Lévi-Strauss revisité

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Lévi-Strauss revisité
CHAPITRE VIII
Nature/culture :
Lévi-Strauss revisité
L’analogie langue/modèle alimentaire a été posée par Claude LéviStrauss et mérite d’être reprise et développée car si cette partie de
l’œuvre du célèbre anthropologue a suscité de nombreux débats théoriques, elle a fait l’objet de trop peu de prolongements empiriques.
Ce qui a été retenu de ses ouvrages, c’est la présence du mythologique
derrière le culinaire et surtout la recherche de structures universelles
supposées capables d’expliquer le fonctionnement de l’esprit humain.
Les critiques des travaux de Lévi-Strauss s’organisent alors sur deux thématiques privilégiées : l’opposition entre relativisme et universalisme et
l’incapacité supposée du modèle structural à expliquer le changement.
Le matériau empirique lui-même passe complètement à la trappe. Pour
certains, cette partie de l’œuvre est perçue comme une coquetterie d’auteur, une fantaisie que l’on pardonne bien volontiers à un théoricien qui
a donné par ailleurs des gages de sa culture savante. Sans doute y a-t-il
dans la pensée de Lévi-Strauss des points qui font problème. La difficulté
réside dans le fait que la magistrale récusation de la perspective évolutionniste (dans Race et histoire) ne s’articule pas bien avec la nécessaire
adaptation du modèle du triangle culinaire pour comprendre la dynamique de l’évolution de la cuisine française inscrite dans un processus
de civilisation. Or, bien que Claude Lévi-Strauss prenne un plaisir évident
à indiquer les axes de pénétration de l’analyse structurale dans le discours gastronomique français comme pour prouver l’universalité de son
modèle, il se garde bien de s’engager dans cette voie. Deux problèmes
essentiellement se posent : d’abord la complexité de la cuisine française,
dont nous allons donner quelques exemples avant d’examiner le second
problème, celui du sens de l’évolution.
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LE TRIANGLE CULINAIRE AU RISQUE
DE LA GASTRONOMIE FRANÇAISE
Un premier exemple de la difficulté à appliquer le modèle de LéviStrauss à la cuisine française pour raisons de complexité porte sur l’opposition rôti/bouilli. C’est ainsi que, parlant de la nécessité d’étudier
cette opposition à l’intérieur du « triangle culinaire », il écrit : « On les [le
rôti et le bouilli] voit d’ailleurs figurer, entre autres oppositions non
moins réelles, dans un texte français du XIIe siècle, qui mérite qu’on le
cite en tête de cette discussion. Sous une forme ramassée qui rend plus
dense la signification de chaque terme, il [ce texte du XIIe siècle] dresse
le programme de ce que pourrait être une analyse structurale du langage
culinaire : “Les autres donnent trop veine estude en préparant les
viandes, excogitans infinis genres de décoctions, fritures et savourements ; désirans, selon la coustume de femmes grosses, maintenant
bouilliz, maintenant rostis, maintenant avec du poivre, maintenant aux
aulx, maintenant avec cynymone, maintenant avec sel essavourez.” »
(Hugues de Saint-Victor, « De Institutione Novitarum » in Franklin, 157.)
Ce texte établit une opposition majeure entre aliments et condiments et
distingue deux formes extrêmes que peut revêtir la préparation des premiers : celle du bouilli et celle du frit, elles-mêmes susceptibles de plusieurs modalités, classées par paires : mou et dur, froid et chaud, bouilli
et rôti. Enfin, il classe aussi les condiments par paires contrastées :
poivre et ail d’une part, cinnamome et sel d’autre part, en opposant sur
un axe le poivre à ce que, un siècle plus tard, on appelait toujours les
« aigruns » (aulx, oignons, échalotes, etc.) et opposant sur l’autre axe les
épices douces et le sel (Lévi-Strauss, 1968, 397).
Un second exemple est fourni par l’opposition endo-cuisine/exo-cuisine : « […] aussi, le bouilli relève souvent de ce qu’on pourrait appeler
une “endo-cuisine” faite pour l’usage intime, et destinée à un petit groupe
clos, comme la langue hidatsa l’exprime avec une force particulière : le
même mot mi dà ksi désigne à la fois la palissade entourant le village,
la casserole et le poêlon,“car ils forment tous une enceinte” (W. Mallhews,
126).Au contraire, le rôti relève de “l’exo-cuisine” : celle qu’on offre à des
étrangers. Dans l’ancienne France, la poule au pot était pour le souper de
famille, la viande rôtie pour la banquet dont elle était le point culminant :
servie obligatoirement après les viandes bouillies et les herbes du dessert,
et accompagnée de “fruits extraordinaires” tels que : melons, oranges,
olives, câpres [ici Lévi-Strauss cite Franklin] :“L’on assied le rôti sur table,
à mesure qu’on lève les entrées et le bouilli… [mais] le temps de servir,
le poisson est au déclin de la chair, entre le rôti et le dessert.” » (Franklin,
221-223, cité par Lévi-Strauss, 1968.)
