entretien du désir sexuel, et beaucoup s’accordent à dire qu’ils sont le « carburant » de l’activité sexuelle. Parallèlement à sa fonction excitatoire essentielle à un fonctionnement individuel satisfaisant, l’imaginaire érotique joue également un rôle important au niveau du plaisir éprouvé dans les rapports allosexuels. Comme le dit Willy Pasini : « La fantaisie érotique n’est pas un simple accessoire : c’est un des points fondamentaux de l’intimité. Dans la rencontre sexuelle, ce sont aussi deux mondes imaginaires qui entrent en contact »71. Le fantasme érotique a tout d’abord une fonction de préparation anticipatoire par rapport à l’activité sexuelle. Il favorise un bon état d’esprit, et peut même distraire d’une éventuelle appréhension ou d’idées négatives. Complice du désir, il le fait naître et l’aide à vivre en le nourrissant. Il constitue également une force motivante qui servira, le moment venu, à amplifier le plaisir ressenti lors de la rencontre charnelle. Comme le confirme Francesco Alberoni : « Le moment érotique est… inséparable de sa préparation et de ce qui suivra. C’est l’avantgoût qui explique le plaisir de l’attente et de la préparation »72. La plupart des hommes et des femmes admettent, aujourd’hui, qu’ils ont des fantasmes érotiques lors des activités masturbatoires, et il est couramment admis qu’ils font partie intégrante de l’autoérotisme. Mais beaucoup se demandent encore s’il est normal de fantasmer lors des rapports sexuels. D’autant plus que certains auteurs, à commencer par Freud pour qui le fantasme était le lot des insatisfaits, ont assimilé l’activation de l’imaginaire pendant le coït à la névrose, et n’ont pas hésité à la rendre responsable de la perte d’intensité dans le vécu des échanges amoureux. 70 Pasini Willy, Eloge de l’intimité. Pasini Willy, Eloge de l’intimité, p 125 72 Alberoni Francesco, op.cit., p 169 71 29 Malgré la gêne à évoquer la présence de fantasmes pendant les activités sexuelles conjugales, Joseph Lo Piccolo73 signale que, selon des études récentes, 50% des femmes mariées avouent en faire usage pendant les rapports avec leur conjoint. La plupart d’entre elles se disent, par ailleurs, satisfaites de leur relation conjugale et admettent que leur « théâtre » imaginaire participe à cette satisfaction. Il représente, pour elles, l’opportunité de sortir des schémas habituels et d’assouvir leur curiosité en expérimentant, mentalement, des situations nouvelles. Les fantasmes érotiques sont considérés comme un « plus » qu’elles gardent généralement pour elles, qui servent à accroître leur plaisir et qui ajoutent de l’intérêt à la rencontre sexuelle, tout en ne les exposant pas à l’inquiétude ou à la réprobation du conjoint. Certains scénarii, ou parties de ceuxci, peuvent même leur inspirer de nouveaux comportements dans leur intimité conjugale (faire un streaptease lascif, utiliser des huiles ou des glaçons, par exemple), en général à la plus grande satisfaction de leur partenaire. La question du partage ou non des fantasmes reste ouverte, du fait qu’il n’existe pas de règle fixe en ce domaine. Le secret semble être généralement de mise, probablement à bon escient, si l’on considère que dévoiler un rêve érotique c’est prendre le risque de lui faire perdre son caractère excitant. De plus, une révélation qui peut paraître à première vue anodine, peut avoir un impact très négatif, voire destructeur inattendu sur le partenaire, et même compromettre l’entente sexuelle. On peut concevoir toutefois que la mise en scène de certaines situations innovantes préalablement imaginées, non menaçantes pour l’équilibre du couple, peut agrémenter la vie sexuelle et renforcer la complicité entre deux partenaires ouverts et bien disposés par rapport à la nouveauté. C’est également un excellent moyen de favoriser la communication érotique et de découvrir, qui sait, quelques ressources encore cachées. L’activation de l’imaginaire érotique, comme nous l’avons vu, peut donc servir à maximiser un plaisir déjà existant, en amplifiant les sensations et en exacerbant le vécu sexuel. Le fantasme étant généralement à l’abri de la monotonie, il peut également jouer un rôle prépondérant en réaction à la banalisation progressive des activités sexuelles conjugales. C’est sa fonction compensatrice. En effet, l’introduction d’un peu de fantaisie dans un répertoire devenu, avec le temps, quelque peu sclérosé et répétitif, ne peut qu’être salutaire et parfois nécessaire pour conserver un caractère excitant à la rencontre sexuelle. Même pour un couple amoureux, le temps qui passe est le pire ennemi du désir. Il est fréquent de se laisser emporter par la routine sans avoir pu réagir à temps et, dans ce cas-là, le recours aux fantasmes peut apporter une aide précieuse. 73 Lo Piccolo Joseph, op.cit., p 184 30 Comme le dit Claude Crépault74 : « le fantasme exorcise l’indifférence, et permet au couple de maintenir une vie sexuelle satisfaisante... ». Il ne fait pas de doute qu’il est toujours plus gratifiant de faire l’amour avec un partenaire excité par l’activation de ses fantasmes, qu’avec quelqu’un affichant un ennui profond ou un dégoût à peine voilé. Ces attitudes sont largement plus dévastatrices pour l’harmonie conjugale que l’invitation dans la couche de quelques images efficaces. Dans un processus quasi inéluctable de routinisation des rapports conjugaux, le recours à l’imaginaire érotique peut remplir une véritable « fonction sociologique». En permettant au couple de rester « vivant » et actif sexuellement, il peut faciliter les comportements de fidélité. Il contribue ainsi à préserver à la fois la cellule conjugale et la sphère familiale. Comme l’avoue Nancy Friday : « … je ne reste fidèle et heureuse de l’être, monogame sans états d’âme, que parce que mon imagination reste libre de faire l’amour avec qui je voudrais »75. Elle ajoute : « J’ai toujours vu dans l’activité fantasmatique un des principaux alliés de la monogamie, car elle nous permet de rester fidèles tout en faisant partager à notre partenaire les stimulantes innovations que nous réserve notre imagination »76. Tout nous porte à croire, donc, que la présence de fantasmes pendant les relations sexuelles, surtout chez la femme, n’est ni synonyme d’un déséquilibre émotionnel, ni d’une frustration, ni d’un manque d’amour, et n’est pas directement lié à un conflit au sein du couple. Comme dans les autres circonstances de la vie, le maintien d’un bon équilibre sexuel implique une certaine souplesse, une bonne capacité d’acceptation et d’adaptation à l’évolution naturelle de la relation. Une fois cela admis, il devient évident que toute position extrême, que ce soit le recours systématique à des fantasmes « fétichisés » omniprésents, ou la censure absolue de toute rêverie érotique, ne peut être que néfaste et contre-productive, aussi limitative et aliénante l’une que l’autre. La troisième fonction de l’imaginaire érotique, la fonction adaptative, décrite également par Claude Crépault77 sous le nom de fonction compensatoire, nous paraît particulièrement pertinente dans la prise en charge des troubles du désir. Les fantasmes érotiques intensifient le plaisir aussi en comblant des désirs qui doivent rester secrets. Ils rendent tolérables et permettent d’assouvir, en imagination, des pulsions inavouables qui ne peuvent être vécues dans la réalité, parce que réprouvées par le code moral. Comme le dit Gilbert Tordjman : « le fantasme fait l’économie de la réalité »78. 74 Crépault Claude, L’imaginaire érotique et ses secrets, éd. Sillery Québec, PUQ, 1981 Friday Nancy, op.cit., p 262 76 Friday Nancy, L’empire des femmes, op.cit, p 267 77 Crépault Claude, L’imaginaire érotique et ses secrets, op.cit. 78 Tordjman Gilbert, op.cit., p 278 75 31 Dans l’un de ses livres, L’empire des femmes, Nancy Friday a recueilli les récits de fantasmes féminins dont certains sont relatés par des femmes, que l’auteur a appelé « les insatiables », qui déclarent une vie sexuelle épanouie mais qui ne peuvent se satisfaire d’un seul homme. C’est dans leurs rêves érotiques qu’elles se permettent de vivre les très nombreuses aventures sexuelles riches et variées auxquelles elles aspirent, affichant un appétit féroce qui dépasse de loin tout ce qu’elles pourraient réaliser dans leur expérience de vie. Grâce à leur imaginaire érotique, elles parviennent à combler une forte libido en fonction de leurs besoins spécifiques, sans se sentir frustrée par une réalité forcément plus pauvre. Dans un contexte sexuel insatisfaisant, le fantasme permet, en outre, de supporter la réalité en en compensant les limites et les insuffisances. Ainsi, une difformité ou le physique ingrat d’un conjoint peu attractif sexuellement, mais par ailleurs tendrement aimé, peuvent être occultés momentanément par le recours à des images mentales de personnes dont les attributs physiques sont davantage en rapport avec les codes d’attraction. Lorsque l’on se perçoit soi-même comme déficient, les scénarii érotiques peuvent également servir à renforcer l’image narcissique, en permettant de s’y projeter, par exemple, dans le rôle d’un personnage doté d’un pouvoir de séduction irrésistible. Le fantasme peut aider à se libérer d’une pudeur naturelle paralysante et à lever l’inhibition relative à la rencontre avec l’autre intimidant. Ainsi, l’imaginaire érotique peut également aider à fonctionner mieux socialement, à reprendre confiance en soi et en sa capacité de ressentir des choses agréables lors des activités sexuelles. Une expérience positive en entraînant une autre, il contribue aussi à favoriser les succès à venir. Willy Pasini considère d’ailleurs le recours à l’imaginaire érotique comme une forme d’«autopsychothérapie »79. Quels sont les types de fantasmes qui peuplent notre imaginaire ? Comme nous l’avons suggéré au début de ce chapitre, les images qui peuplent l’imaginaire érotique d’un individu ne sont pas le fruit du hasard. Inscrites dans une culture et une histoire personnelle, elles sont issues d’apprentissages et d’expériences variées, et leurs contenus spécifiques sont le produit d’interactions complexes entre différents paramètres. Il nous est apparu intéressant de présenter brièvement ci-dessous quelques uns des principaux thèmes érotiques qui ont été explorés lors de différentes enquêtes, pour en dégager quelques lignes de force, et pour relever la signification différenciée que des fantasmes de même nature peuvent avoir pour les hommes et pour les femmes. 