L`homme est-il un être à part ?

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L`homme est-il un être à part ?
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Cours Olivier Verdun
L'homme est-il un être à part ?
1) Rappel de quelques règles sur la problématique
Comprendre un sujet de dissertation, c'est mettre au jour son caractère paradoxal (para = contre,
doxa = l'opinion commune), c'est identifier le ou les problèmes qu'il pose, c'est le problématiser. Tout
sujet de dissertation est donc, par définition, paradoxal, en ce sens qu'il invite à questionner un
préjugé. On appelle problématique la manière dont va être traité le problème posé, la recherche d'une
solution à ce problème.
Pour problématiser, il convient de répondre aux questions suivantes :
- Quel est le préjugé visé par le sujet ?
- Comment critiquer ce préjugé ?
- Y a-t-il moyen d'aller plus loin que cette simple critique, de proposer une réponse satisfaisante à la
question posée ?
En dégageant la problématique, on annonce ainsi indirectement son plan.
Ne pas confondre donc, la question posée par le sujet (avec un pont d'interrogation) et le problème
qui lui est sous-jacent (qui ne s'énonce pas nécessairement sous la forme d'une question). Poser un
problème, c’est expliquer pourquoi une question se pose, et doit se poser, non à tel ou tel individu,
mais pour tout esprit raisonnable. Il y a problème quand au moins deux thèses totalement
incompatibles, qui toutefois semblent vraies toutes les deux, s'affrontent (il y aura donc au moins deux
parties dans le développement).
Exemple : « D'un côté, en tant qu'ils sont hommes justement, tous les hommes ont droit au respect.
D'un autre côté, ne doit-on pas soutenir que certains hommes ont perdu ce droit en raison de ce qu'ils
ont fait ? Ou bien tous les hommes sans aucune exception ont droit au respect, ou bien certains ont
perdu ce droit, donc tous n'y ont pas droit » (ces deux idées ne peuvent pas être soutenues
conjointement).
2) Rappel de quelques règles sur l'introduction
Le rôle de l'introduction est de poser le problème philosophique soulevé par le sujet. C'est donc
tout le travail de recherche et de formulation de la problématique qui doit apparaître dans l'introduction.
Ce programme de questionnement a pour but essentiel de fixer les grandes lignes du développement. ll
est inutile d'énoncer dans l'introduction le plan de la dissertation (ne pas écrire, par exemple :
«Premièrement, nous allons montrer que.....; deuxièmement nous établirons que.....» L'annonce du
plan est contenue dans l'énoncé de la problématique. Avant cet exposé du problème, l'introduction
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doit présenter le sujet et son libellé. Éviter de commencer par des lieux communs du genre : «De tout
temps....» ou «Depuis toujours les hommes.....». On peut partir de quelque chose de particulier comme
une anecdote ou un exemple pouvant servir de point d'ancrage à une question plus abstraite : mieux
vaut aller du particulier (l'exemple) au général (la question).
3) Rappel concernant le développement
Le développement vise à ordonner les idées, à créer une dynamique de la pensée permettant
d'arriver à une proposition de solution au problème posé. Dans un plan classique en 3 parties (non
obligatoire), la 1ère partie propose une 1ère hypothèse de réponse : on part de ce qui est le moins
satisfaisant pour aller vers ce qui l'est le plus; on expose un point de vue naïf, une vue traditionnelle, la
voix du bon sens en quelque sorte, l'évidence première. La 2e partie se propose d'examiner les limites
de la 1ère hypothèse et d'envisager une 2e hypothèse plus pertinente; à la fin de la 2e partie, la tension
du sujet est censée être à son comble, puisqu'on est face à deux argumentations contradictoires qui ont
chacune leur légitimité. La 3e partie, enfin, est une tentative de résolution de la contradiction entre la
1ère et la 2e hypothèses par proposition d'une 3e hypothèse; il s'agit de proposer une solution au
problème posé en introduction et insuffisamment résolu par les deux premières hypothèses. Une
hypothèse est une supposition de réponse possible. Un plan est donc une démonstration : on examine
plusieurs hypothèses successivement, en les critiquant jusqu'à parvenir à celle qui résiste le mieux à la
critique.
