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Transcription

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Yvonne LANCO
Fondatrice du Musée de Belle-Ile
la sorcellerie
a
belle-ile-en-mer
Les Pouces en dedans
Légendes, contes et histoires vraies
NOUVELLE ÉDITION
La Découvrance
éditions
2006
AVANT-PROPOS
Connaissant la susceptibilité d’une partie de la population de Belle-Isle pour tout ce qui touche à la sorcellerie dont leur pays avait autrefois la réputation, je
tiens à dire, avant qu’on ne lise cette étude et ces histoires, que tout cela n’existe plus depuis bien des années.
Jusqu’au xviiie et même xixe siècle, il n’y avait pas de
sorciers qu’à Belle-Isle. On en trouvait en Bretagne, en
Auvergne, dans presque toute la France, en Angleterre,
en Irlande, en Allemagne et dans les pays du Nord.
Si donc j’ai écrit ces pages, c’est dans le but de fixer
les histoires, les légendes, les contes de mon Pays, avant
qu’ils ne tombent dans l’oubli.
Que de fois, cherchant un renseignement sur ces héritages du passé, il m’a été répondu : « Ah ! Il aurait
fallu demander ça aux vieux !… »
Ces vieux-là ne sont plus ; j’ai essayé tout de même
de me souvenir des choses d’autrefois et de trouver
encore auprès de quelques fidèles attachés au folklore
de l’île, quelques bribes d’histoires de Sorcellerie, de
contes et de légendes que j’ai pu reconstituer.
SUR LA SORCELLERIE
«
Et, si vous allez à Locmaria 1, mettez vos pouces
en dedans ! »
Cette réflexion assez inattendue provoquait, chez
le non initié, un étonnement très compréhensible.
Oui, pour ne pas être ensorcelé, il fallait, dès que
vous arriviez sur la limite de cette paroisse, mettre
vos pouces dans le creux de vos mains et les tenir enfermés dans les autres doigts. C’était une tradition si
vieille à Belle-Isle, qu’on ne sait depuis quelle époque
elle y était en usage. C’était le moyen de conjurer le
mauvais sort.
A Locmaria, deux influences se faisaient sentir. Celle de la terre sacrée de la Vierge, d’où vient
son nom : Loc-Maria, et celle de la sorcellerie qui a
toujours joué un grand rôle dans les hameaux des
alentours.
Le culte de Notre-Dame-de-Locmaria a été, dans
tous les temps, à l’honneur dans l’île. Au xe siècle, l’église de ce bourg a été ruinée, dit-on, par les
Normands. Au xie siècle, elle fut rebâtie et on trouve,
1. Une des quatre paroisses de l’île.
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dans le « nécrologe de l’Abbaye de Sainte-Croix de
Quimperlé » dont Belle-Isle dépendait, que cette
église fut consacrée, « vers 1010, par Guirec (Géran)
Evêque de Nantes, et frère Benoist, Abbé de ladite
Abbaye et tous deux fils d’Alain Cagnart, Comte
de Cornouailles ». Il est probable qu’en dédiant à la
Vierge l’église restaurée en 1010, Guirec ne fit que
continuer une tradition.
La seconde influence qui régnait dans ce petit
pays, était celle de la Sorcellerie.
Si de pieux pèlerins, faisant fi de ces pratiques
condamnables, chantaient « l’Ave Maris Stella » en
pénétrant sur le territoire de cette paroisse, d’autres,
simples promeneurs ou gens attirés là par leurs affaires, mettaient « leurs pouces en dedans ». Peut-être
en étaient-ils qui, tout en chantant leurs cantiques,
obéissaient à un vieux réflexe et tenaient, eux aussi,
leurs pouces bien serrés dans leurs doigts.
Il serait faux d’écrire que seule la paroisse de
Locmaria avait des sorciers. Toutes les parties de l’île
en possédaient et vous le constaterez dans le cours
de cet ouvrage.