79 Pasini Willy, Eloge de l’intimité, p 126 32 En ce qui concerne les femmes, une évolution considérable a pu être mise en évidence par Nancy Friday, qui étudie depuis plus de 30 ans les fantasmes sexuels féminins, entre les récits des années septante et ceux des femmes d’aujourd’hui. Dans son premier livre, My secret garden, l’auteur relève que le sentiment de culpabilité est omniprésent dans les confidences rapportées. Les jeunes femmes de 20 ans, de nos jours, semblent mieux accepter, a priori, leurs fantasmes comme faisant partie intégrante de leur vie sexuelle, osent davantage livrer des détails, et dévoilent leurs rêves intimes de manière beaucoup plus naturelle. Libérées non seulement au niveau de l’expression, le contenu de leurs fantasmes révèle qu’elles veulent tout expérimenter et n’entendent renoncer à rien. Certes la culpabilité n’a pas disparu, mais elle est identifiée et assumée. Nancy Friday l’exprime ainsi : « Après avoir goûté concrètement à la liberté de choisir, elles (les femmes) ont transformé leur engouement pour la variété en une activité fantasmatique à multiples facettes : n’importe quelle femme peut maintenant jouer sur tout le clavier, du voyeurisme à l’exhibitionnisme, des animaux à la partouze, du dépucelage de jeunes garçons au lesbianisme, en allant même jusqu’à rêver qu’elle « est » un homme »80. Claude Crépault et son équipe81 ont entrepris, à la fin des années soixante-dix et dans les années quatre-vingt de répertorier et d’analyser le contenu des fantasmes qui apparaissent le plus couramment dans la population féminine et masculine. A l’instar d’autres auteurs, ils ont pu mettre en évidence que le fantasme le plus universel est le fantasme du coït. On le retrouve dans toutes les sociétés humaines, probablement parce que rattaché à la motivation première de la pulsion sexuelle qui est la procréation. Tant chez l’homme que chez la femme, la présence de tels fantasmes peut être considérée comme le signe d’une bonne intégration des schémas traditionnels et d’adaptation à la fois à la différence et à la complémentarité sexuelles. Selon Claude Crépault cependant, le fantasme de pénétration n’est pas le garant d’une meilleure santé sexuelle, et peut même révéler un conformisme limitatif s’il est le seul représenté dans le répertoire érotique. La majorité des hommes et des femmes avouent avoir recours aux fantasmes voyeuristes grâce auxquels le plaisir est obtenu par procuration. Contrairement aux idées reçues, il apparaît, à travers une enquête des canadiens, que les femmes (à 86% !) sont très réceptives aux films érotiques et intègrent fréquemment des scènes tirées de ces films dans leur imaginaire. Plus réticentes que les hommes à en parler, feignant l’indifférence ou le rejet, elles n’en usent pas moins pour s’exciter. Nancy Friday le confirme : « … elles (les femmes) évoquent sans peine leur excitation à la vue de films pornographiques ou de 80 81 Friday Nancy, op.cit., p 286 Crépault Claude, L’imaginaire érotique et ses secrets 33 photos dans les magazines « pour hommes », et elles acceptent sans problème la masturbation qui accompagne ce voyeurisme »82. Selon cet auteur, les femmes expriment également, dans leurs fantasmes voyeuristes, une curiosité pour la sexualité masculine qu’elles cherchent à mieux comprendre, afin de découvrir ce que les hommes attendent du sexe. « Ce que les femmes apportent de totalement nouveau dans le fantasme voyeuriste, c’est un intérêt féminin sans précédent pour le sexe masculin scruté de plus près, non seulement en tant que stimulation orgasmique mais aussi dans le but de saisir comment « fonctionnent » les hommes »83. On a longtemps pensé, et probablement à juste titre, que le sexe en groupe était avant tout une idée d’homme, la femme accordant plus d’importance aux liens affectifs privilégiés dans l’expression sexuelle. Cela ne semble plus aussi évident de nos jours. Au niveau fantasmatique en tous cas, les choses semblent avoir évolué. On peut constater, à travers le livre de Nancy Friday, que la quête du « maximum de plaisir » amène la femme actuelle, elle aussi, à envisager avec plaisir et curiosité les expériences avec plusieurs partenaires. De plus, dans ce type de fantasmes, l’anonymat facilite la transgression de certains principes moraux. Les fantasmes orogénitaux, cunnilingus et fellations, sont, de nos jours, relativement bien acceptés et dégagés des idées de perversion qui leur ont été longtemps associés. Ils font partie de l’imaginaire érotique de la plupart des hommes et des femmes, et celles-ci ont d’ailleurs tendance à en demander toujours plus à ce niveau-là. Plus à l’aise avec la masturbation, qui leur a permis de découvrir les différentes sources de leur excitation génitale, elles s’autorisent non seulement à rêver de stimulation orale, mais ose également la demander au moment de la rencontre charnelle. Quant au fantasme de viol, il apparaît dans l’imaginaire érotique d’un grand nombre de femmes. Pourquoi rêver d’un acte aussi barbare et unanimement rejeté dans la réalité ? Plusieurs auteurs ont tenté de décrypter ce mécanisme paradoxal. Comme nous l’avons déjà évoqué, les femmes ont en elles des messages conflictuels en ce qui concerne leur rôle dans l’approche sexuelle. Elles ont envie de séduire mais, d’un autre côté, elles ont appris qu’elles sont censées se refuser, en tous cas dans un premier temps, et cela même si elles n’en ont pas forcément envie. Le fantasme du viol est une bonne manière de résoudre ce dilemme. En déplaçant la responsabilité de l’acte sur l’agresseur, qui décide pour elle, la femme peut se permettre de s’adonner au sexe sans se sentir coupable, et s’autoriser des agissements que son code moral lui interdirait en d’autres circonstances. 82 83 Friday Nancy, op.cit., p 227 Friday Nancy, op.cit., p 354 34 Ce fantasme répond, en outre, à un autre besoin, narcissique, de se sentir sexuellement irrésistible et de provoquer, chez l’homme, un désir si impérieux qu’il doit être assouvi sur le champ et par tous les moyens. Les fantasmes exhibitionnistes, qui se rencontrent presque exclusivement chez les femmes, répondent à ce même besoin d’être valorisées, de se sentir admirées et convoitées. Les jeunes filles apprennent très tôt à se mettre en valeur par les vêtements, les bijoux et le maquillage, et constatent que par ce biais de séduction elles parviennent à obtenir ce qu’elles veulent de la part des hommes. Cet ascendant les valorise et leur confère un pouvoir qui les stimule sexuellement. Dans le fantasme où elle exécute un strip-tease devant un parterre d’hommes excités, la femme dirige les opérations et décide seule du déroulement et de la fin du spectacle. Par l’exhibition de son corps, elle tient ces hommes à sa merci et cela ne manque pas de lui procurer une grande satisfaction. La phrase de Donna, dans L’empire des femmes, illustre bien cela : « Le sentiment de puissance que j’éprouve alors est incroyable, à savoir que je peux faire un tel effet sur tous ces hommes en même temps »84. De plus en plus de femmes revendiquent d’ailleurs, dans leurs rêves, le désir de conserver la maîtrise de la situation érotique. Le contrôle et le pouvoir qu’elles peuvent exercer sur les réactions et les émotions masculines les pousse à aller encore plus loin. Ainsi on retrouve, dans certains récits de L’empire des femmes, des fantasmes de contrainte sexuelle sur des hommes, parfois sadiques (désir d’inférioriser et d’avilir sa victime), ou des scènes d’initiation qui peuvent exprimer un besoin de renverser les rôles, de dominer l’homme et de prendre, en quelque sorte, une revanche sur la réalité. Comme nous l’avons déjà souligné, la frontière entre les fantasmes dits « normaux » et les fantasmes pervers est parfois difficile à tracer. Tant dans les enquêtes de Claude Crépault que dans les confessions tirées du livre de Nancy Friday, un certain nombre de fantasmes zoophiliques, par exemple, apparaissent. Dans l’échantillonnage de l’équipe canadienne, 12% des femmes et 5% des hommes reconnaissent avoir déjà rêvé d’activités sexuelles avec un animal. Selon une étude des Kronhausen que Claude Crépault cite, ces fantasmes seraient courants chez les femmes se déclarant libérées. Il semble que le principal attrait de la sexualité animale soit de pouvoir s’exprimer ouvertement et spontanément, dans sa nature la plus crue. « L’un de mes fantasmes préférés est d’être baisée par des animaux qui me permettent d’être aussi dépourvue d’inhibition qu’ils le sont eux-mêmes »85. Les fantasmes d’être battus ou humiliés, par contre, restent très minoritaires, autant chez les hommes que chez les femmes, contrairement à l’idée véhiculée depuis la théorie freudienne que le masochisme serait une tendance spécifiquement féminine. 84 85 Nancy Friday, op.cit., récit de Donna, p 152 Nancy Friday, op.cit., récit d’Elaine , p 83 35 Claude Crépault et son équipe ont pu mettre en évidence que le recours aux fantasmes homosexuels est plus fréquent chez les femmes que chez les hommes, probablement parce que moins menaçants pour les premières que pour les seconds, considérés généralement comme plus vulnérables sur le plan de leur identité de genre. Nancy Friday considère même que la principale nouveauté dans le paysage fantasmatique féminin est justement le rêve de faire l’amour avec une autre femme. Souvent, les partenaires féminines fantasmées reflètent l’image idéalisée de la femme elle-même, l’incarnation de tout ce qu’elle rêve d’être. Il semble, en outre, que l’approche érotique plus délicate et plus tendre qui caractérise la relation entre deux femmes soit un aspect important qui milite en faveur du fantasme homosexuel, au détriment de l’acte hétérosexuel souvent perçu comme une course brutale à l’assouvissement des sens. Cela en dit long sur les besoins spécifiquement féminins ! Nancy Friday l’explique ainsi : « …le choix d’une femme plutôt que d’un homme pour partenaire fantasmatique renvoie au désir de quelque chose que seule une femme peut procurer »86. Dans l’enquête de Claude Crépault, ce sont les fantasmes romantiques ou sentimentalisés que l’on retrouve le plus fréquemment dans l’imagerie féminine. De par le conditionnement social traditionnel, les femmes apprennent, le plus souvent, à ne pas dissocier amour et sexualité et à justifier l’attirance physique par les sentiments amoureux qui servent, dès lors, à légitimer également le plaisir sexuel. Chez les hommes, l’érotisme est plus génitalisé et, comme dit Robert Stoller d’une manière très imagée : « … c’est l’engorgement qui l’emporte sur l’engagement » 87. Chez eux, ce sont souvent les thèmes teintés d’hostilité qui dominent leur imaginaire (soumission, contrainte, voire même avilissement par exemple). Cela ne signifie pas que les hommes soient moins aimants par nature, mais qu’ils ont davantage besoin, physiologiquement, d’une certaine dose d’agressivité