Stress, pouvoir d`agir, santé mentale

Transcription

Stress, pouvoir d`agir, santé mentale
Stress, pouvoir d’agir et santé mentale
Philippe Davezies1
Intervention au 30ème au Congrès national de médecine et santé au travail
dans la séance consacrée à la veille en santé mentale. Tours, le 5 juin 2008.
Le texte complet accompagné des références bibliographiques est publié sous le
même titre dans Archives des maladies professionnelles et de l’environnement,
2008 ; 69 : 195-203.
Mots clés : stress ; défenses psychiques, activité.
Ma contribution va consister à faire un point rapide sur l’état des
connaissances dans le domaine de la théorie biologique du stress. Ces
connaissances, qui constituent l’arrière plan théorique des questionnaires
utilisés pour la veille en matière de santé mentale et travail, ont, en effet, ont
connu, au cours de ces dernières années, des évolutions importantes.
Le sujet est considérable ; je me focaliserai donc sur les phénomènes
observables au niveau du système nerveux central.
I – LE MODELE STANDARD DE LA THEORIE DU STRESS.
Il existe dans le tronc cérébral une structure qui est l’équivalent d’un ganglion
sympathique : c’est le locus coeruleus. En cas d’évènement inattendu, il
participe à l’activation du cerveau par le biais de ses projections
noradrénergiques.
Le cerveau est donc le siège d’une augmentation de l’activité noradrénergique.
A dose modérée, la noradrénaline agit sur les récepteurs α2 et améliore le
fonctionnement du cortex préfrontal.
Cette portion antérieure du cerveau occupe le sommet de la hiérarchie des
structures cérébrales. Elle est impliquée dans les fonctions les plus élaborées
de la pensée, de la personnalité et du comportement.
La prééminence de cette structure permet d’assurer les tâches qui demandent
de la créativité tout en contrôlant les comportements stéréotypés susceptibles
d'être déclenchés par les mémoires traumatiques.
Lorsque la situation devient menaçante, l’accroissement du taux de
noradrénaline introduit un changement dans la hiérarchie des structures. Les
récepteurs α1 moins sensibles deviennent prépondérants et opèrent une
déconnexion du cortex préfrontal au profit d'une amélioration de l'activité des
régions postérieures. Les modes de réponse plus anciennement acquis
permettent alors de contrôler rapidement une situation dangereuse.
La situation de stress oriente ainsi vers des réponses plus stéréotypées, plus
centrées sur l’auto préservation. Cette façon d’activer en urgence les
répertoires comportementaux les plus solidement établis a certainement
représenté un avantage lorsque la situation imposait de combattre ou de fuir.
Elle peut s’avérer bien moins adaptée lorsqu’il s’agit de piloter des systèmes
techniques complexes ou d’affronter des situations sociales délicates.
11
Enseignant-chercheur en médecine et santé au travail, Université de Lyon.
1
Plus globalement, l’activation du système sympathique est rapidement suivie
d’une mobilisation de l’axe corticotrope, ici à droite. Il faut néanmoins
plusieurs heures pour que ses effets se manifestent. La sécrétion du cortisol
éteint alors la réaction de stress et permet de ramener l’organisme à un régime
de fonctionnement apaisé. Elle joue aussi un rôle dans la mémorisation de
l’évènement.
Les choses se compliquent lorsque la mobilisation échoue. En cas de perte du
contrôle de la situation, la sécrétion de cortisol devient prédominante. Elle est
associée à un sentiment de détresse psychique, d’impuissance et de dépression.
Dans la mesure où une sécrétion excessive et prolongée de cortisol est
responsable des effets négatifs sur la santé, il est crucial qu’elle soit limitée
par un système de feed-back négatif. L’hippocampe joue un rôle central dans
cette régulation. Cette structure du lobe temporal exerce un effet inhibiteur
sur la sécrétion de corticolibérine (CRH) par l’hypothalamus et, par
conséquent, sur la sécrétion d’ACTH et de cortisol.