4) Rappel concernant la conclusion
La conclusion se présente comme une synthèse et non comme un résumé. Elle s'efforce de ressaisir
les enjeux de la question et de les exprimer de façon claire et incisive. Il s'agit de présenter l'état
d'avancement et d'approfondissement de la réflexion. Il n'est donc pas judicieux de s'élancer dans une
«ouverture» qui consisterait à embrayer sur une autre question voisine.
Introduction
On a longtemps considéré que l'homme était un être à part, un être d'exception, jouissant d'un statut
éminent au sein de la nature. A la différence des autres êtres vivants, l'homme aurait l'immense
privilège de pouvoir penser, douter, parler, être libre, inventer, etc. Dire que l'homme est un être part
revient à affirmer qu'il est séparé du reste de la nature par un certain nombre de qualités spécifiques et
qu'il est supérieur en dignité aux autres êtres vivants. Or la science et certains courants philosophiques
ne cessent de montrer que l'homme est un animal comme les autres, et même, à certains égards, un
animal beaucoup plus fragile, violent, nuisible, en sorte que sa prétention à dominer la nature relèverait
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d'un anthropocentrisme délétère, responsable de la crise écologique actuelle. Dans cette optique,
l'homme est bel et bien une partie de la nature dont la substance est identique, quoique différente, des
autres êtres vivants. Mais si l'homme n'est pas un être à part et que rien ne le distingue
fondamentalement des autres êtres, ne risque-t-on pas de le dissoudre dans la nature, de l'abaisser à une
simple espèce vivant parmi d'autres, au risque d'annuler ce par quoi il n'est pas simplement nature, mais
liberté ? Ne s'expose-t-on pas à un oubli de la dignité humaine ? La question «l'homme est-il un être à
part ?» est donc grosse d'enjeux à la fois théoriques et pratiques : comment retrouver un rapport à la
nature qui ne soit pas ruineux pour l'homme et sa liberté ? comment penser la spécificité de l'homme
sans perdre de vue son inscription naturelle ?
I)
L'homme est un être à part capable de se détacher de la nature
Idée directrice : l'homme est un être à part dans la nature, au sens où il a vocation à la dominer et à
s'en détacher; l'homme est un animal dénaturé; il y a en lui quelque chose de divin, de sacré, de
transcendant qui lui confère une dignité que ne possède pas les autres créatures.
A) L'homme-Dieu
Les trois grandes religions monothéistes occidentales (le judaïsme, le christianisme et l'islam)
considèrent l'homme comme une créature à part, d'exception, hors nature, douée d'une âme et du libre
arbitre, à l'image de Dieu. L'être humain a un statut ontologique radicalement différent de celui des
autres créatures dont il est isolé. Cette idée que l'homme est un être à part dans la nature parce qu'il y a
en lui quelque chose de sacré, de divin, de transcendant est au fondement de notre conception
humaniste qui accorde une préférence éthique au genre humain. Pourquoi, en effet, n’a-t-on pas le droit
de tout faire à un être humain ? Pourquoi le génocide des Juifs, des Rwandais, des Amérindiens n’a-t-il
pas tout à fait le même sens que l'abattage, le sacrifice des veaux ou des poulets ? C’est parce que
quelque chose en l’homme nous apparaît sacré que nous ressentons le besoin de le protéger et de le
défendre, plus que des millions de lapins ou de poulets qu’on tue chaque année.
C'est ce que montre Luc Ferry dans son livre L'homme-Dieu ou le sens de la vie. Nous vivons
aujourd'hui un double processus : à l'humanisation du divin liée au refus des arguments d'autorité,
répond une divinisation de l'humain, conséquence logique de la naissance de l'amour moderne et des
relations sentimentales; la laïcisation du monde qui accompagne le développement des sciences
n’abolit pas le sentiment du sacré, mais le déplace vers l’homme et l’incarne en lui. Ainsi les questions
relatives aux fécondations in vitro, à l’insémination artificielle, au clonage, aux manipulations du
génome humain fascinent-elles d’autant plus qu’elles ne sont pas étrangères au thème théologique de la
profanation. Ces craintes tiennent précisément à l’idée que l'homme est un être à part, c'est-à-dire que
l’humanité doit être considérée comme intouchable lors même que notre santé ou notre bien auraient à
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y gagner.
