Cour de cassation de Belgique Arrêt

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Cour de cassation de Belgique Arrêt
14 MARS 2013
C.12.0243.F/1
Cour de cassation de Belgique
Arrêt
N° C.12.0243.F
BELGIUM CAR MARKET, société anonyme dont le siège social est établi à
Woluwe-Saint-Lambert, chemin des Deux Maisons, 61,
demanderesse en cassation,
représentée par Maître Michel Mahieu, avocat à la Cour de cassation, dont le
cabinet est établi à Watermael-Boitsfort, boulevard du Souverain, 36, où il est
fait élection de domicile,
contre
T. V., avocat, en qualité de curateur à la faillite de la société anonyme Erji
Garden,
défendeur en cassation,
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C.12.0243.F/2
représenté par Maître Simone Nudelholc, avocat à la Cour de cassation, dont le
cabinet est établi à Bruxelles, boulevard de l’Empereur, 3, où il est fait élection
de domicile.
I.
La procédure devant la Cour
Le pourvoi en cassation est dirigé contre le jugement rendu le 4 octobre
2011 par le tribunal de première instance de Nivelles, statuant en degré
d’appel.
Le président de section Albert Fettweis a fait rapport.
L’avocat général André Henkes a conclu.
II.
Les moyens de cassation
La demanderesse présente deux moyens libellés dans les termes
suivants :
Premier moyen
Dispositions légales violées
-
article 870 du Code judiciaire ;
-
article 1315 du Code civil ;
-
articles 1er et 25, 3°, de la loi du 30 avril 1951 sur les baux
commerciaux, formant la section 2bis du chapitre II du titre VIII du livre III du
Code civil ;
-
article 149 de la Constitution.
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Décisions et motifs critiqués
Le jugement attaqué a condamné la demanderesse à payer au
défendeur la somme de 35.396,28 euros à majorer des intérêts judiciaires au
taux légal depuis la citation, en application de l'article 25, 3°, de la loi du 30
avril 1951 sur les baux commerciaux, formant la section 2bis du chapitre II du
titre VIII du livre III du Code civil, par tous ses motifs réputés intégralement
visés, et notamment par les motifs suivants :
« La demanderesse fait, d'une part, grief au premier juge d'avoir fait
droit aux prétentions du défendeur, sur pied de la disposition du 3° de l'article
25 de la section 2bis du chapitre II du titre VIII du livre III du Code civil
relative aux règles particulières aux baux commerciaux, alors qu'elle soutient
que la société anonyme Erji Garden n'aurait pas exploité, dans les lieux qu'elle
lui louait, un fonds de commerce de détaillant directement en contact avec le
public.
[La demanderesse], qui - paradoxalement - ne dépose aucun dossier,
n'apporte aucun élément objectif à l'appui de ses allégations, au demeurant
contredites par les stipulations expresses du bail qui destinent à l'exploitation
d'un commerce de détail les lieux loués dont, par ailleurs, l'adresse apparaît
sur les factures de la société Erji Garden.
Contrairement à ce que prétend [la demanderesse], il n'est, dès lors,
pas établi que la société Erji Garden n'aurait pas exploité un commerce de
détail dans les lieux qu'elle lui louait et qui n'auraient servi que d'entrepôt ».
Griefs
Première branche
En vertu de l'article 1er de la loi du 30 avril 1951 sur les baux
commerciaux, « tombent sous l'application de la présente section les baux
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d'immeubles ou de parties d'immeubles qui, soit de manière expresse ou tacite
dès l'entrée en jouissance du preneur, soit de l'accord exprès des parties en
cours du bail, sont affectés principalement par le preneur ou par un souslocataire à l'exercice d'un commerce de détail ou à l'activité d'un artisan
directement en contact avec le public ».
Il est ainsi acquis que la loi sur les baux commerciaux vise uniquement
à protéger le fonds de commerce des détaillants et des artisans en contact
direct avec le public. En d'autres termes, un contrat de bail n'est pas un contrat
de bail commercial au sens de l'article 1er de la loi du 30 avril 1951 lorsque la
clientèle n'est pas acquise principalement par un contact avec le public.
Le défendeur a poursuivi la condamnation de la demanderesse à lui
payer une indemnité de 35.396,28 euros sur la base de l'article 25, 3°, de cette
loi. L'indemnité prévue par cette disposition vise en réalité à indemniser le
locataire pour la perte de son fonds de commerce qui est la conséquence de
son éviction.
