LA SORCELLERIE ET NOUS - Revue des sciences sociales

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LA SORCELLERIE ET NOUS - Revue des sciences sociales
LA SORCELLERIE ET NOUS (')
PIERRE ERNY
Les croyances en la sorcellerie semblent bien avoir u n caractère universel.
Certes, d ' u n pays et d'une région à l'autre les modalités changent, ainsi que
l'intensité des menaces. Mais en c o m p a r a n t par exemple les analyses classiques
faites en Afrique centrale avec les travaux consacrés r é c e m m e n t au Berry, au
Limousin ou à la N o r m a n d i e , on est frappé de voir à quel point les ressemblances
sont grandes : c'est vraiment de la m ê m e chose que l'on parle dans u n cas c o m m e
dans l'autre ; on retrouve les m ê m e s affirmations, les m ê m e s signes, les m ê m e s
fantasmes, des procédés analogues de jettature, de détection et de protection.
Le fait que les croyances en la sorcellerie se retrouvent à toutes les époques de
notre histoire et dans toutes les civilisations du m o n d e , m ê m e après deux siècles de
positivisme scientifique et d'urbanisation, doit nous inciter à u n e certaine prudence
dans nos jugements : il ne faut pas prendre à la légère et balayer d'un revers de
la main ou d'un sourire de supériorité, quelque chose en quoi des milliards
d ' h o m m e s , y compris parmi nos contemporains, attachent u n e importance primordiale. N o u s touchons peut-être un élément inhérent à notre condition humaine : nous ne p o u v o n s éviter de trouver parfois l'autre menaçant, angoissant. C'est
un des aspects que revêt l'éternel problème du mal.
Une notion difficile à cerner
Que veut-on dire en effet quand on parle de sorcellerie ? Il y a d'abord en ce mot
l'idée q u ' u n e personne peut exercer une influence sur d'autres, u n e influence sans
intermédiaires visibles, donc cachée, mystérieuse. Il y a ensuite et surtout l'idée
que cette influence est néfaste, maléfique, qu'elle s'attaque à l'intégrité corporelle et
mentale, à la famille, mais aussi a u x biens, aux animaux, a u x cultures, aux
bâtiments, en un m o t à tout ce qui appartient à la personne visée. La maladie, la
malchance, l'oppression, le trouble, l'inefficacité, l'absence de vitalité, s'installent à
d e m e u r e dans son existence et la conduisent lentement à la mort, sociale voire
physique. Puisqu'il s'agit de p h é n o m è n e s difficilement explicables par les voies
habituelles, s'y ajoute en général dans la tradition judéo-chrétienne l'idée que le
mal est perpétré avec l'aide du démon -, mais en d'autres contextes culturels nous
trouvons des sorcelleries dans lesquelles les mauvais esprits n'interviennent
absolument pas, et nous pouvons considérer que cette idée n'est pas essentielle au
phénomène.
( 1 ) Conférence prononcée dans le cadre de l'Université Populaire de Colmar le 1 5 mars 1 9 7 9 .
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N'utilisons donc le m o t «sorcier» (et surtout «sorcière», car dans le m o n d e entier
ce sont les femmes qui sont le plus c o m m u n é m e n t accusées) u n i q u e m e n t pour
désigner des personnes capables d'exercer ainsi une influence maléfique. D a n s la
littérature le m o t «sorcier» est parfois employé abusivement pour désigner tout
individu ayant affaire avec l'occulte, le mystère. Il y a des raisons à cela : 1) en
Afrique noire, par exemple, les missionnaires ont eu tendance à tout mélanger
autrefois, parce que de leur point de vue ce qui était païen était par le fait m ê m e
mauvais et m a r q u é de l'influence du d é m o n ; 2) de fait, les différentes fonctions
ayant trait à l'invisible se retrouvent souvent en une m ê m e personne ; ce c u m u l ne
doit cependant pas nous empêcher d'opérer des distinctions élémentaires.
- S'agit-il de la guérison des maladies ? Ne parlons pas de sorciers, mais de
guérisseurs. Ceux-ci se distinguent par leurs techniques : il y a des phytothérapeutes, des magnétiseurs, des panseurs de secret, des rebouteux, des guérisseurs
religieux, opérant par prières et impositions des mains (à la limite par le sacrement
des malades, le prêtre peut entrer dans cette catégorie), etc. Mais si la maladie est
attribuée à la sorcellerie du fait que toutes les investigations médicales sont restées
vaines et que des malheurs successifs et répétés se sont abattus sur la personne,
l'intéressé cherchera bien entendu quelqu'un qui soit capable de détecter l'origine
du mal et de le protéger efficacement, au besoin en renvoyant le sort pour qu'il
aille frapper celui qui l'a émis. Il s'agit alors de désorceleurs ou d'antisorciers,
personnages ayant une fonction é m i n e m m e n t positive ; mais, c o m m e disent les
gens, «qui peut le bien peut aussi le mal».
- S'agit-il de voir clair dans une situation mystérieuse ou à venir, ne parlons
toujours pas de sorciers : c'est le domaine du devin, du voyant, du médium ou de
l'oracle, chacun pouvant utiliser une foule de techniques différentes c o m m e
supports de voyance ou pour provoquer la transe. Le v o y a n t n'agit pas, il décèle, il
détecte, il éclaire, il voit dans l'invisible. L'oracle non plus n'agit pas : il prête sa
b o u c h e et sa voix à une puissance de l'autre m o n d e pour qu'elle puisse s'exprimer
à travers lui.