B) Maître et possesseur de la nature
L'homme, dans cette perspective, a pour vocation de dominer la création, comme on le voit dans le
mythe de Noé où l'intégralité de la création est rassemblée dans une arche comme si la Terre était un
vaisseau humain flottant au milieu du cosmos. La nature serait un existant à s'approprier et à
domestiquer. L'homme n'est pas un être de nature, mais un être invasif qui doit accaparer totalement la
nature, un être d'anti-nature donc, doté d'un équipement surnaturel : «La Terre et ce qui la remplit
appartiennent au Seigneur. Les cieux sont les cieux de l'Éternel, mais il a donné la Terre aux humains»
(Psaumes 115,16).
De même, au XVIIe siècle, Descartes, dans Le discours de la méthode, assigne à l'homme la tâche
d'être «comme maître et possesseur de la nature». Selon Descartes, une césure ontologique existe entre
le sujet pensant qu'est l'homme et les autres êtres; seul l'homme pense, parle, tandis que les animaux ne
sont que des machines. Descartes opère une distinction qualifiée de dualiste entre l'esprit ou res
cogitans (la chose qui pense), et la matière ou res extensa (la chose étendue). En quoi donc l'homme
est-il un être part ? Qu'est-ce qui le singularise et le différencie radicalement des autres espèces
vivantes ? L'homme est une chose qui pense, c'est-à-dire qui «doute, qui conçoit, qui affirme, qui nie,
qui veut, qui ne veut pas, qui imagine aussi et qui sent.» (René Descartes, Méditations métaphysiques,
méditation seconde).
L'homme est donc un sujet qui se distingue et se sépare non seulement de la nature, mais aussi de
sa propre nature : il cesse de se définir comme un objet pour s'appréhender comme un être qui pense,
un être qui se pense. En sorte que l'homme se définit par une capacité d'échapper à toute définition
naturelle; je ne suis rien d'autre qu'une conscience, c'est-à-dire une présence à moi-même qui seule
témoigne de mon existence.
C) Une fin en soi
La Déclaration des droits de l'homme et du citoyen (26 août 1789) s'inscrit dans le sillage de la
métaphysique cartésienne et constitue l'apogée de l'humanisme : l'être humain est érigé en sujet exclusif
de droit; il est naturellement détenteur de droits considérés comme sacrés, universels, aliénables et
imprescriptibles. L'homme est bien un être à part en ce qu'il est à la fois sujet et fin. Cette pensée est
formalisée par Kant : seul l'homme est une fin en soi, une valeur intrinsèque, une personne morale
digne de respect; le monde a été créé pour l'homme qui a vocation à s'arracher à la nature et à être à luimême sa propre créature par l'éducation.
Dans cette perspective, la nature n'est qu'un moyen, un objet en quelque sorte : «Les êtres dont
l'existence dépend, à vrai dire, non pas de notre volonté, mais de la nature, n'ont cependant, quand ce
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sont des êtres dépourvus de raison, qu'une valeur relative, celle de moyens, et voilà pourquoi on les
nommes des choses; au contraire, les êtres raisonnables sont appelés des personnes, parce que leur
nature les désigne déjà comme des fins en soi, c'est-à-dire comme quelque chose qui ne peut pas être
employé simplement comme moyen, quelque chose qui par suite limite d'autant notre faculté d'agir
comme bon nous semble (et qui est un objet de respect)» (Emmanuel Kant, Fondements de la
métaphysique des mœurs).
C'est la faculté de s'arracher aux intérêts qui définit la dignité et fait du seul être humain une
personne juridique. C'est la liberté ou la bonne volonté, c'est-à-dire la capacité à agir de façon
désintéressée, qui qualifie l'homme comme être moral. L’être pensant est le seul qui soit capable de
surmonter sa propre nature et de se donner à lui-même la loi qu’il doit suivre. L’autonomie du sujet
moral est le fondement de sa dignité. La nature n'est pas un être libre, c'est pour l'homme qu'il y a du
droit C'est la liberté qui fonde le principe de l'ordre juridique et non l'existence d'intérêts à protéger. Le
critère de la liberté permet ainsi de comprendre que l'homme est bien un être à part et que, pour cette
raison, il nous faut respecter inconditionnellement l'humanité, même en ceux qui n'en manifestent plus
que les signes résiduels (les malades mentaux, les vieillards, les enfants…).