pour « booster » leurs performances sexuelles. Attention, les femmes aussi peuvent exprimer de l’agressivité à travers leur imaginaire érotique. Dans les récits de L’empire des femmes, elles peuvent être, parfois, aussi brutales que certains hommes, voire même sadiques. Le mythe de la femme douce et passive sexuellement a probablement fait son temps ! Aujourd’hui, les choses ne sont plus aussi tranchées. Nancy Friday l’exprime ainsi : « Dans le secret de leurs rêves, elles (les femmes) arrivent à combiner l’esprit aventureux de l’homme, son besoin de vivre des expériences sans lendemain, avec leur besoin si féminin de chaleur et de tendresse. A suivre »88. Nous venons de voir qu’il existe des thèmes récurrents qui alimentent l’imagerie érotique tant féminine que masculine. Néanmoins, il convient de préciser qu’il existe probablement autant de mises en scènes virtuelles qu’il existe d’individus. Les contenus des fantasmes, dont certains détails d’ailleurs peuvent s’avérer particulièrement importants (le parfum du jasmin, le rai de lumière qui filtre à travers les persiennes, par exemple), sont extrêmement variés et illustrent bien 86 Friday Nancy,, op.cit., p 222 Stoller Robert, op.cit., p 56 88 Friday Nancy, op.cit., p 345 87 36 toute la richesse de l’imaginaire humain. Mais le fantasme le plus efficace n’est pas forcément le plus élaboré. Un simple flash est à même de déclencher une forte excitation. Il n’est même pas nécessaire que la représentation mentale soit explicitement sexuelle pour susciter le désir. Imaginer l’expression particulière d’un visage, ou un effleurement inattendu, peut tout aussi bien provoquer une vive émotion. Sur la base de l’enquête de l’équipe de Claude Crépault, on constate que les fantasmatiques masculines et féminines diffèrent, mais peuvent aussi être considérées comme complémentaires. Chez l’homme, ce sont les fantasmes voyeuristes, polygames, orogénitaux, initiatiques, de contrainte active, et l’image féminine de l’ « anti-madone » qui dominent, alors que chez la femme, ce sont les fantasmes exhibitionnistes, sentimentalisés, narcissiques, de contrainte passive, et l’image d’elle-même dans un rôle d’ « anti-madone » qui prévalent. Un des intérêts majeurs de l’étude canadienne est d’avoir démontré, en reliant différentes variables, que le recours à l’imaginaire érotique, chez la femme, est significativement associé à un certain affranchissement, à une libéralisation tant au niveau des normes traditionnelles qu’au niveau des habitudes sexuelles. Ainsi, les femmes qui fantasment le plus sont aussi celles qui vivent en union libre, qui n’ont aucune pratique religieuse et qui sont le moins inhibées, par exemple, par rapport aux pratiques masturbatoires. Elles sont plus réceptives aux stimulations érotiques d’ordre visuel et ont des besoins et des désirs sexuels plus fréquents. Ce sont elles également qui expérimentent leur premier orgasme le plus jeune. L’enquête montre, en outre, que ce sont ces mêmes femmes qui ont le plus de fantasmes lors des activités sexuelles en couple, et que ce sont celles qui se disent parfois « froides » sexuellement qui en ont le moins ! Les auteurs ont noté que les femmes les plus âgées, en couple depuis longtemps, ont également tendance à fantasmer davantage que les autres lors des relations sexuelles, ce qui vient corroborer l’idée développée plus haut concernant l’utilisation de l’imaginaire érotique, à la fois comme amplificateur de l’excitation sexuelle et comme « revivifiant » pour compenser les effets de la routine. Une autre étude menée à Montréal par l’équipe de Gilles Trudel89, sur le comportement sexuel des couples, et portant sur deux variables dont les fantasmes sexuels, confirme que plus l’attitude est libérale par rapport à la sexualité, plus la vie fantasmatique est riche et plus les expériences sexuelles sont vécues positivement. Cette enquête révèle en outre que, globalement, les hommes sont plus « décontractés » face aux questions sexuelles. Bien que le caractère « normal » et l’absence de connotation morale soient sous-jacents dans toutes les réponses des femmes, celles-ci se montrent systématiquement plus rétives dans l’expression des différentes composantes de leur sexualité. 89 Trudel Gilles, La baisse du désir 37 Par conséquent le recours aux fantasmes apparaît, fatalement, dans cette étude, moins développé chez les femmes que chez les hommes. Mais ce qui est plus intéressant, et qui mériterait d’être approfondi, c’est que, a priori, la présence d’un imaginaire érotique est un prédicteur positif pour la satisfaction sexuelle globale de la femme, alors qu’elle est un moins bon prédicteur pour l’homme. En effet, les auteurs ont pu mettre en évidence que, pour celui-ci, la présence de fantasmes érotiques, en particulier pendant la journée, est liée à un fonctionnement conjugal considéré comme médiocre, ce qui n’est pas le cas pour la femme. Ainsi, les femmes déclareraient moins de fantasmes que les hommes, mais l’influence positive de ceux-ci pour leurs activités sexuelles serait majeure. Qui plus est, les résultats de l’enquête de Claude Crépault révèlent que, pour près d’une femme sur trois, l’imaginaire est plus gratifiant que la réalité ! Contrairement à l’homme, hétérocentré, qui privilégie les plaisirs réels, les rêves érotiques procurent à la femme, plutôt égocentrée, de grandes satisfactions. Nancy Friday, en sa qualité de « porte-parole » de l’expression fantasmatique féminine, le traduit ainsi : « Le propos d’un fantasme est de nous exciter, de nous faire surmonter toutes les barrières qui font obstacle à la satisfaction sexuelle »90. Au jeu des fantasmes la femme n’est jamais perdante, ni déçue. C’est elle qui décide des moyens les plus efficaces pour maximiser son plaisir. Plus perméable aux contraintes morales, le recours à l’imaginaire lui permet aussi d’éviter l’opprobre social et de contourner une éducation par trop puritaine. Elle ose, en rêve, ce qu’elle ne peut se permettre dans la réalité ! Plus vulnérable que l’homme dans la vie réelle, les mentalisations lui permettent également de ne pas s’exposer et d’éviter les risques d’agression. Pour les plus inhibées et les moins désirantes, les femmes ont certainement beaucoup à tirer des ressources de leur imaginaire érotique dans leurs activités sexuelles. Le DSM-IV, comme nous l’avons vu au chapitre précédent, considère l’absence ou la déficience au niveau des fantasmes comme une des caractéristiques des troubles du désir. L’observation clinique confirme, en effet, que les femmes présentant un trouble du désir sexuel ont une activité fantasmatique pauvre, voire inexistante, et cela quel que soit le contexte (rêveries, masturbation, préliminaires ou coït). De plus, les femmes qui n’ont pas ou peu recours aux fantasmes sont également celles qui sont les moins motivées à changer et qui, à la limite, souhaiteraient même être complètement abstinentes sexuellement si elles en avaient le choix. Une étude menée, en 1999, par Gilles Trudel et son équipe91, révèle que le manque de fantaisies érotiques se situe à la 5e place des 20 attributions causales les plus fréquemment citées par les femmes traitées pour une baisse du désir. 90 91 Nancy Friday, op.cit., p 201 Trudel Gilles, La baisse du désir sexuel 38 En 2001, la même équipe a mis en évidence que, chez près de 50% des femmes souffrant de ce dysfonctionnement, la perte d’intérêt pour la sexualité et la pauvreté fantasmatique sont intimement liées et sont, de surcroît, corrélées positivement avec une insatisfaction sexuelle globale. Sans tomber dans le travers qui consisterait à affirmer que la présence de fantasmes est le gage d’un bon équilibre général, force est de constater qu’une vie épanouie est le plus souvent assortie d’une activité sexuelle et d’un imaginaire riches. La présence « vivante », et surtout l’acceptation et l’attitude positive à l’égard de l’activité fantasmatique, peuvent donc être considérées comme des indicateurs positifs au niveau de l’anamnèse clinique des troubles du désir. Il a été démontré d’ailleurs que de cette disposition favorable va dépendre, également, le succès du traitement. Dans le chapitre suivant, nous développerons le rôle de l’imaginaire érotique dans une approche multimodale des troubles du désir. A la lumière de ce qui précède, nous avons tout lieu de penser que l’apprentissage à la fantasmatisation érotique trouve tout naturellement sa place dans la prise en charge sexothérapeutique de ce trouble. 39 Chapitre III . – L’IMAGINAIRE ÉROTIQUE DANS L’APPROCHE THÉRAPEUTIQUE DES TROUBLES DU DÉSIR Nous avons vu dans le premier chapitre que la baisse du désir sexuel, en l’absence d’une atteinte organique, est une problématique complexe dans laquelle interviennent de nombreuses variables, à la fois individuelles (valeurs éducatives, systèmes de pensée, apprentissages personnels…) et interpersonnelles (qualité de la relation conjugale, compétences sociales...). C’est pourquoi il nous parait judicieux d’envisager, pour ce type de dysfonctionnement, une prise en charge portant sur l’ensemble des points qui pose problème, avec sur un projet thérapeutique basé, par exemple, aussi bien sur l’identification et la correction des pensées négatives ou des croyances erronées, que sur l’acquisition de nouvelles habiletés ou l’élargissement du répertoire érotique. Après une brève présentation de quelques approches sexologiques qui mobilisent les fantasmes dans leur traitement des dysfonctions sexuelles, nous nous concentrerons, dans ce chapitre, sur une prise en charge spécifique de la baisse du désir, principalement individuelle, visant à améliorer le fonctionnement sexuel en modifiant ou en développant certains comportements grâce au potentiel thérapeutique d’expérimentations ciblées, faisant l’objet de consignes précises et de tâches prescrites à domicile. Nous nous intéresserons d’abord, succinctement, au rôle de la restructuration cognitive et aux méthodes visant à développer les perceptions et les sensations corporelles, pour nous consacrer ensuite à l’entraînement aux fantasmes, dans une perspective de diversification et d’enrichissement des expériences sexuelles et sensuelles. L’investigation fantasmatique et l’utilisation des rêves érotiques sont présentes dès les premiers programmes d’intervention sexothérapeutiques déjà. Masters et Johnson, dès le premier jour du stage de deux semaines effectué à St Louis par les couples souffrant de dysfonctionnements sexuels, abordent de manière très directe les questions portant sur le contenu des désirs, des rêves et des fantasmes : « Pour accompagner la masturbation, faites-vous appel à des fantasmes particuliers ? Décrivez-les… Faites-vous des rêves érotiques ? Décrivezles »92. Dans leur méthode behavioriste d’exercices érotiques dirigés, les deux chercheurs mettent l’accent sur une rééducation sensorielle progressive. Le toucher en particulier, à travers la sensibilisation corporelle appelée sensate focus, est considéré comme l’axe principal du développement du plaisir. Dès lors, il n’est pas évident de saisir exactement quelle utilisation était faite du matériel fantasmatique ainsi récolté dans leur type de prise en charge. 