Certes, me direz-vous… Lévi-Strauss est ethnologue, il étudie les matériaux de sa discipline. Mais ces nombreux renvois à la cuisine occidentale,
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justement parce qu’ils ont des vertus apéritives, laissent le lecteur
sur sa faim. Pourquoi donc notre grand ethnologue évite-t-il une vraie
confrontation de son modèle, qu’il veut par ailleurs universel, avec
la gastronomie française ? Sans doute parce que, au-delà du premier
regard, il n’y fonctionne pas très bien. Il n’est pas loin d’en faire
l’aveu lorsqu’il constate que « l’existence de systèmes aberrants dans la
cuisine française pose un problème » et « donne à croire que le champ
sémantique des recettes comporte des dimensions plus nombreuses […] »
(1968, 401).
Si la première « aberration » que rencontre Lévi-Strauss est de l’ordre
de la complexité, le second problème porte sur la dimension historique : comment le modèle supposé universel se comporte-t-il au cours
des transformations dans le temps ? Ce second problème ne se pose pas
seulement à propos de la cuisine française : on peut faire des observations du même type dans les sociétés européennes où les attitudes
envers le rôti et le bouilli évoluèrent aussi au cours du temps. L’inspiration démocratique des rédacteurs de l’Encyclopédie se reflète dans
l’apologie qu’ils font du bouilli : « […] Un des aliments de l’homme, le
plus succulent et le plus nourrissant… On pourrait dire que le bouilli
est, par rapport aux autres mets, ce que le pain est par rapport aux
autres sortes de nourriture » (article « bouilli »). À cette conception
démocratique du bouilli, Lévi-Strauss oppose ensuite celle de BrillatSavarin (1824,VI, 2) : « Les professeurs ne mangent jamais de bouilli par
respect pour les principes, et parce qu’ils ont fait entendre en chaire
cette vérité incontestable : le bouilli est de la chair, moins son jus […].
Cette vérité commence à percer, et le bouilli a disparu dans les dîners
véritablement soignés ; on le remplace par un filet rôti, un turbot ou une
matelote. » (1968, 402.)
Plagiant Paul Ricœur (1963), on est tenté de demander au « père du
structuralisme » si, en évitant de confronter sa méthode aux structures
culinaires occidentales, il ne se fait pas la part trop belle. Non pas que
nous croyions, comme Paul Ricœur, à la différence de nature entre la
culture dite « totémique » et le fond de la pensée occidentale, à qui l’on
accorderait le privilège d’une historicité kérygmatique, d’une « histoire
sainte » 1. Car nous sommes d’avis avec Lévi-Strauss (contre Lévy-Bruhl
et tous ses descendants), non seulement que « l’homme a toujours aussi
bien pensé », mais aussi que les systèmes culinaires sont des lieux privilégiés pour lire l’influence des cultures et étudier le fonctionnement
de l’esprit humain. Pour autant, l’abandon de l’idéologie évolutionniste
et de la hiérarchisation des cultures qui en découle ne doit pas empêcher
de penser les différences, ni le « travail de l’histoire ».
1. Comme c’est le cas de Ricœur.
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Force est de constater que non seulement le structuralisme lévi-straussien se heurte à la complexité du système gastronomique français et à ses
transformations historiques, mais aussi que les commentateurs se détournent de cette partie de son œuvre. Avant même de se poser la question de
la pertinence du modèle du triangle culinaire, de sa capacité à rendre
compte des faits et de sa prétention universelle, il nous faut donc prendre
la mesure de ces obstacles épistémologiques que sont la complexité de la
gastronomie française et la dynamique de sa transformation que nous
avons étudiées par ailleurs (Poulain, 2002).
Présentons donc le modèle du triangle culinaire pour ensuite déployer
les éléments de la démonstration. La thèse que nous allons exposer peut
se résumer en termes simples : en deçà du débat sur l’universalisme ou
le relativisme qui a alimenté et même « suralimenté » les polémiques sur
le structuralisme des années 1970, le modèle lévi-straussien possède des
qualités heuristiques permettant de comprendre le fonctionnement de
la pensée à l’œuvre dans la gastronomie française. Sous réserve de complexification, il est capable de rendre compte de l’émergence de nouvelles
techniques de cuisson et d’en expliquer les changements. Pour ce faire,
nous allons nous promener dans l’histoire de la cuisine française en renvoyant le lecteur soucieux d’approfondissement à notre Histoire de la
cuisine et des cuisiniers (Poulain et Neirinck, 2000).
Le modèle lévi-straussien
Après en avoir donné une première version dans Le Cru et le Cuit
(1964), qui inaugure la série des Mythologiques, puis dans la revue
L’Arc (1965), sous une forme synthétique, c’est dans L’Origine des
manières de table (1968) que Claude Lévi-Strauss propose l’exposé le
plus précis de son modèle faisant du culinaire le terrain privilégié du
développement du structuralisme. La mise en évidence du triangle culinaire, rendant compte des relations qu’entretiennent les différentes
techniques de cuisson utilisées par l’homme, en est l’étape majeure. Partant des travaux du phonologiste Roman Jakobson, qui établit un triangle des voyelles et un triangle des consonnes, triangles à l’intérieur
desquels les sommets sont reliés par une relation de double opposition
entre le compact et le diffus, l’aigu et le grave 2, Lévi-Strauss imagine un
triangle culinaire.