Transition 1:
L'homme est-il un être à part ? La tradition humaniste nous enseigne que l'homme est un être
exceptionnel, différent par nature des autres créatures vivantes et par là même supérieur à elles en
dignité. Seul sujet pensant et doté de droits authentiques, l'être humain accomplit sa vocation spécifique
en s'arrachant, par sa liberté, à la glaise de la nature. Par là il se façonne lui-même, est à lui-même sa
propre créature. Au centre d'un monde qui a été crée pour lui, l'homme est bien la mesure de toute
chose. Dans cette optique, les êtres non humains – les animaux et les végétaux notamment – n'ont de
valeur qu'à l'aune de leur usage possible pour l'homme. Mais cette conception anthropocentrique qui
fait de l'homme un être à part dans la nature, ne ressortit-elle pas à un orgueil démesuré, illusoire, voire
délétère ?
II) L'homme n'est pas un être à part puisqu'il est un animal comme les autres
Idée directrice : L'homme n'est pas un être à part au sens où il aurait un statut ontologique et moral
1 Rappel méthodologique : le paragraphe de transition peut être isolé du reste du développement (on saute alors une ligne)
ou lui être accolé. On reprend l'intitulé du sujet, fait un bilan sur le traitement de la question posée et annonce la partie
suivante à l'aide d'une ou deux questions. Les transitions doivent être soignées et constituent des moments-clés de la
démonstration.
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supérieur : il est, comme toute chose, un fragment du monde, un vivant parmi les autres vivants, un
animal à part entière, l'une des déclinaisons de l'évolution. Il y a une continuité, et non pas une rupture,
entre l'homme et la nature, l'homme et l'animal. En se pensant comme un être de culture séparé de la
nature, l'homme oublie d'où il vient et mène ainsi le monde à sa perte.
A) L'humanisme occidental et ses dangers
L'idée que l'homme est un être à part est au fondement, selon Claude Lévi-Strauss, de l'humanisme
occidental qui a isolé l'homme de tout ce qui n'était pas sa culture, en le coupant aussi bien des autres
cultures que de la nature. Cette conception anthropocentrique serait à la source de la destruction
moderne de la nature par la technique, mais aussi de l'anéantissement des autres cultures, notamment
sous la forme de la colonisation : «J'ai le sentiment que toutes les tragédies que nous avons vécues,
d'abord avec le colonialisme, puis avec le fascisme, enfin avec les camps d'extermination, cela s'inscrit
non en opposition ou en contradiction avec le prétendu humanisme sous la forme où nous le pratiquons
depuis plusieurs siècles, mais presque dans son prolongement naturel...Se préoccuper de l'homme sans
se préoccuper en même temps, de façon solidaire, de toutes les autres manifestations de la vie, c'est,
qu'on le veuille ou non, conduire l'humanité à s'opprimer elle-même, lui ouvrir le chemin de l'autooppression et de l'auto-exploitation» (entretien avec Claude Lévi-Strauss publié par le journal Le
Monde le 21 janvier 1979).
Lévi-Strauss appelle à une réconciliation de l'homme et de la nature dans un humanisme
«généralisé», c'est-à-dire élargi et remanié. Au lieu de prendre pour principe la culture conçue comme
séparation de l'homme et de la nature, il faudrait réintégrer l'homme dans la nature, prendre pour
principe l'identification de l'homme à toutes les formes d'existence non humaines, ce qui impliquerait
de refonder les droits de l'homme «non pas, comme on le fait depuis l'Indépendance américaine et la
révolution française, sur le caractère unique et privilégié d'une espèce vivante», mais en s'efforçant d'y
«voir un cas particulier de droits reconnus à toutes les espèces» (Claude Lévi-Strauss, De près et de
loin). Il s'agit donc, dans cette perspective, de renoncer à l'idée dévastatrice que l'homme est un être à
part, de substituer aux valeurs des droits de l'homme celles des droits de la vie, de réinsérer, en somme,
l'homme dans l'économie générale de la vie.