Or, en situation de stress chronique, l’élévation du cortisol a un effet toxique
sur l’hippocampe.
Cette perturbation du fonctionnement de l’hippocampe se manifeste dans trois
domaines distincts :
1 - L'hippocampe perd sa capacité à freiner la sécrétion de CRH par
l’hypothalamus. Le maintien d’une CRH élevée tend donc à pérenniser
l’activation de l’axe corticotrope.
2 - la CRH a, elle-même, un effet anxiogène et dépresseur. Elle stimule la
production de cytokines proinflamatoires par la microglie et les astrocytes.
Ces substances jouent un rôle important dans les phénomènes
comportementaux et physiopathologiques qui caractérisent le stress et la
dépression.
Elles agissent en particulier sur le métabolisme du tryptophane - le précurseur
de la sérotonine - en l’orientant vers la production d’acide quinolinique.
Non seulement, le tryptophane manque pour la production de sérotonine mais
l’acide quinolinique est une substance neurotoxique qui accélère la destruction
neuronale dans le cerveau.
3 - L’hippocampe est aussi connu pour son rôle dans l’ajustement de la
réponse comportementale aux particularités de la situation. Il permet la
formation de la mémoire épisodique, c'est-à-dire de la mémoire des évènements
vécus, par opposition à la mémoire sémantique qui concerne les connaissances
générales acquises par ouï-dire et qui mobilise d’autres structures nerveuses.
L’effet toxique des glucocorticoïdes sur l’hippocampe se manifeste donc par une
dégradation de la mémoire épisodique et des capacités d’apprentissage.
Ajoutons un étage supplémentaire à notre schéma de régulation : l’amygdale.
Cet élément du système limbique, situé dans le lobe temporal en avant de
l’hippocampe est activé par les situations menaçantes et joue un rôle central
dans la formation d’une mémoire associative inconsciente. En cas d’apparition
d’un stimulus associé à une menace, l’amygdale agit directement sur
l’hypothalamus pour déclencher la réaction de peur.
Cette réaction est modulée par les structures voisines : l’hippocampe, dont la
mémoire épisodique et spatiale permet de contextualiser les associations, et le
2
-
cortex préfrontal qui mobilise les facultés langagières et les capacités
réflexives et permet ainsi une réévaluation de la situation.
L'ensemble de ce dispositif est perturbé en situation de stress chronique.
A forte dose, les glucocorticoïdes induisent une dépression synaptique au
niveau de l’hippocampe.
A l’inverse, l’amygdale est le siège d’une multiplication des connexions
synaptiques et d’une augmentation de volume.
En situation de stress chronique, les structures qui contribuent à la production
d’une réponse adaptée à la situation - le cortex préfrontal et l’hippocampe sont affaiblies alors que le fonctionnement de l’amygdale, qui joue un rôle
central dans les troubles anxieux, est amélioré.
En somme, les travaux actuels sur le stress évoquent un processus de
dégradation de l’action que l’on peut décrire à deux niveaux :
au plan comportemental, une régression vers des modalités de réponse
plus stéréotypées et l’apparition de manifestations anxio-dépressives ;
au niveau neurophysiologique, une réduction de la contextualisation et
de l'intégration des phénomènes émotionnels, en lien avec une réduction de
l’action de l'hippocampe et du cortex préfrontal.
Deux types de réponses comportementales sont cependant susceptibles
d’infléchir ce schéma biologique : ce sont la mobilisation des défenses
psychiques et l'action sur la situation.
II - L’EFFET DES DEFENSES PSYCHIQUES.
Les premiers travaux montrant des modalités de réponse au stress non
conformes au modèle de Selye ont été réalisés par John Mason et ses
collaborateurs. Au cours d'une recherche en milieu hospitalier, à la fin des
années 50, ils ont observé que certains patients en attente d'une chirurgie
cardiaque avaient des taux de cortisol bas. Ces patients utilisaient des
stratégies de désengagement tel que l'évitement, le retrait, le déni.
En revanche les patients qui présentaient un comportement engagé et une
participation émotionnelle active montraient des niveaux élevés de cortisol.