2. R. Jakobson, Essais de linguistique générale, Éditions de Minuit, pp. 137-139.
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Figure 1 • Les triangles des voyelles et des consonnes d’après R. Jacobson
Le principe méthodologique qui inspire de telles distinctions semble,
pour Lévi-Strauss, transposable à d’autres domaines, notamment à celui de
la cuisine et aux différents états des aliments : le cru, le cuit comme transformation culturelle du cru, et le pourri comme sa transformation naturelle. « La nourriture s’offre en effet à l’homme dans trois états principaux :
elle peut être crue, cuite ou pourrie. Par rapport à la cuisine, l’état cru
constitue le pôle non marqué, tandis que les deux autres le sont fortement,
mais dans des directions opposées : le cuit, comme transformation culturelle du cru, et le pourri comme sa transformation naturelle. Sous-jacente
au triangle principal, on discerne donc une double opposition entre : élaboré/non élaboré d’une part, et culture/nature d’autre part. » (Lévi-Strauss,
1965, 23.) Aux trois pôles du triangle culinaire correspondent également
des méthodes de cuisson ou de préparation : rôtir, bouillir, fumer.
Figure 2 • Le triangle culinaire d’après Claude Lévi-Strauss, 1965
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Une première opposition, entre le rôti (du côté de la nature) et le bouilli
(du côté de la culture), s’ancre dans la modalité de présentation de l’aliment au feu. « Directement soumise à l’action du feu, la nourriture rôtie se
trouve avec celui-ci dans un rapport de conjonction non médiatisée,
tandis que la nourriture bouillie résulte d’un double procès de médiation :
par l’eau dans laquelle on l’immerge, et par le récipient qui les contient,
l’une et l’autre. À un double titre, par conséquent, on peut mettre le rôti du
côté de la nature, le bouilli du côté de la culture. Réellement, puisque le
bouilli requiert l’usage d’un récipient qui est un objet culturel ; et symboliquement, pour autant que la culture exerce sa médiation entre l’homme
et le monde, et que la cuisson par ébullition exerce, elle aussi, une médiation, par l’eau, entre la nourriture que l’homme s’incorpore et cet autre
élément du monde physique : le feu. » (Lévi-Strauss, 1968, 397.) D’où l’opinion universellement répandue 3 et soutenue par Lévi-Strauss que le rôtissage précède, dans l’histoire de l’humanité, la cuisson bouillie.
Lévi-Strauss oppose également, sur le plan des techniques de cuisson, le
rôti en tant qu’exo-cuisine au bouilli en tant qu’endo-cuisine : « L’un est
cuit au dedans (dans un récipient) tandis que l’autre est cuit du dehors. »
(Lévi-Strauss, 1968, 400.) L’endo-cuisine répond à l’usage intime du clan,
de la famille, alors que l’exo-cuisine, réservée aux personnes extérieures,
est celle qu’on offre aux « étrangers ».Aux trois pôles du cru, du cuit et du
pourri, s’associent ainsi les modes de cuisson : rôtir, fumer, bouillir. « L’affinité du rôti avec le cru résulte de ce que, le plus souvent, il admet une cuisson imparfaite qui, chez nous, constitue même l’effet recherché. »
(Lévi-Strauss, 1968, 399.)
Grillé au-dehors, saignant au-dedans, le rôti incarne l’ambiguïté du cru
et du cuit, de la nature et de la culture. « L’affinité du bouilli avec le pourri
ressort dans plusieurs langues européennes, de locutions telles que :“pot
pourri”, “olla podrida”, désignant différentes sortes de viandes assaisonnées et cuites ensemble avec des légumes ; ou encore, en allemand :“zu
brei zerkochtes Fleisch”, une viande “pourrie de cuire”. » (Lévi-Strauss,
1968, 399.) Taillevent confirme bien cette association du bouilli et du
pourri dans une recette de « couleis d’un poulet ». Il nous dit : « Cuisés en
eaux tant qu’il soit bien pourri de cuire […] » (Taillevent, 1392, 24.)
Le fumé correspondrait au pôle du cuit. Dans le fumage, comme dans la
cuisson, intervient un ustensile, mais tandis que celui de la cuisson est
durable, soigneusement nettoyé après usage et réutilisé,le « boucan » (dans
les populations américaines étudiées par Lévi-Strauss) doit, lui, être immédiatement détruit après usage, « sinon l’animal se vengerait et viendrait à
3. Brillat-Savarin : « L’histoire philosophique de la cuisine », in Physiologie du goût,
pp. 143-152.