Comment peut-on expliquer la survivance de
la Sorcellerie à Belle-Isle et que ses pratiques restèrent si longtemps une sorte de religion dans ce pays
isolé du continent ? Serait-ce un héritage remontant
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à la religion des Druides ? Serait-elle rapport des
Irlandais qui, chassés au ve siècle, vinrent se fixer à
Vindilis, nom qui désignait Belle-Isle pendant l’occupation romaine et que les Irlandais baptisèrent du
nom de Guédel (Guewdel) qui était celui du pays
qu’ils abandonnaient ? Tous les ans, en Irlande, à la
« Foire de Puck 1 » à Killorglin, un bouc est encore
couronné roi.
Le dieu des vieilles religions, depuis l’époque paléolithique, était représenté par un animal cornu. A
l’âge du bronze cette religion pénètre toute l’Europe
et devient unique dans tout le bassin méditerranéen.
Puis ce culte est observé dans toutes les Gaules et
une réplique du dieu gaulois Cernunnos fut, plus
tard, retrouvée sous Notre-Dame-de-Paris.
Mais l’église dénonça l’ancien dieu comme étant
le diable et l’interdit. Cependant les régions isolées,
montagnes, collines, îles, Guernesey notamment,
restent des lieux d’assemblées de sorcières. A BelleIsle nous avons le village de Bord-Groa (village des
fées ou des sorcières) ; dans le Morbihan nous avons
aussi l’île de Groix (Groa).
Sans doute les menaces de Childebert et de
Charlemagne ne parvinrent pas jusqu’à nos îles ou
du moins ne réussirent pas à les soumettre. Elles
1. Puck, dieu.
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persistèrent dans le culte défendu qui sacrifiait des
humains au dieu Cornu. La légende de Saint-Marc,
à Belle-Isle, serait la démonstration du triomphe du
Christianisme sur la vieille religion 1.
Cependant, Satan continuait toujours la lutte
contre Dieu et, l’Eglise, au moyen-âge, dut combattre les sorcières et leurs pratiques. Il fallut quelques
tolérances pour ne pas brusquer des croyances enracinées depuis des millénaires, même chez les prêtres
et les religieux.
Dans le livre « The God of the Witches », que
Margaret Alice Murray, docteur es-lettres, a publié à
Londres (2), on peut lire : « En 1282, le prêtre d’Inverkeithing organise une danse païenne de la fertilité
autour de son église. En 1303, l’évêque de Coventry
en personne, accompagné de plusieurs membres de
son diocèse, rend hommage à une divinité animale.
Il est accusé devant le pape d’être un sectateur du
démon ; mais l’événement est d’autant plus remarquable qu’il échappe au châtiment ».
En 1453, le prieur de Saint-Germain-en-Laye sacrifie au même culte. Maints exemples, pris au moyenâge, prouvent que des prêtres et des dignitaires
1. Légende de Saint-Marc, page 63.
2. Londres, Faber and Faber.
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servaient en même temps et le Dieu de l’Eglise et
quelque divinité païenne.
Lorsque les rites païens qui sacrifiaient des humains au dieu Cornu commencèrent de disparaître,
les sorciers employèrent d’autres pratiques soit sur
les animaux soit sur les gens et ce sont les seules qui
survivaient il y a encore quelques années.
A l’occasion des fêtes du Rosaire, du mois d’octobre 1953, le R. P. Panici, dans une des conférences
qu’il fit à Vannes, dans la salle de la Nef, prit comme
sujet « La Magie et ses mystères. — Les Procès de
Sorcellerie ».
« Bien qu’une foule d’histoires soit fausse, dit-il,
on peut montrer de façon rigoureuse qu’il existe une
action démoniaque, liée à l’activité d’initiés qu’on
nomme magiciens ou sorciers ». Il démontre que les
sorciers causaient toutes sortes de maux par la magie, surtout par les maléfices et les envoûtements ;
qu’au moyen-âge on se servait de la magie pour perdre des gens qu’on voulait supprimer, parfois tout
à fait injustement. Ce fut le cas des Templiers et de
Sainte Jeanne d’Arc.