- Si à présent il est question d'agir sur quelqu'un, tout dépend si l'on veut agir
en mal ou en bien. N o u s trouvons là deux personnages : d'une part le sorcier qui
agit toujours en mal, d'autre part le magicien qui est ambivalent, son art p o u v a n t
servir pour le bien c o m m e pour le mal. Le magicien emploie une technique, des
instruments, un rituel. La magie s'apprend, soit par initiation auprès d'un maître,
soit dans les livres. On appelle habituellement magie noire une action maléfique
perpétrée en invoquant des forces démoniaques. Le sorcier, par contre, peut agir
sans avoir rien appris, sans instruments, sans m ê m e avoir conscience qu'il exerce
une influence néfaste.
Les deux registres du mal
C'est l'étude des sorcelleries africaines qui a beaucoup éclairé ces distinctions, et
dans la plupart des langues on utilise un vocabulaire bien différent en chaque cas.
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1. Il y a d'une part ceux qui nuisent par une manipulation délibérée, consciente,
technique, instrumentale d'un certain n o m b r e de ressorts invisibles de l'existence.
Les africanistes anglais parlent en ce cas de sorcery. E n langage plus populaire on
parle de féticheurs. D'après l'étymologie portugaise de ce mot, un fétiche est un
objet fait de main d ' h o m m e , ou encore un objet enchanté, qui concentre en lui un
pouvoir particulier et que l'on utilise accompagné de paroles spécifiques et
d'incantations. Celui qui pratique cette action est en général u n spécialiste, initié à
ce métier par u n autre, et q u e l'on consulte contre rémunération. Mais il peut s'agir
aussi d'une personne privée qui utilise une «recette», poussée en cela par la haine,
l'envie, la jalousie, la volonté d'arriver à tout prix à ses fins.
2. Il y a d'autre part ceux qui sont censés agir en mal par une sorte de pouvoir
mystérieux et inné, dont ils n'ont pas forcément conscience et qu'ils ne peuvent
donc pas contrôler. Ce pouvoir est en général considéré c o m m e héréditaire dans la
lignée maternelle. N o u s ne s o m m e s plus du tout dans le registre de la magie, c'està-dire d'une action instrumentale. E n ce second cas on est sorcier par son être
m ê m e , par la manière dont, dans son intimité, la personnalité est constituée. On est
sorcier par naissance et par essence. Seraient portées à ce genre d'activités des
personnalités souffrant d'une incomplétude, d'un m a n q u e profond et ontologique,
ce qui se traduit sur le plan psychologique par des sentiments d'insatisfaction
permanente, de jalousie, d'aggressivité envieuse. Le sorcier apparaît alors c o m m e
une sorte d'handicapé mental qui cherche à compenser son m a n q u e en se gonflant
de la vitalité qu'il a soustraite aux autres en agissant sur eux à la manière d'une
pompe. Cette activité lui est nécessaire ; il ne peut la laisser ; il peut cependant ne
pas en avoir conscience ( ).
2
On trouve souvent en Afrique noire le cas suivant : u n e personne est accusée
par un voyant ou u n autre détecteur de sorciers d'être à l'origine d'une malchance,
d'un échec, d'un accident ou d'une maladie ; elle nie avoir agi consciemment, mais
ne récuse pas l'accusation de manière formelle, puisque tout le m o n d e sait que l'on
peut être,sorcier malgré soi. Elle réclamera alors les épreuves prévues à cet effet
(poison, ordalies diverses, ce qu'en France on appelait autrefois le «jugement de
Dieu») qui vont peut-être lui révéler à elle-même autant qu'aux autres son pouvoir
maléfique.
Les ethnologues anglais ont tendance à parler en ce cas, non plus de sorcery,
mais de witchcraft.
La sorcellerie comme champ d'études
D'un point de vue scientifique, différentes disciplines se sont longuement intéressées à la sorcellerie, chacune d'un point de vue particulier.
(2) «Ça se passe souvent au sein d'une même famille. Y'a des gens qui sont destinés à faire le mal.
Dès leur naissance. Ça dépend d'quel jour d'ia lune y sont nés. C'est souvent même par d'ieur faute.
Y sont faits pour ça», a-t-on fait dire à un contre-sorcier berrichon (Ph. AI.FONSI et P. PESNOT, L'œil
du sorcier, une histoire d'envoûtement aujourd'hui en France, Laffont, 1 9 7 3 , p. 328).
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LA SORCELLERIE ET N O U S
La littérature la plus importante sur le sujet est sortie de la main des historiens,
du fait que certaines époques de l'histoire européenne ont été littéralement
submergées par la sorcellerie. Le point de vue de l'ethnologue est très proche de
celui de l'historiographe, puisque les deux étudient des sociétés différentes de la
nôtre : seulement les uns vont les chercher dans le temps, alors que les autres les
cherchent dans l'espace. S'y ajoute le sociologue qui examine quelle incidence la
sorcellerie a sur les différentes sociétés et dans quelles structures sociales elle se
coule : on constate en effet que n'importe qui ne peut agir sur n'importe qui,
qu'habituellement les menaces les plus graves s'exercent entre p r o c h e s et gens de
la m ê m e parenté, que certaines catégories de la population sont plus touchées,
mais aussi plus compétentes, que l'intensité des croyances varie considérablement
selon les régions, etc. Quant au psychologue, il s'intéresse à la manière dont ces
croyances sont vécues et au registre symbolique qui sert à leur expression. C'est
ainsi, par exemple, qu'en Afrique Noire la sorcellerie innée se vit selon des
structures mentales de type oral, et le sorcier est censé manger, dévorer, grignoter
de l'intérieur sa malheureuse victime, de sorte que dans le vocabulaire courant on
parle de «mangeurs d'âmes». Le linguiste enfin étudie le langage de la sorcellerie et
le langage sur la sorcellerie. L'excellent ouvrage de M
J. Favret-Saada sur la
sorcellerie dans le Bocage n o r m a n d (Les mots, la mort, les sorts, Gallimard, 1977)
se place essentiellement du point de vue d'une séméiologie linguistique en se
d e m a n d a n t c o m m e n t les choses se disent entre paysans, c o m m e n t s'exprime le
vécu de la personne qui se croit ensorcelée.
