Introduction : Une évolution du droit qui s`est accélérée dans les 10

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Introduction : Une évolution du droit qui s`est accélérée dans les 10
Gel, saisie et confiscation des avoirs criminels : les nouveaux outils de la loi française Jean‐François Thony, Procureur général près la Cour d’Appel de Colmar Introduction: Une évolution du droit qui s’est accélérée dans les 10
dernièresannées
La législation sur la saisie et la confiscation des avoirs criminels est restée longtemps figée en droit français. Jusqu’en 1992, la saisie de biens au cours de l’enquête ne visait qu’à assurer la conservation des éléments de preuve, notamment des objets ayant servi à la commission de l’infraction, et retirer des mains des suspects les objets dangereux ou dont la détention est interdite par la loi (armes, drogues). La confiscation, peine complémentaire, n’était considérée que comme un accessoire à la sanction qui ne pouvait être prononcée que dans les cas spécifiquement prévus par les textes de répression. Dans la plupart des cas, les tribunaux ne confisquaient que les objets dont la détention était interdite et ceux qui étaient directement liés à la commission de l’infraction. Les produits de l’infraction n’étaient eux‐mêmes confisqués que lorsqu’il était établi qu’ils représentaient le gain immédiat de la commission de l’infraction. Ce n’est que progressivement que la confiscation des avoirs criminels est devenu en soi un objectif des politiques publiques. La lutte contre le blanchiment de l’argent, initiée en France au début des années 1990, a fait des produits du crime un objectif de politique pénale autonome, et non accessoire à la lutte contre les infractions génératrices de profit elles‐mêmes. Pour autant, même si l’arsenal de lutte contre le recyclage des avoirs criminels s’est largement étoffé depuis la loi n°90‐614 du 12 juillet 1990 sur la participation des organismes financiers à la lutte contre le blanchiment des capitaux provenant du trafic de stupéfiants, aucun outil spécifique n’a été mis dans le même temps à la disposition des enquêteurs pour permettre la saisie ou la confiscation de ces biens, en dehors des cas traditionnels cités plus haut, ce qui a valu à la France les critiques des instances internationales chargées de veiller à la mise en œuvre des accords internationaux comme le GAFI. En réponse à ces critiques, et sous l’impulsion des obligations nouvelles résultant de la ratification de la Convention de Palerme sur la criminalité transnationale organisée, la France a progressivement comblé son retard pour devenir, avec les lois de 2007, de 2010 et de 2012, un des Etats du monde dont les dispositions législatives sur la saisie et la confiscation des biens, et dont les dispositifs d’identification et de gestion des avoirs criminels sont les plus audacieux. L’explosion du nombre et du montant des confiscations dans les années récentes en sont l’illustration. Ce sont tout d’abord les dispositions élargissant le champ de la confiscation qui ont permis ces avancées (I). Le cadre procédural de la saisie a lui‐même été complètement réécrit en 2010 pour permettre de manière efficiente dès le stade de l’enquête l’appréhension des biens susceptibles de confiscation (II). Enfin, depuis 2002, des dispositifs nouveaux et originaux ont été progressivement été mis en place pour traquer les produits du crime et faciliter la gestion des avoirs saisis avant procès (III). Avant d’évoquer ces points, il convient de clarifier la notion de gel des avoirs, qui est indissociable des notions de saisie et de confiscation mais qui, en droit français, est désormais largement intégrée Gel, saisie et confiscation des avoirs criminels, les nouveaux outils de la loi française dans le droite de la saisie. Les mesures de gel sont les mesures qui, sans opérer la dépossession des biens de leur propriétaire, limitent voire prohibent tout acte de disposition ou de transfert desdits biens. Reposant dans la plupart des cas sur les dispositifs de la procédure civile, de telles mesures ont été instituées en matière pénale par la loi 2004‐204 du 9 mars 2004 dans les enquêtes sur la criminalité organisées. Elles n’ont été que peu utilisées et depuis la réforme du droit de la saisie pénale en 2010, elles ont été remplacées par des procédures de saisie sans dépossession. Le gel des biens en droit français ne s’opère plus aujourd’hui que dans deux cadres juridiques spécifiques qui ne sont pas étudiés dans cette présentation : le gel des avoirs terroristes, procédure administrative mise en place pour assurer l’exécution des résolutions des Nations Unies sur le terrorisme1, et le gel des biens et éléments de preuve à la demande d’un Etat de l’Union européenne, prévue par les articles 695‐9‐1 et suivants du code de procédure pénale, dans le cadre de la transposition par la loi n°2005‐
750 du 4 juillet 2005 de la décision‐cadre du Conseil de l’Union européenne du 22 juillet 2003. Il est intéressant de noter à cet égard qu’aux termes de ces dispositions, l’exécution en France de requêtes visant au gel de biens ou d’éléments de preuve s’opère dans le cadre procédural de la saisie pénale. Le « gel » au sens des articles visés plus haut ne constitue donc pas une procédure spécifique, mais simplement « l’appellation » européenne de la procédure de saisie telle qu’elle est pratiquée en France. I.