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son tour boucaner le mangeur » (Lévi-Strauss, 1968, 404). L’opposition
s’axe sur les caractéristiques durable/provisoire des ustensiles ; en
revanche, elle s’inverse quant au résultat car l’aliment fumé se conserve
plus longtemps que le cuit. Fumé et rôti partagent un élément commun :
l’air. Ils partagent aussi une double opposition : proximité du feu pour
le rôti/distance pour le fumé et rapidité du rôtissage/lenteur du fumage.
À l’intérieur du triangle culinaire « la frontière entre nature et culture
qu’on peut à volonté tracer, parallèle à l’axe de l’air ou à celui de l’eau, met
quant aux moyens le rôti et le fumé du côté de la nature, le bouilli du côté
de la culture ; ou, quant aux résultats, le fumé du côté de la culture, le rôti
et le bouilli du côté de la nature. » (Lévi-Strauss, 1968, 406.) Gardons en
mémoire le rôle du feu, de l’air et de l’eau car nous y reviendrons.
Figure 3 • Le triangle culinaire et les modes de cuisson
d’après Claude Lévi-Strauss, 1968
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Voilà donc rapidement présenté le modèle élaboré dans Le Cru et le
Cuit, complété tout au long des Mythologiques, à partir d’un corpus de
mythes recueillis principalement chez les Indiens d’Amérique et les indigènes de Nouvelle-Calédonie. À maintes reprises, Claude Lévi-Strauss
pointe des voies de pénétration de son modèle dans la gastronomie française, n’hésitant pas à citer quelques « classiques » (Brillat-Savarin, Cussy,
Amero…) au milieu des références relatives à des travaux ethnographiques sur les Indiens Bororo ou Nambikwara. Mais il se garde bien d’en
engager le travail et repère même très vite des « systèmes aberrants »,
qui posent problème parce qu’« ils donnent à croire, précise-t-il, que
le champ sémantique des recettes comporte des dimensions plus nombreuses » (Lévi-Strauss, 1968, 401), comme nous l’indiquions au début
de ce chapitre. Écartelé entre le désir d’universalité de son modèle et la
volonté d’intégrer l’ensemble des faits observés, il met au grand jour
l’ambiguïté de sa position lorsque, dans l’avant-dernier tome des Mythologiques, il déclare : « Qu’on ne nous prête surtout pas l’idée naïve que
tous les systèmes de recettes respectent ce modèle, au même titre et de
la même façon. » (Lévi-Strauss, 1968, 410). C’est alors qu’il suggère, pour
dépasser cette contradiction, d’opérer une complexification du modèle.
Si des faits de culture apparaissent aberrants, cela ne remet nullement en
cause la justesse du modèle mais prouve simplement qu’il doit être développé. Lévi-Strauss ira jusqu’à indiquer quelques pistes. « Il faudrait recourir à une transformation plus complexe pour introduire la catégorie du
frit. Au triangle de recettes, on substituera un tétraèdre qui fournira un
troisième axe : celui de l’huile, s’ajoutant à ceux de l’air et de l’eau. »
(Ibid.) Nous reviendrons sur ces conseils et explorerons bientôt ces
pistes. Pour l’instant, examinons les éléments qui, au sein de la grande
cuisine française, viennent confirmer ou infirmer les structures proposées par Lévi-Strauss.
« Le cru et le cuit » à la sauce parisienne
Dans la tradition gastronomique française,nombreux sont les discours et
pratiques qui se coulent dans les catégories du triangle culinaire. C’est le
cas de l’organisation de la succession des services dans le repas à la française aux XVIIe et XVIIIe siècles, qui distingue les bouillis du premier service
(potages, ragoûts…) et les rôtis du deuxième service (« ros »). Lévi-Strauss
en a lui-même émis l’hypothèse lorsque, à l’appui d’une démonstration
présentant l’opposition rôti/bouilli, il cite un texte de A. Franklin : « L’on
assied le rôti sur table, à mesure qu’on lève les entrées et le bouilli […
mais] le temps de servir le poisson est au déclin de la chair entre le rôti et
le dessert. » (Franklin, 1880, 221.)
Cette opposition entre rôti et bouilli, on la constate également dans les
conseils culinaires fournis par L.S.R. (au XVIIe siècle) et par Carême (au
XIXe siècle), qui soulignent bien la nature contradictoire des deux modes
de cuisson : « La meilleure façon et la plus saine de manger le rôti […] c’est
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de le dévorer tout sortant de la broche, dans son jus naturel, pas tout à fait
cuit, sans y apporter tant de précautions incommodes qui détruisent par
leurs façons étrangères, le goût véritable des choses, comme ceux qui voulant faire un bon repas d’aloyau, après l’avoir ôté de la broche, le coupent
par morceaux, y mettent de l’eau, du vinaigre, du bouillon […] enfantent
d’autres salmigondis qui font changer cette viande de nature après
une ébullition d’un quart d’heure […] » (L.S.R., 1691, 56). Carême va jusqu’à traquer la moindre humidité qui pourrait nuire au rôti : « Puis vous
mettez la grosse pièce [aloyau à la française] au feu, l’arrosez avec la
graisse de la lèche frite, elle doit être pure et sans fond de jus. » Il précise
que le jus humide pourrait faire bouillir le rôti et nuire à ses qualités gustatives, « le changer de nature » (Carême, 1833, 268).
