Euthanasie. Dans : G. Hottois et M.H. Parizeau (éd.)
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Euthanasie. Dans : G. Hottois et M.H. Parizeau (éd.)
KENIS Y., Dans: G. HOTTOIS et M.H. PARIZEAU (éd.), Les mots de la Bioéthique. Un vocabulaire encyclopédique, Bruxelles, De Boeck-Université, 1993. Euthanasie La première acception du mot « euthanasie » dérive directement de l’étymologie grecque : eu (bonne), thanatos (mort), et c’est la seule que l’on trouve dans le dictionnaire de Littré (1881) : « Bonne mort, mort douce et sans souffrance ». Le mot est utilisé aujourd’hui, en outre et de façon prépondérante, pour désigner l’acte de provoquer la mort par compassion à l’égard d’un malade incurable pour mettre fin à ses souffrances, ou a l’égard d’un nouveau-né gravement malformé dont la qualité de la vie serait très sévèrement compromise. 1. Développement de la définition Cette définition s’est précisée d’une manière progressive. Dans le Dictionnaire de la langue française de Robert (1957), par exemple, on peut lire : « En parlant d’un moribond, mort douce et sans souffrance survenant naturellement ou grâce à l’emploi de substances calmantes ou stupéfiantes. Par ext. Théorie selon laquelle il est légitime de supprimer les sujets tarés ou de précipiter la mort de malades incurables, pour leur éviter les souffrances de l’agonie ». Contrairement au Littré, l’intervention d’un tiers est désormais comprise dans la définition et on ajoute que le terme peut désigner une théorie. Cette idée de théorie est reprise, presque mot pour mot, dans le Nouveau Larousse universel (1969). Elle est ensuite abandonnée, et l’édition de 1990 du Petit Robert parle d’un « usage des procédés qui permettent de hâter ou de provoquer la mort pour délivrer un malade incurable de souffrances extrêmes, ou pour tout autre motif d’ordre éthique ». Une telle définition est aujourd’hui admise quasi universellement. Elle introduit deux notions, celle d’une action, c’est-à-dire des gestes ou des actes positifs (ou négatifs : omissions) pour « mettre fin à la vie », « hâter ou provoquer délibérément la mort », et celle d’une intention (mettre fin aux souffrances ou prévenir celles-ci, par compassion). Certains ont voulu y ajouter l’utilisation de moyens non violents pour parvenir à une mort rapide entraînant le moins de douleurs possibles (T.L. Beauchamp et A.I. Davidson). Ces précisions ne paraissent pas indispensables. L’emploi d’armes à feu ou la prescription de « cocktails lytiques » ne doivent pas a priori être incompatibles avec une définition – sans jugement moral – de l’euthanasie. Par contre, l’introduction par Robert, de « tout autre motif d’ordre éthique » est judicieuse puisqu’elle précise et élargit la notion de compassion et supprime, par exemple, la difficulté évoquée par certains de parler des souffrances de malades dans le coma. Il ne paraît pas non plus approprié d’inclure sans la définition le facteur temps, que ce soit à propos de la rapidité de la mort provoquée ou à propos de la proximité de la mort qui surviendrait spontanément, sans intervention humaine. Une telle définition n’exclut pas l’emploi d’adjectifs et l’euthanasie peut être qualifiée de volontaire ou involontaire, active ou passive, directe ou indirecte, positive ou négative, médicale ou « sauvage », agonique, eugénique, etc. 2. Historique Si la définition actuelle du mot date de moins d’un siècle, la pratique est sans doute presque aussi vieille que l’humanité. A Sparte, on mettait à mort les nouveau-nés malformés, et dans l’île de Cos, les vieillards étaient conviés un festin à la fin duquel on leur offrait du poison. Platon, dans La République, prescrit que la médecine doit « s’occuper des citoyens qui sont bien constitués de corps et d’âme (…), mais laisser mourir ceux dont le corps est mal constitué ». On considère habituellement que le premier emploi attesté du mot se trouve dans Suétone (Les douze César), qui écrivit à propos de la mort de l’empereur Auguste : « Sa mort fut douce, et telle qu’il l’avait toujours désirée, car lorsqu’il entendait dire que quelqu’un était mort promptement et sans douleur, il souhaitait pour lui et pour les siens une fin pareille, en se servant de l’expression