L’évolutiondudroitdelaconfiscationenFrance
La peine de confiscation est une peine complémentaire qui ne pouvait, sous l’empire de l’ancien code pénal en vigueur en France jusqu’en 1992, être prononcée que lorsqu’elle était spécifiquement prévue par les textes d’incrimination de l’infraction. Son champ était donc relativement limité et en pratique, les juridictions ne procédaient à la confiscation que des objets dont la détention était interdite ou des biens provenant de la commission de l’infraction, sauf en cas de restitution à la victime. Le code pénal de 1992 a inclus pour la première fois une disposition générale sur la confiscation dans l’article 131‐21. Elle prévoyait la confiscation des objets dangereux ou nuisibles, et lorsque la peine de confiscation était prévue par un texte spécial, disposait que la confiscation porte sur la chose qui avait servi à commettre l’infraction ou celle qui en est le produit, ainsi que sur tout objet mobilier « défini par la loi ou le règlement qui réprime l’infraction ». Enfin, elle permettait, lorsque la chose n’avait pas été saisie ou ne pouvait être représentée, la possibilité de confisquer en valeur. Depuis cette première rédaction, les dispositions sur la confiscation ont subi pas moins de 6 modifications législatives, la plus importante étant celle apportée par la loi n°2007‐297 du 5 mars 2007. Ce texte a en effet complètement refondu l’article 131‐21, tout d’abord en étendant son champ d’application à tous les cas où la peine d’emprisonnement prévue pour l’infraction poursuivie est supérieure à un an d’emprisonnement, à l’exception des délits de presse, et non plus dans les seuls cas où la confiscation est prévue par un texte spécial. De plus, la nouvelle rédaction prévoit que 1
Notamment la résolution n°1267 du 15 octobre 1999 sur les sanctions contre le régime Taliban et le soutien à Oussama Ben Laden et la résolution n°1373 du 28 septembre 2001 sur les sanctions contre les organisations terroristes 2 Gel, saisie et confiscation des avoirs criminels, les nouveaux outils de la loi française la confiscation peut avoir lieu non seulement sur les biens dont l’auteur est le propriétaire, mais également sur tous ceux dont il a la libre disposition. Mais la disposition la plus innovante est celle prévue par l’alinéa 5 de l’article 131‐21, qui permet désormais de confisquer tous les biens dont le condamné, mis en mesure de le faire, n’a pu justifier de l’origine du bien, dans le cas où il a été condamné pour un délit ou un crime puni de plus de cinq ans d’emprisonnement ayant procuré un profit direct ou indirect. Cette disposition insère donc pour la première fois dans le droit de la confiscation un véritable renversement de la charge de la preuve, l’auteur de l’infraction devant, s’il est condamné pour une infraction grave ayant généré des profits, apporter la preuve que les biens en sa possession ont bien été acquis légitimement, faute de quoi le juge peut en ordonner la confiscation. Cette disposition est à rapprocher de l’infraction prévue par l’article 321‐6 du code pénal qui réprime le fait, pour une personne en relation habituelle avec les auteurs d’une infraction de profit grave, de ne pas pouvoir justifier de l’origine de ses ressources. Une fois apportée la preuve par le ministère public que la personne est en relation avec des personnes se livrant de manière habituelle à des actes de délinquance grave, le fait de posséder des biens dont on ne peut justifier l’origine devient un délit. Comme tel, la confiscation des biens provenant de l’infraction est possible. Le renversement de la charge de la preuve agit donc à un double niveau, et la non‐justification des ressources est à la fois constitutif d’une infraction et un cas de confiscation de l’ensemble des biens dont l’origine n’est pas justifiée. Par ailleurs, et l’article 131‐21 le rappelle, la confiscation de tout ou partie des biens du condamné, qu’ils soient d’origine licite ou illicite, est possible lorsqu’elle est prévue par des textes spéciaux. Il en va ainsi des crimes contre l’humanité (art. 213‐3 CP) et des crimes et délits de guerre (462‐6 CP), du crime d’eugénisme (art. 215‐1 CP), du trafic de stupéfiants (Art. 222‐49 CP), du trafic d’êtres humains (art. 225‐25 CP), de la corruption de mineur et de la pédopornographie (227‐33 CP), de la non‐