m e
Les sciences humaines ont ainsi accumulé u n e masse extraordinaire de données
sur la sorcellerie, qui illustre d'ailleurs la profonde unité de ces croyances. Mais le
propre de ces sciences est précisément de l'étudier c o m m e une croyance ou
c o m m e un système de croyances. Les gens y croient, constate-t-on, et l'on recueille
ce qu'ils en disent. Cette croyance peut constituer u n fait social massif, et c'est
c o m m e telle que l'on s'y intéresse. Mais les différents tenants des sciences
h u m a i n e s ne se prononcent pas sur le fond. Ce n'est pas d'eux que l'on peut
apprendre si oui ou non, fondamentalement, la sorcellerie existe. Il ne leur
appartient pas de porter un j u g e m e n t de valeur, pas m ê m e un j u g e m e n t de réalité.
Des bibliothèques entières ont donc pu être écrites sur le sujet, sans qu'à aucun
m o m e n t les auteurs ne se soient prononcés.
Il est pourtant des h o m m e s de science, eux aussi, qui sont confrontés pratiquement avec ces croyances, parce qu'on les consulte dans des cas précis. J'en
vois surtout de trois espèces : les médecins, psychiatres et vétérinaires d'abord, les
h o m m e s dé loi ensuite, les prêtres et les théologiens enfin.
D'abord la médecine. Curieusement, certains médecins ou vétérinaires qui
exercent pourtant en des régions où ces croyances sont très courantes, n'en
entendent jamais parler directement par leurs clients. E n effet, si celui qui se croit
ensorcelé sait d'avance qu'il ne sera pas pris aux sérieux ou qu'il risque d'être traité
avec condescendance de paysan arriéré s'il s'ouvre à ce sujet, il y a peu de chances
qu'il consente à se livrer. Il consultera sans doute pour maladie. Quant à ce qu'il
considère c o m m e étant ses vrais problèmes, il ira les confier à quelqu'un de plus
compréhensif et de plus compétent.
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E n cela, le médecin se trouve dans la m ê m e position que le juge qui est a m e n é à
traiter d'une affaire de sorcellerie : il ne sait rigoureusement pas quoi en faire. Ni
les codes, ni les manuels modernes de médecine n'en traitent, et l'atmosphère
scientiste dans laquelle baignent habituellement les études n'incite guère à accorder
quelque crédit à de tels récits. D u psychiatre on attendrait u n peu plus de
compréhension. Or on constate que beaucoup de malades qui se croient ensorcelés
n'en parlent jamais quand ils sont en clinique psychiatrique, et ce pour les m ê m e s
raisons : peur du ricicule, conviction a priori que de toute façon ils ne seraient pas
entendus. La psychiatrie traditionnelle a ses catégories toutes faites où il faut faire
entrer de gré ou de force tous ces symptômes gênants : si les fantasmes de
possession sont habituellement réduits à des manifestations d'hystérie et de
dédoublement de la personnalité de type schizophrénique, la croyance en la
sorcellerie relève par excellence du délire d'influence caractéristique de la
paranoïa. Et l'on n'hésitera pas à parler de délires collectifs.
N o u s s o m m e s donc là en présence d'attitudes qu'habituellement on peut
qualifier de réductionnistes : dans le meilleur des cas, l'histoire du malade arrive
à l'oreille du médecin, mais celui-ci va se hâter de réduire la sorcellerie
qu'officiellement du moins il ne connaît pas, à autre chose qu'il connaît bien. Et le
problème de fond, une fois de plus, se trouve escamoté.
Sorcellerie et religion
Qu'en sera-t-il du prêtre, du théologien, ou de ce spécialiste en affaires démoniaques qu'est l'exorciste officiel désigné par chaque évêque ? N o t o n s que pour
la première fois nous trouvons là des personnages qui, dans le passé du moins, ont
répondu affirmativement à la question de savoir si la sorcellerie existait, du fait
qu'ils ont un principe d'explication dont les autres ne disposent pas : Satan.
A ce propos, il faut opérer une distinction très nette entre p h é n o m è n e s de
possession et p h é n o m è n e s de sorcellerie. Ce n'est pas du tout la m ê m e chose, du
moins aux yeux de l'ethnologue qui connaît des peuples où ils sont expliqués tout
autrement que par une emprise du démon. Il y a possession quand le corps d'un
h o m m e semble littéralement habité par une puissance autre que lui, de sorte qu'il
n'est absolument plus lui-même. A p p a r e m m e n t du moins, car un psychanalyste
pourra toujours dire que c'est cet «autre» que nous portons au fond de nous, à
savoir notre inconscient, qui a pris le dessus et brisé toutes les barrières du moi.
Les p h é n o m è n e s de possession sont relativement nets dans leur séméiologie. et
c'est le domaine par excellence de l'exorciste qui, en invoquant la puissance de
Dieu, est censé pouvoir chasser le diable. En d'autres types de religion, ces
possessions peuvent être considérées c o m m e é m i n e m m e n t bénéfiques et donc
recherchées, dans la mesure où l'on pense que ce sont de bons esprits qui viennent
ainsi se manifester.