Ces données suggéraient que l'axe engagementdésengagement constituait une
dimension fondamentale du fonctionnement psychique et était en lien avec le
système du cortisol.
Une autre étude, au début des années 60, montra que certains parents
d'enfants leucémiques présentaient des niveaux de cortisol bas alors qu'ils
assistaient à l'évolution fatale de la maladie de leur enfant. Ces parents
avaient, eux aussi, recours à des stratégies de désengagement, en particulier à
l'évitement et au déni. De plus, leurs taux de cortisol urinaire baissaient
encore lorsqu’ils apprenaient la survenue de décès dans le service. La relation
était suffisamment solide pour que l'équipe de psychiatres soit en mesure de
prévoir les niveaux de cortisol des parents à partir de l'analyse de leurs
défenses psychologiques.
La même équipe fit ensuite des constatations semblables auprès des militaires
américains des forces spéciales au Vietnam. Dans les situations où une
attaque massive était redoutée, les hommes qui avaient recours à des
stratégies de désengagement présentaient des niveaux de cortisol bas ; au
contraire, l'officier et l'opérateur radio que leurs fonctions obligeaient à garder
3
une relation engagée avec la situation menaçante montraient des niveaux
élevés de cortisol. Tous ces éléments étaient en faveur de l'intervention d'un
mécanisme actif de réduction du cortisol d'origine psychique.
Dans la mesure où les pathologies du stress sont classiquement attribuées à
l’excès de cortisol, il est tentant de considérer sa réduction par le contrôle des
émotions comme un phénomène positif. En réalité, ce n’est pas le cas.
Depuis la fin des années 40, des cliniciens avaient attiré l'attention sur
l'existence de patients particuliers chez qui la difficulté à verbaliser leurs
émotions se traduisait par une susceptibilité particulière aux pathologies
somatiques. Dans ce cas, il ne s’agissait plus des modalités défensives
transitoires correspondant à des moments particuliers du travail d’intégration
psychique, mais d’un style caractérisant un certain type de personnalité. Dans
les années 70, aux USA, Sifneos proposa le terme d’« alexithymie » pour rendre
compte de cet état (″a ″ privatif, ″lexis″ le mot, ″thymie″, l’humeur :
alexithymie, absence de mots pour exprimer ses émotions). Au niveau
biologique, ce tableau se traduisait par un déséquilibre entre les deux
branches de la réponse au stress, avec une activité de l’axe corticotrope réduite
en regard d'une hyperactivité sympathique.
A la même époque, en France, Marty et de M’Uzan décrivaient la personnalité
psychosomatique et sa pensée opératoire.
Les travaux dans cette direction ont surtout porté sur les perturbations de
l’expression émotionnelle générées par les traumatismes infantiles, mais les
auteurs anglo-saxons soulignent aussi que des perturbations du même ordre
peuvent être générées par un stress chronique. Plus proche, Dejours a souligné
l’importance de ce phénomène dans le cas des ouvriers spécialisés condamnés,
du fait de leur position sociale et des contraintes très particulières de leur
activité, à un travail de répression psychique.
Il apparait donc que les stratégies défensives fondées sur le retrait
émotionnel, le déni, l’évitement, la mise à distance seraient prédictives des
pathologies psychosomatiques et associées à de faibles niveaux de cortisol en
situation de stress.
La compréhension de ces phénomènes a connu une très nette accélération avec
la mobilisation scientifique liée, aux états unis, à l’épidémie d’états de stress
post traumatique chez les anciens du Vietnam.
C’est encore Mason et son équipe, et, ici encore, émerge le même constat : un
taux de cortisol bas en lien avec un mécanisme de défense psychique.
En effet, la répression psychique, l’alexithymie font partie du tableau de l’état
de stress post traumatique : le patient est engagé dans un travail de contrôle
de ses réactions émotionnelles pour tenter d’échapper à la reviviscence des
l’évènement traumatiques.
On parle d’engourdissement émotionnel.
Et plus l’engourdissement émotionnel est sévère, plus le cortisol est bas.