justification des ressources (art. 321‐6 CP), du blanchiment de l’argent (art. 324‐7 CP) du terrorisme et du financement du terrorisme (art. 422‐6 CP), de la fausse monnaie (art. 442‐16 CP) et de l’association de malfaiteurs (art. 450‐5 CP). La loi de 2007 a ouvert la possibilité de confisquer les immeubles, et la loi de 20102 les droits incorporels. Enfin, une dernière modification apportée par la loi de 20123 a permis la confiscation en valeur dans tous les cas et non plus simplement dans les cas où le bien ne peut être représenté ou n’a pas été saisi. Pour résumer, le cadre juridique français prévoit, en l’état actuel du droit : 
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Deux cas de confiscation obligatoire : o Lorsque les biens sont considérés comme dangereux ou nuisibles par la loi ou le règlement o Lorsque leur détention est illicite La confiscation facultative, à l’appréciation de la juridiction de jugement : o Pour les infractions punies d’une peine inférieure à un an : 2
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Loi n° 2010‐768 du 9 juillet 2010, art.9 Loi n° 2012‐409 du 27 mars 2012, art. 16 et 17 3 Gel, saisie et confiscation des avoirs criminels, les nouveaux outils de la loi française 
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 des biens dont la confiscation est spécialement prévue par la loi o Pour les infractions réprimées par une peine d’emprisonnement d’un an ou plus :  des biens ayant servi à commettre l’infraction ou destinés à la commettre  des biens qui sont le produit direct ou indirect de l’infraction. Lorsque les biens ont été mêlés à des biens d’origine licite, la confiscation a lieu en valeur o Pour les infractions punies par une peine d’emprisonnement supérieure à cinq ans qui ont procuré un profit direct ou indirect :  De tous les biens dont le condamné ne peut justifier l’origine o Pour les cas où la loi le prévoit expressément (voir ci‐dessus):  De tous les biens dont le condamné est le propriétaire ou dont il a la libre disposition. La confiscation peut porter o sur des biens divis ou indivis, meubles ou immeubles, corporels ou incorporels. o Dont l’auteur est propriétaire ou dont il a la libre disposition, sous réserve des droits du propriétaire de bonne foi Elle peut être ordonnée en valeur En ce qui concerne les infractions punies d’une peine supérieure à cinq ans, c'est‐à‐dire tous les cas d’une certaine gravité la charge de la preuve du lien entre l’infraction et le bien susceptible d’être confisqué a donc purement et simplement été supprimé. Il appartient désormais à la personne condamné d’apporter la preuve de ce que le bien est d’origine licite. Dans les cas des infractions les plus graves, ou relevant de la criminalité organisée (voir plus haut), la confiscation devient possible même si l’auteur apporte la preuve de l’origine licite du bien. Le cadre législatif de la confiscation en droit français a donc été très loin dans la recherche de l’efficacité en mettant en place un régime très dérogatoire au droit commun, faisant reculer les garanties de la protection des droits individuels parmi lesquels le droit de propriété, au nom des nécessités de la lutte contre la criminalité organisée. Il faut toutefois garder présent à l’esprit que même si les possibilités de confiscation ont été étendues de façon très large, elles sont dans tous les cas subordonnées à la reconnaissance de la culpabilité du mis en cause, ce qui limite les risques d’abus. II.