92 Masters William et Johnson Virginia, op.cit., p 47 40 Helen Kaplan, dès 1974, propose un traitement aux femmes anorgasmiques reposant sur la masturbation et sur le développement des fantasmes, lesquels sont décrits et explorés durant les entretiens. Afin d’inciter ses patientes à enrichir leur imaginaire, la thérapeute leur suggère des lectures érotiques susceptibles de les stimuler sexuellement. Pendant les relations sexuelles, elles sont encouragées à recourir aux mêmes fantaisies sexuelles qui les ont excitées lors de la masturbation, afin d’augmenter leur plaisir et faciliter l’orgasme. Helen Kaplan est l’une des premières, en 197993, à mettre en place une approche thérapeutique spécifique des problèmes liés à l’hyposexualité. Le premier objectif du traitement est d’apprendre aux patients, à l’aide d’exercices à pratiquer à domicile, à accroître leur désir sexuel. Dans ses méthodes d’intervention de type cognitivo-comportemental, elle intègre l’entraînement aux fantasmes sexuels dans les phases de la prise en charge visant à augmenter et à diversifier les expériences sexuelles et sensuelles, et à faciliter les réponses érotiques. L’imaginaire érotique va également servir à favoriser un état d’esprit adéquat dans l’anticipation de la rencontre sexuelle, et à distraire le patient d’une éventuelle anxiété ou de pensées négatives. Dans leur programme de masturbation dirigée destiné aux femmes, Lo Piccolo et Heiman94 visent à diminuer l’anxiété liée aux dysfonctionnements sexuels par l’exposition graduelle aux stimuli érotiques et par le développement d’habiletés sexuelles (information anatomique et physiologique, modifications cognitives, observation, exploration du corps et stimulation des zones érogènes), ainsi que par l’enrichissement des fantaisies sexuelles. Ces apprentissages, qui peuvent s’effectuer individuellement et même chez soi à l’aide d’un guide, se déroulent en douze étapes, et c’est à partir de la cinquième que l’on encourage la femme à développer, à l’aide de lectures ou de films, les fantasmes sexuels susceptibles d’agir sur son degré d’excitation. Quant à la sexoanalyse, elle associe le développement psychosexuel et l’approche clinique. Comme pour la psychanalyse, le travail porte sur l’interprétation des mécanismes inconscients et, dans cette optique, l’imaginaire érotique sert de voie d’entrée susceptible de fournir des informations sur ce qui se passe sur le plan intrapsychique. Claude Crépault et Willy Pasini décrivent l’approche sexoanalytique en la comparant à celle du géologue. La démarche consiste à « … dégager couche par couche les significations d’un fantasme en partant de celles qui sont le plus près de la conscience pour aboutir à celles qui sont profondément enracinées dans l’inconscient »95. Le but de ce type de prise en charge est de mettre à jour et de résoudre les conflits internes en cause dans les dysfonctions sexuelles grâce aux rêves et aux fantasmes. Dans ce modèle thérapeutique, on établit l’anamnèse de l’imaginaire érotique qui est investigué dans le détail, développé sans censure, puis remodelé par l’insertion graduelle d’éléments normalisés. A noter que la sexoanalyse s’adresse principalement à 93 Kaplan H.S, Disorders of sexuel desire an other new concepts and techniques in sex therapy Lo Piccolo Joseph, op.cit. 95 Crépault Claude, Pasini Willy, L’imaginaire en sexologie clinique, Paris, PUF, 1987, p 34 94 41 des patients atteints de troubles majeurs de la sexualité (troubles de l’identité de genre, paraphilies…) et aptes à réaliser un travail en profondeur sur eux-mêmes (capacité d’insight). L’approche sexocorporelle développée par Jean-Yves Desjardins, que nous avons déjà évoquée dans le chapitre concernant la baisse du désir, est une méthode qui implique une intervention directe sur le mode de fonctionnement du patient. Jean-Yves Desjardins définit la santé sexuelle comme « … le développement, l’intégration et l’harmonisation des différentes composantes qui interagissent dans la sexualité humaine »96. L’imaginaire érotique y tient une place importante puisqu’il permet de provoquer, de stimuler, et d’accompagner l’excitation sexuelle. En tant qu’habileté sexodynamique, il peut être développé et enrichi et servir de soutien pour renforcer, par exemple, un sentiment d’appartenance à son sexe biologique défaillant ou pour développer l’érotisation des différences sexuelles. Dans la prise en charge thérapeutique, le contenu des fantasmes est détaillé et sert à révéler les caractéristiques du fonctionnement sexuel du patient, en particulier ses modes excitatoires, à mettre en lumière ses codes d’attraction, ou encore à voir comment il se positionne en tant qu’homme ou en tant que femme, par exemple. Gilles Trudel97 et son équipe, enfin, ont mis au point une méthode d’évaluation et de traitement de la baisse du désir basée sur une conception cognitivocomportementale et multimodale. Pour cet auteur, les fantasmes sexuels qui constituent l’élément moteur du désir sexuel, sont au cœur de la problématique de l’hyposexualité. De ce fait, il considère que l’entraînement aux fantasmes sexuels ne devrait être abordé qu’à la fin d’un traitement, dès lors qu’un certain nombre de changements ont déjà été opérés, rétablissant l’image négative de la sexualité. Dans le cadre de cette prise en charge, qui se déroule en douze séances, les objectifs sont tout d’abord d’informer, d’identifier les distorsions cognitives et de les modifier, d’améliorer la qualité de vie et la communication du couple, et enfin de favoriser l’émergence des fantasmes érotiques stimulants. A la huitième séance, le sexothérapeute aborde l’imaginaire érotique, en expliquant les concepts de rêve éveillé et nocturne et de fantasme sexuel, ainsi que leur fonction. Il établit ensuite, à la séance suivante, le répertoire des fantasmes érotiques les plus excitants pour le sujet, et c’est à la dixième séance seulement que débute l’entraînement à la fantasmatique sexuelle à proprement parler. Le modèle présenté par Gilles Trudel98 est une base intéressante pour la compréhension des troubles du désir et pour l’élaboration d’un processus thérapeutique cohérent. Selon ce modèle, qui agit en cercle fermé, les facteurs favorisants (éducation stricte, manque de confiance en soi, problèmes relationnels…) favorisent une conception négative de la sexualité et l’inhibition 96 Chatton Dominique, Desjardins Jean-Yves et Lise, Tremblay Mélanie, La sexologie basée sur un modèle de santé sexuelle, Psychothérapies, vol.25, 2005, no 1, p 5 97 Trudel Gilles, Les dysfonctions sexuelles 98 Trudel Gilles, La baisse du désir 42 de l’expérimentation sexuelle et des fantasmes, qui finissent par engendrer un malaise au moment de la rencontre sexuelle. Cet inconfort induira peu à peu un certain nombre de comportements d’évitement, agissant comme autant de renforcements négatifs aggravant la problématique. Les répercussions, tant au niveau personnel (souffrance) que relationnel (tension) participeront, à leur tour, au maintien du trouble. L’objectif principal de la prise en charge des patientes hyposexuelles est donc de briser ce cycle infernal d’anticipation anxieuse et d’émotions négatives renforçant le manque d’appétence sexuelle, dont l’issue fatale n’est autre que l’appauvrissement global, voire même l’extinction de la vie sexuelle. Pour ce faire, il convient de faire « éclater » le contrôle inhibiteur, en utilisant tous les moyens à disposition susceptibles de contribuer à faire renaître ou à augmenter l’envie sexuelle et à promouvoir les sensations agréables liées aux activités sexuelles. Le but ultime étant, bien entendu, de rétablir le lien entre sexualité et plaisir, qui plus est de vouloir le rechercher pour soi. Des qualités particulières sont-elles nécessaires au sexothérapeute souhaitant mettre à profit l’imaginaire érotique dans la prise en charge thérapeutique des femmes hyposexuelles ? Davantage que d’autres outils thérapeutiques, l’utilisation des fantasmes sexuels renvoie le sexothérapeute à des ancrages anciens, à des valeurs profondes ainsi qu’à ses propres « démons » intérieurs. Afin de se mouvoir de manière naturelle dans le monde imaginaire érotique d’autrui, quelles que soient la méthode ou les convictions, il lui faudra tout d’abord se sentir à l’aise dans sa vie sexuelle, débarrassée de toute idéologie restrictive, libérée de toute gêne et de tous préjugés ostensibles, et cela même par rapport à des fantasmes déroutants et dérangeants. Dans son approche, il aura à faire preuve d’une bonne capacité d’adaptation, de souplesse et d’ouverture d’esprit. Il devra garder à l’esprit que son rôle est avant tout d’aider sa patiente, de manière empathique et sans jugement, à mieux être pour mieux aimer dans les choix qui lui sont personnels. Etre actif sans être trop directif encouragera la patiente à se mobiliser dans la perspective de son propre épanouissement. Il doit être apte non seulement à la soutenir, mais également à la responsabiliser, d’autant que certaines patientes hyposexuelles, dépendantes et attentistes, ont parfois tendance à ne compter que sur lui pour opérer des améliorations. Comme nous l’avons déjà souligné dans le chapitre précédent, l’incursion dans le monde imaginaire érotique, bien que riche en promesses, est délicate et peut susciter des résistances importantes, en particulier chez les patientes souffrant d’hyposexualité. Trudel99 affirme d’ailleurs que la question des fantasmes est 99 Trudel Gilles, la baisse du désir sexuel 43 probablement au cœur de cette problématique sexuelle spécifique. De ce fait, l’approche de cette sphère très intime doit faire l’objet de beaucoup de prudence, de délicatesse, et surtout de respect par rapport à la liberté d’expression, sachant que le degré d’auto permissivité, dans ce domaine, peut beaucoup varier d’une personne à l’autre. Chaque patiente doit rester libre d’exercer un certain degré d’autocensure, parfois d’ailleurs indispensable au maintien de son équilibre intrapsychique. Plutôt que d’imposer des directives exigeantes, il est préférable de convenir avec elle de la manière la plus confortable de procéder, et