B) L'homme n'est pas un empire dans un empire
Dans l'Éthique, Spinoza considère justement que l’homme n’est pas un être à part, qu'il n'est pas «un
empire dans un empire» (Éthique, III, préface). Nous croyons être libres et, de ce fait, soustraits aux
lois qui régissent la nature. En réalité, nous n’obéissons qu’à des processus inconscients (des causes
que nous ignorons); nous ne sommes pas très différents d’une pierre qui subirait la loi de la gravitation,
et qui prendrait conscience qu’elle tombe : elle pourrait, tout comme nous, croire qu’elle tombe et agit
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librement. Or nous sommes soumis comme tous les autres êtres aux lois de la nature. En sorte que la
nature humaine ne bénéficie d'aucun privilège qui la mettrait en dehors de la nature des choses. Croire
que l'homme est un être à part, c'est doter illusoirement l'humanité d'un statut transcendant par rapport à
la nature à laquelle l'homme appartient intégralement corps et âme.
Spinoza bat en brèche toute l'anthropologie cartésienne et humaniste qui considère, on s'en souvient,
que l'homme est une créature de Dieu dotée de pouvoirs surnaturels. Faire de l'homme un Dieu, ou son
autre, c'est représenter Dieu à l'image de l'homme, en transférant sur la nature divine les caractères que
l'homme s'attribue illusoirement à lui-même. Or l'être humain ne se distingue en rien de toutes les
choses naturelles : un être humain, ce n'est rien de plus qu'une chose singulière quelconque parmi
toutes les autres.
Dans cette perspective spinoziste, nous devons assumer, pour reprendre la célèbre admonestation
freudienne, une quatrième «blessure narcissique», après celle que nous ont infligée Copernic, Darwin et
Freud : ce nouveau coup porté à la prétention qu'à l'homme d'être une créature à part dans la nature est
le fait d’une conjuration à la fois philosophique et éthologique. Georges Chapouthier, dans un petit
essai déstabilisant, Kant et le chimpanzé. Essai sur l’être humain, la morale et l’art, établit que nous
sommes encore beaucoup plus proches des primates que ne le pensaient Darwin et Freud. Non
seulement hommes et chimpanzés partagent près de 99 % de leurs gènes, mais encore, sur le plan de la
pensée, le modèle des «structures en mosaïque» nous oblige à admettre qu’il existe une continuité entre
l’intelligence animale et celle de l’homme. La mémoire, la conscience, le langage existent en effet chez
les animaux supérieurs, quoique sous des formes rudimentaires.
Si l’être humain possède une aptitude extrêmement développée à la pensée symbolique, les
éthologues nous apprennent toutefois que les comportements «culturels» ne sont pas davantage une
particularité de l’homme. Les animaux, contrairement aux idées reçues, sont parfois très inventifs en
ce qui concerne les «médiations de l’action» (outils et «protolangages»). Plus surprenantes sont les
observations concernant le «sens moral» des animaux («l’altruisme n’est pas réservé à notre
espèce»).Contrairement à ce que soutenait Lévi-Strauss, l’interdit de l’inceste que l’on trouve chez
l’essentiel des primates, n’est en rien une règle spécifique de l’espèce humaine. De façon générale, les
animaux n’ignorent pas la contradiction entre intérêts individuels et intérêts collectifs, et peuvent
adopter des stratégies d’ordre moral, tels que comportements de réconciliation, ou encore
d’apaisement, qui s’apparentent à ce que nous nommons le pardon.
C) La banalité de l'homme et le souci écologique
De là l'idée que si l'homme n'est pas supérieur aux autres êtres vivants, s'il se révèle même, à maints
égards, bien plus nuisible et méchant que les autres espèces, il n'est pas le seul à posséder des droits,
mais, avec lui, tous les êtres susceptibles de plaisirs et de peines. Dans son livre La libération animale,
Peter Singer souligne, dans une optique utilitariste en rupture avec la tradition humaniste, que c'est la
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capacité à éprouver du plaisir ou de la peine qui qualifie la dignité d'un être et le constitue en personne
juridique. D'où l'extension de la protection du droit à tous les êtres susceptibles de souffrir. Peter Singer
prône ainsi l'«antispécisme» et la fin de l'anthropocentrisme chrétien et cartésien, au nom de la
continuité entre l'homme et l'animal. Sur un plan moral, il en conclut qu'un chimpanzé, un chien, un
cochon sains valent plus qu'un nourrisson débile ou qu'un vieillard grabataire qui ne pourra jamais
atteindre le niveau d'intelligence d'un chien.
