ReportageDécryptages 13

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ReportageDécryptages 13
Reportage Décryptages 13
0123
Dimanche 20 - Lundi 21 février 2011
Macha Séry
Zagreb, envoyée spéciale
Q
ue reste-t-il de nos
amours ? »,
fredonnait
CharlesTrenet.Acettequestion, Boris Vianrépondait à
sa façon dans La Complainte du progrès : « Viens
m’embrasser/Et je te
donnerai/UnFrigidaire/Un
joli scooter/Un atomixer/Et du
Dunlopillo/Une cuisinière/Avec un four en
verre/Des tas de couverts/(…) Un avion pour
deux/Et nous serons heureux. » Au Musée
des cœurs brisés de Zagreb, pas de scooter
ni de matelas de marque, nul appareil électroménager mais un vélo, des peluches,
une série de livrets consignant les règles de
sécurité distribués par des compagnies
aériennes, tout un inventaire à la Prévert
qui dit quelque chose de la manière
d’aimer,desefâcheretdesesépareraujourd’hui. «Deux ans et demi rangés dans cette
petite valise en cuir. J’ai toujours su qu’une
petite valise y suffirait », a noté un habitant
de Belgrade.
Unanciencoupleestàlatêtedecettecollection atypique. « Un hommage à notre
amour », résument le plasticien Drazen
Grubisic et la productrice Olinka Vistica. Le
premier objet exposé est le leur : un petit
lapinàremontoirquiavoyagéaveceuxjusqu’en Iran, terminus d’une liaison de quatre ans.
Parcourir ce musée sis dans un palais
baroque de la Ville-Haute, c’est feuilleter le
livre d’or des amours défunts, découvrir, à
hauteur d’yeux ou de buste, le reliquaire
d’aventures sentimentales. A chacun d’interpréter ces fragments d’un discours
amoureux,decomblerparexempleenimagination ce qu’indique l’itinéraire de quelques villes qu’ont effectué ces babouches
d’homme.
Aussidoit-onvoir,desalleensalle,lecheminement de toutes les histoires d’amour:
le rapprochement par divers moyens de
transport, les caprices du désir, la rage et la
furie, la conjugalité domestique, la marche
du temps qui passe et lasse, l’inconstance,
les désaccords des cœurs et des corps, quelquefois le deuil… Les larmes versées par un
Allemand après sa séparation d’avec « une
femme merveilleuse mais sournoise » ont
séché dans le petit récipient où il les a
recueillies. Les passions saisonnières ont
perduleurtumulte.Entémoignece rétroviseurarraché un soir,dans unaccès de jalousie, à la voiture de son ami garée devant «la
mauvaise maison ». L’infidèle imputa ce
forfait à des hooligans. Il ne lui a jamais dit
où il avait passé la nuit, elle n’a pas avoué
sonactedevandalisme.Qu’importeaujourd’hui… Et que disent ces jarretelles blanches épinglées au mur sans autre façon ?
« Je ne les ai jamais portées. Notre relation
auraitpeut-êtredurépluslongtempssi jeles
avais mises », conjecture la donatrice, originaire de Bosnie-Herzégovine. A l’inverse,
ces menottes en fourrure ont servi, de
même que cette boîte de préservatifs russes et ce collier de cuir avec pendentif en
argent où fut gravé, en signe de soumission, le numéro de téléphone de l’amant.
O
linka Vistica soutient que ce Musée
des cœurs brisés s’inscrit dans une
sauvegarde du patrimoine émotionnel de l’humanité et que, si douloureuse soit-elle, la rupture fait grandir. « A ce
moment précis de souffrance, on voudrait
tout oublier. Les conseils psychologiques
qui sont dispensés sont destinés à accélérer
le processus de guérison. Mais ce n’est pas
une maladie, plutôt un état d’esprit où les
interrogations se mêlent à l’introspection
et à la sublimation. » Il manquait à cette
épreuve un rituel comme les fiançailles,
les mariages et les divorces. « Le bonheur
donne lieu à de nombreux événements
sociaux. Dans la séparation, on est toujours seul. » Cette œuvre de collecte est
cathartique, peut-être thérapeutique, en
tout cas anthropologique, estiment ses
fondateurs.
Depuis2006,l’exposition atourné dans
26 villes et 13 pays. Partout où elle s’est
exportée, de San Francisco au Cap, de Londres à Manille, les gens se sont identifiés à
ce projet universel et ont complété, à la suite d’annonces dans les journaux et sous
garantie d’anonymat, la collection par des
dépôts assortis de la légende de leur choix.
A Singapour, le reliquaire fut plutôt hightech. Les vestiges confiés par des Bosniaques et des Croates portent les cicatrices de
la guerre des Balkans. Ainsi cette prothèse en bois. Amputé
d’une jambe, son ancien
propriétaire a vécu une
idylle avec l’infirmière
qui l’a soigné à l’hôpital.
Hélas, « la prothèse a
tenu plus longtemps que
l’amour ». En Turquie, à la
grande surprise des organisa-
Fragments
dudépit
amoureux
Quelques-unes des « pièces »
du Musée de Zagreb, sorte
d’inventaire à la Prévert célébrant
les amours brisées : robe de mariée,
fer à repasser, mèche de cheveux,
nain abîmé, lettre déchirée, etc.
PETAR KURSCHNER/EST & OST POUR « LE MONDE »
Que faire
des vestiges d’une
romance après
séparation? Des
cadeaux échangés
lorsque l’idylle
prend fin? Deux
artistes, un temps en
couple, les collectent
à travers le monde et
les exposent, à
Zagreb, en Croatie,
dans un musée à
valeur cathartique…
et anthropologique
teurs, les hommes ont contribué à parts
égales à brader leurs souvenirs. Telle cette
bouteille de champagne prévue pour être
débouchée à deux. La fête n’a pas eu lieu, la
bouteille pétille toujours.