Ainsi, pour rentrer dans les conditions lui permettant de revendiquer
l'indemnité prévue à l'article 25, 3°, de la loi du 30 avril 1951, la société
locataire dont le défendeur agit comme curateur devait posséder un fonds de
commerce directement en contact avec la clientèle, et l'avoir perdu suite à son
éviction.
En vertu des articles 870 du Code judiciaire et 1315 du Code civil, la
charge de la preuve des faits qu'elle allègue repose sur la partie qui réclame
l'exécution d'une obligation.
Il en ressort que, pour prétendre à l'octroi de l'indemnité litigieuse, il
faut que le défendeur prouve l'existence d'un fonds de commerce directement
en contact avec le public, et la perte de ce fonds consécutive à son éviction.
Or, le juge du fond a décidé d'accorder l'indemnité d'éviction prévue
par l'article 25, 3°, de la loi du 30 avril 1951 au défendeur dans la mesure où
la demanderesse ne déposait aucun dossier et n'apportait aucun élément
objectif qui permettrait de démontrer que la société locataire n'exploitait pas
un fonds de commerce de détaillant directement en contact avec le public.
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Ce faisant, le juge du fond a indiscutablement renversé le risque de la
preuve. Il a fait reposer sur la demanderesse la charge de la preuve de la nonexistence d'un fonds de commerce dans le chef de la société locataire, alors
qu'il aurait dû faire reposer sur le défendeur la charge de la preuve de
l'existence de ce fonds de commerce qui justifiait l'application de l'article 25,
3°, de la loi sur les baux commerciaux.
En conséquence, le juge du fond a méconnu les règles probatoires
élémentaires, violant ainsi les articles 870 du Code judiciaire et 1315 du Code
civil.
En outre, en décidant d'appliquer la loi du 30 avril 1951 sur les baux
commerciaux au cas d'espèce, par l'intermédiaire de son article 25, 3°, sans
avoir légalement constaté que la société locataire exploitait un fonds de
commerce directement en contact avec le public, le juge du fond a également
violé ledit article 25, 3°, ainsi que l'article 1er de la même loi qui définit son
champ d'application et le limite aux fonds de commerce présentant un contact
direct avec le public.
Seconde branche
La règle de forme contenue dans l'article 149 de la Constitution, selon
laquelle tout jugement doit être motivé, implique qu'un jugement n'est pas
régulièrement motivé lorsque, notamment, il ne répond pas aux moyens
régulièrement soulevés par les parties dans leurs conclusions ou lorsque les
constatations qu'il contient sont imprécises et ne permettent pas à la Cour de
vérifier sa légalité.
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Par ailleurs, il est généralement admis que le juge qui applique une
disposition légale ne doit pas, en l'absence de conclusions, constater la
réalisation de toutes les conditions d'application de cette disposition.
A contrario, lorsque les parties ont conclu sur les conditions
d'application d'une disposition légale et ont exposé leur désaccord à ce sujet,
le juge a l'obligation de constater que ces conditions sont réunies avant
d'appliquer la disposition litigieuse.
En l'espèce, la demanderesse soutenait dans ses conclusions que
l'article 25, 3°, de la loi du 30 avril 1951 sur les baux commerciaux ne pouvait
s'appliquer au preneur que si celui-ci démontrait l'existence d'un fonds de
commerce de détaillant directement en contact avec le public. Elle soutenait
aussi que la société locataire ne faisait pas cette démonstration, en ce que la
notion de fonds de commerce devait s'interpréter restrictivement et que la
société locataire ne faisait qu'entreposer des machines et des engins de
chantier, sous-louait une partie du bien, et n'entretenait aucun contact avec la
clientèle des lieux litigieux.
Or, à aucun moment le juge du fond n'a constaté l'existence d'une
relation directe entre la société locataire et sa clientèle dans ses locaux,
nécessaire à l'application de la loi sur les baux commerciaux.
Ainsi, le tribunal de première instance de Nivelles a méconnu l'article
149 de la Constitution, dans la mesure où il n'a pas répondu aux moyens qui
avaient été régulièrement soulevés devant lui par la demanderesse dans ses
conclusions d'appel, et dans la mesure où il n'a pas constaté la réalisation des
conditions d'application de la loi sur les baux commerciaux alors qu'elle avait
été contestée par la demanderesse dans ses conclusions d'appel.
En tout état de cause, le juge du fond a violé l'article 149 de la
Constitution en ce que les constatations que le jugement contient sont
imprécises et ne permettent pas à la Cour de vérifier sa légalité.