Les p h é n o m è n e s de sorcellerie sont infiniment moins nets dans leurs signes
c o m m e dans les explications que sur le plan religieux on peut en donner.
L'ensorcelé n'est pas habité par un démon, mais quelqu'un est censé agir sur lui.
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ET
NOUS
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peut-être avec l'aide du démon. Traditionnellement on utilisait les m o y e n s
religieux classiques, la prière et les sacrements, mais aussi des moyens plus
spécialisés : grands et petits exorcismes, aspersions d'eau bénite, usage de sel bénit,
présentation de reliques, etc. Dans u n e ambiance d'Inquisition qui ne favorisait ni
la lucidité, ni le sens critique, la théologie ancienne, ainsi que ce qui à l'époque
faisait office de droit canonique, avaient élaboré des critères extrêmement précis et
subtils pour aider au discernement des esprits, à une époque où tout le m o n d e
admettait ce genre de p h é n o m è n e s et leur lien avec le diable.
Dans toutes les enquêtes récentes menées en France on voit les gens se plaindre
de ce que, sauf exceptions, le clergé actuel ne prend plus au sérieux les demandes
d'aide qui lui sont adressées en ce domaine et rechigne à employer les moyens que
la liturgie met à sa disposition. Il est vrai que la théologie dans le vent, dans son
souci majeur de se mettre au goût du jour, et bien qu'étant toujours en retard d'une
mode, n'accorde plus grande importance ni aux saints, ni aux anges, ni aux
d é m o n s ; c'est le moins qu'on puisse dire. Le ciel tout autant que l'enfer se sont
étrangement dépeuplés, et l ' h o m m e se retrouve seul avec lui-même face à Dieu, ce
qui, q u a n d on y pense, est une situation tout à fait inconfortable, surtout en
l'absence de vraie c o m m u n a u t é . A force de tout vouloir démythologiser et
démystifier, la religion cesse alors de remplir une fonction psychologique qui
autrefois avait une importance considérable. C'est dans des Eglises chrétiennes
non officielles, à tendance plus fondamentaliste, que l'on est resté le plus attentif à
ces questions, surtout dans le courant anabaptiste et pentecôtiste.
Parallèles africains
Quand on séjourne en Afrique Noire, il n'est pas difficile d'avoir accès aux
histoires de sorciers telles qu'elles circulent dans le peuple. C o m m e personnellem e n t j'ai surtout vécu sur des c a m p u s universitaires, j ' a i voulu savoir ce que
devenaient ces croyances dans les milieux intellectuels qu'autrefois on qualifiait
d'«évolués». En 1971 j ' a i été chargé d'enseigner l'anthropologie africaine à une
i m m e n s e promotion d'étudiants en psychologie et en pédagogie à l'Université
Nationale du Zaïre. D a n s l'intention de les provoquer un peu j ' a i c o m m e n c é m o n
cours par un exposé sur la sorcellerie en milieu bantou. A la sortie ils m'ont dit :
«Mais pourquoi nous parlez-vous de croyances et de coutumes qui ne nous
concernent pas ? Ces histoires de sorciers, c'était bon pour nos arrière-grandsparents ; mais pour nous autres qui avons fait des études et habitons en ville, cela
n'existe plus depuis longtemps !»
Sachant ce qu'il en était et où je voulais en venir, j ' a i continué m o n cours sur la
m ê m e lancée. Ils s'aperçurent alors, non seulement que je connaissais dans le
détail les croyances traditionnelles, mais surtout que je ne portais pas à leur égard
de j u g e m e n t de valeur négatif, que je ne m'en moquais pas, que je n'en parlais pas
pour les ridiculiser ou les combattre c o m m e on le fait d'habitude, mais uniquem e n t pour essayer de les c o m p r e n d r e aussi objectivement que possible ; que je ne
considérais pas ceux qui y croyaient c o m m e des arriérés ou des sauvages, mais que
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je m'efforçais de saisir la logique, la cohérence, le système de pensée qui s'en
dégageait. Les langues alors se délièrent, et je pus me rendre compte que ces
étudiants, issus de collèges religieux et abreuvés à l'Université de théories scientifiques, croyaient pratiquement tous dur c o m m e fer en l'action des sorciers, et que
b e a u c o u p d'entre eux étaient empêtrés jusqu'au cou dans des histoires de ce genre,
puisqu'en tant qu'étudiants ils étaient souvent très jalousés. C o m m e par ailleurs
j'enseignais aussi la psychopathologie, je fus à plusieurs reprises consulté pour des
troubles de comportement qui en dernière analyse en revenaient toujours à des
questions de sorcellerie. Voici à titre d'exemples quelques faits tirés d'un livre que
j'ai composé à partir d'autobiographies d'étudiants zaïrois ( ).
D'abord un exemple très courant relatif à la magie sportive. Toute compétition,
tout match de football de quelque importance d o n n e lieu à des manigances pour
essouffler les adversaires, dédoubler la vue du gardien de but, dresser u n e barrière
invisible au niveau des arrières, etc.. Le combat sur le terrain se double d'un
combat invisible entre féticheurs :
3
« D a n s l'école où j'enseignais après m o n diplôme d'Etat, j'étais directeur des sports.