grecque euthanasia ». Thomas More, dans son Utopie (1516), décrit, sans utiliser le mot, une pratique qui correspond à l’euthanasie volontaire, dans un sens auquel peut s’appliquer parfaitement la définition d’aujourd’hui. Le terme d’euthanasie semble avoir été utilisé pour la première fois dans le monde moderne par Francis Bacon. Il désigne, selon lui, l’action du médecin qui « procure au malade, lorsqu’il n’y a plus d’espérance, une mort douce et paisible ». Le texte ne permet pas de trancher si Bacon entendait par là seulement l’euthanasie passive ou également ce qu’on qualifierait aujourd’hui d’euthanasie active. On peut penser que, depuis More et Bacon, d’innombrables médecins ont, dans le secret de leur pratique, accompli des actes d’euthanasie. Léon Daudet raconte, dans ses Souvenirs littéraires, qu’il a été le témoin, alors qu’il était étudiant en médecine, de la mort accordée par compassion à des malades atteints de la rage, suivis par Pasteur, et arrivés à un stade trop avancé pour pouvoir être guéris par le vaccin antirabique. Les mouvements d’opinion en faveur de l’euthanasie volontaire remontent à un peu plus d’un demi-siècle. Ils sont nés en Angleterre où, en 1931, au cours d’une allocution officielle, le docteur C.K. Millard, inspecteur de la santé de la ville de Leicester, propose une légalisation de l’euthanasie. L’idée sera reprise par un comité constitué de trois médecins, d’un avocat et de trois clergymen : The Voluntary Euthanasia Legalization Society est créée en 1935 pour soutenir cette proposition de loi. Celle-ci fut présentée pour la première fois, sans succès, à la Chambre des Lords, en 1936. La société a plusieurs fois changé de nom et elle continue d’exister sous l’appellation de Voluntary Euthanasia Society. De l’Angleterre, le mouvement s’est très tôt étendu aux Etats-Unis, où le pasteur Charles Francis Potter crée l’Euthanasia Society of America en 1938. La guerre et l’immédiat après-guerre, avec la révélation des crimes nazis, dont certains avaient été qualifiés d’euthanasiques, mettent un frein au développement de ce mouvement. Mais cette éclipse ne dure pas. Les progrès de la réanimation rendent possibles les excès de l’acharnement thérapeutique, largement répercutés par les médias, tels le cas de la jeune Karen Quinlan aux Etats-Unis et les agonies du maréchal Tito, du général Franco ou du président Boumedienne. En 1974, trois savants de renommée mondiale, l’Anglais George Thompson, l’Américain Linus Pauling et le Français Jacques Monod, tous trois Prix Nobel, signent une déclaration en faveur de « l’euthanasie humanitaire » (beneficent euthanasia), c’est-à-dire, selon leur définition, « une mort rapide, sans douleur et considérée comme un bienfait par l’intéressé ». Cette nouvelle exigence éthique n’est pas restée sans écho. Elle s’étend progressivement à l’ensemble du monde occidental, où sont créées des associations « pour le droit de mourir dans la dignité » ou « pour l’euthanasie volontaire », les pays latins étant touchés plus tardivement que les pays anglo-saxons et ceux où le protestantisme est fortement implanté. On comprendra facilement que le TiersMonde reste presque entièrement en dehors de ce débat. A l’heure actuelle, il existe cependant peu de données quantitatives très sûres sur la pratique de l’euthanasie. Les enquêtes réalisées parmi les médecins montrent qu’environ 40 % de ceux-ci ont été confrontés à une demande d’euthanasie. Ce chiffre est une moyenne établie sur vingt-deux sondages effectués dans une douzaine de pays. Un cinquième à un tiers des médecins interrogés reconnaissent l’avoir pratiquée. De ces constatations statistiques, on peut rapprocher les témoignages individuels de médecins. Il n’existe pas de données publiées sur la proportion des cas d’euthanasie accomplis à la demande du patient et ceux réalisés par compassion, sans demande explicite du mourant. Est évoquée ici la pratique des « cocktails lytiques » administrés in extremis pour abréger une agonie. Il s’agit de mélanges de médicaments calmants, injectés par voie intraveineuse à très fortes doses, et qui entraînent la mort en quelques jours ou en quelques heures. Ici aussi, des témoignages sembleraient indiquer que cette pratique