L’évolutiondudroitdelasaisie
Dans son rapport sur le projet de loi « visant à faciliter la saisie et la confiscation en matière pénale », devenue depuis la loi n°2010‐768 du 9 juillet 2010, le député Guy Geoffroy notait qu’en droit pénal français, la saisie « a longtemps eu pour seul objectif la conservation des pièces à conviction et des éléments de preuve ». De fait, dans sa rédaction antérieure, les dispositions du code de procédure pénale n’envisageaient pas la procédure de saisie comme une mesure conservatoire destinée à faciliter la confiscation des avoirs criminels, mais comme une technique procédurale limitée à la conservation des preuves et le retrait de la circulation des biens dangereux ou interdits en vue de leur confiscation. Ces dispositions prévoyaient toutefois la saisie de ce qui « paraît être le produit du 4 Gel, saisie et confiscation des avoirs criminels, les nouveaux outils de la loi française crime », non sans contradiction d’ailleurs avec les dispositions sur la perquisition qui ne permettaient à l’officier de police judiciaire jusqu’à une date récente de maintenir que la saisie que des objets « utiles à la manifestation de la vérité ». La notion de saisie à titre conservatoire a été introduite pour la première fois dans notre droit par la loi n° 2004‐204 du 9 mars 2004 portant adaptation de la justice aux évolutions de la criminalité. Ce texte prévoyait dans sa rédaction initiale la possibilité, dans le cadre d’une information judiciaire pour des infractions relatives à la criminalité organisée, de prendre des mesures conservatoires sur les biens du mis en cause pour « garantir le paiement des amendes encourues ainsi que, le cas échéant, l'indemnisation des victimes et l'exécution de la confiscation ». Bien que le texte ne le précise pas, il s’agit en fait d’inscription de mesures de sureté réelles ou mobilières sur le modèle de la prise d’hypothèque, dont l’effet est d’interdire l’aliénation du bien objet de la mesure. Toutefois, bien que ces mesures soient prises dans le cadre d’une procédure pénale, plus spécifiquement d’une information judiciaire, elles sont prises selon les formes du code de procédure civile, très peu adaptées aux contraintes des poursuites pénales. Ces dispositions n’ont été de ce fait que très peu appliquées depuis l’entrée en vigueur de la loi. Ainsi, malgré des possibilités de confiscation étendues, les enquêteurs se trouvaient jusqu’en 2010 dans l’incapacité de fait de saisir à titre conservatoire des biens susceptibles de confiscation, lorsqu’il ne s’agissait pas de l’instrument du délit ou du produit direct de cette infraction. C’est dans ces circonstances que le législateur, dans la loi n°2010‐768 du 9 juillet 2010, a considérablement refaçonné le droit pénal de la saisie. Sous l’empire de cette loi, l’Officier de police judiciaire, agissant en flagrant délit, c'est‐à‐dire dans un temps voisin où l’infraction a été commise, peut procéder à la saisie de tout ce qui peut apparaître comme le « produit direct ou indirect » de l’infraction, ce qui lui donne une latitude beaucoup plus large qu’auparavant pour procéder à la saisie de bien qui n’apparaissent pas provenir des revenus légitimes de la personne en cause. Plus loin, il « peut également se transporter en tous lieux dans lesquels sont susceptibles de se trouver des biens dont la confiscation est prévue à l'article 131‐21 du code pénal, pour y procéder à une perquisition aux fins de saisie de ces biens », c'est‐à‐dire non seulement au domicile du mis en cause, mais aussi chez toutes les personnes qui sont susceptibles de détenir des biens susceptibles de confiscation, que le mis en cause en soit propriétaire ou non. L’article 56 du code de procédure pénale, qui introduit cette nouvelle disposition, prévoit toutefois que lorsque la perquisition n’est faite que dans le seul but de rechercher des biens susceptibles de confiscation, elle doit être préalablement autorisée par le Procureur de la République. Ce même pouvoir de saisie existe dans le cadre d’une enquête préliminaire, en dehors du cas de flagrant délit. Dans ce cas, la règle étant qu’aucune perquisition ne peut avoir lieu sans l’assentiment de la personne chez qui a lieu la perquisition, le législateur de 2010 a introduit une nouvelle disposition qui permet de passer outre l’assentiment de la personne concernée avec l’accord du juge de la liberté et de la détention. De plus, des nouvelles dispositions ont