Autre exemple d’opposition entre le rôti et le bouilli : tous ces « reconstituants », ces bouillons pour malades, ces « restaurants 4 » si présents dans
la littérature culinaire, de Taillevent à « nos grands maîtres classiques », bref,
toutes ces préparations dans lesquelles se mêlent thérapeutique, pensée
magique et technique de cuisine. « Le bouilli c’est la vie, le rôti c’est la
mort, nous dit Lévi-Strauss, le folklore du monde entier offre d’innombrables exemples de chaudrons d’immortalité, mais de broche d’immortalité, point. » (Lévi-Strauss, 1968, 403.) Dans Le Viandier, sur six recettes
« pour malades », cinq sont des bouillons de viande ou de poisson, la
sixième étant une bouillie de céréales (Taillevent, 1392, 24 et 25). Carême
consacre tout un chapitre aux « bouillons médicinaux » dans lequel il nous
propose par exemple un « bouillon d’escargots et de grenouilles » censé
traiter les « toux sèches » !… Belle utilisation de la loi des similitudes et du
raisonnement analogique ! Un ouvrage contemporain, L’Art culinaire français par « nos grands maîtres de la cuisine », publié en 1957 et inlassablement réédité depuis, donne encore la formule de trois « magistères
restaurants », tirés de La Physiologie du goût 5. Autant d’éléments témoignant de la prégnance du symbolisme du chaudron, de la marmite,
qui s’inscrivent, pour utiliser le langage de G. Durand, dans les structures
mystiques du « régime nocturne de l’image » dans lequel la logique suit
les principes d’analogie et de similitude (d’où les escargots et les grenouilles !). Ce symbolisme de la marmite s’oppose à celui du rôti, de la
broche, du feu brûlant qui relève d’un symbolisme diurne, des « structures
schizomorphes » fonctionnant sur une logique « d’exclusion, de contradiction et d’identité » (Durand, 1960, 506 et 507 6).
4. « Autrefois, on appelait “restaurant” non pas l’endroit où l’on pouvait se restaurer, mais
bien les mets eux- mêmes (des bouillons) que les restaurateurs offraient au public. »
J. Favre, Dictionnaire universel de cuisine, p. 1711.
5. L’Art culinaire français, 1957, pp. 13-14 et Brillat-Savarin, La Physiologie du goût
(réédition), Flammarion, coll. « Champs », p. 334 et suivantes.
6. Si nous faisons appel ici à Gilbert Durand qui fut le promoteur d’un « structuralisme
figuratif », c’est que nous allons utiliser ses travaux dans l’analyse et l’interprétation des
éléments qui, en apparence, semblent aberrants au regard du modèle lévi-straussien.
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De même, on trouve dans la gastronomie française l’opposition de LéviStrauss entre endo-cuisine (pot-au-feu, poule au pot, potée…) et exo-cuisine (rôti, grillades…), les premiers relevant de la pratique familiale et
incombant aux femmes, les seconds relevant d’une pratique publique
et étant à la charge des hommes. « Les femmes font bouillir, les hommes
cuisent au four ou grillent 7. » Carême, menant une « analyse du pot-au-feu
bourgeois », nous explique que « dans le ménage de l’artisan, le pot-au-feu
est la nourriture la plus substantielle… C’est la femme qui soigne la marmite nutritive, et sans avoir la moindre notion de chimie ; elle a simplement appris de sa mère la manière de soigner le pot-au-feu » (Carême,
1833-3) alors que, dans la grande cuisine, le bœuf bouilli manque de
« saveur, de substance », et il convient d’en mener la cuisson scientifiquement et pas trop longuement « afin qu’il conservât de l’onction et de la
succulence » (Carême, 1833-9) et de toute façon, il ne vaudra jamais une
viande rôtie.
Faut-il « blanchir » Lévi-Strauss avant de le rôtir ?
Cependant, à côté de ces concordances, on voit apparaître dans la gastronomie française un certain nombre de pratiques « aberrantes » au
regard du modèle lévi-straussien. C’est le cas, par exemple, de cette technique consistant à blanchir – ou raidir – les viandes avant de les rôtir, c’està-dire de les tremper quelques instants dans de l’eau bouillante. Comment
expliquer que les cuisiniers du Moyen Âge et jusqu’au milieu du XVIIIe
siècle aient recours à cette technique qui semble remettre en cause l’opposition rôti/bouilli, et surtout l’antériorité historique du premier sur le
second, que Lévi-Strauss pensait universellement admise ? « Dans les temps
anciens, disaient les Grecs par la bouche d’Aristote, les hommes rôtissaient
tout 8. » Il s’ensuit qu’« on peut faire bouillir une viande préalablement
rôtie, mais non rôtir une viande déjà bouillie, car ce serait aller contre le
sens de l’Histoire. » (Lévi-Strauss, 1968, 398.) Or nombreuses sont les pratiques qui, au sein de la cuisine médiévale et de la Renaissance, prennent
le contre-pied de cette affirmation.