Au xviiie siècle les Procès de Sorcellerie cessèrent,
mais le démonisme ne s’arrêta pas. 1
1. Notes parues dans Ouest-France, début d’octobre 1953 (« Les
Conférences du R.P. Pauici »).
LA NOCE ET LE SORCIER
U
n jour il y avait une noce. Après la cérémonie
nuptiale le cortège s’en allait en chantant une
de ces chansons belliloises qui entraînent si bien à
marcher. Un jeune homme lançait les couplets et
toute la noce reprenait en chœur le refrain :
Voici le village, voici la maison,
Voici le village que nous cherchons !
La maison recherchée était un « débit de boisson » où l’on devait faire une halte avant de regagner
celle des mariés. Tout en continuant la ritournelle,
le cortège s’engouffra dans la salle où tables et bancs
furent vite occupés.
Le sorcier d’un village voisin était attablé au débit quand la noce y entra. Il se trouva donc placé
parmi les invités. Ceux-ci buvaient et chantaient ;
on se faisait des farces ; un jeune homme, sous la
table, essayait d’attraper la jarretière de sa cavalière
et on riait ; la joie était dans l’air. De temps à autre,
quelques invités sortaient un peu pour parler avec
les curieux qui faisaient la haie au dehors.
Le sorcier, qui savait pourtant tant de choses, ne se
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doutait pas qu’un homme de l’assemblée, qui le connaissait bien, épiait ses mouvements. Cet homme le
vit justement s’approcher du verre, encore plein de
vin, laissé par son voisin de table, faire un geste sur
le verre et s’éloigner. Quand l’invité revint, le témoin
du geste lui dit tout bas :
— Surtout ne bois pas ce vin, on t’a jeté un sort.
Quand la noce se leva pour partir, il posa le verre
sur la cheminée de la cuisine et le recouvrit d’un livre en disant à la débitante qu’il reviendrait le lendemain.
En revenant, il apprit que, dans la nuit, le verre
avait éclaté et que le vin répandu, de rouge, était devenu blanc.
Il n’y avait aucun doute, le sorcier en voulait à
la famille de celui-là. Sa jeune sœur était aussi à la
noce, jolie à ravir sous sa coiffe brodée et perlée dont
les pattes légères flottaient au vent. Elle était joyeuse
et pleine de vie dans sa robe bleu-clair sur laquelle se
détachaient les fleurs du châle et du tablier de tulle
brodé.
Les jeunes gens qui l’entouraient étaient trop pris
par le plaisir d’être en compagnie des jolies filles de
Locmaria, pour voir ce qui se passait. Qui aurait
pensé au mal en ce jour de bonheur ? Or, pendant
que les rires fusaient dans la salle du débit, sans que
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personne ne le vit, le sorcier fit le signe magique sur
le verre de la jeune fille. Un instant après elle but,
puis, la noce s’en alla en chantant :
C’est un garçon de mon village
Je n’vous en dis pas davantage !
Il me demande un doux baiser,
Un doux baiser, bien doux, bien sage,
Je n’vous en dis pas davantage !
Le cortège s’éloignait et, longtemps, on entendit
les bribes de la chanson s’étirer sur les landes en
fleurs.
Mais, dès le soir, sitôt chez elle, la jeune fille à la
robe bleue ressentit un mal étrange. Seul, le sorcier
en connaissait la cause.
Ce mal dura neuf mois pendant lesquels elle perdit la raison et dut rester alitée.
honni soit qui mal y pense !
LÉGENDES,
CONTES
et
HISTOIRES VRAIES
JEAN ET JEANNE
C
’était au temps où, dans les îles, on élevait aux
Druides de monstrueux menhirs.
C’était au temps où, le soir, une pauvre femme
sans pieds, la Korriganelle, enveloppée dans un drap
blanc, courait sur les landes et qui, sitôt l’aurore, se
réfugiait dans une grotte de la côte. Au temps aussi
où, au centre de l’île, une pierre debout tournait trois
fois sur elle-même « à la nuitée, devers les minuit ».
Il y a un peu plus d’un siècle on comptait encore,
sur le plateau de l’île, soixante menhirs. Il n’en reste
plus que deux, dans les landes de Kerlédan, on les
appelle Jean et Jeanne.