Lors des m a t c h e s avec les autres écoles, c'est m o i - m ê m e qui allais consulter le
féticheur qui habitait loin de l'école. Je le faisais en cachette car n o u s étions dans u n e
école protestante. Ce qui m e fait croire à ces fétiches, c'est q u e tout ce q u e le vieillard
disait se passait sur le terrain au m o m e n t des matches. Les scores, c'est m o i - m ê m e qui
les indiquais au vieillard en lui disant que n o u s voulions gagner par 5-0 ou 4-2 ou 3-1.
Il préparait tout p a r des prières et certaines choses, bénissait la balle et m e disait
d'espérer. T o u t se réalisait. Je le payais c o m m e je voulais, car il m e considérait c o m m e
son petit-fils» (p. 305).
Sur le m ê m e modèle que la magie sportive on trouve la magie des examens et la
magie amoureuse.
, .
Voici racontés deux cas de maladies envoyées par vengeance :
1. «Je me souviens encore c o m m e si cela datait d'hier c o m m e n t trois enfants de
m o n village et m o i - m ê m e nous avons attrapé une terrible maladie d'yeux. Quelle
en était la cause ? N o u s étions au village pendant que tous nos parents travaillaient
aux champs. Animés par un esprit de peur c o m m e tous les enfants de chez nous,
nous nous s o m m e s enfermés dans une maison à la vue d'un h o m m e réputé pour
sa sorcellerie, Kimuka. Mais au lieu de nous cacher silencieusement, guidés par
moi, tous les quatre nous avons c o m m e n c é à crier sur lui : «O muloyi, o muloyi»,
ce qui signifie : « U n sorcier ! u n sorcier !» Kimuka ébahi s'est arrêté au milieu du
village, nous regardant étrangement. Puis, d'un pas décidé il est rentré chez lui.
N o u s avons quitté la maison et couru vers nos parents. Informés de cet événement
par nous-mêmes, ils nous ont grondés sévèrement. Trois j o u r s après, nous
attrapions tous quatre un terrible mal d'yeux qui ne nous permettait plus de voir.
Menacé par les parents des trois autres, car j'étais le plus âgé, papa a été obligé
(3) P. E R N Y , Sur les sentiers de l'Université. Autobiographies d'étudiants zaïrois. Paris. La Pensée
Universelle. 1 9 7 7 .
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d a l l e r voir Kimuka, soupçonné d'être l'agent du malheur. Après qu'il lui eut
exposé le cas, Kimuka, contrairement à beaucoup de sorciers, ne chercha pas à
nier son action. Il semble qu'il aurait déclaré : «Si ce n'étaient pas des gosses, vos
supplications n'y changeraient rien ; je ferais d'eux de grands aveugles». Papa lui a
alors d o n n é u n cadeau et est revenu. Il n'a pas fallu plus de deux jours pour qu'on
soit rétablis» (p. 310).
2. « U n fait quelque peu saillant mérite d'être livré : c'est en effet la grande
maladie dont j'ai souffert en dernière année de l'école secondaire peu avant les
e x a m e n s d'Etat. U n e maladie qui faillit m e projeter dans l'au-delà et dont l'origine
a été détectée chez u n des m e m b r e s de m a famille. Avant je ne pouvais
franchement pas gober cette espèce d'histoires (de sorciers), mais maintenant,
après avoir vu et entendu, je suis bien obligé d'y croire. Mais de quoi s'agit-il au
juste ? Après avoir purgé un mois à l'hôpital, a u c u n changement d'intervenait
dans m o n état de santé. Le médecin en avait marre. E n fin de compte, je fus
renvoyé pour continuer avec les traitements indigènes. Mais eux non plus
n'apportèrent a u c u n e modification. Ce cas tragique incita m o n oncle à consulter
un devin pour la première fois dans sa vie, car il n'y avait jamais cru jusque-là.
Après u n long temps de réflexion et d'examen, le devin détecta m a tante paternelle
c o m m e étant à la source de m a souffrance, et trouva qu'il n'y avait d'autre remède
q u ' u n arrangement familial. Après convocation de tous les oncles et tantes tant
paternels que maternels, quelle ne fut m a surprise de voir la coupable se confesser
sans q u ' o n le lui demande. Par sa confession, elle reconnut avoir été à l'origine de
m a maladie sous prétexte que je n'allais plus leur rendre visite depuis que je les
avais quittés au village. Elle j u r a de revenir sur sa décision de m e faire souffrir. Le
lendemain matin j'étais complètement rétabli, au point que je regagnai l'école et
repris m o n r y t h m e normal c o m m e si je n'avais jamais été malade» (p. 308).
Quiconque s'élève tant soit peu au-dessus du niveau des autres, risque d'être
rappelé à l'ordre par des manigances sorcières :
« M o n père avait construit une très g r a n d e maison p o u r la famille, car celle q u e n o u s
habitions était trop petite p o u r une famille aussi n o m b r e u s e que la nôtre. Cette
construction fit b e a u c o u p parler d'elle et certains ne s'empêchaient pas de reprocher à
m o n père de construire u n e aussi g r a n d e maison hors de son village d'origine. Il a
suffi q u e n o u s y habitions p o u r que la maladie s'y installe à d e m e u r e . On ne passait
pas une semaine sans gémissements. La nuit, u n canard, devenu historique dans notre
famille, n o u s dérangeait par son cri. On ne l'entendait q u e la nuit. On n'a j a m a i s pu
l'attraper, malgré les n o m b r e u x tours de la maison effectués p o u r le localiser. Ce
p h é n o m è n e , c o m m e on devait s'y attendre, ne trouvait son explication que dans la
sorcellerie qui, dit-on, loin de tuer sur le c h a m p , s'organise p o u r faire souffrir sa
victime p e n d a n t u n e période d o n n é e p o u r l'achever par après. H e u r e u s e m e n t p o u r
nous, nous a v o n s d é m é n a g é , tellement n o u s rongeait l'incertitude du lendemain» (p.
