Perd-on sa vie à la gagner

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Perd-on sa vie à la gagner
Lycée franco-mexicain
Cours Olivier Verdun
Perd-on sa vie à la gagner ?
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I)
Perdre sa vie à la gagner
Lorsque l'argent est la raison et le but véritables du travail, en même temps qu'il devient l'unique mode
de reconnaissance, nous perdons notre humanité.
A) Vivre pour travailler, travailler pour vivre
B) Travailler plus pour gagner plus
C) Aller au chagrin
II) Vivre sa vie en la gagnant
Gagner sa vie, ce n'est pas seulement travailler en vue d'une rémunération, mais se réaliser en tant
qu'individu et être humain.
A) Dépendance et indépendance au travail
B) Travail et reconnaissance
C) Travail et possession de soi
III)
Travailler moins pour gagner plus
Le travail est certes une activité essentielle, mais il n'est pas la seule; il n'y a de véritable liberté qu'en
dehors du temps de travail nécessaire.
A) Des vies sans travail
B) Éloge de l'oisiveté
C) Vivre et travailler autrement
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« Ne pas perdre sa vie à la gagner ! » Ce célèbre slogan de Mai 1968 suggère que le travail, entendu
comme une activité orientée vers la production d’un résultat socialement utile, que cette activité soit
manuelle ou intellectuelle, rémunérée ou pas, s'accompagne d'une perte de quelque chose d'essentiel notre humanité, notre singularité, notre liberté. Pourtant, le travail peut être une source incomparable de
plaisir, d'épanouissement, de découvertes, de rencontres, sans compter qu'il nous permet de vivre
décemment. La question « perd-on sa vie à la gagner? » est donc éminemment paradoxale, à l'heure où
le dogme du « travailler plus pour gagner plus » fait figure de panacée : comment le travail contribue-til à actualiser notre humanité, tout en nous faisant passer à côté de notre vie à force de l'assujettir aux
impératifs de l'ordre économique? Pourquoi diable devons-nous trimer à ce point, produire toujours
davantage pour amasser encore plus? Tout se passe comme si nous passions notre existence à exercer
une activité harassante, forcée, souvent ennuyeuse, aliénante parfois, que l’on fuit comme la peste, que
l’on effectue toujours en vue d’autre chose, sans en comprendre les véritables raisons et finalités. D’où
vient qu’exclus de notre vie par notre travail, nous en soyons aussi exclus en ne travaillant pas? Or une
vie digne de ce nom est-elle nécessairement une vie au travail? Faire quelque chose de sa vie plutôt que
rien, est-ce obligatoirement transformer ce «faire» en activité rétribuée, quotidiennement répétée,
inscrite dans un rythme désespérément binaire : semaine/week-end, année/congés? Existe-t-il une autre
valeur pour le travail que l'argent qu'il procure sous la forme d'une rémunération? A quelles conditions,
en somme, le travail peut-il véritablement nous humaniser afin que nous ne perdions pas notre vie à la
gagner?
*
La formule « perdre sa vie à la gagner » indique que toute notre existence est vouée à la nécessité de
gagner notre pain à la sueur de notre front. D'une part, le travail tend à devenir une seconde nature pour
l'homme qui doit ad vitam æternam produire et reproduire ses moyens d'existence. D'autre part, le
travail ne vaut, le plus souvent, qu’au service du salaire qu'il permet d'obtenir. Le verbe «gagner» de
l'intitulé du sujet signifie, en effet, amasser, réaliser un profit financier, mais aussi, par extension,
conquérir, affronter, mériter. Rien n’est donné. Tout est à vendre. Vivre n’est pas un cadeau des dieux,
mais quelque chose qui s’arrache, qu’on peut quantifier, évaluer, échanger, comme on le fait avec
n'importe quelle marchandise. Par ailleurs, une vie dans le travail semble ne plus s'appartenir. La
question «perd-on sa vie à la gagner ?» nous invite donc à réfléchir sur la dimension économique à
laquelle notre existence tend à se réduire le plus souvent.
Gagner sa vie, c'est d'abord prosaïquement exercer une activité rémunérée, socialement reconnue, en
vue de manger, puisqu'il faut bien manger pour vivre. Le mot «vie» est pris ici en son acception
biologique de subsistance eu égard à notre qualité d'êtres organisés évoluant de la naissance à la mort.