été introduites par cette même loi dans les articles 373‐1 et 484‐1 du code de procédure pénale pour permettre aux juridictions saisies ainsi qu’à la Cour d’Assises de procéder à la saisie des biens dont elle ordonne la confiscation, lorsque cette saisie n’a pas été effectuée au cours de l’enquête. Cette disposition, exécutoire nonobstant appel, permet de 5 Gel, saisie et confiscation des avoirs criminels, les nouveaux outils de la loi française s’assurer que les biens dont la confiscation a été ordonnée ne disparaissent pas à la faveur d’une voie de recours effectuée par le condamné. La gestion des biens saisis a toujours été un problème pour l’administration judiciaire, qui n’a ni les moyens, ni le savoir‐faire pour gérer des biens qui s’accumulaient dans les caves des palais de justice, ou étaient remis à des gardiens dont la rémunération grevait lourdement le budget des frais de justice. Dans un système où seuls les objets utiles à la manifestation de la vérité pouvaient être saisis, le juge d’instruction4 pouvait soit les restituer à leur propriétaire, soit les détruire s’il s’agissait de biens dangereux ou nuisibles lorsque le maintien sous scellé n’était plus utile à l’enquête. Depuis 19995, il peut également remettre à l’administration des Domaines6, en vue de leur aliénation, les biens dont la confiscation est prévue par la loi, « lorsque le maintien de la saisie serait de nature à diminuer la valeur du bien ». Ainsi, même si une juridiction n’a pas encore statué sur la culpabilité de la personne poursuivie –et donc sur la confiscation éventuelle des objets saisis, ces objets peuvent être vendus, afin d’éviter leur dépérissement. Ils sont alors expertisés avant la vente, afin d’estimer leur valeur, et si la personne n’est finalement pas condamnée, ou si le juge n’ordonne pas la confiscation, le produit de la vente lui est restitué. Mais la loi n°2011‐267 du 14 mars 2011 a dans son article 98 introduit une véritable révolution en permettant au juge de la liberté et de la détention, et au juge d’instruction lorsqu’il est saisi, d’ordonner leur affectation à titre gratuit aux services de police, de gendarmerie ou de la douane judiciaire en vue de leur utilisation. Ainsi, les services de répression peuvent désormais utiliser les voitures de grosse cylindrée ou les motos saisis aux délinquants pour renforcer les moyens de la lutte contre la délinquance, quand bien même ces biens n’auraient pas été définitivement confisqués par la juridiction de jugement ! Là encore, une disposition a été prévue pour permettre la restitution des biens en cas de non‐condamnation ou de non‐confiscation, assortie d’une indemnité si l’utilisation du bien a pu occasionner une perte de valeur. Ainsi, il n’est aujourd’hui plus nécessaire d’attendre qu’une juridiction ait statué sur le sort des biens confisqués pour permettre d’en disposer, ce qui va considérablement faciliter la gestion par les tribunaux de la masse des biens confisqués. Cet assouplissement va toutefois nécessiter une vigilance nouvelle pour les procureurs chargés de contrôler l’action des services de police, et celle des magistrats du siège chargés de statuer sur le sort du bien. Avec l’extension de la notion de confiscation, qui permet dans certains cas de figure de retirer la propriété de l’ensemble des biens d’un condamné, la saisie, la vente ou la destruction de l’ensemble de ses biens est donc théoriquement possible avant même que cette personne ait été reconnue coupable. Ces mesures nouvelles, parfaitement compréhensibles pour s’attaquer enfin avec efficacité à l’argent du crime, pourraient donner lieu à des abus si le contrôle de la justice ne s’effectue pas de la manière la plus diligente. 4
Et, depuis la loi n°2007‐1544 du 29 octobre 2007, le juge de la liberté et de la détention si un juge d’instruction n’est pas saisi. 5
art. 23 de la loi n°99‐515 du 23 juin 1999 renforçant l’efficacité de la procédure pénale 6
L’administration des Domaines est en France l’administration chargée de gérer les biens appartenant à l’Etat (les « domaines de l’Etat »). Elle est également chargée de vendre ou de détruire les biens confisqués par l’institution judiciaire, bien que ce rôle ait été en partie dévolu à l’Agence de gestion et de recouvrement des avoirs saisis et confisqués (AGRASC) depuis la loi du 9 juillet 2010 (voir infra). 6 Gel, saisie et confiscation des avoirs criminels, les nouveaux outils de la loi française III.