L’affaire rebondit néanmoins avec la découverte d’un résultat important : ces
patients ont tout de même un taux de CRH élevé.
Cette augmentation de la CRH est responsable de deux types d’effets
pathologiques : anxiodépressifs et inflammatoires .
4
Nous avons déjà évoqué l’effet anxiodépressif de la CRH en liaison avec la
sécrétion de cytokines au niveau central, mais la CRH a aussi une action
inflammatoire au niveau périphérique où elle stimule la libération d’histamine
et de cytokines pro-inflammatoires.
En temps normal, le cortisol modère cette activation de l’inflammation par la
CRH. La coexistence d’un cortisol bas et d’une CRH élevée est ainsi à l’origine
d’une augmentation des phénomènes inflammatoires impliqués aussi bien
dans les douleurs chroniques, par exemple les troubles musculosquelettiques,
que dans l’athérosclérose.
Il faut souligner un autre résultat important. Dans le cas de l’état de stress
post traumatique, la baisse du cortisol pourrait être interprétée comme
l’expression biologique du travail de répression psychique engagé par le
patient pour échapper aux effets envahissants des reviviscences. Eh bien non !
Ce n’est pas l’état de stress post traumatique qui entraine une baisse du
cortisol. La relation fonctionne dans l’autre sens. C’est le bas niveau de
cortisol qui constitue un facteur de vulnérabilité et augmente la probabilité
d'apparition d’un état de stress post traumatique. Des niveaux bas de cortisol
contribueraient à une élévation du niveau d'activation physiologique au
moment du traumatisme et empêcheraient que la mémoire de l'événement ne
soit encodée correctement. Au point que l’usage des corticoïdes est envisagé en
prévention des états de stress post traumatiques.
Il ressort de toute cette littérature que la répression des affects constitue un
facteur favorisant pour la dépression,
pour les états douloureux et
inflammatoires chroniques, et qu’elle accroît la probabilité de survenue d’un
état de stress post traumatique en perturbant le processus d’intégration
lorsque survient un évènement potentiellement traumatisant. Tous ces
phénomènes apparaissent liés à la baisse du cortisol.
Ces résultats incitent à renouveler le regard porté sur les situations telles que
celles des OS qui imposent au salarié à la fois un travail de répression de sa
subjectivité et une hypersollicitation périarticulaire.
Enfin, les effets biologiques d’une situation stressante sont modulés en
fonction de la possibilité qu’a ou non le sujet de rester dans une position active.
III – IMPORTANCE DE L’AXE ACTIF/PASSIF.
L’expérience princeps en la matière date des années 70. Elle est due à Jay
Weiss. Son dispositif expérimental va être très largement utilisé par la suite.
Dans cette expérience, les rats sont attachés. Certains, ici les deux situés à
gauche, reçoivent des chocs électriques dans la queue, le troisième est en
position de témoin. L'animal situé le plus à gauche, peut bloquer les chocs en
actionnant une roue placée devant lui.
Dans la mesure où le choc est associé à un signal sonore, le rat est informé
lorsqu'il réussit à en bloquer un. Dans ces conditions, il apprend rapidement à
le faire. Il interrompt alors les chocs pour lui et pour l'animal placé dans la
cage voisine qui ne dispose pas de cette possibilité de contrôle. A l’inverse,
lorsqu’il en laisse passer, les deux rats reçoivent le choc.
5
Au final, les deux animaux de gauche sont placés dans un contexte identique
et ils reçoivent le même nombre de chocs électriques ; un seul élément les
différencie : l'un a un contrôle sur la situation, l'autre subit : il est en quelque
sorte placé dans la situation du passager avant d'une automobile. Les effets
sur eux sont cependant extrêmement différents. Alors que le premier est
indemne de pathologie comme le rat témoin qui ne reçoit pas de chocs
électriques, le deuxième présente des ulcérations gastriques et toute une série
de manifestations comportementales dans le registre de l’anxiété et de la
dépression.