de trouver des voies d’entrée dans son imaginaire acceptables pour elle. Bien entendu, le bénéfice qui peut être tiré de l’utilisation des fantasmes ne peut exister que dans la mesure où la patiente se trouve en de bonnes dispositions et adhère à la démarche. Aucun « totalitarisme » ne peut être envisagé dans un domaine aussi sensible. Comme le dit Claude Crépault dans l’introduction de l’ouvrage cité en référence : « le culte du fantasme peut tout autant aliéner la sexualité que le culte de la réalité » 100. Pour mener à bien un traitement pour baisse du désir sexuel, il convient de garder à l’esprit qu’il existe autant de tableaux cliniques que de demandes, et cela nécessite d’y répondre par une diversité également au niveau des stratégies et des projets thérapeutiques. Comme pour la plupart des sexothérapies, la prise en charge des troubles du désir ne peut se faire en appliquant des « recettes » standardisées, mais bien plutôt en privilégiant une approche personnalisée et adaptée aux attentes et aux besoins spécifiques de la patiente, en prenant le temps de l’écouter, de la connaître, et surtout en se montrant créatif dans les propositions d’aide. Nous défendons l’idée que l’intervention thérapeutique doit être précise et ciblée, et qu’il est préférable de travailler en fonction des objectifs de la patiente plutôt qu’en fonction d’une méthode ou d’un diagnostic. Bien sûr, il appartient aussi au sexologue de savoir « mettre en appétit » sa patiente, souvent désabusée, afin de l’encourager à expérimenter de nouvelles émotions et de nouvelles sensations pour elle-même. Il convient de promouvoir un certain enthousiasme dans les jeux érotiques, l’idée que le sexe est une fête et non pas une corvée et qu’il est possible d’en jouir et de s’en réjouir. Comme le préconisait Masters et Johnson : « notre intervention doit aussi donner droit au plaisir »101. En sexothérapie, ce ne sont pas les gestes « altruistes » qui sont forcément encouragés, mais plutôt les comportements dits « égoïstes », qui consistent à se concentrer d’abord sur son propre plaisir, parce que ce sont ceuxlà précisément qui servent de vecteurs au changement et qui favorisent les progrès. L’ « égocentration » permet de mieux se connaître pour pouvoir mieux mettre à profit, ensuite, ces découvertes dans la relation à deux. Comme le dit François Parpaix : «… comprendre que le plaisir dans la frustration n’est pas la meilleure façon d’optimiser sa sexualité… est la meilleure manière d’honorer son partenaire »102. 100 Crépault Claude, L’imaginaire érotique et ses secrets Masters William et Johnson Virginia, op.cit., p 81 102 Parpaix François, op. cit., p 109 101 44 La femme non désirante, plus qu’aucune autre, devrait pouvoir s’autoriser à écouter ce qui se passe en elle, et pouvoir décliner l’invitation au sexe sans se sentir coupable. Pour Gilbert Tordjman , « seul cet espace de liberté, librement consenti et rigoureusement respecté, permet au désir de retrouver son envol »103. Certaines femmes considèrent encore leur corps comme une source de plaisir avant tout pour leur partenaire et non pour elles-mêmes. Dans ces cas de figure, il convient de réhabiliter l’idée que le corps est notre propre bien, et que tout développement vers une expression sexuelle globale plus satisfaisante passe par une meilleure connaissance de soi, de ses envies, de ses rejets, et de ses modes de jouissance privilégiés. Parmi les femmes qui consultent pour une libido défaillante, un certain nombre entreprend la démarche par crainte de perdre leur mari. Le défi, pour le thérapeute, est de faire adhérer ces patientes à un projet thérapeutique d’abord pour elles-mêmes en leur expliquant, en outre que, immanquablement, le conjoint en retirera le bénéfice secondaire. Une bonne manière de convaincre ces femmes du bien-fondé d’une démarche pour elle-même est de leur permettre de se sentir active et efficace dès le début du traitement. Grâce à l’utilisation de moyens simples et adaptés, susceptibles de déboucher sur des apprentissages visibles et opérants, il est possible de les aider à regagner rapidement confiance en elles. Le facteur temps est certainement un élément clé pour favoriser une issue positive à ce type de prise en charge, le découragement survenant plus vite ici que dans les autres dysfonctionnements sexuels. En effet, la plupart des patientes anorgastiques qui consultent, par exemple, sont en général fortement motivées par le désir de devenir une femme sexuellement « normale » et « fonctionnelle », et ont hâte de pouvoir bénéficier de toutes les ressources que leur offre leur sexualité. Elles sont souvent prêtes à « travailler » dur pour y parvenir. Pour la femme hyposexuelle souvent, les activités sexuelles ne présentent finalement qu’un attrait très relatif. D’autant que beaucoup d’entre elles, sans être phobiques, avouent avoir des difficultés au niveau de la proximité intime (toucher et être touchées). De ce fait, l’effort à fournir pour s’adonner à des exercices a priori sans intérêt, voire pénibles, paraîtra d’autant plus pesant s’il n’est pas récompensé par un résultat concret lui laissant entrevoir la possibilité d’un épanouissement personnel rapide. Comment envisager le déroulement de la prise en charge ? Toute prise en charge thérapeutique comporte des étapes qui doivent être respectées, afin d’optimiser le bon déroulement du traitement et les chances de réussite. Ainsi, les premiers entretiens doivent tout d’abord permettre de clarifier la demande et les attentes spécifiques de la patiente (« Que vient-elle chercher ? Qu’est-ce qui lui pose problème ? Qu’attend-elle de son traitement ? »). D’autant que les femmes hyposexuelles ont souvent beaucoup de difficultés à définir ce que représente pour elles le désir sexuel et, comme nous l’avons vu plus haut104, 103 104 Tordjman Gilbert, op.cit., p 287 V. supra, p 45 45 quelle est la limite entre ce qu’elles souhaitent pour elles-mêmes et ce qui est induit par le conjoint. Quant à l’évaluation sexologique (histoire personnelle, contexte social et conjugal, santé physique et psychique, mode de fonctionnement sexuel …), elle est également indispensable pour pouvoir identifier les différents facteurs favorisants, déclenchants et de maintien du trouble, qui interfèrent avec le désir sexuel, et pour mettre à jour les causalités du dysfonctionnement. C’est à ce stade que la mise en évidence d’un conflit conjugal majeur, « couvrant » la problématique sexuelle, devrait inciter le sexothérapeute à suspendre la prise en charge afin d’accorder la priorité à la résolution du problème de fond, sans laquelle des progrès significatifs ne peuvent être accomplis sur le plan sexuel. En sexothérapie, on prend en compte les causes indirectes (éducation stricte, environnement défavorable…), mais le travail porte essentiellement sur les causes sexuelles directes (idées fausses concernant la sexualité, apprentissages sexuels insuffisants, modes excitatoires limitatifs…). Dans l’anamnèse des patientes hyposexuelles, les sources d’excitation ou de répulsion doivent être mises à jour et explorées (qu’est-ce qui les attire tout particulièrement ? qu’est-ce qui leur déplait, voire les dégoûte ? et qu’est-ce qui les laisse indifférentes ?). Il est également très important de déceler si elles utilisent leurs fantasmes avec plaisir, à des fins excitatoires, ou si elles ont tendance à les réprimer par désintérêt, par honte ou par culpabilité. Ces deux premières étapes, l’identification et la reformulation de la demande et l’évaluation sexologique complète, doivent aboutir à la compréhension de la logique du système de la patiente et de son fonctionnement sexuel. Un traitement cohérent et efficace ne peut être entrepris que si l’on a pu appréhender l’ensemble des mécanismes en jeu, et que l’on aura pu mettre en évidence les lignes de forces et les limites qui serviront de base à un projet thérapeutique personnalisé, réaliste et réalisable. Après un feed-back visant à synthétiser les différentes informations recueillies, le projet thérapeutique sera présenté de manière claire, avec un vocabulaire familier à la patiente, afin de s’assurer de son adhésion et de sa motivation au travail sexothérapeutique. On lui précisera que l’on construit un nouveau mode de fonctionnement sexuel sur la base de ce qui est déjà acquis, que l’on part du « plein » (les lignes de forces) et non pas du « vide » (les manques), selon la formule chère à Jean-Yves Desjardins. Plutôt que de chercher à résoudre le « pourquoi je n’ai plus de désir sexuel ? », le travail thérapeutique mettra l’accent sur le « comment est-ce que je fonctionne aujourd’hui dans ma vie sexuelle ? » et « quels sont les moyens dont je dispose pour l’améliorer et l’enrichir ? », l’objectif étant de rétablir plaisir et confort sexuels et non pas d’atteindre des records en termes de performances sexuelles ! 46 Quels pourraient être les axes du travail thérapeutique ? Nous proposons ci-dessous trois niveaux d’intervention principaux : - le niveau cognitif le niveau du ressenti corporel le niveau de l’imaginaire érotique avec la possibilité d’intervenir également au niveau du couple. Au niveau cognitif, le travail est essentiellement informatif et pédagogique. Une bonne appréhension des mécanismes qui régissent les comportements sexuels, qu’ils soient culturels, sentimentaux, psychologiques ou physiologiques, constitue un passage obligé dans le traitement des troubles du désir, dans lesquels les « non-dits », les dénis, ou tout simplement les déficits en terme de connaissances se rencontrent fréquemment. Au niveau de la restructuration cognitive, il est souvent nécessaire d’apporter, dans les premiers entretiens, des précisions anatomiques ou physiologiques, en particulier à des femmes qui ne portent que peu d’intérêt à leur vie sexuelle. C’est également l’occasion de rétablir certains préjugés, par exemple concernant les rôles masculin et féminin (comme celui qui consiste à penser que les femmes ne s’intéressent pas au sexe et que seuls les hommes ont des pulsions sexuelles, ou encore qu’une femme « bien » ne doit pas initier les rapports sexuels, se masturber ou fantasmer…), de fournir quelques informations sur leurs différences de fonctionnement ainsi que sur les comportements sexuels habituels, afin de relativiser les résultats de certaines enquêtes publiées dans les médias (sur la fréquence des rapports sexuels, par exemple). Cette étape permet d’amener la patiente, de manière empathique, à prendre conscience des idées qui ont contribué à l’amener progressivement à perdre son désir sexuel, en lui expliquant que la prise en charge vise à réduire et à modifier ces