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« Morose. ». C’est la morosité, qui gouverne notre marche, ‘notre’ destination, notre procession.
Des tours, pas très hautes, oh non ; de simples tours de guet, en bois. Ternice.
Pas de mots, pas de son. Toujours pas. Pas un bruit : mes pieds qui poursuivent leurs déplacements
réguliers, encore, ni lentement, toujours, ni vivement, réguliers. D’une régularité parfaite ; mesurée,
dont dépendrait de manière si primordiale mon avancée que la concentration glacée de chacun de mes
neurones. Si que la maintenir la plus exacte prime toutes mes pensées. Totales.
…
Il me semble que si là, maintenant. Maintenant, si je venais à trébucher ; plus rien de pourrait me
relever.
Plus rien ne pourrait me relever.
On a été accueillis par le long sifflement du vent, qui régnait seul sur la place
d’établissements clos, peuplée d’une demi-poignée d’individus que les murs frôlaient, blêmes,
abattus, dont les yeux semblaient s’incruster à chaque regard un peu plus profondément dans
leurs orbites…
« Trop tard, vous arrivez trop tard… » Celui qu’on avait trouvé ne leur avait lâché qu’une seule
phrase, psalmodiée comme une supplique, répétée comme la berceuse de la résignation, d’une
voix ténue et basse. Une voix dont avaient filtré en un soupir amer les restes froids d’une
animosité qu’elle aurait hébergé… une semaine plus tôt ? peut-être… que les évènements
récents avaient recouvert de la poussière épaisse du désespoir, lourd patin qui n’avait laissé
alors plus filtrer qu’une tristesse résolue, quittée de tout espoir, qui ne découvrit même pas une
once du reproche glacé qu’elle leur opposait…
Immonde poussière.
Un autre leur avait résumé la situation, avec un sang-froid déterminé, digne. Il leur avait imploré
notre aide : l’avis de quête avait été modifié, complètement. On était venus pour un contrat de
niveau 1 : éliminer un monstre qui aurait pu représenter une nuisance pour le village. C’était
simple, on aurait avisé de la strat une fois sur place, les informations complémentaires
recueillies. Entre-temps Ternice avait été attaquée, deux fois.
La première fois l’ogre, tapie nuisance, recluse dans un coin de la colline, avait dévalé en trombe
la pente jusqu’au village, avait défoncé les murs de plus d’une douzaine de bâtisses, à coup de
tête, de cornes et d’un tronc énorme, avant de repartir, sans raison, en plein jour. Les
témoignages le disaient complètement fou, enragé, mugissant sourdement, la gueule sur
laquelle perlait une bave sombre moussue maintenue résolument fermée, broyant ses mâchoires
tandis qu’il se meurtrissait violemment contre des murs parfois en pierre, dans des charges aussi
violentes qu’insensées… Ceux qui l’avaient vu décrivaient son agressivité exacerbée, ses
mouvements brutaux, dévastateurs, et ses muscles exaltés au maximum, sous une peau gonflée,
distendue, aux teintes violacées. Aucun n’avait mentionné ses appendices d’immondice.
Dommage, pour le coup il y aurait eu nécessité.
Les habitants des maisons sinistrées s’étaient fait héberger par d’autres. La seconde attaque
avait eu lieu de nuit, presque silencieusement ; celle-là n’a pas laissé de témoin ; aucun. Des
bruits de vitres que l’on brise, quelques cris trop bien étouffés ; le calme était revenu trop vite
pour laisser le temps aux oreilles des villageois de se faire de la réalité leur certitude…
Ce fut l’aube, qui révéla sous sa lueur de rêve les parquets arrachés des scènes maculées : les
lits explosés, les fluides éparpillés, et les substances grouillantes dans les linceuls profanés,
exemptes de leurs chairs, arrachées. Les fenêtres s’étaient explosées ; quelque chose avait
pénétré les cloisons percées. Les choses étaient reparties. Les résidents n’étaient plus là pour
expliciter les non-dits. Onze habitations. Des fluides corporels, sangs croupissants, carmins,
lymphes et salives, mêlés, incorporés à un liquide épais, visqueux et collant, violacé, froid ;
étalé, éclaté sur des pans entiers, de murs, de sols, de mobiliers, dans une sorte d’exaltée volonté
ostentatrice de maculer l’enfermé des entrailles ignoblement excrétées. Les lits étaient gorgés
à saturation de ces liquides bâtards, et de larges trainées de ces derniers, sombres, les reliaient
aux fenêtres défoncées, sur les parquets. Des sillons résidus du passage des quelques choses,
qui avaient incrusté la substance visqueuse entre les lattes de bois, et dans les débris de fenêtres
brisées.