Or cette activité de subsistance, pour élémentaire qu'elle paraisse, ne va pas de soi : la nature ne s'offre
pas à nous comme un buffet dans lequel il suffirait de puiser à volonté; l'aliment est l'effet d'un travail
sur la nature à laquelle nous faisons subir notre loi. Alors que les animaux peuvent subvenir à leurs
besoins sans avoir à travailler, l'homme produit lui-même ses conditions d'existence parce qu'elles ne
sont pas immédiatement présentes dans la nature. Il y a donc travail partout où on rencontre une activité
de transformation de ce qui est donné, en vue de la satisfaction d'un besoin. De là l’idée que le travail
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est une malédiction liée au châtiment du péché originel, auquel fait du reste écho la nostalgie d’un
paradis perdu où il suffirait de cueillir le fruit de l’arbre et boire l’eau de la source. Il faut, au contraire,
défricher, extraire, labourer, construire, aménager un environnement primitivement hostile et, à cette fin,
s’exténuer (exemple des fameux travaux d’Hercule).
On comprend ainsi pourquoi, dans l'Antiquité, le travail était considéré comme l'activité la plus
proche de l’animalité, en vertu de sa finalité qui est de satisfaire nos besoins, mais aussi la plus
éphémère dans ses réalisations, le produit du travail étant destiné à être consommé. La loi du travail est,
en effet, la répétition monotone du cycle production-consommation. Les tâches de pure reproduction
matérielle de la vie sont par essence serviles parce qu’elles enchaînent à la nécessité. Les activités
humaines sont valorisées en fonction de la plus ou moins grande ressemblance qu’elles peuvent avoir
avec l’éternité. Une activité (la science, l'art, la politique, la philosophie, la méditation, etc.) est donc
perçue comme d’autant plus éminente qu’elle est délivrée de la nécessité et qu’elle suppose, au
contraire, un certain loisir.
Gagner sa vie, c'est aussi, en un second sens, non seulement travailler, manger pour vivre, mais
encore vivre pour travailler, vivre pour manger, comme si le travail et l'argent étaient les finalités
essentielles de notre existence. Tout travail mérite salaire, dit-on, ce qui revient implicitement à
assigner comme but au travail le gain financier et à justifier par là même la logique du «travailler plus
pour gagner plus». Plusieurs remarques s'imposent ici. En premier lieu, ce que l'on possède n'est pas
toujours en rapport avec le travail fourni : certains (le plus grand nombre) travaillent beaucoup et
gagnent tout juste de quoi survivre, tandis que d'autres travaillent peu et gagnent énormément. Qui plus
est, combien d'emplois grassement rétribués exigent certes une présence, mais n'entraînent pas plus de
changement qu'ils ne supposent de compétence ni d'effort ! Nombre d'activités non rémunérées sont
cependant considérées par leurs auteurs comme un travail (le travail domestique, par exemple), même
si ces activités ne sont pas forcément reconnues par la communauté. Or qu'est-ce qui justifie les
différences de rémunération entre les professions ? Le lien entre le travail et l'argent est contingent,
extrinsèque, aléatoire, parfois indécent, souvent incongru. Il n'y a quasiment pas la moindre relation
entre la valeur humaine ou même professionnelle d'un travail et sa valeur marchande, c'est-à-dire le
prix dont ce travail est payé.
Ce qui est donc en jeu, dans la question «perd-on sa vie à la gagner ?», c'est la marchandisation de
l'existence humaine, le triomphe du mercantilisme universel, la transformation de la planète en un seul
et immense marché. Le capitalisme a produit une radicale mutation dans la civilisation en faisant de
l'argent la marchandise universelle et l'unique valeur : tout y est désormais à vendre et à acheter !
L'argent est tellement devenu le signe de la valeur qu'il est presque devenu la marque du respect : on est
d'autant plus respectable qu'on en a davantage, et d'autant moins qu'on en possède moins ou pas du tout.
L’expression «gagner sa vie» est ici à prendre au pied de la lettre: l’humanité est agitée par une soif
inextinguible d’accumulation de capital; l’argent est fétichisé et cristallise tous les fantasmes
narcissiques; nous voulons posséder, jusqu’à satiété, biens matériels et symboles qui y sont associés.
L’argent porte du reste bien son nom, en hébreu tout au moins: kessef a la même racine que « désirer
ardemment ». Dans un monde désenchanté où tout est frappé de précarité, la soif de capital procure un
ersatz d’éternité, un exutoire destiné à conjurer le spectre de la mort. L’argent canalise la violence à
l’œuvre dans les sociétés humaines; il joue le rôle de substitut aux rites sacrificiels, en même temps que
son culte effréné est source de violences innombrables.