pensées « parasites » (considérer que le sexe est sale ou immoral, par exemple) pour les remplacer par des conceptions positives de la sexualité, mieux adaptées à un fonctionnement sexuel plus libre et plus harmonieux. Au niveau du ressenti corporel, l’approche thérapeutique vise à affiner et à développer progressivement des émotions et des sensations physiques agréables liées à l’excitation sexuelle, contribuant ainsi à codifier positivement les activités érotiques. Nous avons vu, dans l’approche sexocorporelle, qu’il existe plusieurs types de désir, le désir sexuel, le désir sexuel coïtal, le désir de fusion, etc105. Dès lors, il peut paraître intéressant d’identifier le type de désir défaillant dans la dysfonction 105 V. supra, p 8 47 sexuelle à traiter, afin d’orienter l’intervention thérapeutique dans la bonne direction. En ce qui concerne les hyposexualités, le désir sexuel qui vise à obtenir une décharge orgastique par la masturbation est en général préservé, mais c’est le désir sexuel coïtal (l’envie d’entretenir des relations sexuelles) qu’il est nécessaire de restaurer le plus souvent. L’appropriation et le développement d’habiletés sexocorporelles spécifiques peuvent aider la patiente en manque de désir sexuel coïtal, en lui faisant découvrir par exemple sa sphère vaginale, souvent négligée au profit de la zone clitoridienne plus innervée, plus aisément accessible et mieux apte à lui procurer un orgasme garanti. Lors du coït, par contre, en l’absence de stimulation clitoridienne directe, la décharge paroxystique obtenue par les seules poussées du pénis est plus difficile, voire impossible pour un certain nombre de femmes. Un récent sondage106 révèle d’ailleurs que seulement 17% des femmes déclarent avoir un orgasme à chaque rapport sexuel ! Le travail thérapeutique consiste, dans un premier temps, à mieux appréhender les réactions physiologiques liées à l’état d’excitation sexuelle lors de l’autostimulation (lubrification, bouffées de chaleur, respiration rapide, tension musculaire…). On encourage ensuite la patiente à procéder à différents repérages au niveau des ses récepteurs internes sollicités au moment du coït (exploration du vagin, utilisation des pressions, des frottements, observation des changements au moment de l’excitation, etc), pour l’amener à découvrir son excitabilité vaginale et à développer les sensations agréables procurées par cette zone méconnue. Ces différents repérages sont suivis, dans un deuxième temps, par l’apprentissage de mouvements spécifiques, également proposés dans l’approche sexocorporelle de Jean-Yves Desjardins107, destinés à diffuser l’excitation puis à la canaliser pour parvenir à la décharge orgastique. Les mouvements ondulatoires, par exemple, qui sont des mouvements amples qui favorisent la fluidité du corps, donnent accès à la volupté sexuelle. Le mode d’excitation en vagues, quant à lui, s’accomplit grâce à un mouvement double (la « double bascule ») à la fois du bassin qui bascule d’avant en arrière dans l’axe du corps, et du haut du corps qui se mobilise en harmonie. Le mode ondulatoire et le mode en vagues permettent à la fois de moduler et de faire monter l’excitation jusqu’au « lâcher-prise » déclenchant l’orgasme. L’utilisation des lois du corps (mouvements amples ou réduits, rapides ou lents, tendus ou détendus) vont également servir à amplifier le plaisir sexuel. L’appropriation sensori-vaginale et l’apprentissage de ces mouvements spécifiques vont contribuer à enrichir les sources et les modes d’excitation et à amplifier le désir sexuel. Cette étape est accompagnée d’une mobilisation également au niveau de l’imaginaire. Dans cette démarche, la femme apprend 106 Source : Global sex survey DUREX, enquête citée par le mensuel Marie-Claire de juin 2005, p 308 Chatton Dominique, Desjardins Jean-Yves et Lise, Tremblay Mélanie, La sexologie basée sur un modèle de santé sexuelle, Psychothérapies, vol.25, 2005, no 1 107 48 progressivement à faire siennes de nouvelles sensations, à expérimenter d’autres manières de bouger son corps, en y associant des images érotiques sélectionnées par elle comme étant susceptibles de lui (re)donner le goût de faire l’amour. Au niveau de l’imaginaire érotique, le travail thérapeutique porte sur l’acquisition ou l’enrichissement du répertoire fantasmatique. Nous avons vu plus haut108 que ce n’est pas tant la présence de fantasmes que leur utilisation qui fait défaut chez les femmes souffrant de troubles du désir. L’imaginaire érotique, comme nous l’avons souligné dans le deuxième chapitre, est largement influencé par la codification positive ou négative de la sexualité en général. Pour parvenir à déployer sa fonction de « booster », il doit avoir été « nourri » par des pensées plaisantes ainsi que par des expériences sexuelles positives. Des conceptions pessimistes, des expériences traumatisantes, des images répugnantes ou effrayantes rattachées au sexe, peuvent affecter profondément le fonctionnement sexuel. On parle alors d’ « anti-fantasmes » qui vont agir, à l’inverse des autres, comme des freins ou des suppresseurs du désir et entraîner des blocages au niveau de la réponse sexuelle. Pour parvenir à érotiser la rencontre sexuelle, la femme doit d’abord apprendre à codifier positivement la sexualité via son imaginaire. L’observation clinique nous montre qu’en règle générale la censure du fantasme est intimement liée à la censure du désir. La prise en charge thérapeutique des troubles du désir doit donc viser à augmenter la présence et la fréquence des fantasmes sexuels. Dans les entretiens qui traitent de l’imaginaire érotique, un soin particulier doit être apporté au « confort intellectuel » de la patiente. Il convient de la mettre à l’aise, de la rassurer et, le cas échéant, de la déculpabiliser en lui expliquant qu’une femme dont le désir sexuel est inhibé doit se sentir « autorisée » à le stimuler par tous les moyens qui peuvent être mis à sa disposition. On peut ensuite situer la place de l’imaginaire érotique dans le processus d’activation sexuelle et dans le déclenchement du désir en particulier, en précisant que la vie fantasmatique fait partie intégrante de l’expression sexuelle globale. Fantasmer peut être envisagé comme une activité parfaitement normale et inoffensive, susceptible de procurer des émotions très excitantes qui peuvent être savourées sans complexe ni culpabilité, même pendant les relations sexuelles. Il peut être utile de rappeler que plusieurs enquêtes font apparaître qu’un grand nombre de femmes avouent fantasmer pendant les rapports avec leur conjoint, et que la plupart en retirent beaucoup de satisfaction. Solliciter son imaginaire érotique ne signifie pas « disqualifier » son partenaire, mais explorer de nouveaux horizons susceptibles d’augmenter leur plaisir à tous deux. L’imaginaire érotique peut être considéré comme une zone érogène à part entière, aussi efficace que les lèvres, la main, ou les parties génitales. Riche en 108 V. supra, pp 34 et 38 49 ressources, il offre de nombreuses possibilités, car il permet de tirer parti d’activités sexuelles rêvées qui ne nous engagent pas dans la réalité. Il autorise à laisser libre cours à la curiosité sans risque de devoir rendre des comptes et en minimisant, voire en écartant, l’emprise de la culpabilité. Il enrichit la vie sexuelle, réveille des émotions endormies, et redonne des couleurs à une vie sexuelle devenue fade, monotone et répétitive. Il contribue non seulement à améliorer la qualité de la vie sexuelle mais, par voie de conséquence, il peut également avoir une influence sur la satisfaction conjugale. Une fois à l’aise, la consultante sera encouragée à exercer ses capacités imaginatives et fantasmatiques. Pour ce faire, elle sera invitée, d’une part, à enrichir son répertoire de fantasmes érotiques et, d’autre part, à repérer ceux qui lui paraissent les plus opérants. Le déroulement du travail avec l’imaginaire érotique peut s’effectuer en trois phases successives. Premièrement l’anamnèse des fantasmes, leur description et la sélection des fantasmes les plus stimulants, deuxièmement l’exercice de ceuxci à domicile lors des activités autoérotiques, troisièmement la convocation des images excitantes avant et pendant la rencontre sexuelle. L’anamnèse de la vie fantasmatique pourra être menée à l’aide de questions telles que : « avez-vous déjà eu des fantasmes sexuels ? », « à quoi rêvez-vous ? », « vos fantasmes ont-ils changé avec le temps ?», « à quels moments les utilisezvous ? », « quel est leur impact sur votre désir, votre excitation, votre capacité à atteindre l’orgasme ?», etc. On procédera ensuite à l’inventaire des fantasmes déjà existants, à leur description, ainsi qu’à leur mode d’apparition. Dans les cas où l’imaginaire érotique semble particulièrement pauvre, il conviendra de l’enrichir en constituant un répertoire de rêves érotiques acceptables et opérants pour la patiente, sur la base de films ou de lectures spécialisées. Il est possible également de l’aider dans sa démarche en passant en revue avec elle les contextes érotiques favorables comme certains endroits (le bureau, l’ascenseur…), certains moments particuliers (une visite médicale, une leçon de natation, par exemple), ou encore en identifiant les personnes à haute charge érotique (un acteur de cinéma, un professeur de français…). On retiendra les scenarii les plus efficaces, lesquels serviront à activer le désir ou à le relancer au moment opportun. Ces fantasmes « privilégiés » seront bien détaillés et intégrés pour être régulièrement exploités dans les activités sexuelles à venir. Dans les cas de patientes résistantes à se dévoiler ou particulièrement inquiètes, il est possible de leur suggérer, par exemple, de se remémorer une scène d’un film qui les a émues, ou de construire un scénario érotique avec des personnages inconnus, dans lequel elles n’auraient aucun rôle à jouer. A domicile, la patiente aura à s’exercer à la visualisation de ces fantasmes dans une situation de détente, avec ou sans autostimulation, en se concentrant sur ses réactions physiques (repérage des manifestations d’excitation). Lorsqu’il s’agit de renforcer, chez la patiente, un désir sexuel coïtal ou de développer une génitalité 50 pauvre, l’imaginaire pourra être orienté sur des fantasmes centrés sur la « réceptivité » féminine et l’érotisation du « creux » vaginal (en imaginant ressentir, par exemple, dans un contexte favorable comme une plage à la tombée du jour, les poussées et la puissance du pénis de l’homme de ses rêves, en forte érection à l’intérieur de son ventre). Ces fantasmes spécifiques, proposés par la femme elle-même, l’aideront mentalement à