Dans ces noirs sillons parfois des poignées d’empreintes de pas, dégoulinantes, luisantes,
rapprochées et titubantes, achevées par une marque trempée de sang imprégné, de la largeur
d’un buste, naissance d’une nouvelle scissure, poisseuse, rejoignant l’extérieur…
Les dernières traces discernables trouvaient résidence dans les débris transparents et les
copeaux encore humides de leur meurtrissure ; aux points presque précis où la lumière des
rayons ne trouve pas d’incidence…
On avait suivi la piste invisible qui poursuivait dans cette forêt ; ses membres s’étaient mus
d’eux-mêmes, obéissant à un ordre qu’elle n’avait plus la force d’émettre…
Ses bottes commencent à incruster le sol légèrement boueux, embrasser de moins en
moins imperceptiblement à chaque pas la litière forestière de ce flanc de colline qu’elles
foulent… On continue d’avancer, de suivre inconsciemment le chemin ouvert par le petit corps
d’enfant mouvant, penché si bien au ras du sol qu’on dirait que ce dernier effleure son nez en
un cinquième point… On maintient son pas droit, rigide, roide ; tremblant. On regarde ses
mains ; elles tremblent, elle aussi, elle tremble. Sa tête lui tourne, prise par la fièvre, ses
membres tiquent, régulièrement, tirés brusquement par les élans de ses nerfs ; elle pleure, dans
le silence le plus total ses espoirs, et son souffle. « Pas de guérisseur à Ternice », « plus de
guérisseuse au village. ». On avait fouillé la maison, n’avait trouvé d’utilisable qu’une vielle
épée pour enfant, sale mais peu rouillée, dont elle avait empoigné la garde de bois et de cuir,
faute de fourreau adapté. Elle remplace maintenant son arme brisée, « provisoirement » ; on
doute maintenant d’avoir jamais l’occasion de se servir d’une autre… La vieille était morte,
emportant avec elle le nom de ce qui était en train de flétrir sa chair. Elle renaîtra, comme tout
ce qui meurt, n’importe où, au hasard, sous n’importe quelle forme, au hasard… Elle n’aura
plus rien, comme tout ce qui vit, nulle part, au hasard, son être disparaitra, remplacé par un
autre, elle, immuable… Et un instant elle touchera le néant, le retour au vide, pour qu’il lui
rende une vie, pour que son corps dévoré soit remplacé par une autre âme… Reroll…
Elle regarde le sol, ses pieds, ses bottes. Et lorsque ses paupières se referment l’une sur l’autre
ces cils se trempent, une seconde mutuellement. Et à l’instant où ils battent l’air à nouveau elle
a l’impression d’y plonger son visage de plein fouet : la couleur mate de la terre mouillée,
atténuée, emplit son champ de vision, ses joues suent une moiteur glauque, son nez est obstrué
par ma m… Cela ne dure qu’une fraction de seconde. Elle expulse violemment l’air de ses
narines, renâcle, presque, un peu égarée… La silhouette aux mouvements canins se retourne
vivement, imitant celle de sa taille, aussi floue que l’autre. Une bouche ouvre sa face ; une
gueule crève son visage ; silencieusement.
Quelque chose attire son attention, au cœur de son buste, une sorte de substance visqueuse…
insidieuse.
« Tout proche » ; « tout proche ». Je le ressens. Ce besoin, impérial, cet instinct, cette pulsion, touche
à son assouvissement… Je n’aurai plus besoin de ce corps désormais.