Le capitalisme donne naissance à l’Homo economicus dont l’activité essentielle consiste à produire
et à consommer ce qu’il produit. Le travail salarié est non seulement une contrainte vitale, une affaire
de matière, de corps fatigués, soumis à des cadences toujours plus rapides, il est aussi ce qui nous
déshumanise. Est aliéné le prolétaire réifié, dépossédé du sens de ses actes, instrumentalisé par la
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division du travail. Dans le salariat, le travailleur ne vend pas n'importe quelle marchandise : il vend sa
force de travail au capital, ainsi que sa propre vie devenue une marchandise. Le résultat de l'activité du
travailleur se dresse face à lui comme une puissance étrangère et apparaît comme le produit du capital;
le procès de production, loin d'être le moyen que le travailleur met en œuvre pour atteindre ses fins,
devient au contraire un processus autonome, sur lequel le travailleur n'a plus aucune prise et dont il
n'est qu'un moyen. La parcellisation et la pénibilité accrue des tâches, l'interchangeabilité des ouvriers,
la pression à la productivité, le culte de la performance, la standardisation des relations humaines sont
autant de manifestations de ce processus général d'aliénation. Quand les salariés prennent le nom de
«ressources humaines» et que le management par la terreur devient quasiment la règle, on atteint alors
la vérité du travail aliéné.
En quel sens donc perd-on sa vie à la gagner ? Quand l'argent est le but et la raison du travail, quand
les hommes sont réduits à des marchandises produisant et consommant d'autres marchandises.
L'apologie du travail entreprise par l'économie moderne nous est apparue comme l'indice d'une
aliénation de l'homme soumis entièrement aux impératifs de la société marchande. Dans cette optique,
passer son existence à besogner pour gagner chichement son pain à la sueur de son front, au prix, le
plus souvent, de sa santé, voire de sa vie, dans l'espoir que cette vie de labeur finira bien un jour
(l'hypothétique retraite !), c'est se priver de ce qui fait l'essentiel d'une vie humaine. Mais travaille-t-on
seulement pour gagner sa vie ? Est-il certain que nous ne gagnions rien à travailler, que le travail ne
nous apporte rien d'essentiel ?
Le travail est plus qu'un moyen pour une vie, même s'il ne peut être, à lui seul, une fin. Plutôt que de
nous faire perdre notre vie à la gagner, le travail, sous certaines conditions, nous permet d'être
indépendant, de nous développer, de satisfaire notre désir de reconnaissance. Le gain dont il s'agit ici
n'est plus seulement financier, mais existentiel, moral, voire spirituel. En ce sens, le travail est le mode
essentiel par lequel un homme appartient à la communauté humaine.
Si l'argent était le véritable sens du travail, d'où vient qu'au prix dont il les paie l'État puisse encore
recruter des juges, des professeurs ou des infirmières ? L'argent peut d'autant moins être la motivation
de leur travail qu'il serait à l'inverse une raison suffisante d'en changer ou de ne pas travailler. Et
comment expliquer l'existence même du travail bénévole ? Qu'on ne puisse vivre sans argent, que la
nécessité de gagner sa vie assujettisse ces foules immenses d'employés, de vendeurs, d'ouvriers, de
livreurs, contraintes à se lever chaque jour avant l'aube et à s'engouffrer dans les premiers métros,
personne ne songerait à le nier. Mais si on ne travaillait que pour de l'argent, comment tous ne
désireraient-ils pas exercer le genre d'activité qui en procure le plus – celle du footballeur, du chanteur,
du politicien, de l'agent de change, de l'animateur à la télévision, du tueur à gage, du proxénète? Qu'estce qui inspire tant de gens d'exercer leur travail avec ténacité, dévotion, application, voire abnégation,
malgré le maigre pécule dont on les rétribue et le peu de reconnaissance dont ils sont gratifiés (exemple
des enseignants)? Il faut bien que dans la nécessité de gagner sa vie, autre chose soit en jeu que la seule
survie biologique et que le seul appât du gain.