Taillevent :
« Chapitre des rots » (Taillevent, 1392, 10, 11, 12).
• « Item veel (veau) : soit parbouilli et lardé ; à la cameline » (comprenez :
« ros de veau » : faire bouillir, larder, rôtir et manger à la sauce cameline).
Plus explicite maintenant :
• « Chevriaux, aigneaux : Boutés en eaue bouillant et traités tantost (retirer promptement), lardés et métés en broche, à la cameline. »
Et aussi :
7. I. Goldman, « The Cubeo Indians of the North West Amazon », Illinois Studies in Anthropology, n° 2, Urbana, 1963. Cité par Lévi-Strauss, 1968, 401.
8. Cité par Reinach in Cultes, Mythes et Religions, 1905-1923, vol.V, p. 63.
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• « Boubier de sanglier : Métés en eau bouillant, et tirés tantost et roctiées
en broche et le bacinés en sauce d’épices, c’est assaveir le gingembre,
canelle, girofle, graines de paradis… »
• « Perdrix : Plumés à sec, refaites en eau boulant, boutonnés (piquer) de
lard, au sel menu, et en pastés auxi au sel menu. »
• « Truterelles : auxi comme Perdrix, sans boutonner. »
La Varenne préconise lui aussi les mêmes techniques :
• « Épaule de veau rôtie : étant bien blanchie à l’eau, ou sur le feu, piquez
la ou la larder de lard, ou si vous voulez en cuisant, arroser la de beurre
[…] » (La Varenne, 1652, 170).
• « Cochon piequé : dépoüillés-le, coupés lui la tête et les quatre pieds,
le faites blanchir dans l’eau chaude, et piquer, ou si vous voulés, bardés le
par moitié : étant rôti, servés avec de la mie de pain […] » (ibid., 164).
Encore plus troublant, puisque la cuisson y est faite en grande partie à
l’eau, cette :
• « Pièce de bœuf à l’Anglaise : ayés une pièce de bœuf de poitrine et la
faites bien bouillir, lorsqu’elle sera presque cuite,tirés la et la lardés de gros
lard, puis la mettez à la broche […] » (ibid., 139).
Jusqu’à Massialot (1691), qui nous dit à l’article « rôti » : « On fait blanchir l’agneau et le chevreau dans l’eau ou sur la braise ; on les pique de
menu lard, et on les mange à la sauce verte, ou à l’orange, sel et poivre
blanc ou au vinaigre rosat. » (Massialot, 1691, 453.)
Quel sens donner à ces pratiques ? Ne s’agit-il que d’une méthode préparatoire au rôtissage, destinée à faciliter le lardage en raidissant les chairs,
d’où le fait que Massialot tienne pour équivalent le blanchissement à l’eau
ou à la braise ? Mais si la finalité est la même, pourquoi alors utiliser cette
« solution à l’eau » qui va à contresens de l’opposition rôti/bouilli et du
sens de l’histoire ? Une explication fonctionnaliste pourrait être donnée ;
en effet, la pratique du blanchissement présente, jusqu’au XIXe siècle, un
double intérêt : technique d’une part, et hygiénique de l’autre. À cette
époque, où l’on ne sait encore produire industriellement le froid, on
conserve les viandes en les suspendant parfois à la cave, mais le plus souvent à l’intérieur même de la cuisine, c’est-à-dire à température ambiante,
jusqu’à plus de 30 °C en été, et encore faut-il tenir compte de la chaleur
dégagée par les fourneaux. Nombreuses sont les illustrations d’intérieurs
de cuisines représentant des suspensoirs chargés de volaille, de gibier et
de quartiers de viande.
Or les viandes (et surtout les rouges) ne se mangent pas fraîches, elles
ont besoin de rassir et n’arrivent à maturation que huit à dix journées au
moins après l’abattage. La maturation étant le résultat d’un ensemble de
phénomènes complexes, à la fois microbiologiques (production d’arômes
résultant du développement de certains micro-organismes) et physico-chimiques (abaissement du pH, contraction lors de l’installation de la rigidité
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LA
DÉCISION ALIMENTAIRE
cadavérique, puis décontraction des sacomères) qui se produisent simultanément dans une zone de température optimum comprise entre 3 et
6 °C. Dans ces conditions de conservation traditionnelle sans réfrigérateur
s’opère une prolifération microbienne de surface, principalement de la
flore banale, qui dénature le goût de la viande et la fait « poisser », la rend
gluante. Le cuisinier se trouve alors face au dilemme suivant : ou il utilise
la viande rapidement et, dans ce cas, le développement des germes de surface n’est pas suffisamment important pour en dénaturer la saveur, mais il
aura une viande dure car les sarcomères contractées par la rigidité cadavérique n’auront pas eu le temps de se détendre ; ou bien il laisse rassir la
viande pour obtenir un maximum de tendreté et court alors le risque
d’avoir un produit de mauvaise qualité sur le plan du goût et, plus grave
encore, susceptible de provoquer des intoxications alimentaires.