Je dévore ; entièrement ; m’extirpe…
La carcasse cave tombe, sans bruit ; je touche le sol, m’y répands un minimum,
m’élance… L’air gicle à nouveau ma surface, qui se durcit un tout petit peu à son contact… Je
fonds sur elle, sur son profil, « Tout proche ». Son souffle, je le ressens… comme une vibration,
dans chacune de mes fibres, qui m’envahit d’une énergie formidable ; auréolée de ce même
fluet éclat jonquille… Je prends encore de la vitesse, l’air froid qui s’émane de la terre fraiche
glisse lestement sur la surface pétulante de mon être au rythme grisant du rêve. Impact,
ébouriffé. Je la heurte, de toute ma vélocité, l’entoure, l’enserre ; l’emporte, en un seul
mouvement, dans mon élan. Je pénètre le manteau végétal que je viens de quitter, fulgurant bien
qu’alourdi par le corps sonné, qui ne se débat pas dans ma chair, entrainé par ma force ; alourdie
par le corps sonné que j’enlace, intégralement ; que je m’empresse d’imbiber… Je m’enfonce
dans l’humidité plus sombre de la forêt, bientôt dans l’épaisseur de la boue ; par sa gorge exaltée
dans son être, où je m’y condense, y crée ma place…
Une énorme masse gélatineuse grouillante la frappe, la renverse, la saisit, avec une violence inouïe
amortie par sa texture perméable ; dans laquelle on plonge sous le choc…
Sa tête fouette lourdement le sol, la chose qui l’a plaquée l’emmène sans qu’elle puise amorcer
sa réaction sous l’épais voile collant, gluant, dans la duveteuse couverture de la flore, au ras du
sol. Elle est comprimée, prise en étau par ce qui s’étend tout autour de son corps, l’enveloppe
et la tient. Elle ne peut plus respirer, chacun des pores de sa peau est bloqué, elle suffoque ; n’a
pas le réflexe de bloquer sa respiration. La masse qui l’englobe écarte ses mâchoires bien plus
que de raison, pour se couler dans sa gorge qui semble sur le point d’éclater sous la pression
exercée sur ses parois par ce qui descend vers son buste… qui se compresse et irrigue d’un
fluide sirupeux son être ; comme on sucerait une friandise pour en extraire ses sucs…
Blanc.
Elle est allongée, ne bouge pas, dans un univers sans fond ni teint, les yeux fermés, les
oreilles inertes, reposant sur une surface, translucide, invisible, dans l’immensité absurde du
vide alentour. Elle semble flotter sous gravité, son corps plaqué par l’étau incolore qui la
maintient dans sa position allongée, presque cadavérique.
Obscurité. La lumière, au seuil de l’aveuglant, s’étiole, derrière mes paupières que je ferme
sereinement en enfonçant mes doigts au travers de mes orbites. Quelque chose retombe, avec
l’obscurité ambiante. Dans une petite flaque, dans l’obscurité inhérente. Tension de surface, la
goutte se forme, ventrue… L’éclat de l’eau petitement percutée résonne, résonne en cercle, pour
se perdre dans ses propres échos, pour se perdre dans l’air immobile, qu’aucune respiration ne
semble faire frémir… Un bruit mat percute un sol dallé. Un son mat s’enfonce en un mouvement
lent et pénétrant dans les interstices tourbeux du pavage humide de pierres sélènes.
Une toute petite étincelle crépite, sans bruit, écarte petitement de son crépitement minuscule
l’obscurité qui la tient en étau…
Une étincelle d’une toute petite blancheur concentrée, qui risquerait presque d’être
éblouissante…
Goulûment.
Ils arrivent, ils m’ont suivi… Je suis immobile, depuis une petite minute je m’affaire… Dans le
visqueux de ses fluides expulsés, précédents occupants, qui se mêlent aux débris de la pluie…
J’ai encore besoin d’un peu de temps… M’intégrer, prendre pleinement possession de son corps
que je tiens en mon sein… Je ne peux pas encore bouger, il faut que je m’imprègne… que je
me loge totalement, en ses fibres…
Ils arrivent face à moi, je sens la végétation luxuriante face à moi, laisser sa place… Je me
décolle du conifère contre lequel je m’appliquais… en un pesant bruit de succion ; je vais devoir
me défendre, achever le processus en mouvement…
Corruption.
∑
Leurs yeux étaient emplis d’une tristesse cruelle, qui fouillait dans leurs orbites vides de pantins,
raclant l’espoir, écorchant la vie ; il leur demandait de l’aide, les larmes aux yeux : « Papa a été
aspiré… retrouvez-le… je vous en supplie… ». Je souriais ; et j’humai l’air.