associer la pénétration à quelque chose d’agréable, et contribueront à éveiller en elle l’envie de recevoir le phallus et d’être « remplie » par un homme dans la vie réelle. Ces mêmes images pourront être utilisées également pour lui permettre de se placer dans un état d’esprit adéquat, voire de déclencher le désir, dans la phase d’anticipation des ébats amoureux. Comme nous l’avons vu, beaucoup de patientes souffrant de baisse du désir développent une tension, et parfois même une anxiété, avant même d’entrer dans la chambre à coucher. Dans la perspective des relations sexuelles ou lors des préliminaires, le recours à l’imaginaire érotique peut les aider à neutraliser cette appréhension et à dédramatiser la rencontre sexuelle, en la rapprochant du vécu masturbatoire. Lors des rapports sexuels, l’activation de l’imagerie mentale permet, en outre, de favoriser l’état de détente nécessaire à l’apparition de la réponse sexuelle. L’observation clinique nous montre que les femmes souffrant de troubles du désir ou de l’excitation sont également souvent incapables de s’abandonner à l’expérience sexuelle. Les rêves érotiques permettent de s’absorber et de s’impliquer dans le moment présent, de se laisser aller, et de dépasser le besoin de garder la maîtrise de la situation. Ils peuvent également servir à amener une diversion par rapport à une éventuelle « attitude de spectateur », décrite dans le premier chapitre109, qui contribue largement à inhiber le sujet dans son expression sexuelle. La production de fantasmes favorise donc la participation à l’échange amoureux, en incitant la femme à devenir « actrice » de la situation vécue. Enfin, les personnes souffrant d’une baisse de désir sexuel peuvent développer, comme nous l’avons vu, une image narcissique dévalorisée. L’imaginaire érotique peut également jouer un rôle dans le rétablissement d’une perception de soi plus gratifiante, indispensable à une bonne santé sexuelle. Etre satisfait de l’homme ou de la femme que l’on est, se considérer comme quelqu’un d’attirant et d’aimable est, en effet, une base essentielle au développement d’un fonctionnement sexuel harmonieux. Le sentiment d’appartenance à son propre sexe peut être travaillé, en sexothérapie, grâce à l’apprentissage d’un certain nombre d’habiletés (la posture, la démarche, les attitudes par exemple) visant à « habiter » son corps sexué, mais aussi en favorisant l’émergence de fantasmes appropriés. Des scenarii érotiques de type exhibitionniste, par exemple, dans lesquels il est permis de prendre plaisir à se montrer et à séduire l’autre peuvent permettre de regagner un peu de confiance en soi en renforçant l’assertivité sexuelle, c’est-à-dire la fierté d’appartenir à son sexe et la capacité à érotiser l’expression de sa masculinité ou de sa féminité. 109 V. supra, p 11 51 Une intervention au niveau du couple peut également être envisagée dans la prise en charge des troubles du désir. Malgré le peu d’études effectuées à ce sujet, il paraît fort probable qu’il existe une interaction entre les variables conjugales et les variables sexuelles, a fortiori en ce qui concerne le désir sexuel. La satisfaction sexuelle est sans aucun doute influencée par la qualité des échanges dans le couple, et en particulier par les attitudes et l’expression des sentiments. Les problèmes sexuels, cependant, existent aussi en-dehors de toute crise conjugale, comme nous l’avons vu précédemment. Le désir sexuel, en particulier, sensible à l’usure du temps et de la relation amoureuse aussi heureuse soit-elle, peut échapper au lien qui le relie à l’amour, et peut fluctuer indépendamment de la force des sentiments ou de l’harmonie conjugale. Nous pensons que l’objectif d’une sexothérapie est principalement de remédier aux troubles du fonctionnement sexuel. Lorsqu’il existe un conflit important, ouvert ou latent, à l’origine de la perte du désir, une prise en charge spécifique relevant de la thérapie ou du conseil conjugal doit être proposée, avant de pouvoir entreprendre un traitement sexuel efficace. A quel moment alors peut-on envisager les rencontres à trois dans une prise en charge de la baisse du désir ? Sans prétendre être exhaustifs, nous proposons ci-dessous quelques situations délicates ou bloquées qui justifient un entretien avec les deux conjoints. Inviter un partenaire réticent, ambivalent ou suspicieux, risquant de compromettre la réussite du traitement, peut servir à le rassurer, l’aider à prendre du recul et à dédramatiser ce qui se passe dans le « secret du cabinet ». Un système de communication entre les conjoints particulièrement pauvre ou inadéquat est également susceptible de bloquer l’évolution de la prise en charge. Faciliter le dialogue en leur proposant une discussion ouverte, dans un climat respectueux et serein, permet de relâcher la tension et peut créer une ouverture vers des échanges plus constructifs. Dans cette perspective, il est parfois utile de leur transmettre quelques conseils simples relevant des techniques de pédagogie active, tels que éviter de généraliser (« c’est toujours la même chose ! »), ou encore orienter le discours sur ce que l’on ressent (« je me sens mal dans cette situation ») plutôt que d’accuser le partenaire (« tu fais tout pour que je me sente mal »), etc. Parfois il est nécessaire de rompre l’engrenage des accusations mutuelles, et de les prévenir des effets dévastateurs, sur le plan sexuel, des attitudes hostiles permanentes ou des critiques systématiques. Lorsque des conduites de sabotage pour éviter les rapprochements sexuels ont été décelées, il peut s’avérer utile de les signaler et de proposer des alternatives, comme de se rappeler les bons souvenirs et les qualités du conjoint, de redécouvrir les démarches romantiques ou de séduction, ou encore de procéder 52 à des changements pour casser la routine, comme par exemple se fixer des rendez-vous galants en dehors du cadre de vie habituel, ou encore partager des activités à deux, sans les enfants. Dans les problématiques liées au manque de désir, il convient tout particulièrement de les encourager à rester attentifs à leur apparence, à continuer de vouloir plaire à l’autre, en un mot à « se rendre « rêvable » au quotidien », comme le dit François Parpaix110. Ces discussions peuvent également servir à trouver ensemble des solutions pour modifier un contexte de vie perturbant pour l’harmonie sexuelle du couple (promiscuité des enfants ou des parents, rythmes de vie décalés…). On peut également profiter de l’atmosphère détendue d’un entretien à trois pour aborder le rôle des rêves érotiques dans la sexualité du couple, et engager les conjoints à en faire usage, voire à les enrichir, lorsqu’ils se plaignent du manque de saveur de leurs ébats routiniers. Nous avons vu dans le deuxième chapitre que le recours à l’imaginaire érotique permet de pallier à la banalisation progressive des activités sexuelles conjugales. En suggérant au couple de remplacer les repas traditionnels par quelques plats exotiques bien relevés, on les invite à prendre une part active à la création de leur festin. Ainsi, les contenus de certains fantasmes privilégiés, qui n’ont pas forcément à être dévoilés, pourront inspirer certaines mises en scènes érotiques qui ne manqueront pas d’amener un peu de « piment » dans la fadeur quotidienne. Pour rompre avec les habitudes, et favoriser une fidélité voulue plutôt qu’obligée, il est parfois nécessaire, selon la formule de Willy Pasini, qui excelle dans les métaphores alimentaires, de « … changer le menu du couple, sous peine que l’un ou l’autre ne change de restaurant… »111. Comment envisager le suivi de la prise en charge ? Dans les dernières séances, il est important de ne pas négliger d’aborder l’aprèstraitement. L’évaluation des résultats doit s’accompagner d’un travail de prévention de la rechute, travail d’autant plus important que, d’après certaines études, il existe 70% de réussite en sexothérapie mais, après 3 mois, seul 55% des acquis sont maintenus112. La patiente doit donc être informée que les progrès qui ont été opérés ne la mettent pas à l’abri d’une récidive. Il convient cependant de dédramatiser une réapparition du problème, en rappelant qu’il s’agit d’un phénomène fréquent et banal, surtout chez les personnes dont la libido reste fragile. Les événements de la vie, les périodes de stress ou de fatigue, les difficultés conjugales, par exemple, sont autant de circonstances qui peuvent interférer et affecter le fonctionnement sexuel. Une baisse de désir peut survenir 110 Parpaix François, op. cit., p 169 Pasini Willy, Les nouveaux comportements sexuels, p 90 112 Chiffres cités par le Dr Giulio Corazza,, dans son cours intitulé Dysfonctions sexuelles, approche cognitive et comportementale, formation continue en sexologie clinique, Université de Genève, mars 2004 111 53 dans ces circonstances, mais cela ne signifie pas pour autant une installation définitive du trouble. La patiente devra apprendre, si possible avec l’aide du sexothérapeute, à identifier les situations à haut risque susceptibles de faire ressurgir le problème, de façon à les prévenir ou à réagir le plus rapidement possible lorsqu’elles se présentent. Pour cela, elle disposera des moyens et des stratégies qu’elle se sera appropriée au cours du traitement, et qui auront fait leurs preuves. 