est relativement fréquente (P. Verspieren). Pour en revenir à l’euthanasie volontaire, examinons la situation très particulière existant aux Pays-Bas. C’est le seul pays où la pratique de l’euthanasie est, sous conditions, tolérée par la justice, alors que la loi la considère comme un crime, passible d’une peine d’emprisonnement de douze ans maximum, mais distinct du meurtre et de l’assassinat (ce qui n’est le cas ni en Belgique, ni au Canada, ni en France). La Cour de Rotterdam, en 1981, plusieurs Cours d’appel et la Cour suprême plus récemment, ont acquitté des médecins convaincus d’avoir pratiqué l’euthanasie en invoquant le cas de force majeure et le conflit de devoirs. Une commission d’Etat a précisé les conditions dans lesquelles les peines prévues par la loi ne devraient pas être appliquées : si l’acte est accompli par un médecin ; à la demande expresse et répétée d’un malade complètement informé, pour lequel toutes les possibilités de traitement ont été épuisées ou sont refusées par le patient ; après consultation d’un second médecin ou d’un psychologue. Une position pratiquement identique a été approuvée par l’Association Médicale Néerlandaise (KNMG). Le nombre de cas qui sont déclarés aux autorités judiciaires est faible (quelques centaines depuis que ces mesures ont été prises), alors que le nombre d’euthanasies pratiquées en respectant ces conditions, mais sans déclaration, atteindrait, pense-t-on, quelques milliers par an. Ces chiffres ne doivent être pris que comme une indication très approximative, puisque, par définition, cette activité échappe à tout recensement. 3. Problèmes éthiques Les questions éthiques concernent principalement, de nos jours, la pratique de l’euthanasie active. Certains auteurs vont même jusqu’à refuser l’expression « euthanasie passive », estimant que l’arrêt d’un traitement inutile ou la décision de ne pas entreprendre un tel traitement chez un malade terminal, n’est rien d’autre que le refus de l’acharnement thérapeutique, c’est-à-dire la seule attitude médicale correcte dans une telle situation. La réalité n’est pas aussi univoque. Le parti de ne pas traiter par un antibiotique une pneumonie apparaissant au cours de la phase terminale d’un cancer généralisé – traitement simple, sans inconvénient pour le malade – aura très vraisemblablement pour conséquence la mort prématurée du malade, dont le médecin ne peut pas, par un artifice de langage, refuser la responsabilité. Le même raisonnement s’applique à l’arrêt de l’alimentation d’un patient comateux ou encore à l’abstention de corriger par la chirurgie une imperforation de l’intestin chez un nouveau-né mongolien. La décision de ne pas combattre la maladie résulte d’un choix moral et ce choix a pour effet et pour but de raccourcir la vie, comme dans les cas d’euthanasie active. Certains nient que la fin prématurée soit le but et acceptent la doctrine du double effet, défendue depuis le quatrième siècle par l’Eglise catholique, et qui considère qu’un acte peut avoir un double effet, l’un moralement acceptable, que l’on recherche (le soulagement de la souffrance), et l’autre mauvais, mais qui n’est pas voulu et qui ne survient que comme conséquence indirecte (l’avancement de l’heure de la mort). D’autre part, même si l’interruption ou l’abstention d’un traitement, qui aurait pour seul but de prolonger une existence jugée intolérable et qui approche de toute façon de sa fin, ne soulève plus guère d’objections sur le plan moral, il n’en est pas nécessairement de même au point de vue légal. L’exemple des Etats-Unis montre que cette situation peut être un sujet de controverses. C’est pour essayer d’éviter celles-ci que plus de quarante Etats américains ont promulgué des lois sur la « mort naturelle » (Natural Death Acts) ou sur le malade terminal (Terminally Ill Acts) qui prévoient toutes la signature d’une déclaration relative à la fin de la vie et certaines d’entre elles, en outre, la possibilité de désigner un mandataire chargé de défendre le point de vue du signataire, de la déclaration au moment où ce dernier ne serait plus en état de le faire. La première en date de ces lois a été votée en Californie en 1976. Depuis 1986, la plupart des Etats tiennent compte