L’odeur ne se distingua pas du fluide fuyant : seulement cette même sensation, sensation d’énergie
distillée…
Mes sens sont émoustillés, mus par une sorte d’instinct, et pourtant… Et pourtant j’ai ce
sentiment pugnace que cette sensation trouve son écho dans ma mémoire… Le même genre de
sentiment qui m’avait gardé du petit déjeuner, au frôlement du parquet ; la même sensation qui
n’était qu’un détail, lorsque mes doigts avaient effleuré le rideau sale : une ouïe uniment
émoustillée… Et c’est ce même sentiment, qui me désigne cette pression dans mon dos, ce
contact charbonné avec le tissu qui s’accouple avec mon derme…
« Émoustillé. » Là est le mot. Voilà ce que me susurre ce souffle de subtilité : cette chose sur
mon dos, dans mon dos, dans mes muscles, au cœur de mon ossature, m’émoustille… Un
délectable, énorme, catalyseur, il distille cette capiteuse impulsion en moi… et quelque chose
qui était alors somnolent s’était mis en branle… Et dans ce torrent d’énergie, les rouages
s’accélèrent…
Vue la pièce éventrée Guth avait traversé le dormant de la fenêtre, sur les traces invisibles,
m’attendant juste assez pour que je n’aie à questionner : juste à le suivre, et à palper cet afflux
de pouvoir qui teste ma conscience… Je baigne dedans… ses fibres m’ont déjà infiltré, quelque
chose au fond de moi ne pourrait s’en séparer sans s’arracher…
De toute mon âme, quoi que vous me fassiez, je l’accepte, de toute mon âme, monsieur : c’est
vous qui me l’offrez…
La trajectoire a changé. Brusquement Guth a fait volte-face, et s’est élancé d’un bond prolongé
de lestes enjambées dans les broussailles, à la poursuite de cette ombre dont mes pupilles m’ont
eu le temps que d’ébaucher la silhouette. Il y a autre chose… quelque chose de si indistinct que
je me demande si je ne l’aurais tout bonnement imaginé, oui ; cela n’a duré qu’une fraction de
seconde mais ne serait-ce que cet instant infime j’ai senti quelque chose arriver sur elle, juste
avant qu’elle ne soit remplacée par cette trace dégouttante sur le sol : juste avant que Guth ne
tique. Le bruit des feuillages malmenés s’éloignant me rapporte à moi ; je me hâte de le suivre
avant qu’il ne s’enfuît…
Je ne me rappelle pas de cet agréable, fendant ainsi la végétation, à cette foulée…
Le corps se redresse, les cheveux rabattus, assombris sur son visage ainsi stigmatisé,
entièrement suintant, dégoulinant de cette vase graisseuse qui trouve de sa succion l’agréable
de ces arbres…
Une ombre parcourt en un froissis d’ailes les lames mal empoignées…
La gerbe du soleil griffe mes iris en inondant mon humeur ; détoure le temps d’un étirement les
plumes mouvantes des cimes des pins…
Palpant ma conscience.
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Elle fait face à deux intrus, qui viennent la déranger durant son processus d’incubation… Quelque
chose l’enserre, l’étreint dans chacun de ses tendons, comme un réseau, qui prolifère entre les mailles
de ses cellules ; qui lui confère sa force. Un petit, qui se relève pour adopter une position bipède ; il a
sorti deux dagues, qu’il répartit équitablement entre ses membres supérieurs. Il les tient aux poings,
fermement, comme s’il était focalisé non pas sur l’idée de combattre, icelle annexe, mais sur celle de
ne faire tomber à aucun prix ses courtes lames, et de les utiliser.