L'expérience de Weiss révèle ainsi un élément très important : le fait de
pouvoir rester dans une position active, de disposer d’un contrôle - même
partiel puisque le rat ne parvient pas à bloquer tous les chocs -, constitue un
facteur majeur de préservation de la santé. En revanche, une amélioration
partielle de la situation ne protège pas si elle est vécue passivement.
Le caractère favorable d’une position active est souligné par les observations
neurologiques. La destruction des neurones de l’hippocampe est un phénomène
central dans la survenue de la dépression comme dans son traitement : les
traitements antidépresseurs entraînent pour la plupart une prolifération
neuronale au sein de l'hippocampe ; au contraire si on bloque la neurogenèse,
les effets antidépresseurs du prozac disparaissent. Or, si une situation de
stress incontrôlable entraîne une baisse de la prolifération et de la survie de
neurones dans l'hippocampe, la perception d'une possibilité de contrôle
entraîne au contraire une augmentation du facteur de croissance
fibroblastique (FGF-2), facteur bien connu pour sa fonction de neuroprotection
et pour son rôle favorable en matière de plasticité neuronale. La conquête d’un
contrôle ne fait donc pas qu’annuler un effet négatif, elle a un effet biologique
positif observable au niveau neuronal.
IV – ENSEIGNEMENTS POUR LA CLINIQUE MEDICALE DU TRAVAIL.
Même partielle, cette exploration de la littérature biologique sur le stress nous
fournit des points de repères pour l’approche clinique. Résumons.
Le stress se traduit, au niveau comportemental, par une régression vers des
modes de fonctionnement dégradés. Ces fonctionnements peuvent se
pérenniser, par le biais de modifications fonctionnelles et structurales de
l’hippocampe et conduisent à la dépression.
Face à une menace, les individus peuvent réagir sur un mode défensif, en
adoptant une attitude de déni de la réalité ou de répression des affects.
Lorsqu'il devient prépondérant, ce mode de défense constitue un facteur de
désadaptation. Le contrôle des émotions par la répression ou le déni perturbe
l’équilibre biologique de la réaction de stress ; les effets proinflammatoires de
la CRH et des cytokines ne sont plus atténués par le cortisol. En termes de
pathologie, ce régime de fonctionnement conduit non seulement aux troubles
anxiodépressifs, comme dans le cas précédent, mais aussi aux pathologies
physiques (phénomènes inflamatoires, douleurs chroniques, maladies
autoimmunes) et constitue un facteur de vulnérabilité en cas d’évènement
traumatisant.
6
Il faut enfin retenir des expériences de Weiss que les conditions objectives ne
permettent pas de rendre compte de la survenue des pathologies du stress. Le
sentiment d’un contrôle même partiel de la situation fait disparaître les effets
pathologiques du stress. En revanche, le message du rat associé dans
l’expérience de Weiss est très important. Je le rappelle : une amélioration
partielle de la situation n’a aucun effet bénéfique si le sujet n’est pour rien
dans cette amélioration.
Ces éléments biologiques mettent l’accent sur une question centrale : celle de
la préservation et du développement du pouvoir d’agir.
C’est la perte du pouvoir d’agir qui fait courir le risque de la décompensation.
Elle se traduit au plan clinique par une dégradation de la capacité d’expression
du sujet.
Les manifestations anxio-dépressives se doublent en effet d’un profond
désarroi : le sujet tient des discours généraux qui ne rendent que très
imparfaitement compte de son histoire et de sa situation. Cela renvoie à un
phénomène général : les sujets souffrant de dépression présentent une
tendance à la surgénéralisation. Leur expression est plus orientée vers les
souvenirs généraux que vers les souvenirs spécifiques . Ce style
surgénéralisant expliquerait la consolidation de schémas cognitifs
dépressogènes de plus en plus indépendants des évènements vécus (Lemogne,
2006). Il témoigne d’une perturbation de la mémoire biographique
probablement en lien avec les altérations au niveau de l’hippocampe.