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S'il
appartient
effectivement
au
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juge
du
fond
de
constater
souverainement les faits sur lesquels il fonde sa décision, il appartient à la
Cour de contrôler si la conclusion que le juge tire de ces éléments de fait peut
légalement en être déduite.
Dans la mesure où les constatations du juge du fond ne permettent pas
de comprendre les raisons précises pour lesquelles il a décidé d'appliquer la
loi du 30 avril 1951 sur les baux commerciaux aux faits de la cause, ce
contrôle ne peut être exercé par la Cour.
L'article 149 de la Constitution a été méconnu et violé.
Second moyen
Dispositions légales violées
-
article 25, 3°, de la loi du 30 avril 1951 sur les baux commerciaux,
formant la section 2bis du chapitre II du titre VIII du livre III du Code civil ;
-
article 149 de la Constitution.
Décisions et motifs critiqués
Le jugement attaqué a condamné la demanderesse à payer au
défendeur la somme de 35.396,28 euros à majorer des intérêts judiciaires au
taux légal depuis la citation, en application de l'article 25, 3°, de la loi du 30
avril 1951 sur les baux commerciaux, formant la section 2bis du chapitre II du
titre VIII du livre III du Code civil, par tous ses motifs réputés intégralement
visés, et notamment par les motifs suivants :
« La demanderesse considère, d'autre part, que la circonstance de la
réalisation par [le défendeur] du fonds de commerce de la société Erji Garden
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le déchoit du bénéfice de la protection légale réservée par le législateur à
l'exploitant évincé.
La cession du fonds de commerce de la société Erji Garden par [le
défendeur] n'est, toutefois, pas de nature à priver ce dernier du bénéfice de
l'indemnité d'éviction. Il est, en effet, acquis que [le défendeur] a dû négocier,
dans l'urgence, cette cession en raison du congé dont [la demanderesse] avait
pris l'initiative et dont elle poursuivait en justice la validation et qu'il n'a pu
céder qu'un fonds de commerce dévalorisé du fait même que le droit au bail
n'en était plus un élément constitutif ».
Griefs
L'article 25 de la loi du 30 avril 1951 sur les baux commerciaux énonce
que « si le preneur a régulièrement manifesté sa volonté d'user de son droit de
renouvellement et se l'est vu refuser, il a droit, dans les cas déterminés ciaprès, à une indemnité qui, sauf accord des parties, survenant après
l'ouverture de ce droit, est fixée forfaitairement comme suit ; [...] 3°
l'indemnité est de 3 ans de loyers, majorée éventuellement des sommes
suffisantes pour assurer une réparation intégrale du préjudice causé, si le
bailleur, sans justifier d'un motif grave, ne réalise pas dans les six mois et
pendant deux ans au moins l'intention pour laquelle il a pu évincer le preneur.
Cette indemnité n'est pas due si le bailleur donne à l'immeuble une affectation
qui lui aurait permis la reprise sans indemnité ou moyennant une indemnité
égale ou inférieure à celle qu'il a dû supporter ».
Cependant, il a été établi et n'a pas été contesté qu'une convention de
cession de fonds de commerce est intervenue le 28 novembre 2008 en faveur de
la société Garden & Pool.
La demanderesse soutenait dans ses conclusions que lorsque le
locataire principal donne le bien loué en sous-location et que seul le souslocataire exerce des droits sur le fonds de commerce, le locataire principal ne
peut faire valoir de droit propre à l'indemnité d'éviction à l'égard du bailleur.
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Ainsi, lorsqu'un fonds de commerce appartient entièrement au souslocataire, le locataire principal n'a pas droit à l'indemnité d'éviction prévue
par l'article 25, 3°, de la loi du 30 avril 1951 sur les baux commerciaux si le
bailleur ne réalise pas l'intention pour laquelle il a pu évincer le locataire
principal.
La demanderesse soutenait donc que le principe était clair : si la
société locataire a cédé son fonds de commerce, comme en l'espèce, elle ne
peut plus revendiquer l'indemnité prévue par l'article 25, 3°, de la loi du 30
avril 1951 au bailleur, ce qui s'explique par le fait que dans le cas où le nonrenouvellement du bail n'entraîne pas la perte du fonds de commerce,
l'indemnité d'éviction n'a pas de raison d'être.