309).
Voici un cas de possession lié à la sorcellerie :
«J'ai toujours eu un a m o u r très tendre p o u r m a m a n . Alors, toutes les fois qu'elle
tombait malade, je n'en revenais pas, et je croyais notre b o n h e u r sérieusement
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menacé. Je priais la Vierge p o u r elle. U n j o u r , elle fut t o u r m e n t é e par un esprit. Elle
avait u n e forte fièvre. N o u s venions de nous c o u c h e r q u a n d papa appela au secours.
M a m a n était secouée très fortement, avec les yeux retournés et les dents serrées.
Q u a t r e h o m m e s solides étaient nécessaires p o u r la maintenir. Il fallait que l'esprit
parlât. P o u r y parvenir, o n dut brûler à m a m a n le b o u t des doigts. Enfin, une voix
i n c o n n u e sortit de sa b o u c h e : c'était u n parent auquel papa venait de r e p r e n d r e notre
m a c h i n e à coudre. Le p a r e n t pensait q u e la m a c h i n e ne lui avait pas été simplement
prêtée, mais donnée. Cet esprit s o m m a i t papa de lui apporter u n e certaine s o m m e
d'argent en retour, faute de quoi il ne tarderait pas à revenir. A partir de ce j o u r , j ' a i
cru aux esprits. J'ai b e a u c o u p prié la Sainte-Vierge de sauver notre mère. Ce jour-là. je
lui ai promis la virginité et la vie sacerdotale» (p. 312).
Le problème qui se pose à un enseignant quelque peu attentif en Afrique Noire,
c'est de savoir c o m m e n t favoriser chez les élèves et les étudiants l'intégration de
ces croyances et de ces expériences traditionnelles, qu'ils peuvent à la rigueur
refouler, mais non abandonner, dans un univers de pensée m o d e r n e , afin qu'ils ne
soient pas trop écartelés intérieurement. Nier la réalité de ces faits, se m o q u e r de
leur crédulité c o m m e on le fait d'habitude, c'est nier tout u n pan de leur personnalité, c'est se m o q u e r de quelque chose qui les constitue au fond d'euxm ê m e s ; et cela est extrêmement grave et ne peut que perturber leur sens de
l'identité personnelle. Le problème peut alors se formuler ainsi : ne peut-on
vraiment pas parler de la sorcellerie en termes scientifiques, et opérer ainsi une
liaison, jeter un pont, entre tradition et modernité ?
Perspectives nouvelles
Pour terminer, je voudrais donc me demander si aujourd'hui il n'y a pas de
nouvelles perspectives qui nous permettraient de renouveler un peu ce très vieux
problème de la sorcellerie. Effectivement, les idées bougent là c o m m e ailleurs.
Le livre déjà cité de Jeanne Favret-Saada. chercheur au C N R S , sur le Bocage
n o r m a n d , en est une preuve. Jusqu'ici les enquêteurs ethnographes ou folkloristes
se contentaient d'interroger les gens sur leurs croyances. Or le propre de la
sorcellerie, c'est que ceux qui la pratiquent n'en parlent jamais, et que les victimes
ne se livrent à c œ u r ouvert que dans la mesure où elles estiment être en présence
d'une personne capable de leur porter secours. On ne peut donc pas enquêter sur la
sorcellerie c o m m e on enquête sur la manière de fabriquer le fromage ou
d'aménager les maisons, à moins de se c o n d a m n e r à toujours rester extérieur au
vrai problème. Le livre de J. Favret a ceci de particulier qu'il se veut un travail
parfaitement scientifique, mais qu'en m ê m e temps il relate l'histoire d'une
ethnographe qui s'est à un tel point plongée dans la sorcellerie qu'elle a fini par
être considérée et par se considérer elle-même à la fois c o m m e ensorcelée et désorceleuse. A partir du m o m e n t où le p h é n o m è n e est réellement pris au sérieux et
où l'on partage pleinement l'angoisse des h o m m e s , les perspectives changent du
tout au tout, ainsi que les méthodes d'investigation.
Des indices encore limités, mais réels, permettent de penser que le problème est
aussi en train de se dégeler du côté de la psychiatrie qui, c o m m e nous l'avons dit.
LA SORCELLERIE ET N O U S
243
ne voyait guère jusqu'ici dans les croyances en la sorcellerie que délire. Les
travaux de plusieurs médecins sur la sorcellerie dans la région de Limoges,
considérée dans ses rapports avec la psychiatrie, émettent u n son de cloche
nouveau, m ê m e si leurs références sociologiques sont bien contestables. Ils
reconnaissent que pour c o m p r e n d r e de quoi il s'agit, le psychiatre doit sortir de
son cabinet ou de son hôpital, et se faire ethnographe, qu'il y a u n terrible non-sens
à parler de délire individuel ou collectif q u a n d le malade ne fait qu'utiliser le
langage du groupe social auquel il appartient. Entre le paysan et le médecin il y a
certes un fossé, celui entre deux systèmes de pensée et de référence différents, mais
non celui entre raison et délire. L'un n'a pas forcément tort et l'autre raison : tout
simplement ils pensent et parlent autrement ( ).