Des dispositifs nouveaux au service de la lutte contre les avoirs
criminels
Il n’y a pas que le cadre législatif qui ait été considérablement renforcé pour améliorer la saisie des profits du crime. Partant du constat que les trafiquants mettaient en œuvre des méthodes de plus en plus sophistiqués pour soustraire leurs avoirs criminels de l’action de la justice, et qu’il était nécessaire que les moyens de lutte contre le crime organisé soient eux aussi de plus en plus sophistiqués, les gouvernements successifs ont dans une période récente institué un certain nombre de dispositifs destinés à renforcer la technicité et l’efficacité de l’action des services de répression. Ce sont tout d’abord les groupes d’intervention régionaux (GIR) qui ont été mis en place par une circulaire interministérielle du 22 mai 2002. Composés de fonctionnaires et d’officiers de police judiciaire de la police, de la gendarmerie, de l’administration fiscale, de la douane et de l’URSSAFF, ils ont pour mission de lutter contre l’économie souterraine générée par les trafics. Ainsi, contrairement aux services traditionnels qui vont avoir pour objet de s’attaquer aux auteurs des trafics, le GIR va s’attaquer prioritairement à leurs biens. Ils sont de ce fait saisis en même temps qu’un service d’enquête « traditionnel » compte tenu de la complémentarité de leur action. Au travers d’enquêtes patrimoniales destinées à recenser l’intégralité des biens d’une personne cible, et toutes les interconnexions financières qu’elles peuvent avoir avec leur entourage, les GIR vont démêler dans l’ombre la structuration financière des groupes criminels principalement établis dans les quartiers des grandes villes particulièrement criminogènes. Lorsque l’intégralité des informations sur le patrimoine financier de ces trafiquants aura été mise au jour, il ne suffira plus qu’à organiser une opération visant à l’arrestation des personnes et la saisie simultanée de tous les biens et comptes bancaires identifiées. Il n’est plus alors nécessaire de prouver la commission d’une infraction, ceux‐ci pouvant être poursuivi pour l’infraction de « non‐justification des ressources » dès lors que le GIR, pensant l’enquête, aura réussi à prouver que la personne objet de l’enquête est en relation habituelle avec d’autres trafiquants. Bien utilisée, la force de frappe des GIR est particulièrement efficace, car si les groupes criminels sont bien armés pour organiser leurs trafics en toute clandestinité, ils ont en général plus de difficulté à donner aux biens dont ils ont la disposition une apparence d’origine légale. Le succès de ces groupes régionaux a amené la création en 2005 d’une unité spécialisée au niveau national au sein de l’Office central de la répression de la grande délinquance financière de la police (OCRGDF), la Plateforme d’identification des avoirs criminels (PIAC) dont la mission unique est de collecter les informations sur les avoirs financiers des groupes criminels organisés, à la demande des services de police ou de gendarmerie locaux. La plus‐value de ce service est de permettre le prolongement des enquêtes patrimoniales à tout le territoire national mais aussi au niveau international, grâce aux contacts internationaux de ce service avec ses homologues à l’étranger. Constituée, comme les GIR, de fonctionnaires de police et de gendarmes, mais aussi d’enquêteurs fiscaux et de douaniers, elle s’applique non seulement à localiser les biens qui sont à la disposition d’une personne cible d’une enquête, mais aussi d’identifier la date d’acquisition et le mode de financement, de rechercher le lien avec l’infraction objet de l’enquête et de chiffrer l’ensemble des produits de l’infraction, notamment pour permettre la confiscation en valeur prévue par la loi. Elle a 7 Gel, saisie et confiscation des avoirs criminels, les nouveaux outils de la loi française à sa disposition un accès à l’ensemble des