Aujourd'hui, l’humanitaire, l’écologie aboutissent non point à une sacralisation de l’humain, comme
le pense Luc Ferry, mais à sa banalisation : nous n’acceptons plus que l’homme soit maître et
possesseur de la nature. La préoccupation écologique, qui est, d'une certaine manière, une laïcisation de
l'humanisme, atteste que nos contemporains croient de moins en moins en l’humanité comme en une
valeur absolue et séparée, et la perçoivent de plus en plus comme une espèce parmi d’autres. L’homme
n’est pas Dieu, la défense des intérêts de l’humanité doit tenir compte également des intérêts des autres
espèces animales. Les hommes sont davantage pitoyables que sacrés : ils méritent notre compassion,
notre respect, notre douceur, plutôt que notre vénération.
Transition :
L'homme n'est donc assurément pas un être à part. Il s'agit là d'une croyance vaniteuse en la
suprématie de l'espèce humaine qui serait dotée de qualités surnaturelles l'apparentant plus à une
divinité qu'à un être vivant. D'une part, la thèse de l'insularité humaine conduit inexorablement au
désastre : de l'anthropocentrisme à l'ethnocentrisme il n'y a qu'un pas que l'histoire contemporaine a
allègrement franchi. D'autre part, l'idée que l'homme est un être d'exception s'apparente davantage à
une illusion anthropomorphique, à un mécanisme de projection, qu'à la réalité : l'être humain n'est pas
d'abord un sujet pensant mais un fragment du monde; la nature, et non pas l'homme, est la mesure de
toute chose, en sorte que l'homme n'est pas le seul sujet de droit. Mais quelles sont les conséquences
théoriques et pratiques de cet abaissement de l'homme à une simple espèce vivante parmi d'autres ? A
trop vouloir animaliser l'homme, ne risque-t-on pas de le dissoudre purement et simplement ?
III) L'homme est un être singulier, insaisissable, qui ne doit cependant pas oublier d'où il
vient
Idée directrice : l'homme est bien un être à part, singulier, unique en son genre, un animal qui n'est
pas tout à fait comme les autres, non pas en ce qu'il serait supérieur aux autres vivants eu égard à sa
dimension surnaturelle, mais en ce qu'il est proprement indéfinissable, équivoque, à la fois nature et
culture.
A) Le mythe de Jonas
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A l'inverse du mythe de l'arche de Noé, on trouve, dans la Bible (Le livre de Jonas), une autre
parabole qui symbolise parfaitement l'engloutissement du genre humain par la nature. Dieu envoie
Jonas dans la capitale de l’empire assyrien; Jonas désobéit à Dieu et se rend à Jaffa pour prendre la
fuite sur un bateau en direction. Durant le voyage, le bateau sur lequel se trouve Jonas essuie une
tempête due à la colère divine. Les marins décident alors de tirer au sort pour connaître le responsable
de ce malheur. Le sort désigne Jonas. Ils le prennent, le jettent par-dessus bord, et, à l’instant même, la
mer s’apaise. Il est recueilli dans le ventre d’une baleine durant trois jours et trois nuits. Le «gros
poisson» le recrache ensuite sur le rivage.
Ce mythe pourrait symboliser l'humanité absorbée par la nature. Le risque que fait courir
l'abaissement de l'homme à une espèce vivante comme les autres est celui d'une dissolution de l'homme
dans la nature qui peut se décliner en deux sens : le premier repose sur une ontologie holiste qui
considère que la valeur du tout (la nature, l'univers, l'espèce, etc.) est supérieure à la valeur de
n'importe laquelle de ses parties, l'humain compris. Le second exprime une veine misanthropique et
anti-humaniste qui fait le lit des idéologies les plus réactionnaires (exemple du darwinisme social) et
qui se formule ainsi : la nature extra-humaine se porterait nettement mieux sans la présence humaine.