C o n f o r m é m e n t à des schémas à la mode, la psychologie, la psychanalyse et la
psychopathologie actuelles ont tendance à voir dans l'ensorcellement u n trouble de
la communication, de la parole socialisée et de la symbolisation. On peut sans
doute attendre de cette orientation bien des éclairages nouveaux.
Il est u n e discipline dont je n'ai pas encore parlé, mais qui est décisive pour
notre sujet, à savoir la parapsychologie, que je préfère apeler paranormologie.
car
les faits p a r a n o r m a u x auxquels elle s'intéresse relèvent autant de la physique, de la
chimie, de la biologie ou de la sociologie que de la psychologie. Ces faits sont
inhérents, tout autant que les autres, à l'expérience h u m a i n e , mais le scientisme
habituel ne sait c o m m e n t les expliquer et a, de ce fait, tendance à les nier :
télépathie, télékinésie, clairvoyance, prémonition, extériorisations, hantises, etc.,
etc. Les paranormologues étant suspectés et attaqués de toutes parts par leurs
collègues scientifiques, ont l'habitude d'entourer leurs expériences de garanties de
validité tout à fait exceptionnelles. Contestés par les scientistes et les positivistes, ils
se montreront encore plus scientistes et positivistes qu'eux. Les «recherches
psychiques», c o m m e ont disait autrefois, ont été illustrées par des classiques
c o m m e Charles Richet, William James, Henri Bergson, Freud et Jung. Des gens
c o m m e les Rhine à la Duke University, Tenhaeff à l'Université d'Utrecht, Bender
à l'Université de Fribourg-en-Brisgau, Vassiliev à Leningrad, R é m y Chauvin à
Paris ont montré par des expériences que sérieusement on ne peut plus mettre en
doute que non seulement on peut c o m m u n i q u e r à distance par la pensée,
directement et sans intermédiaire, mais aussi que l'on peut agir par des forces
d'ordre «psychique» aussi bien sur les h o m m e s que sur les animaux, les plantes et
les objets matériels. La télékinésie consiste précisément à déplacer ou à déformer
des barres de métal, par exemple, m ê m e placées dans des tubes à essai scellés, par
la seule force de la «pensée» (entre guillemets, car il est très difficile de dire ce qui
est axactement en jeu). Ces données sont aujourd'hui largement vulgarisées, de
sorte qu'il est inutile d'y insister plus longuement.
4
( 4 ) Cf. Alain P E R O N , Sorcellerie et psychopathologie, à propos d'une étude ethnographique et
psychiatrique pratiquée dans le département de la Haute-Vienne, thèse de médecine, Bordeaux,
1 9 7 0 . Bibliographie plus complète dans J. F A V R E T - S A A D A , op. cit., pp. 3 1 0 - 3 2 5 , surtout 3 2 3 .
244
P.
ERNY
Elles apportent bien entendu un éclairage décisif sur la magie et la sorcellerie.
Ces dernières ne prétendent finalement q u ' u n e chose : il est possible d'influencer
quelqu'un et d'agir sur lui à distance sans intermédiaire perceptible, autant en bien
qu'en mal. Or c'est là u n langage que le parapsychologue n'a a u c u n e peine à
admettre. Seulement, si l'on prend la parapsychologie au sérieux, il nous faut remodeler complètement nos conceptions scientifiques courantes, et cela ne va pas
sans mal ni sans résistances. Curieusement, c'est la physique m o d e r n e qui semble
la plus disposée à faire le pas.
Prenons un exemple. D'innombrables témoignages spontanés collectés par les
laboratoires de paranormologie montrent que des sensations de douleur peuvent
être transmises à distance. Telle femme est soudain prise d'une douleur atroce à la
poitrine avec impression de suffoquer et peur de mourir. Elle apprend quelques
heures après qu'au m ê m e m o m e n t son fils, qui est à des centaines de kilomètres de
là, a eu un accident de voiture avec poitrine enfoncée par le volant. A partir de tels
constats, on a eu l'idée de vérifier si des sentiments, voire des sensations, pouvaient
être transmis sur c o m m a n d e . Or il se révèle que c'est encore plus facile que de
transmettre des idées ou des images, surtout quand c'est entre personnes
affectivement liées (ce que savent aussi les spécialistes de la sorcellerie). Voici par
exemple les expériences décrites par le Dr Milan Ryzl das Grenzgebiete
der
Wissenschaft, en 1968 : un émetteur essayait de transmettre par télépathie des
accès d'émotion à une autre personne ; quand il se concentrait sur l'angoisse de la
suffocation, évoquant d'affreuses crises d'asthme, le receveur souffrait d'un
intense accès d etouffement ; quand l'émetteur se concentrait sur des émotions
lugubres et prenait un sédatif, l'électro-encéphalogramme du receveur manifestait
des réactions appropriées, avec m a u x de tête et une violente nausée. La distance ne
semble jouer aucun rôle sur ce type d'expérimentation.
Il est une expérience que beaucoup sans doute ont faite : celle de devoir vivre un
travailler à côté d'une personne qui vous envie, vous en veut ou vous hait. Sans
croire en la sorcellerie, et sans qu'il y ait donc un effet de suggestion en ce sens, la
proximité d'une telle influence négative peut littéralement rendre malade ou
perturber gravement. Or il est des gens, cela aussi nous l'avons tous expérimenté,
qui agissent négativement sur nous par leur être m ê m e , leur caractère, leurs
propos, leurs sentiments, sans qu'ils aient nécessairement conscience de leur
influence néfaste. Qu'est-ce que cela pourrait être si en plus ils s'y exerçaient
consciemment et systématiquement ! Plus d'un ulcère d'estomac provient tout
simplement de ce que l'intéressé doit vivre avec u n conjoint, u n parent, u n voisin,
un collègue de travail avec qui il ne s'entend pas ! La médecine psychosomatique,
aux apports de laquelle le corps médical est manifestement trop peu attentif, est là
pour y voir clair. D a n s les cas où il ne s'agit pas de conflits intrapsychiques, et en
ayant recours à des entretiens approfondis, le médecin psychosomaticien procède
de manière analogue à celle du détecteur de sorciers traditionnel (duquel il pourrait
peut-être apprendre plus d'un truc) : il faut déceler l'origine du mal et voir
c o m m e n t on peut la neutraliser, d'une manière ou d'une autre.