La pratique du blanchissement dans ces conditions présente des intérêts
réels. Elle opère une précuisson qui évite un trop long dessèchement lors
du rôtissage, rend la viande plus moelleuse, compense ainsi sa faible maturation mais, surtout, évite la dénaturation aromatique provoquée par les
proliférations microbiennes de surface. Dans le rôtissage, l’action brutale
du feu coagule les protéines à l’extérieur de la pièce de viande, formant
une croûte étanche et refoulant vers le centre du morceau le sang et le
liquide lymphatique qui irriguent les cellules de surface. Ce faisant, le sang
et le liquide lymphatique drainent avec eux les arômes parasités et communiquent le « mauvais goût » à l’ensemble de la pièce de viande. Dans le
blanchissement, l’eau chaude coagule bien elle aussi les protéines de surface, emprisonnant les sucs à l’intérieur de la pièce, mais en même temps,
elle lave la partie superficielle de la viande et élimine ainsi le mauvais goût
(l’eau sera d’ailleurs jetée). Quelle est donc la véritable fonction du blanchissement sinon de se substituer – en en évacuant les méfaits – au rassissement ? Se met alors en place une équivalence bouilli = pourri, au nom de
laquelle l’ébullition se substitue à une partie de la mortification et permet
de la raccourcir. Relation symbolique en harmonie parfaite avec la structure du triangle culinaire : rappelons-nous l’affinité du bouilli et du pourri
mise en évidence par Lévi-Strauss et que confirme, de façon exemplaire,
un texte déjà cité de Taillevent (1392, 24).
S’il en était besoin, d’autres éléments peuvent confirmer la fonction symbolico-technique du blanchissement précédant le rôtissage. Par exemple
cette pratique disparaît des livres de cuisine lorsque la mortification
devient systématique et qu’on demande au boucher lui-même de l’assurer.
Celui-ci, en la réalisant sur des bêtes entières et en pratiquant le parage,
c’est-à-dire en éliminant les parties extérieures noires et poisseuses, parvient assez bien à limiter les méfaits. « J’observerais à mes confrères qu’il
est important pour eux de se fournir chez de bons bouchers, seul moyen
d’avoir journellement du bœuf, du veau et du mouton de première qualité,
et de commander d’avance les rosbifs, les culottes, les langues, les selles et
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REVISITÉ
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les gigots de mouton, afin de les avoir toujours mortifiés. » (Carême, 1833,
t. III, 266.) À aucun moment Carême, qui nous donne ce conseil et qui utilise de la « viande toujours bien mortifiée », ne la fera blanchir avant rôtissage, pratique dès lors contre nature et inutile, tant du point de vue
fonctionnel que symbolique, puisque sa viande est bien rassise (pourrie).
Grimod de La Reynière note également cette possibilité de substitution
du pourri et du bouilli : « Dans le bas Languedoc […] on ne mange jamais
le gigot à la broche, parce qu’on ne sait pas dans ces contrées ce que c’est
que de laisser mortifier la viande. À Paris, au contraire, le gigot de mouton
est le rôti le plus ordinaire des tables bourgeoises ; mais quoique vulgaire,
il n’en est pas moins un manger nutritif et succulent, surtout si attendu
comme le quine de la loterie nationale de France, mortifié comme un menteur pris sur le fait, et sanguinolent comme un cannibale, il conserve tout
à la fois son goût, sa tendreté et sa succulence […]. » Notons au passage,
dans cette référence au cannibale, l’affinité entre le rôti et la nature,
opposée à la culture. Le cannibale est, pour Grimod, un non-civilisé, nonenculturé. Quelques lignes plus bas, apparaît le statut particulier du rôti,
très proche du pôle du cru. « C’est dire assez qu’il [le gigot] ne doit pas
être trop cuit pour être mangé dans toute sa gloire. De longs ruisseaux de
jus doivent sortir de ses flancs lorsqu’on le dépèce… » (La Reynière, 1802
[1978], 121.) Se lit également ici toute la contradiction inhérente au rôti,
en partie cru et en partie cuit.
Des explications de même nature permettraient de rendre compte, dans
une certaine mesure, de l’évolution de l’usage des épices dans la cuisine
occidentale, de la désaffection pour les viandes faisandées qui, de nos
jours, ne correspondent plus à une nécessité alimentaire.
« AJOUTER UNE PINCÉE DE MYTHOLOGIE »
Cependant, l’explication fonctionnaliste, même si elle est satisfaisante,
n’épuise nullement le sens de ces pratiques. Comment expliquer, par
exemple, dans le cas de l’opposition bouilli/rôti et de l’antériorité du
second sur le premier que, à situation « technico-culinaire » pratiquement
identique, les Grecs aient préservé l’antériorité du rôti et qu’ils aient fait
appel, pour assurer la qualité gustative et hygiénique de leurs viandes,
au pouvoir aromatique et antiseptique des épices plutôt qu’à la technique
du blanchissement ? Le sens de ce choix est à rechercher au niveau des
représentations imaginaires, des structures mythiques, religieuses, qui
sous-tendent le culinaire et qui s’effacent, s’équilibrent, se font jour, dans
un perpétuel mouvement d’actualisation/potentialisation.