Quand, au sortir de l'adolescence, le jeune adulte annonce fièrement qu'il gagne sa vie, il veut
signifier par là qu'en ayant un emploi, il s'est libéré de l'emprise parentale et est capable de voler de ses
propres ailes. Certes, une vie ne se réduit pas à un travail, mais une vie sans travail est, le plus souvent,
une vie de misère, une vie de précarité, d'humiliations, d'assistanat. Ne pas gagner sa vie, c'est, de ce
point de vue, la perdre, c'est-à-dire être condamné à mener une existence indigne d'un être humain. En
sorte que par le travail, une vie se modifie en direction d'une autonomie nouvelle, en même temps que
nous est offerte la promesse d'une vie décente. Dans cette perspective, travailler ne consiste pas
seulement à produire un objet ou un service en vue d'une rétribution; c'est tout autant entrer dans une
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vie plus large que la sienne, peuplée de gestes particuliers reliés les uns aux autres. La division du
travail est une conséquence de l'interdépendance humaine qui rend les individus nécessairement
solidaires, alors même qu'ils l'ignorent le plus souvent. Le travail ne se contente pas de séparer les
individus en créant des inégalités de condition ou de salaire : il lie aussi les vies en les inscrivant dans
une même communauté, un même collectif. Aller au charbon ou au chagrin, c'est aussi se rendre au
bistrot après le travail, discuter pendant les temps de pause, sentir combien on est lié à d'autres.
Nous avions dit qu'une vie dans le travail s'échappe d'elle-même. Mais cette non-appartenance n'est
pas nécessairement signe d'aliénation : elle peut aussi être promesse de reconnaissance. En offrant
l'occasion de rencontrer les autres, le travail nous permet de satisfaire notre désir le plus profond - le
désir de reconnaissance -, tandis que dans le travail aliéné, le travailleur n'est pas reconnu à sa juste
valeur, ravalé qu'il est au rang d'une vulgaire marchandise. Ainsi, ce que nous gagnons à travailler, c'est
la possibilité de prouver objectivement, dans des actions ou réalisations, notre valeur subjective. Le
travail quel qu'il soit est l'occasion de sortir de sa subjectivité et d'entrer dans le monde de l'objectivité.
Le travail est alors le mode essentiel par lequel un homme est reconnu comme appartenant à l'humanité,
et ce en un double sens : d'abord au sens où le travail est formateur et permet à l'homme de recevoir,
d'assimiler, d'apprendre, de se cultiver, bref de participer au travail des générations précédentes; alors
qu'en nous formant l'humanité nous détermine et nous constitue, c'est elle, à l'inverse, que nous
déterminons et constituons par notre travail créateur, en nous y incorporant.
Les hommes, dans l'exercice et le choix de leur travail, sont donc mus par autre chose que l'argent :
ce peut être l'honneur, la fierté, le sentiment de leur dignité, la prétention d'être payés pour ce qu'ils
savent faire, mais aussi l'imagination ou le sentiment qu'ils ont de justifier leur propre existence par le
don invisible qu'ils en font à l'humanité universelle. Tout ce qui aura passé de notre vie dans notre
travail, et de notre travail dans la vie universelle, est autant qui en aura été sauvé et qui ne mourra pas.
Le sens du travail consiste donc à transfuser la vie solitaire de chacun en celle de tous les autres. Le
travail est la forme anonyme et véritable du don, puisqu'il est la seule manière de se donner tout entier
en s'effaçant dans ce qu'on donne.
Outre la promesse de reconnaissance de notre humanité, le travail apporte, sur un plan personnel
cette fois, la joie, tout aussi essentielle, de se développer au contact d'une activité. Car le travail, qu'il
soit rémunéré ou bénévole, intellectuel ou manuel, ne vise pas seulement la production d’un objet à
l’extérieur de soi : il offre aussi l'occasion d'actualiser nos facultés, de découvrir des talents
insoupçonnés, d'explorer des possibilités inaperçues. Le paresseux, au contraire, reste à l'état premier et
ne cherche pas à progresser. L’effort du travail s’oppose ainsi à la satisfaction immédiate. Par le travail,
nous apprenons à dominer nos pulsions, à ne pas avoir tout de suite ce que nous désirons. Le travail ne
sert donc pas uniquement et prosaïquement à gagner sa vie : il est avant tout formateur - formateur de
la personne, formateur de la volonté. En sorte que le travail est plein de possibilités subjectives que
chacun introduit quotidiennement, qui se réalisent grâce à lui. Cet usage de soi est à la source de
l'estime de soi qui manque précisément au travailleur aliéné. Ainsi, dans le travail, il y va de ce que les
autres parviennent à faire de nous (autorité, hiérarchie), mais il y va aussi, et surtout, de ce que nous
parvenons à faire de nous-mêmes dans le monde des autres.