Exposée à Zagreb depuis le 5 octobre
2010,la collectionpermanenten’estconstituée que d’une centaine d’objets. Le sextuple demeure dans un entrepôt et migre au
gré des sollicitations. Cette année, un périple conduira une partie de ce mémorial à
Londres et à Rio de Janeiro. Les villes de TelAviv en Israël, de Bucarest en Roumanie et
de Perm en Russie ont fait savoir leur intérêt. Lors de ces escales, le fonds s’enrichira
d’autres souvenirs.
C’est donc à Zagreb qu’a échoué un fer à
repasser ayant jadis servi à un Norvégien à
défriper son costume de marié. A Skopje,
en Macédoine, une femme a offert une
mèche brune. Une liaison intense l’avait
conduite à des accès de folie. « Aussi ai-je
coupé mes cheveux et vécu sans pendant
longtemps. Personne ne m’aimait… J’étais
très heureuse… » Une habitante de Richmond,enVirginie (Etats-Unis), a léguéquatreCD demusique, reliquat d’une romance
qui aura duré huit mois en 2008. Elle avait
62 ans, lui 34, et ils ont sans doute rejoué
Harold et Maud… Ces objets cousinent avec
un bateau de bois, cadeau d’après dispute ;
une lettre d’amour jamais expédiée parce que, la veille, l’amant avait, par
mail, signifié son « congé» à sa rédactrice. Celle-ci a déchiré sa missive
avant d’en recoller les morceaux sur
des tessons de verre… Ces deux mains
en bois sont rescapées d’une destruction. A la suite d’une altercation, il ou elle
n’est revenu(e) au domicile conjugal que le
lendemain matin pour découvrir un
champ de ruines, fait de débris et de mousse de polyuréthane extirpée de fauteuils
éventrés. Aussi tranchant est l’épisode au
cours duquel une Berlinoise armée d’une
hache – aujourd’hui exposée à Zagreb – a
réduit en fagots les meubles de sa compagne partie en vacances avec une autre femme.Paroù l’onvoit que les scènes deménage portent mal leur nom. Sauf, en guise
d’épilogue, à détourner certains objets de
leurprimeusage.Ainsiceflaconitaliendestiné à l’hygiène intime des hommes :
« Après notre rupture, ma mère l’utilisait
pour polir les verres. Elle disait que c’était
super. » Une habitante de Bloomington,
dans l’Indiana (Etats-Unis), raconte : « La
première fois que mon ex m’a dit qu’il
m’aimait, il m’a ôté ma montre et en a retiré l’aiguille. » Si elle avait su, elle n’aurait
pas gâché trois ans de sa vie, conclut-elle.
De ce fatras sentimental qui eût pu être
un jeu de Petit Poucet inventé par la plasticienne Sophie Calle, émerge une multitude d’histoires suggérées avec ellipse, résu-
Ce Musée des cœurs brisés
s’inscrit dans une
sauvegarde du patrimoine
émotionnel de l’humanité
méesaveclaconisme, narréesavecamertume, conclues avec fatalisme, où perce parfois le regret. «Le récit est le plus important,
soutient Olinka Vistica. Chaque objet porte
une mémoire tangible et cachée. » Un avis
partagé par Monika, une journaliste suisse
de33 ans :« Tout lemonde conserve deschoses dans sa penderie. Elles racontent des histoires de la vie de tous les jours, dignes d’être
racontées ou exposées, au même titre que
celles d’artistes et de politiques. » Ellemême a choisi d’envoyer un string en bonbon toujours dans son emballage. « J’ai
trouvé ça de très mauvais goût lorsqu’il me
l’a offert. Il pensait que c’était drôle et ça
l’était, j’aime les choses de mauvais goût.
Mais après tant de cadeaux du même type,
j’aurais préféré quelque chose d’ordinaire,
voire d’ennuyeux, comme des fleurs ou un
week-end bien-être, raconte-t-elle. Pour
mon anniversaire, il m’a offert un chapelet
de saucisses suisses ! Ce string me rappelle
les moments où je me suis demandé s’il me
connaissait vraiment. Il voulait que nous
formions un couple spécial. » Quand elle a
refusé de fonder une famille avec lui, il l’a
troquée contre une autre, s’est marié, a eu
un enfant.
La Croate Inès s’est défaite de sa jolie
robe de mariée en soie grise. Elle la gardait
dansl’espoir absurde, dit-elle, de la porter à
nouveau. Peut-être à l’occasion du 10e ou
20e anniversaire de ses noces. Elle n’aura
compté que jusqu’à 7. En 2008, son divorce
fut prononcé à la demande de son ex-mari.
« J’ai pensé la jeter, nettoyer les toilettes
avec. Puis je me suis souvenue de ce musée
évoqué dans une émission télé. Cela m’a
semblé parfait : je la donnerai au musée. »
Ce qui fut fait. Toujours cette volonté de
laisser une trace.
Aucune mélancolie n’étreint le visiteur
déambulant dans la succession de salles
blanches,baignées de lumières tamisées et
bercées de musique jazzy. Tel n’est pas l’esprit des lieux. Ce jour de début février, Mirnaet Nerven s’y attardenten pouffant d’un
rire nerveux. Agés respectivement de
26 ans et de 33 ans, ils se sont connus il y a
deux mois. « C’est très ironique de venir ici,
admet en souriant la jeune Croate. Je ne
voudrais pas qu’un jour notre couple y figure.» La serveuse du salon de thé qu’abrite le
musée confie que, à la sortie, maris et femmes, compagnes et compagnons s’étreignent et multiplient les serments à voix
basse. Et elle, de rire aux éclats. p

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