Cette incapacité du salarié en difficulté à renouer les fils de son histoire
constitue une menace pour sa santé. Il ne s’agit donc pas de l’accompagner
dans ses discours généraux, mais de l’aider à reconquérir une capacité
d’analyse des évènements qu’il a traversés. C’est ce qui nous conduit à revenir
avec lui sur les évènements localisables en temps et en lieu, de façon à
réamorcer, par nos interrogations, le processus d’élaboration.
L’analyse suppose alors de porter l’interrogation, au delà du rapport à autrui,
sur les objets enjeux du conflit (machines, clients, plannings, procédures, etc..)
et de dépasser le but évident du travail pour aider le sujet à formuler les
mobiles personnels investis dans l’activité et vis-à-vis desquels son émotion
prend sens.
Il s'agit en somme d'aider le sujet à renouer les fils de sa mémoire
biographique.
Ce travail ne peut pas être assuré à partir d’une perspective surplombante. Il
suppose de travailler, avec le salarié et à son côté, sur sa capacité à reprendre
le fil du récit à travers lequel il construit son identité. De l’assister, en somme,
dans la reconquête des capacités de pensée, de débat et d’action.
Le fait que cette reconquête ne soit que partielle n’importe pas ; au regard
même de la théorie du stress, l’important pour la santé est le maintien d’une
position active susceptible d’ouvrir sur de nouveaux développements. C’est ce
qui conduit à orienter l’analyse sur les situations les plus concrètes. En effet,
c’est à ce niveau, face à ce petit fragment du monde sur lequel la personne a la
main, que se situent les potentiels de développement ; ni dans les discours
généraux sur la situation sociale, ni dans les considérations sur les
caractéristiques de la personne.
7
Cette analyse menée avec le travailleur ne peut pas être réduite à une écoute
compassionnelle ; elle ne relève pas non plus de l'investigation à visée
psychanalytique. Nous soutenons qu’elle est authentiquement une analyse du
travail. En ce sens, elle n’implique nullement l’abandon des préoccupations
collectives.
Dans la mesure où elle s’efforce de serrer au plus près les enjeux et dilemmes
de l’activité vécus par le sujet, elle fournit des enseignements qui portent bien
au-delà du cas particulier. Elle révèle des conflits de logique et des
contradictions dont la prise en compte est un enjeu au niveau collectif.
Pour finir, il me semble que les éléments que nous avons évoqués permettent
de repérer les places respectives de la veille statistique et de la clinique. La
veille statistique présente une double utilité. D'une part, elle renseigne sur
l'état général du monde du travail et sur son évolution ; d'autre part, elle
permet d'alerter sur certains secteurs où certaines situations. En revanche,
elle ne débouche pas directement sur l’action. Agir implique deux
déplacements importants : il faut passer des discours généraux à l’analyse des
situations dans leurs singularités concrètes. Et il faut, pour cela, passer d’une
situation où le salarié est en position d’objet d’étude à une perspective dans
laquelle il redevient un agent actif de l’analyse. C'est ce double mouvement qui
ouvre l'espace de la clinique du travail.
Cette orientation constitue un enjeu de santé pour le salarié en difficulté au
moment où se réduisent les espaces de discussion sur le travail au sein de
l’entreprise ;
elle constitue un enjeu professionnel pour le médecin du travail qui se doit
d’enquêter sur les problèmes du travail et de contribuer à leur prise en charge
collective.
Les médecins du travail ne sont pas les seuls concernés par le développement
de cette clinique. Cependant, dans de nombreuses situations, le service de
santé au travail est le lieu où peut être mené ce travail d’élaboration,
indispensable à la santé des individus comme à la vitalité du fonctionnement
social, et dont l’absence se paye en termes d’atteintes à la santé.
En d’autres termes, le travail en consultation est mal compris, voire
franchement décrié par certains, il constitue pourtant le moyen le plus efficace
dont dispose le médecin pour assurer, à son niveau de responsabilité, non
seulement une fonction de veille et d’alerte, mais aussi une fonction
d’assistance à la construction des possibilités d’action, au niveau individuel et
au niveau collectif.
8