Au total, si la formule « perdre sa vie à la gagner » nous a d'abord semblé résumer à elle seule la
question du travail - activité régie par la nécessité de subsister, instrument de torture destiné à faire
plier les vies chaque jour davantage -, le travail crée aussi les conditions d'une vie décente, pourvu que
la vie elle-même, que l'on doit toujours gagner, sauf à vivre de ses rentes ou du travail des autres, ne
soit pas amputée par la pénibilité ou par la trop grande absence de sens. C'est seulement quand le
travail peut être pensé comme moyen d'une fin plus vaste qu'il trouve toute sa valeur. Les souffrances et
les contraintes qui l'accompagnent nécessairement ne disparaissent pas, mais se métamorphosent en
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promesse d'une vie nouvelle que l'on peut développer par soi-même. Mais l'homme existe-t-il
uniquement par son travail ? La véritable liberté ne réside-t-elle pas au-delà de la sphère du travail
nécessaire ?
La question « perd-on sa vie à la gagner ? » se prolonge dans celle, tout aussi capitale, de la fin du
travail - fin au double sens de but et de terme -, et devient : « n'existe-t-on que par son travail? ». Le
travail est certes une activité essentielle, mais il n'est pas la seule. Nous existons à côté, en dehors du
travail, dans le temps de loisir notamment. Faut-il dès lors se préparer à une autre organisation sociale,
dans laquelle le travail aurait perdu le caractère central qu’il avait jusqu’à présent, libérant, du coup, du
temps pour de nouveaux types d’activité?
En premier lieu, la question de savoir si l'on peut imaginer un monde sans travail, un monde où il ne
serait plus nécessaire de gagner sa vie, est une fausse question. D'une part parce que, comme nous
l'avons déjà signalé, les nombreuses vies sans travail sont des vies précaires, exposées au déclassement,
au discrédit, à la honte : combien de vies ont basculé dans le désœuvrement, la dépression, par absence
de travail ou par angoisse de le perdre ? D'autre part, celui qui n'est pas tenu de gagner sa vie en
travaillant est soit un rentier, soit un parasite, soit un exploiteur, ou les trois en même temps, à moins
qu'il ne bénéficie d'un revenu universel d'existence. Enfin, quels que soient les progrès accomplis,
l’empire de la nécessité demeure : plus les besoins se multiplient, plus la contrainte du travail est
grande; des emplois ingrats, peu gratifiants, trop fatigants subsisteront. En sorte que l'homme ne peut ni
se libérer par le travail, ni se libérer du travail dans ce qu'il a de nécessaire.
Cette injustice – la division sociale entre ceux qui ont un travail et ceux qui n'en ont pas, entre ceux
qui sont relativement assurés de leur avenir et les précaires – peut également signifier l'expérimentation
d'un autre monde, de même que s'il n'y a pas d'émancipation sans travail, la véritable liberté se déploie
au-delà du temps de travail nécessaire. Qu'il y ait des vies sans travail, que l'homme n'existe pas
uniquement par son travail, s'entend positivement cette fois. En effet, certaines personnes refusent de
travailler sous n'importe quelles conditions. Sans emploi rémunéré, elles sont pourtant très actives,
militent dans des associations, se rendent utiles. De telles activités ne sont pas considérées comme du
travail, alors que leur utilité sociale ne fait aucun doute comparée à certaines formes de travail dont
l'utilité est loin d'être évidente. Si le travail crée les conditions d'une vie décente et incarne, en ce sens,
une forme humaine majeure, une société juste ne saurait considérer les vies inemployées comme des
vies sans valeur. Le monde sans travail est un monde hors-norme qui fait signe vers une société où le
travail salarié ne devrait pas être le seul mode de reconnaissance sociale, sauf à marteler, comme on le
fait aujourd'hui, qu'une société est éternellement condamnée à répéter le même schéma de
fonctionnement.