des recommandations d’une commission présidentielle qui a publié un important rapport intitulé Deciding to Forego Life-Sustaining Treatment. Une conférence nationale pour l’uniformisation des lois a émis, en 1985, un texte destiné à favoriser cette uniformisation (Uniform Rights of the Terminally Ill Acts). Ces lois comprennent en général les points suivants : un modèle de déclaration qui doit être signée par l’intéressé et un ou plusieurs témoins ; la possibilité de révoquer la déclaration à tout moment et sans formalité ; l’immunité civile et pénale pour les médecins et soignants qui agissent en conformité avec la déclaration ; l’obligation, pour le médecin qui refuse de se conformer aux directives, de confier le malade à un autre médecin ou à une autre institution de soins. En dehors des Etats-Unis, le testament de vie n’a pas de valeur légale, mais beaucoup considèrent néanmoins qu’il s’agit d’un document important dont le principal intérêt n’est pas tant de lier inconditionnellement le médecin que de permettre une discussion, entre celui-ci et le patient, au sujet de la conduite à tenir au cas où le déclarant se trouverait dans un état terminal (ou souffrant d’une affection incurable) et incapable d’exprimer ses volontés. Des modèles de testament sont proposés dans de nombreux pays par des associations précisément créées dans ce but. Le problème de l’euthanasie active, c’est-à-dire l’intervention d’un tiers (en général le médecin) pour mettre fin à la vie, est beaucoup plus complexe et entraîne souvent des réactions hostiles. La première objection évoque le caractère sacré de la vie. C’est ainsi que l’Eglise catholique condamne absolument l’euthanasie active, car il s’agit d’une violation formelle de la loi divine. Mais si une telle objection se place en dehors de toute discussion, au-dessus de toute autre considération, pour les adeptes de certaines religions, il faut cependant admettre que dans bien des circonstances, la vie, même pour les croyants et pour les autorités religieuses, n’a pas de valeur absolue (guerre, peine de mort, légitime défense, sans compter les morts statistiquement prévisibles, comme dans les grands travaux, les accidents de la route, la mortalité opératoire). Les positions de l’Eglise orthodoxe, du Judaïsme traditionnel, de l’Islam sont très proches de celles de l’Eglise catholique. Les organisations médicales dans leur ensemble (à l’exclusion de l’Association néerlandaise, comme nous l’avons vu plus haut) rejettent aussi, de façon catégorique, l’euthanasie active. Par exemple, le code de déontologie rédigé par l’Ordre des médecins de Belgique condamne sans nuance : « Art. 95. – Provoquer délibérément la mort d’un malade, quelle qu’en soit la motivation, est un acte criminel ». De même, l’American Medical Association, la British Medical Association, l’Association Médicale Mondiale interdisent absolument la pratique de l’euthanasie active. Le Guide européen d’éthique médicale, élaboré par la Conférence internationale des ordres et organisations d’attributions similaires (janvier 1987), est moins explicite. Il ne prononce aucun interdit absolu sur l’euthanasie, son article 13, « Aide aux mourants », stipulant seulement que « la médecine implique en toutes circonstances le respect de la vie, de l’autonomie morale et du libre choix du patient ». Une exception notable et récente est le rapport rédigé par l’Institute of Medical Ethics Working Party on the Ethics of Prolonging Life and Assisting Death. La majorité des membres de ce groupe de travail, composé de personnalités appartenant à diverses disciplines et représentant un large spectre d’opinions, estime qu’un médecin est moralement autorisé à aider un patient à mourir. L’aide à mourir est définie comme l’intention délibérée de hâter la mort d’un malade atteint d’une affection terminale. L’expression « terminale » est utilisée pour décrire une situation qui ne peut être améliorée par aucun traitement et qui aboutit finalement au décès, dans un délai plus ou moins long, pouvant durer plusieurs mois, ou même des années. Cette prise de position claire tranche avec le refus de s’engager du Comité ad hoc d’experts en bioéthique du Conseil de l’Europe (CAHBI). A une demande