LA SORCELLERIE ET N O U S
245
Les rites et les accessoires de la magie pourraient apparaître dans cette optique
c o m m e de véritables supports de l'attention et de la pensée afin d'en faciliter la
concentration, telles par exemple ces épingles ou ces clous que, dans les envoûtements traditionnels du m o n d e entier, on enfonce dans une poupée de cire ou
de nos j o u r s dans une photo pour provoquer chez l'autre des douleurs à tel
endroit.
Beaucoup de parapsychologues n'aiment pas qu'on fasse ainsi en public le
rapprochement entre leurs travaux et les croyances traditionnelles ; cela leur
semble prématuré et ils craignent d'en être discrédités. Il n'empêche que ce
rapprochement s'impose et qu'il est singulièrement éclairant !
La question que je me pose est de savoir pourquoi tel type de population est
davantage affecté par les croyances en la sorcellerie que tel autre. Beaucoup de
facteurs peuvent jouer ici.
D'abord des facteurs psychologiques liés à l'environnement et au caractère
ethnique. Les peuples vivant en contact étroit avec la nature semblent plus
sensibles aux p h é n o m è n e s p a r a n o r m a u x . U n e éducation frustrante et étouffante
fragilise la personne et exacerbe les sentiments négatifs. En ethnologie on connaît
bien le cas de certaines ethnies littéralement dominées par la hantise de la
sorcellerie ; or quand on étudie l'éducation qui est donnée aux enfants, on
c o m p r e n d la genèse de ces sentiments de méfiance et d'insatisfaction profonde qui
caractérisent tout u n peuple. Si dans le domaine médical et psychiatrique on
mettait autant d'énergie à observer ces p h é n o m è n e s qu'à les nier, on découvrirait
sans doute que la réceptivité aux influences correspond à la prévalence de tel ou tel
trait constitutionnel ou psychologique, exactement c o m m e le Dr Assailly a pu
décrire le type h u m a i n du médium.
Il faut tenir compte ensuite du développement que prennent les croyances ellesmêmes. Si dans une population on croit fortement en la sorcellerie, on sera c o m m e
à l'affût de tous les signes et on sera porté à interpréter dans ce sens tout ce qui
arrive. Les influences mauvaises se couleront dans un moule fortement institutionnalisé. La suggestion peut ainsi jouer u n rôle décisif, dans la mesure où l'on
sait d'avance c o m m e n t les choses vont se passer. Là où ces croyances sont peu
développées, on prêtera moins d'attention à u n vécu qui pourrait être mis en
rapport avec elles. L'envie, la jalousie, la méchanceté se manifesteront alors pas
d'autres voies.
U faut tenir compte enfin du fait que les facultés paranormales se développent
par l'usage et l'exercice. A u x aptitudes de départ peut s'ajouter une très grosse part
d'apprentissage. D a n s l'Inde et le Thibet traditionnels, par exemple, on est arrivé à
une maîtrise tout à fait extraordinaire de ces phénomènes. Rien ne nous empêche
de penser que chez nous aussi il y a eu et il y a encore de véritables spécialistes
pouvant agir tant pour le bien que pour le mal.
Lors d'un tournoi d'échecs récent, l'un des joueurs, dissident soviétique, a
accusé son adversaire, représentant officiellement l'URSS, d'avoir été assisté par
un «parapsychologue du gouvernement» qui avait pour fonction de lui brouiller
les idées. Il y a deux cents ans, il aurait prétendu avoir été ensorcelé ...
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P.
ERNY
Conclusion
La parapsychologie nous invite donc à accorder u n certain crédit à la plupart
des affirmations traditionnelles, et pas seulement dans le domaine de la magie et de
la sorcellerie. Il ne s'agit pas de redevenir naïfs ou crédules, mais d'exercer son
sens critique avec plus de discernement, de finesse, de respect aussi, à la lumière
d'informations qui sont bien vulgarisées, sans doute, mais qui ne sont pas encore
intégrées dans nos modes de penser. D'ailleurs la parapsychologie n'a soulevé
q u ' u n tout petit coin du voile de mystère qui recouvre tous ces fait, puisque, si elle
nous convie à en admettre la possibilité, elle ne nous éclaire pratiquement en rien
sur les processus et les mécanismes en jeu.
N o u s n'avons parlé que des influences qui s'exercent en mal. La problématique
peut évidemment être retournée, et si l'on peut agir en mal, on peut assi agir en
bien. C'est peut-être ce à quoi les religions n o u s invitent en nous d e m a n d a n t de
prier les uns pour les autres, c'est-à-dire là encore à concentrer notre pensée sur
telle personne éventuellement à l'aide de formules et de rites. Pour le croyant la
prière a sans doute u n effet surnaturel. Mais pour le psychologue m o d e r n e elle a
aussi une action p u r e m e n t naturelle, et elle nous apparaît ainsi c o m m e une sorte
d'antithèse de l'action sorcière.