fichiers des administrations, des comptes bancaires, du cadastre ou des sociétés. La loi n° 2004‐204 du 9 mars 2004 « portant adaptation de la justice aux évolutions de la criminalité » dite « Perben II » du nom du ministre de la justice de l’époque, Dominique Perben, a institué les juridictions interrégionales spécialisées (JIRS) chargées spécifiquement de la lutte contre la criminalité organisée. Ces juridictions, au nombre de huit sur le territoire français, sont composées de magistrats du siège et du parquet, au premier degré comme en Cour d’Appel, spécialement formés à la lutte contre la criminalité et dont le rôle est d’enquêter, de poursuivre, et de juger les affaires de criminalité organisée et les affaires financières les plus complexes. L’originalité de ce dispositif n’est pas simplement d’avoir donné des moyens à la justice spécifiquement dédiés au crime organisé, mais de l’avoir doté d’un arsenal législatif très en pointe. Près de 200 magistrats sont spécialement habilités pour connaître de ces affaires, et sont déchargés des autres contentieux pour se consacrer entièrement à ces affaires. Ils sont épaulés par des assistants spécialisés qui sont des experts dans des domaines techniques (comptabilité, droit fiscal, etc.). Toute la chaîne pénale est concernée, procureurs, juges d’instruction, mais aussi tribunaux correctionnels spécialisés et magistrats des Cours d’appel (avocats généraux, chambres « JIRS » des Cours d’appel). Les moyens d’enquête sont également très spécifiques. Les officiers de police judiciaire placés sous leur autorité peuvent effectuer des surveillances (livraisons contrôlées), et bénéficient d’une autorisation légale pour infiltrer des organisations criminelles en se faisant passer pour des complices. Les personnes interpelées peuvent être placées en garde à vue pour une durée totale de 96 heures (contre 48 heures dans le régime normal), voire exceptionnellement 6 jours. Les perquisitions peuvent être organisées en dehors des heures légales après autorisation du juge de la liberté et de la détention. Des interceptions de télécommunications, des enregistrements vidéo ou sonores, des captations de données informatiques peuvent également être ordonnées. Le point d’orgue de ce dispositif a été la création, par la loi du 9 juillet 2010, de l’Agence de gestion et de recouvrement des avoirs saisis et confisqués (AGRASC). La France a longtemps été en retard sur de nombreux pays qui ont mis en place, à l’instar de la Colombie dès le début des années 1990, un organisme capable de gérer l’ensemble des avoirs saisis pour le compte des magistrats qui supervisent l’enquête. Dirigée par un magistrat de l’ordre judiciaire, l’AGRASC est un établissement public administratif placé sous la tutelle du ministre de la justice et du ministre du budget, financé en partie par les produits des sommes saisies et par les revenus des biens confisqués. Elle a la charge de centraliser l’ensemble des sommes saisies en numéraire qui sont placés sur un compte unique à la Caisse des dépôts et consignations. Les biens meubles (à l’exception des véhicules, dont le nombre est trop important pour permettre leur gestion efficace) ainsi que les immeubles, sont confiés à sa gestion dès leur saisie. L’AGRASC décide alors de leur aliénation éventuelle, en relation avec l’administration des Domaines. En ce qui concerne les immeubles, elle se charge des inscriptions au bureau des hypothèques des décisions judiciaires afin d’empêcher tout acte de disposition sur les biens. Elle est également chargée, à la demande des juridictions, de gérer et de valoriser les biens lorsque la nature du bien (exploitation agricole, immeuble en location) nécessite des actes d’administration. Elle se charge d’organiser des échanges d’information avec les administrations publiques qui peuvent avoir des créances sur les biens susceptibles de restitution. Enfin, elle assure 8 