d’avis du Comité des Ministres « sur la faisabilité et sur l’opportunité d’entreprendre une étude des problèmes juridiques, de droits de l’homme, éthiques et médicaux relatifs à l’euthanasie », le CAHBI répond, en décembre 1987, qu’une telle étude n’est ni appropriée ni opportune. Les problèmes de l’euthanasie ne sont d’ailleurs pas abordés lors du premier Symposium du Conseil de l’Europe sur la bioéthique (Strasbourg, décembre 1989). Une objection très souvent utilisée est le risque d’abus, l’argument de la pente glissante, qui ferait passer, quasi insensiblement, de l’euthanasie volontaire des malades terminaux à l’euthanasie des patients comateux et des nouveau-nés malformés, pour en arriver finalement à la mise à mort des malades mentaux irrécupérables, des vieillards qui deviennent une charge de plus en plus lourde pour la société. On rappelle les crimes nazis et on affirme que la loi sur les stérilisations et les décrets sur l’extermination des malades mentaux ont été le point de départ du génocide. En réalité, la logique des crimes racistes se trouvait inscrite dans l’idéologie national-socialiste, bien avant les décrets cités cidessus. Il n’en reste pas moins vrai que ce risque d’abus ne peut pas être perdu de vue et qu’une grande vigilance s’impose. Si l’euthanasie volontaire est autorisée et si elle est réclamée par un nombre de plus en plus grand de personnes, on peut craindre d’en arriver à une banalisation de l’acte homicide, qui pourrait mettre en péril la notion même du respect de la vie humaine. Des arguments d’ordre psychologique ont été invoqués. On peut se demander, avec P. Verspieren, si l’euthanasie est toujours pratiquée pour soulager une souffrance extrême du malade ou pour soulager la souffrance d’un tiers qui ne supporte plus la vision de l’épreuve d’autrui. Cette objection est valable, mais elle ne l’est que lorsque l’euthanasie est pratiquée à l’insu du malade. La même remarque s’applique a fortiori à l’argument qui met en garde contre l’élimination par le médecin de la preuve d’une faute professionnelle. Bien évidemment, le caractère irrévocable de l’acte fait que la demande doit être examinée avec une extrême prudence, en s’entourant d’un grand nombre de précautions et en tâchant d’obtenir de l’intéressé lui-même le plus d’informations possibles, ce qui exclut toute précipitation. Il faut s’assurer que cette demande n’est pas avant tout un cri de détresse, qu’elle n’est pas l’expression de la peur d’être à charge ou le résultat d’une pression exercée par l’entourage (parents successibles ou proches excédés) ou par la société. Il faut aussi, pour le médecin, pouvoir éliminer, de façon quasi absolue, l’erreur de pronostic et résister à la tentation de l’omniscience et de la toute-puissance. Ces risques peuvent être diminués par la consultation d’un second médecin, éventuellement d’un psychologue. Les progrès du traitement de la douleur et le développement des soins palliatifs ont sans doute pour effet de rendre moins fréquentes les demandes d’euthanasie. Il ne semble toutefois pas correct de présenter ces deux options comme s’excluant mutuellement de façon absolue. Les soins palliatifs sont encore très loin d’être accessibles à tous, et même dans la situation idéale où ils le seraient, cela n’entraînerait pas automatiquement pour tous une disparition totale du souhait de mourir avant l’extrême limite ni ne devrait conduire à une condamnation morale de ce vœu. Certains craignent que l’acceptation de l’euthanasie n’ait pour conséquence un ralentissement des recherches sur les soins palliatifs, voire sur le traitement curatif des maladies aujourd’hui incurables. Les objections à une légalisation ou à une réglementation de l’euthanasie ont été résumées par F.