Jean était barde. Il chantait la mer, les vallons, les
exploits guerriers.
Jeanne préparait les peaux dont la fourrure précieuse protégeait ses parents pendant l’hiver. Elle
était douce comme une colombe, vivait sagement
dans la hutte familiale et se plaisait à cueillir les asphodèles, symbole de l’immortalité, qu’elle offrait
aux Druidesses pour les déposer sur les tombeaux
des Druides.
légendes
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Jean était Barde, fils de Barde. Elle, rien, qu’une
simple fille.
Mais Jean, le soir, se rendait sur la bruyère où
Jeanne était assise et lui chantait ses plus beaux
chants…
Le Conseil des Druides se réunit car, prétendaient-ils, Jean ne pouvait prendre pour compagne
qu’une femme de son rang et ils décidèrent que les
deux amoureux seraient changés en pierres. Les fées
et les sorcières de Bord-Groa 1 furent chargées de
cette mission.
Un soir, alors que la lune montait doucement dans
le firmament, Jeanne sortit de sa hutte et glissa sur
la bruyère où Jean l’attendait. En le voyant si beau,
si noble dans sa tunique de lin, son cœur cessa de
battre. Soudain — était-ce l’émotion — elle sentit
un grand froid ; ses bras, quelle voulut tendre vers
l’aimé, restèrent inertes ; son nom qu’elle voulut
crier, ne laissa entendre aucun son…
Jean l’aperçut dans le rayon de lune. Il s’élança
vers elle mais il ne vit plus à sa place qu’une grande
pierre. Comment courir, ses pieds restaient figés au
sol ; comment chanter son désespoir, il n’entendait
plus son chant ; le froid saisit ses os, son cœur se glaça dans sa poitrine.
1. Bord-Groa : village des fées et des sorcières.
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Jean et Jeanne n’étaient plus que deux menhirs.
Cependant, quand dans toute sa beauté l’astre femelle monte dans la nuit et répand sa lumière argentée sur la bruyère, par l’intervention d’une bonne fée
Jean et Jeanne se rejoignent, se confondent dans une
étreinte sans bras et un baiser sans lèvres.
Ce ne sont pas là de vaines amours. Ils ont eu beaucoup, beaucoup d’enfants qui sont nés à Carnac.
Et si, par les nuits où ils courent l’un vers l’autre
dans la lande, vous vous trouviez sur leur passage,
écartez-vous bien vite ; ils vous écraseraient impitoyablement.
table des matières
Avant-propos ...........................................................................7
Les pouces en dedans ...................................................................9
Sur la Sorcellerie .................................................................... 11
La Noce et le Sorcier ..............................................................23
La Mère le Rat ........................................................................26
Le Diable de Bigaronce.......................................................... 29
Le Cinquième ........................................................................34
Le Bœuf gras .......................................................................... 37
La fille qui avait « son sang » gelé jusque la ceinture........... 39
Les Garos ...............................................................................43
La charrette de Prat-Ledan ...................................................45
Les Lavandieres du Squeul ....................................................46
Le Cavalier de Donnant ........................................................48
« Bout de l’an » pour les sorciers .......................................... 51
Les Pénitents de Port Kérel ...................................................54
Légendes, contes et histoires vraies .................................... 57
La naissance de Belle-Isle ...................................................... 59
Jean et Jeanne ........................................................................60
Le Dragon de saint-Marc ...................................................... 63
Notre-Dame du Bois-Tors ..................................................... 65
Le Coucou .............................................................................. 67
Les Rameaux.......................................................................... 69
Le collier de perles ................................................................. 71
Histoire de Mowis ................................................................. 76
La légende de Lilinau ...........................................................77
Galenne Ier, roi .......................................................................80
Le secret d’Hervé .................................................................. 85
Saint Bedoche ........................................................................ 91
Histoire de la Vierge Dorée ................................................... 93
Un bellilois à la bataille de Navarin (1827) (Désiré Thomas) .... 95
Drame du phare de Kerdonis................................................98
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