Gel, saisie et confiscation des avoirs criminels, les nouveaux outils de la loi française l’indemnisation des victimes en cas de décision en leur faveur, lorsque la confiscation des biens a été ordonnée, sur le produit de la cession des biens. Les résultats de la mise en œuvre de ce dispositif sont spectaculaires. Après 18 mois d’activité de cette agence, la valorisation des biens qui lui ont été confiés est estimée à environ 500 millions d’Euros. Les sommes en numéraire versées sur le compte de l’AGRASC sont évaluées à elles seules à 150 millions d’Euros. Son compte génère des flux estimés à 200.000 Euros par jour. Elle a centralisé lors de sa première année d’existence plus de 13.000 biens saisis ou confisqués dans 8.000 affaires, dont 202 immeubles. Elle est toutefois victime de son succès, l’afflux des biens en gestion étant tels que son organisation actuelle ne lui permet pas d’y faire face. C’est la raison pour laquelle la loi n°2012‐409 du 27 mars 2012 a redéfini le champ de ses compétences pour le limiter aux seuls cas d’exécution de décisions de confiscation les plus complexes, ou sur des biens dont elle assurait la gestion lors de la saisie. Elle a été également déchargée de la gestion des véhicules saisis dans le cadre d’infractions routières, qui restent donc à la charge des juridictions en lien avec le service des Domaines. Unenouvelleapprochedelasanctionpénale?
La France dispose désormais d’un arsenal législatif et d’un dispositif en matière de saisie et de confiscation des avoirs criminels d’une efficacité redoutable, qui la place parmi les pays les plus avancés dans ce domaine. Bien que récent, ce dispositif porte déjà ses fruits. Des statistiques récentes sur la première moitié de 2012 ont mis en évidence qu’en région parisienne, les saisies d’avoirs criminels ont bondi de 143%, passant de 8 millions d’Euros pour le premier semestre 2011 à plus de 20 millions d’Euros dans la même période de 20127. Le tiers de ces sommes ont été saisis dans le cadre d’enquêtes sur le trafic de stupéfiants. L’évolution principale concerne les biens immobiliers, qui représentent la plus grande partie des biens saisis (9,6 m€), devant les comptes bancaires (5,7M€), les véhicules (2,2M€), et l’argent liquide (2,1M€). Ce dispositif ne trouvera toutefois sa pleine efficacité que lorsque la justice et la police passeront complètement d’une culture de lutte contre les infractions à celle d’une lutte contre les profits des organisations criminels. Les enquêteurs sont déjà engagés dans cette mue, même s’ils restent souvent focalisés sur une lutte contre les réseaux criminels au travers des infractions qu’ils commettent plutôt que sur les profits qu’ils génèrent. Dans bien des cas, ils craignent de ne pas avoir le soutien des autorités judiciaires, elles‐mêmes trop souvent réticentes à s’engager trop massivement dans la voie de la saisie ou de la confiscation en raison de l’absence des moyens nécessaires dans les juridictions pour gérer la masse des biens saisis, et surtout le contentieux qu’il génère de plus en plus. De plus, les tribunaux appelés à juger au fond les affaires, ne voient pas la confiscation comme faisant partie de la palette des peines, mais comme une mesure accessoire sur laquelle ils oublient trop souvent de statuer, même lorsque des biens ont été préalablement saisis, et même lorsque ces biens font partie des objets nuisibles, dangereux ou illicites qu’ils ont l’obligation de confisquer. 7
Source : Le Figaro, 08 octobre 2012 9 Gel, saisie et confiscation des avoirs criminels, les nouveaux outils de la loi française Le plein succès de ce nouvel arsenal ne sera donc acquis que lorsque la justice aura elle‐même pleinement intégré que la peine de confiscation est devenue le pivot de la lutte contre les phénomènes criminels organisés, et peut‐être même une approche nouvelle de la sanction pénale en ce qui concerne la criminalité de profit. 10