Nous avions pointé, dans la formule « perdre sa vie à la gagner », l'assujettissement de l'existence
tout entière à la morale du travail qui est une morale d'esclave. Non seulement nous travaillons encore
beaucoup trop de par le monde, nos énergies actives et créatrices sont complètement accaparées par le
travail salarié, mais nous sommes persuadés que toute activité doit servir à quelque chose et ne doit pas
être une fin en soi. Les activités désirables sont celles qui engendrent des profits. Dans cette logique,
gagner sa vie revient essentiellement à gagner de l'argent. L'individu travaille certes pour le profit, mais
la finalité de son travail réside dans la consommation de ce qu'il produit. Or le royaume de la liberté ne
commence véritablement que dans la sphère du loisir, entendu comme le temps dans lequel l’homme se
prend lui-même comme fin. Le loisir est le temps de l'activité pour soi, libéré de la demande et du
contrôle de la société, visant le développement du sujet. - Temps de la relation autogérée à soi et aux
autres dans le cadre d'activités personnelles ou associatives favorisant la constitution d'un lien social
plus créatif. - Temps où l'on s'emploie à s'essayer, à se chercher, à se former, à se recueillir, à se
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construire, à vivre plus intensément, en accord avec ses propres valeurs et sa nature profonde.
Dans cette optique, la distinction du travail et du loisir, du temps employé à gagner de l'argent,
soumis aux horaires, aux règles, aux cadences, à la répétition des gestes, et du temps libre, non
rémunéré, est quelque peu schématique : l'opposé du loisir n'est pas le travail au sens de labeur (labor),
mais le sérieux des affaires, le risque de l'entreprise, l'exécution des contrats, l'engagement irréversible
et le paiement comptant, toute activité, en somme, d'assez lourde conséquence pour qu'on ne la puisse
mener sans souci (négotium). Ainsi la résolution d'un problème mathématique, la composition d'un
tableau, l'apprentissage d'une langue exigent-ils un immense travail (labor) qui est en même temps un
loisir (otium). Quand le travail est-il en même temps un loisir ? Lorsqu'il est en lui-même un plaisir,
lorsqu'il est en lui-même désirable et, surtout, lorsqu'il y va du sens de l'existence. Où l'on voit qu'il
peut y avoir autant, voire plus, de travail dans le loisir (otium) que dans les affaires (negotium). Il ne
faut donc pas confondre le travail comme labeur et l'emploi, et opposer radicalement le travail au loisir.
D'où l'importance de la diminution de la journée de travail. Plus le temps de travail rémunéré
diminuera, plus long sera celui que chacun pourra consacrer à se former, à se cultiver. Les méthodes de
production modernes, l'automatisation, le développement de la coopération, qui augmentent la
productivité, devraient permettre à tous de travailler moins, tout en vivant dans l'aisance et la sécurité.
D’où la nécessaire dissociation, au moins partielle, entre les revenus et le travail contraint qu’un revenu
de citoyenneté rendrait possible. Il s’agit de trouver une autre forme d'organisation sociale et
économique dans laquelle le travail salarié perdrait son caractère central et dominant, libérant du temps
pour investir nos loisirs d'autres valeurs que celles du travail productif. L’aspiration à se libérer du
travail, qu’on retrouve conjointement dans la revendication d’un droit au travail et dans celle d’un droit
à la paresse, va de pair avec les objectifs traditionnels de libération dans le travail. Nous avons choisi, à
la place, le surmenage pour les uns et la misère pour les autres. Mais il n'est pas interdit – ou pas encore
- de rêver !
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Perd-on sa vie à la gagner ? Que gagne-t-on au juste à travailler ? En quoi le travail peut-il nous
humaniser ? A la condition qu'il nous laisse assez de temps et d'énergie pour nous développer et
explorer d'autres facettes de nous-même et du monde. Cela implique que l'on travaille beaucoup moins
et que le travail cesse d'être le critère essentiel à partir duquel on évalue la valeur d'un individu. Il faut
évidemment aussi que le travail propose, dans sa pratique, des occasions d'exercer sa réflexion, son
habileté, son savoir, tout le contraire du travail aliéné et du management par la terreur. Le travail doit
ainsi favoriser les relations avec autrui plutôt que de mettre les individus en concurrence les uns avec
les autres. Le travail est ainsi profondément humanisant s’il y va du sens de notre existence, si nous
avons le sentiment intime d’être reconnus et d’y mettre une part essentielle de nous-mêmes. L’argent
n’est ni le véritable but, ni la véritable raison du travail. Quel est le sens authentique du travail? Il est le
mode essentiel par lequel un homme s’humanise en se cultivant et en transfusant la vie de toute
l’humanité passée dans celle de l’humanité présente et à venir. Quand l’argent est devenu l’unique
mode de reconnaissance et de distinction sociales, on perd effectivement son existence à la gagner.