Sur le plan juridique et moral, l'idée qu'il n'y a qu'une différence de degré entre l'homme et l'animal,
que l'homme donc n'est pas un être à part au sens où lui seul serait un sujet libre, est pour le moins
problématique. Si rien ne distingue radicalement l'homme de l'animal, qu'est-ce qui, dès lors, peut
fonder la préférence éthique que nous accordons au genre humain ? La nature, qui plus est, n'est pas un
agent susceptible d'agir avec la réciprocité qu'on attend d'un alter ego juridique. C'est toujours, au fond,
pour les hommes qu'il y a du droit, sans compter que tout dans la nature n'est pas respectable (les virus,
par exemple). Les droits de la nature sont, en réalité, des devoirs de l'homme envers l'homme, et
notamment envers les générations futures. Ce ne sont pas tant des devoirs envers la nature, qui
impliqueraient celle-ci comme partenaire responsable, que des devoirs concernant la nature.
B) L'effet réversif
On peut conserver l'idée que l'homme est un être à part, mais cette idée doit être nuancée afin d'éviter
l'écueil anthropocentrique : l'homme n'a pas un statut spécial, mais un statut particulier. Les cultures
humaines sont certes irréductibles aux proto-cultures animales, mais la reconnaissance des
particularités des cultures humaines ne justifie aucunement leur sortie des procédures suivies par
l'évolution naturelle. La nature produit des animaux dénaturés, comme si elle avait prévu une case vide,
une marge de liberté qui permettrait à l'homme de se retourner contre elle. C'est ce que Patrick Tort,
interprétant Darwin, nomme l'effet réversif. Il y a à la fois continuité biologique entre l’homme et la
nature, et discontinuité historique que la culture, sans pour autant sortir de la nature, introduit. La
liberté humaine est une marge d’indétermination, un pouvoir de choix, d’arrachement, de refus, lui-
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même rendu possible par la sélection naturelle; des individus jouissant d’une marge accrue
d’indétermination, quoique génétiquement déterminée, ont davantage de chances, dans la lutte pour la
vie, de vaincre, de se reproduire, de s’adapter. De sorte que la liberté et la morale représentent un
avantage sélectif.
Dans cette optique darwinienne, il est possible d'opter pour un humanisme sans illusions, un
humanisme de sauvegarde, qui passe par le refus de diviniser l'homme, de le considérer comme un être
absolument à part, tout en reconnaissant sa particularité. L’homme n’est assurément pas un Dieu à
adorer, mais un vivant, un mortel, qu’il faut respecter, aider, éduquer, voire protéger contre lui-même.
Si ce n’est pas le sacré qui commande, mais le respect, la compassion, la sollicitude à l'égard de tout ce
qui vit et meurt, on comprend alors que l'homme puisse avoir non pas tous les droits, mais davantage
de droits, du fait qu'en tant qu'il est davantage conscient que les autres êtres vivants, il est aussi
davantage exposé à la souffrance («plus de savoir, plus de douleur», dit l’Ecclésiaste) et à l’amour.
On en conclut que le respect de la nature fait partie de la culture et donc de l'humanité. L'homme est
cet animal très particulier qui, en même temps qu'il détruit la nature, est capable de se préoccuper du
sort des baleines ou des éléphants qu'il a par ailleurs massacrés. Au contraire, baleines et éléphants ne
lèveraient pas le plus petit bout de nageoire ou de trompe pour sauver l'humanité si celle-ci était un jour
en voie de disparition. Ce souci nous honore et fait bien de nous une espèce à part qui, pour rester
digne, ne doit pas oublier d'où elle vient
C) Le génie de l'équivoque
L'idée que l'homme est un être à part se fonde sur une distinction entre nature et culture, inné et
acquis : les animaux seraient des êtres de pure nature, tandis que l'homme serait un être de culture,
c'est-à-dire un animal dénaturé. Or, dans La phénoménologie de la perception, Merleau-Ponty nous
rappelle que nature et culture sont toujours déjà là en l'homme; le naturel et le culturel sont deux
éléments inséparables qui se mélangent, en sorte que nature et culture sont toujours consubstantielles
en l'homme. : «Tout est fabriqué et tout est naturel chez l’homme, comme on voudra dire, en ce sens
qu’il n’est pas un mot, pas une conduite qui ne doive quelque chose à l’être simplement biologique, et
qui en même temps ne se dérobe à la simplicité de la vie animale, ne détourne de leur sens les
conduites vitales, par une sorte d’échappement et par un génie de l’équivoque qui pourraient servir à
définir l’homme.»