L’autre fait approximativement sa taille, il manipule un large bâton de bois entre ses mains, du
bois dur aux extrémités, plus larges, mais celui que ses phalanges entourent lui semble plus
mou, doux… Un alliage ? Le fil du bois ne présente aucune interruption, mais son bâton n’est
pas un simple bâton de bois, assurément. Il y a autre chose… quelque chose de particulier, de
familier, dans ce corps qui la jauge, m’évalue, saisi par autre chose que moi-même… Elle n’a
pas le temps de l’analyser plus profondément, alors qu’il ne bouge pas, paraît réfléchir ; le petit
lui a jeté l’assaut. Deux éraflures s’ouvrent sur la peau de sa poitrine : elle l’a esquivé de peu,
surprise ; elle n’a pas réagi assez vite…
Des deux brèches de son organisme sourd un fluide violacé, pâteux ; le même qui… suinte, de
son épiderme engourdi… Le petit est à sa portée ; d’un mouvement fendant l’air elle colle avec
force son talon juste au-dessous de sa cage thoracique. Le coup porte, mais le gamin l’encaisse
sans broncher, et se relève sans avoir posé un genou au sol, rattrapé par ses dagues, qu’il a
plantées dans le sol, en même temps que ses griffes nouvelles et une formidable torsion de tout
son corps le ramènent en un bond massif à moins de six pieds d’elle. Il s’apprête à bondir sur
moi à nouveau, arme ses dagues… D’un réflexe elle recule, d’un pas ; la tête épaisse d’un bâton
de bois lourd propulsé à pleine vitesse par une effrayante désinvolture la cueille brutalement
dans le dos, la projette contre le poing lesté du fer mal effilé, qui fouette durement son flanc,
qui mord largement ses côtes… Elle n’a eu qu’à peine le temps d’amortir le premier choc…
Une connectique se brise, je perds le contrôle, mal implanté dans ses nerfs ; ses yeux se ferment,
je ne peux plus les rouvrir… Je ressens toujours, le sol boueux, les herbes humides, l’air
nomade ; une respiration au-dessus de moi…
Son esprit s’ouvre…
∑
‘Virevoltent’. Mes paupières se rabattent sur mes pupilles mais ma rétine refuse ma paix, ma rétine
rutile.
La lumière passe, en filet tournoyant, dans le creuset poli de la peau translucide, dans la couche
équarrie de la peau voilée.
‘Virevoltent’. La lumière gerbe dans mes yeux. Ma tête se ferme et la lumière la remue encore, lasse.
‘Virevoltent’. Il me semble que ce mot seul livre en son paquet éventé toute cette discordance qui
m’articule.
Cette discordance qui passe ses doigts effilés sur mon intérieur échancré. Ces doigts qui en frôlant
mon revers écaillent ma patine, en un bruyant cortège de phrases affadies.
‘Virevoltent’. Ma langue roule les trois syllabes enveloppées, faible, désœuvrée… Les quatre
phonèmes s’ensablent dans ma salive, et les quatre phrases s’engloutissent dans mon esprit…
Je suis engourdi ; engourdi de gestes, engourdi de paroles, asservi de voyelles omniprésentes et
extensibles, qui lacent sans fin mes orbites…
Le doux est mélasse, empêtrée, paresseuse veilleuse de ma patience. L’eau qui coulait ne s’est pas
tarie, elle s’est aplanie. J’ai revêtu cette chape de gras, je ne sais quand ; elle oblitère mes bouches…
L’eau sombre n’est pas saine et cette boue ne présente aucune fange d’où ne réchappent aucun
miasme.
Seulement des sons las, et de la lumière terne de sa vivacité. Parfois des mots s’évadent, creusent mon
enclave en s’y logeant et décantent, en suspension dans des sonorités qui n’ont plus que leur sens…
Qui n’ont plus que leur sens qui ne me convient plus.
‘Virevoltent’. Parfois des mots trop piqués percent. Comme des aiguilles trop fines qu’on se sait se
demander si elles cèderaient sur leur affaire ou résisteraient à leur pression condensée.
Les mots de mes pensées s’étalent comme la goutte colorée plonge dans le liquide tiède.
L’eau qui coule ne s’est pas tarie ; par goût exalté de ses remous elle s’est accéléré. Emportant avec sa
nouvelle célérité les rochers sur lesquels elle trébuchait. Il n’y a plus l’écume. J’aimais l’écume.
Les mots passent et s’égrènent sur le rêche de la paroi d’écorce.
J’ai envie de fermer les yeux. De fermer les yeux de ce liquide pore qui serpente d’ondes dans la
commissure de mes cils.
Les phonèmes s’enchaînent sans forme et forment la flasque méandreuse de l’apathie assoupissante de
ma lassitude…
Je suis engourdi par la tiédeur du fil de la lame qui n’ouvre plus dans son sillon la chaleur piquante du
liquide beau.
Et je me refuse à m’y humecter. Ma langue roule dans sa couverture tissée de sons ébruités.
Le piquant ne perce plus la pellicule, il ne laisse plus que l’empreinte de ses gras sur le patin…
Et comme si en s’en recouvrant complètement on en intègrerait l’absolution ils ‘Virevoltent’.