-R. Cerruti. Elles peuvent, selon cet auteur, être exprimées par trois mots : nocivité, inutilité, incongruité. Une réglementation serait nocive parce qu’il ne faut pas augmenter le rôle de l’Etat dans un domaine qui touche d’aussi près à la vie privée et à la liberté des individus. Elle serait inutile parce que les normes morales et déontologiques de la profession médicale remplissent dès à présent cet office et que le refus de l’acharnement thérapeutique est devenu une pratique acceptée. Elle serait enfin incongrue parce que ces questions « relèvent par nature du pouvoir médical » et que celui-ci « est seul en mesure d’apporter des réponses ». Ces objections, faites par un médecin qui est aussi docteur en droit, sont proches des positions officielles défendues par les associations médicales. Des arguments plus spécifiquement juridiques ont été avancés. On a rappelé que dans le droit pénal, le consentement de la victime ne rend pas licite l’infraction commise et n’est pas cause de justification de l’acte qui reste un crime ou un délit. On peut répondre à cela que le chirurgien qui a obtenu l’autorisation d’opérer de son patient n’est pas poursuivi pour « coups et blessures ». On a dit aussi que la légalisation de l’euthanasie active augmenterait les restrictions légales à l’euthanasie passive. La situation actuelle en France, au Canada, en Belgique (et sans doute dans bien d’autres pays) permet, en effet, pratiquement sans limitation légale, l’arrêt d’un traitement chez un malade terminal. L’élargissement de la tolérance à des actes d’euthanasie active pourrait avoir pour résultat l’intervention de la justice à un moment où celle-ci n’est pas désirable. L’exemple des Pays-Bas montre que cette intervention peut se faire après le décès. On a aussi fait remarquer que les lois sur les testaments de vie aux Etats-Unis ont le plus souvent restreint la validité de ces documents à des situations très étroitement définies et limitées aux malades terminaux. Ces arguments sont donc exactement à l’opposé de celui de la pente glissante. De toute façon, les partisans de la légalisation de l’euthanasie active sont bien conscients que celle-ci ne pourrait être admise que, précisément, dans des circonstances particulières, assorties de conditions très strictes qui garantissent qu’il s’agit bien d’un acte désintéressé, accompli à la demande du sujet et pour faire échapper celui-ci à une situation intolérable. Nous avons vu plus haut que certains – en général des adversaires de l’euthanasie active – refusent le terme même d’euthanasie passive, estimant que celle-ci n’est que le refus justifié de l’acharnement thérapeutique et ne constitue rien de plus qu’un arrêt de traitement. Pour d’autres, au contraire – favorables à la reconnaissance du droit à l’euthanasie volontaire –, la distinction entre euthanasie passive et euthanasie active a une connotation psychologique plutôt que morale. « Tuer » ou « provoquer la mort » évoquent d’autres images que « permettre de mourir » ou « ne pas prolonger l’agonie » ; dans un cas, la cause de la mort est l’injection létale, donc le médecin, dans l’autre c’est la maladie, la « nature ». En réalité, dans les deux cas, sans l’intervention du médecin ou sans l’abstention du médecin, la mort ne serait pas survenue à ce moment et de cette façon. Une abstention est une décision médicale, et débrancher un appareil, retirer une sonde gastrique ou une perfusion sont des actes. Dans les deux situations, l’intention et le résultat de l’intervention (euthanasie active) ou de l’absence d’intervention (euthanasie passive) sont les mêmes et on peut considérer que la responsabilité est la même. Cependant, l’abstention, qui coïncide avec un arrêt de traitement (et que certains appellent quelque fois l’euthanasie passive), met fin à une vie qui, sans la suppléance technique de fonctions vitales, aurait déjà fini d’elle-même, alors que l’euthanasie active arrête une vie qui pouvait encore se prolonger naturellement. Bibliographie BAIRD R. M. and ROSENBAUM S. E. (eds) (1989), Euthanasia: The Moral Issues, New York, Prometheus Books. BARRERE I. et LALOU E. (1962), Le dossier confidentiel de l’euthanasie, Paris, Stock. BEAUCHAMP T.L. and DAVIDSON A.I. (1979), « The Definition of Euthanasia », The Journal of Medicine and Philosophy, 4 (3) : 294-312. BENDER D.L. and LEONE B. (eds) (1989), Euthanasia : Opposing Viewpoints, San Diego, Greenhaven Press. BOULANGER V. et DURAND G. (eds) (1985), L’euthanasie, problème de société, Montréal, Fides. BRODY B.A. (ed) (1989), Suicide and Euthanasia : Historical and Contemporary Themes, Boston, Kluwer Academic Publishers. CERRUTI F.-R. 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