Ainsi, en décidant que le défendeur n'avait pas perdu le droit de
demander une indemnité d'éviction à la demanderesse sur la base de l'article
25, 3°, alors que le fonds de commerce de la société locataire avait été cédé à
une société tierce, le juge du fond a violé l'article 25, 3°, de la loi du 30 avril
1951, ainsi que l'article 149 de la Constitution en ce qu'il n'a pas répondu au
moyen qui avait été régulièrement soulevé dans les conclusions d'appel de la
demanderesse.
III.
La décision de la Cour
Sur le premier moyen :
Quant aux deux branches réunies :
Il ressort des pièces auxquelles la Cour peut avoir égard que le
défendeur a fait valoir dans ses conclusions d’appel que les factures de la
société Erji Garden « mentionnent clairement que l’adresse du bien immeuble
objet du bail commercial litigieux était un centre de location de matériel ».
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En réponse aux conclusions de la demanderesse soutenant que la
société Erji Garden n’exploitait pas dans les lieux loués un fonds de commerce
de détail directement en contact avec le public, le jugement attaqué énonce que
« [la demanderesse], qui paradoxalement ne dépose aucun dossier, n’apporte
aucun élément objectif à l’appui de ses allégations, au demeurant contredites
par les stipulations expresses du bail qui destinent à l’exploitation d’un
commerce de détail les lieux loués dont, par ailleurs, l’adresse apparaît sur les
factures de la s.a. Erji Garden ».
Par ces énonciations, les juges d’appel ont considéré, d’une part, que le
défendeur établissait qu’un fonds de commerce de détail en contact avec le
public était exploité dans les lieux loués par une stipulation expresse du bail
destinant ceux-ci à l’exploitation d’un commerce de détail et par les factures
d’Erji Garden mentionnant l’adresse des lieux loués, d’autre part, que la
demanderesse n’apportait aucun élément à l’appui de l’allégation contraire.
Il en résulte que les juges d’appel n’ont pas méconnu les règles
probatoires visées au moyen en vertu desquelles chacune des parties a la charge
de prouver les faits qu’elle allègue, ont légalement constaté que la société Erji
Garden exploitait dans les lieux loués un commerce de détail directement en
contact avec le public et ont régulièrement motivé leur décision d’appliquer à
l’espèce la loi du 30 avril 1951 sur les baux commerciaux.
Le moyen, en aucune de ses branches, ne peut être accueilli.
Sur le second moyen :
La loi du 30 avril 1951 sur les baux commerciaux a pour but la
protection du fonds de commerce. L’indemnité d’éviction, telle qu’elle est
fixée par cette loi, vise à indemniser le locataire pour la perte du fonds de
commerce, qui est la conséquence de l’éviction.
Le locataire conserve son droit à l’indemnité d’éviction, bien qu’il ait
aliéné le fonds de commerce, lorsque cette aliénation est la conséquence du
congé.
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C.12.0243.F/11
En considérant que « la cession du fonds de commerce de la société Erji
Garden par [le défendeur] n’est […] pas de nature à priver ce dernier du
bénéfice de l’indemnité d’éviction ; il est, en effet, acquis que [le défendeur] a
dû négocier, dans l’urgence, cette cession en raison du congé dont [la
demanderesse] avait pris l’initiative et dont elle poursuivait en justice la
validation et qu’il n’a pu céder qu’un fonds de commerce dévalorisé du fait
même que le droit au bail n’en était plus un élément constitutif », le jugement
attaqué motive régulièrement et justifie légalement sa décision de condamner la
demanderesse à payer une indemnité d’éviction au défendeur ès qualités.
Le moyen ne peut être accueilli.
Par ces motifs,
La Cour
Rejette le pourvoi
Condamne la demanderesse aux dépens.
Les dépens taxés à la somme de huit cent septante-six euros dix-neuf centimes
envers la partie demanderesse et à la somme de deux cent treize euros
quarante-neuf centimes envers la partie défenderesse.
Ainsi jugé par la Cour de cassation, première chambre, à Bruxelles, où
siégeaient le président de section Albert Fettweis, les conseillers Martine
Regout, Gustave Steffens, Marie-Claire Ernotte et Sabine Geubel, et prononcé
en audience publique du quatorze mars deux mille treize par le président de
section Albert Fettweis, en présence de l’avocat général André Henkes, avec
l’assistance du greffier Patricia De Wadripont.
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C.12.0243.F/12
P. De Wadripont
S. Geubel
M.-Cl. Ernotte
G. Steffens
M. Regout
A. Fettweis