Mon sternum est posé contre l’écorce, dans sa posture qui m’empêche de me regarder
complètement ; lorsque mon menton effleure la naissance de mon cou…
La mélodie joue ses notes, frappes émaciées d’espace au tour de leur blancheur délicate.
Je laisse décanter mes cheveux, contre mon tronc morne d’immobiles inspirations… Je ne me
soucie plus des insectes, ils peuvent venir, se loger hâtivement entre la paille raffermie de
désirs : ils n’effleureraient plus mon cuir…
Alors l’espace s’écoule, enfin, rend le toucher à ma sève endormie. La sève qui se coule sur la
pesanteur, qui retrace ses parois à une poignée de pouces de mon cœur, qui entrave en une
lenteur de grâce mes sensations avec elle…
La tiédeur humidifie ma respiration, récupère un petit peu dans sa paume de ma salive, de la
chaleur ; l’air s’homogénéise, et mon échine caresse sa douceur.
Je ne veux plus écouter, je suis las d’écouter ; je ne veux plus, au moins pour un temps, laissezmoi décanter…
Les mots de mes pensées me soumettent, asservissent mes perceptions à leurs frémissements.
Je me suis trop mû, et maintenant chaque nouvelle position remue leur torpeur ; je souffre de chercher
dans une terre ce qui pourrait me délivrer de la fouiller… Et chacune de mon immobilité enhardit une
recherche que seul son renoncement pourrait conjurer ; et le temps me retrouve, car il lèche mes pieds,
là où je désirerais ne plus le retrouver…
Je ferme mes yeux pour ne plus le récupérer et il est le seul épargné de ma cécité… Et face à mes sens
éplorés de ne plus vibrer il frémit, s’éloigne, se rapproche, appose sa main sur mon visage obturé,
crépite, vrombit ; ‘et puis virevolte’.
Ce fut là, je crois, contre le tronc, l’écorce de mes deux coquilles, que je me mesurai, que je décrochai.
Je crois que je ne me suis jamais vraiment recouvré.
Et alors tirant le fil entraînant le nœud, découlant la pelote les éléments se défilèrent, les
évènements se délitèrent. Quatre des poutres verticales piquées de feuillages se fendirent d’un
craquement énorme, la carcasse ventrue comme le renflement de caverne vint intruser
l’apesanteur. Je ne ressenti pas tout de suite l’artère qui articule maintenant ma chair, je pense :
mes bras s’épanchaient, enroulés sur le bois, derrière ma nuque. Et comme si je n’avais aucun
muscle, comme si cela ne représentait plus l’effort mes cuisses pliées mirent fin à leur
embrassade avec le sol argileux. Prenant appui sur mes bras comme sur quatre pans de rêve je
me soulevais dans les airs, me plaquais contre la baguette de forêt, la tête sous moi, la bouche
stoïque jusque dans son âme, la posture arachnoïde. La main empoigna mon buste, potelée de
maladresse, roide de ce gluant perméable. Il me porta jusque lui, et sous moi un puit bordé
d’aspics froids s’entrouvrit. Des parois ruisselait ce même éclat biliaire du noir. Cette petite
particule de l’abîme qui enferra mon regard l’instant qui me rapprocha d’elle si amoureusement.
Les gros bouts de doigt léchaient toujours aussi goulûment les coutures de mon aine, et je tâtais
du contact viscéral la gorge de corruption dont j’étais l’hôte provident. La chair me lapa de
toutes mes parts, alors que ma face s’enfouit d’elle. Je me senti glisser comme le jaune lustré
de l’œuf dans l’accueil de l’œsophage énorme… Quelque chose me frôla un peu trop près, de
ma peau épicée s’exsuda en même temps que mon germe une lave filandre qui dissolut la
mélasse. Tout le capiteux sirop diacode s’embrase, sans la fioriture des flammes, sans la roideur
de la chaleur, avec seulement l’évanouissement sucré du palais des chairs qui fondent. La veine
caressa mes yeux, m’enfonça un peu plus dans l’effondrement de l’organisme purulent. Les
fluides câlinèrent mes lèvres, tentèrent de franchir leur portail.
Elles s’entrouvrirent, et se déversèrent de mon magma capitonné.
Et lorsque je me rappelai j’étais assis en tailleur, à l’extrême centre d’une marre de chairs
fondues de corruption poissasse, les jointures de mes tissus se fendaient d’une cavité.