54 CONCLUSION Il est apparu, dans ce travail, que le désir sexuel est le résultat d’une intégration progressive et réussie de différents facteurs, biologiques, psychologiques, cognitifs, culturels, relationnels… Fragile et labile, il est sujet à variation au cours de la vie, et son déclin peut représenter une souffrance à laquelle le sexologue se doit de proposer une réponse adaptée. Pour la plupart d’entre nous, comme le souligne d’ailleurs Willy Pasini, « sans désir, il n’y a pas de vie »113. Une sexualité épanouie n’est pas seulement pourvoyeuse de plaisir sensuel, elle est aussi le moyen, comme nous l’avons vu, de se rassurer, d’affirmer son identité, de favoriser une bonne intégration sociale et de goûter aux joies d’une intimité totale avec l’être aimé. Au début de cette réflexion, nous nous sommes posés une première question : Comment peut-on réagir à la baisse du désir ? Notre objectif était de démontrer qu’il existe, dans le cadre d’une prise en charge thérapeutique, des solutions susceptibles de raviver un désir émoussé, soit par certains barrages éducatifs, soit par l’ignorance, soit par la pauvreté des habiletés sexuelles, soit encore par la monotonie conjugale consécutive à la répétition des gestes au quotidien. Nous avons soutenu l’idée qu’une sexothérapie efficace des troubles du désir, non liés à une pathologie physique, relevait d’une prise en charge à plusieurs niveaux, selon le principe de causalité multiple. Nous avons considéré qu’il était judicieux d’intervenir au niveau cognitif, au niveau du corps, si nécessaire au niveau du couple et enfin au niveau du champ imaginaire, et cela en rapport direct avec le sujet de ce mémoire qui tente de répondre à la question suivante : Quel est le rôle de l’imaginaire érotique dans la prise en charge de la baisse du désir sexuel féminin ? Nous sommes partis de l’hypothèse que l’entraînement aux fantasmes constituait un moyen efficace pour alimenter le désir sexuel, non seulement dans les activités autoérotiques, mais également pour le faire vivre et durer au sein d’un couple établi depuis plusieurs années. Nous avons vu que l’activité fantasmatique s’inscrit dans la dynamique d’un fonctionnement sexuel normal, et que les rêves érotiques représentent les forces vives du désir. En tant que tels, ils font donc partie de l’éducation au plaisir et ont un rôle à jouer dans le traitement des troubles du désir, au même titre que toute autre forme d’approche susceptible de le déclencher ou de l’amplifier. Pour l’activation sexuelle, l’incitation psychique nous est apparue comme toute aussi importante que la stimulation sensorielle. Nous avons essayé de mettre en évidence, de plus, qu’un imaginaire érotique vivant et non stéréotypé était en général synonyme d’une bonne santé sexuelle, 113 Pasini Willy, La force du désir, p 233 55 alors qu’en faire usage de manière limitée était plutôt significatif d’un problème à ce niveau-là. Nous avons vu que l’imaginaire érotique a un rôle à jouer à plusieurs niveaux dans la prise en charge des troubles du désir. Parallèlement à son rôle essentiel de « carburant », l’imaginaire érotique, comme nous l’avons souligné, remplit de nombreuses fonctions dans le domaine sexuel. Il permet de découvrir mentalement de nouveaux horizons, de satisfaire sa curiosité ou de laisser libre cours à ses rêves les plus secrets. En tant que « délire apprivoisé », il est le « gardefou » de nos désirs inavouables. Les rêves érotiques aident aussi à se concentrer sur les sensations, à éviter le vagabondage de l’esprit, et sont susceptibles de distraire des idées négatives ou de l’anxiété. Nancy Friday le confirme ainsi : « dans leurs fantasmes, les femmes ne demandent plus la permission et oublient toutes leurs anxiétés »114. Dans le premier chapitre nous avons relevé, de surcroît, qu’un désir sexuel vivace ne se satisfait guère du ronronnement quotidien qui l’englue et le paralyse. Pour pouvoir se manifester, il lui faut de la mobilité, de la nouveauté, du surprenant, de l’extraordinaire. De par son caractère cyclique, il a pour vocation même de ressurgir dès lors qu’il a été satisfait. Le désir ne peut se faire oublier et demande donc à être nourri en permanence. Comme le suggère Willy Pasini : « dans le domaine érotique, il faut qu’il y ait toujours une nouvelle étape, un nouveau territoire à conquérir »115 . Or, par l’esprit il est aussi possible de voyager, et les mentalisations érotiques contribuent à rompre avec le quotidien, à partir à l’aventure pour faire de nouvelles découvertes. Elles peuvent servir à introduire, par exemple, de la variété dans les mises en scène sexuelles ou à compenser, le cas échéant, les inhibitions personnelles, de même que les manques ou les silences d’un partenaire insuffisant. Nous avons vu que, chez la femme, le plaisir sexuel n’est pas un acquis. Il s’apprend et se construit progressivement. L’excitation sexuelle, elle-même, est moins bien perçue que chez l’homme, même si les repères physiologiques existent. Le désir est plus diffus, parfois mal identifié parce que souvent confondu avec le sentiment amoureux. Généralement plus sensible aux conventions, aux marques de tendresse et aux contextes romantiques dans l’expression de son érotisme, la femme requiert davantage de conditions favorables pour son épanouissement sexuel. Francesco Alberoni et Gérard Bouté illustrent cela chacun à leur manière : « L’acte sexuel n’est pas le but recherché par la femme. Ce qu’elle veut c’est que l’homme tombe amoureux, qu’il la désire et que ce désir demeure fixé sur elle, nostalgique, à jamais »116. 114 Friday Nancy, op.cit., p 141 Pasini Willy, Les nouveaux comportements sexuels, p 144 116 Alberoni Francesco, op.cit., p 43 115 56 « Quelle que soit leur histoire, heureuse ou malheureuse, les femmes espèrent, audelà du sexe, une rencontre avec l’Autre masculin dans son unité de corps et d’esprit, et non la seule satisfaction de ses appétits luxurieux ».117 C’est pourquoi, généralement, la femme est davantage sujette à la déception dans ses histoires amoureuses. Elle qui rêve d’une éternelle lune de miel, la réalité et le quotidien se chargent souvent de tuer ses illusions, ferment de son désir sexuel, qui meurt finalement d’avoir été bafoué. La prise en charge, au féminin, de la baisse du désir ne peut ignorer ces particularités, et se doit de proposer à la patiente, si besoin est, une alternative à l’attitude résignée et attentiste qu’elle tend à adopter face à son problème, et cela en l’encourageant à se prendre en charge et à œuvrer pour sa propre satisfaction sexuelle. Nous avons vu que le traitement des troubles du désir ne vise pas seulement à réapprendre à aimer l’amour, mais aussi à mieux s’aimer soimême pour mieux aimer les autres. Ce processus passe immanquablement par un certain nombre d’étapes : la réassurance par rapport à ses propres capacités, la déculpabilisation, en particulier face à l’usage de rêves érotiques comme activateurs du plaisir sexuel, et l’autorisation d’expérimenter d’abord pour ellemême ce qui paraît le plus stimulant sexuellement, pour pouvoir mieux, ensuite, le communiquer à son partenaire. Selon certaines études citées plus haut, l’activation des fantasmes lors des relations sexuelles, chez l’homme, serait un plus grand prédicteur d’insatisfaction sexuelle que chez la femme. Chez cette dernière, au contraire, la convocation d’images érotiques, avant et pendant les rapports, semble produire un effet positif d’une part, en brisant le cercle vicieux créé par l’appréhension et le fait de subir l’acte sexuel et, d’autre part, en enrichissant les sensations et en redonnant vie à un corps trop souvent ignoré et inerte. En conclusion, il apparaît donc que le rôle de l’imaginaire érotique, dans la prise en charge des troubles du désir féminin, dépasse celui de simple palliatif thérapeutique à la carence des émotions sensuelles. L’activation fantasmatique va bien au-delà et représente véritablement, à notre avis, une ouverture, un enrichissement, qui participent à l’accomplissement de la sexualité féminine. Les fantasmes érotiques n’ont pas seulement pour fonction de combler un déficit, mais surtout de faire émerger, ou de potentialiser des ressources existantes. En aidant la patiente à se centrer sur elle-même et sur son propre plaisir, le recours à l’imaginaire contribue à lui redonner goût à l’expérimentation sexuelle, à la soutenir dans la découverte de son corps et de ses sources d’excitation, et participe aux jeux sexuels au sein du couple dont il renforce la complicité. Le livre de Nancy Friday, L’empire des femmes, donne une vision optimiste de l’usage qui est fait de l’imaginaire érotique chez les jeunes femmes actuelles. En effet, celles qui s’y expriment semblent avoir un rapport très naturel à leurs 117 Bouté Gérard, op.cit., p 255 57 fantasmes, qu’elles acceptent comme faisant partie intégrante de leur vie sexuelle. Nancy Friday relève que dans les entretiens qui avaient servi à recueillir les récits des fantasmes pour son premier livre, My secret garden, le sentiment de culpabilité était omniprésent. Aujourd’hui il n’a pas disparu, mais il est mieux assumé et n’entrave plus l’expression érotique. Les histoires imaginaires que ces jeunes femmes relatent, le plus souvent avec volupté et moult détails, occupent indubitablement une place de choix dans leurs activités sexuelles. Bien que ne relevant pas de données statistiques, ce constat nous amène à penser que les sexothérapeutes peuvent apporter leur contribution pour renforcer cette tendance, en utilisant le potentiel fantasmatique dans leur approche clinique, en particulier des troubles du désir sexuel féminin. Un travail sur l’imaginaire et sur le désir ne doit pas faire oublier que ceux-ci ne se rapportent pas seulement au sexe. Comme le relève Willy Pasini, dans un entretien accordé à une journaliste du mensuel féminin Marie-Claire : « Si le sexe est nécessaire dans un couple, il n’est pas suffisant »118. Le désir de l’autre passe aussi par le bien-être provoqué par sa seule évocation, par l’attrait de sa personnalité, de l’image que l’on s’en fait, par l’envie de le comprendre et de le satisfaire. Même si le temps qui passe tend à « égratigner » l’attirance sexuelle, rien ne peut épuiser la richesse des souvenirs qui constituent l’histoire unique d’un homme et d’une femme, et qui créent cette complicité précieuse qui finit par les rapprocher jusqu’à les rendre semblables. Quand l’amour est présent, il est une bonne motivation pour apprendre à rester « désirant ». Cultiver le romantisme, mettre à profit les différences, rester attentif aux besoins de l’autre et continuer à se rendre désirable, sont sans aucun doute les bonnes attitudes pour préserver l’intérêt mutuel. Le développement et l’exploration de la vie fantasmatique permettent, en outre, de rester créatifs et incitent à faire ensemble des expériences nouvelles qui contribuent à maintenir active et vivante la vie sexuelle du couple. L’univers fantasmatique, en tant que source érotique inépuisable, représente un véritable allié pour notre épanouissement sexuel individuel et conjugal, et mérite que l’on en use sans honte et sans restriction. 118 Article de Danièle Laufer, Les hommes sont devenus des cockers, paru dans le mensuel Marie-Claire de juin 2005 58 BIBLIOGRAPHIE ALBERONI Francesco, L’érotisme, Paris, éd. Ramsay, 1987 BATAILLE Georges, L’érotisme, Paris, Gallimard, 1987 BOUTE Gérard, Sexe & identité féminine, Paris, l’Archipel, 2004 BRUCKNER Pascal, FINKIELKRAUT Alain, Le nouveau désordre amoureux, Paris, éd. du Seuil, 1977 CHATTON Dominique, DESJARDINS Jean-Yves et Lise, TREMBLAY Mélanie, La sexologie basée sur un modèle de santé sexuelle, Psychothérapies, vol. 25, 2005, no 1, pp 3-19 CHATTON Dominique, DE SUTTER Pascal, Sexologie clinique : quelles perspectives en médecine pour cette discipline à part entière ?, Médecine & Hygiène 2474, mars 2004 CREPAULT Claude, L’imaginaire érotique et ses secrets, éd. 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