Contrairement à l'animal, l'homme n'est prisonnier d'aucun code naturel déterminé; il ne se réduit
pas à la «simplicité de la vie animale», au sens où l'«échappement» dont parle Merleau-Ponty pour
définir la différence spécifique de l'homme correspond à une complexification des relations de l’être
humain à son milieu, et à un changement de finalité de ses conduites : l’homme donne une finalité à sa
vie, et échappe par là même au déterminisme naturel. Il introduit de la complexité, et donc une certaine
rupture, là où il n'y a, le plus souvent, que mécanismes aveugles, stéréotypés. Alors que le
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comportement animal est somme toute rigide, l'homme est capable d'innovation; il lui est loisible de se
redéfinir sans cesse, de se perfectionner à l'infini, sans qu'il soit a priori possible de lui assigner quelque
limite que ce soit.
L'«échappement» ne signifie pas tant une fuite - ce qui supposerait que l'homme puisse s'abstraire
complètement de la nature et cesser par là même d'appartenir au règne animal - qu'une capacité de
détourner la nature, de l'orienter différemment, de l'infléchir selon une orientation inédite. L'ambiguïté
qui règne entre la nature et la culture est le trait constitutif de la définition de l'homme : l'homme est un
être de détour qui ne cesse de transcender les définitions que l'on veut donner de lui. Les conduites
humaines sont, par nature, équivoques en ce sens qu'elles ne sauraient se réduire à une signification
déterminée.
De ce point de vue, si nature humaine il y a, elle ne doit pas être envisagée comme une structure
immuable, mais comme une possibilité permanente de se redéfinir soi-même. Si l'on entend par culture
l'aptitude proprement humaine à s'arracher à la nature, c'est-à-dire à transformer la nécessité en liberté,
la culture nous offre le paradoxe d'une nature de substitution, d'une nature construite, d'une seconde
nature. Merleau-Ponty met donc au jour cette double appartenance, et en même temps cette double
irréductibilité, de l'homme à la nature et à la culture. La présence de l'homme dans le monde ne cesse
de créer et de communiquer des significations qui transcendent le dispositif animal.
Conclusion générale :
La question «l'homme est-il un être à part ?», qui nous invite à mettre en perspective la prétention
qu'à l'homme, pour se définir, d'être un «empire dans un empire», renvoie à un triple écueil : l'écueil
anthropocentrique, dont nous avons pu mesurer, avec Claude Lévi-Strauss, les dangers; l'écueil
anthropomorphique, qui consiste, sous couvert de bons sentiments, à projeter, sans nuances, les formes
humaines de raisonnement social, de planification et d’évaluation des comportements sur les autres
espèces vivantes; l'écueil misanthropique, enfin, qui fait le lit des idéologies les plus rétrogrades et
irrationnelles. L'homme n'est certes pas une exception dans la nature. On sait aujourd'hui qu'il a en
partage avec d'autres espèces nombre de comportements qu'on croyait lui être réservés. Il reste que
l'homme, à la différence des autres créatures vivantes, est un être inclassable, indéfinissable, à la fois
nature et culture. Sur un plan moral, l'homme est bien un être à part : la vie d'un humain est et sera
toujours d'une valeur supérieure à la vie d'un non-humain, pour la simple et bonne raison que la valeur
d'un existant capable de penser le monde et de lui attribuer une certaine valeur est supérieure à la valeur
d'un existant qui en est incapable. Ce constat nous oriente dans la direction d'un humanisme de
sauvegarde, élargi, non invasif, sans illusions sur l'homme, un humanisme empreint de sagesse, de
responsabilité, de sollicitude, d'admiration à l'égard des êtres de nature.
Lycée franco-mexicain
Cours Olivier Verdun