La Grèce antique
Dans le monde grec, la cuisine participe à l’organisation du monde,
à la distinction de l’humain et du divin. « Reviennent respectivement aux
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LA
DÉCISION ALIMENTAIRE
hommes la viande et les entrailles, lourdes de graisses : tout ce qui se
mange, et aux dieux les os nus, consumés par le feu, avec un peu de graisse
et des parfums […] » (Détienne et Vernant, 1979, 37). Elle marque aussi la
distinction des temps. Le temps de « l’avant », avant que Prométhée ne
s’engage dans la voie de la rébellion, celui où les humains vivaient en harmonie commensale avec les dieux, « s’asseyant aux mêmes tables pour
partager le même repas », et le temps présent dans lequel les hommes
« sont des créatures mortelles, vivant sur terre, au milieu de maux sans
nombre, mangeant le froment de leurs champs labourés, en compagnie
d’épouses féminines […] » (Vernant, 1979, 37). Le repas sacrificiel, celui où
la viande va être partagée avec les dieux, évoque le temps de l’avant,
en même temps qu’il rappelle que celui-ci est à jamais révolu. « Parce qu’il
[le repas] est orienté en direction des dieux, qu’il prétend les associer
au groupe des convives, dans la solennité et la joie de la fête, il évoque
le souvenir de l’ancienne commensalité quand, mêlés les uns aux autres,
hommes et dieux s’égayaient jour après jour, dans les repas communs. »
(Ibid., 43.) Le rite alimentaire, tout en mettant « les hommes en contact »
avec le divin, souligne « l’écart qui les en sépare ». Dans la pratique sacrificielle, les modalités de cuisson (rôti ou bouilli) marquent le temps et l’espace social. « Les viscères sont rôtis à la broche, dans la première phase du
sacrifice, et mangés sur place, à proximité de l’autel, par le cercle étroit de
ceux qui participent pleinement au sacrifice, tandis que les quartiers de
viande, mis à bouillir dans le chaudron, sont destinés soit à un banquet
plus large, soit à des distributions parfois lointaines. » (Ibid., 20.)
En Grèce donc, le rôti précède le bouilli, et cette règle est « si contraignante qu’en l’inversant, le récit orphique de Dionysos [bouilli puis rôti] 9
entreprend de contester une histoire culturelle, ailleurs explicite et
convaincue que l’humanité engagée sur la voie du “mal au mieux”a nécessairement goûté aux grillades avant d’apprendre l’art des plats mijotés ».
Et M. Detienne précise encore, à propos du sens de l’histoire : « Chez
les Grecs, bouillir un aliment rôti est de l’ordre du possible, puisque la
démarche va dans le sens du progrès de l’histoire, alors que rôtir du bouilli
relève du contresens, et c’est à ce titre qu’il peut, comme dans la tradition
dionysiaque, soutenir une “mystique de l’ensauvagement”. » (Détienne et
Vernant, 1979, 306).
La tradition judéo-chrétienne
Dans la tradition occidentale judéo-chrétienne, le repas s’inscrit dans
une autre mythologie. On retrouve le temps de l’avant et de l’après. Celui
de l’Éden végétarien avant la Chute : « Et voici que je vous donne toute
herbe portant semence à la surface de toute la terre et tout arbre portant
9. Sur le mythe du sacrifice de Dionysos, cf. M. Détienne : « Du côté des orphiques », article
« Dionysos », in Y. Bonnefoy, Dictionnaire des mythologies, Flammarion, pp. 305-307.
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REVISITÉ
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semence, cela vous servira de nourriture. » (Genèse, 1. 29.) Et le temps de
l’après Déluge, un ordre nouveau est établi : « Tout ce qui se meut et qui vit
vous servira de nourriture ; de même que la verdure des plantes, je vous
donne tout, seulement vous ne mangerez pas la chair avec son sang. »
(Genèse, 9. 3.) Le judaïsme y associera d’autres interdits, comme l’association du lait et de la viande : « Tu ne feras pas cuire un chevreau dans le lait
de sa mère » (Deutéronome, 14. 21) qui constituerait l’équivalent d’un
inceste culinaire et précisera les animaux mangeables (purs) et non mangeables (impurs) par le « peuple consacré à Yahvé ». L’animal est pur lorsqu’il a « le pied onglé », « l’ongle fendu », et qu’il rumine. Mais pour quelle
raison les herbivores sont-ils purs et les carnivores impurs, se demande
Jean Soler : « La clef est à chercher une fois encore, dans la Genèse, s’il est
vrai que les lois de Moïse entendent respecter le plus possible la volonté
première du Créateur. Or le paradis est végétarien pour les animaux aussi.
Le verset qui traite de la nourriture humaine […] est suivi d’un verset relatif aux animaux :“À toute bête sauvage, à tout oiseau des cieux, à tout ce
qui rampe sur la terre, à tout ce qui a, en soi, âme vivante, j’ai donné toute
herbe verte en nourriture.” (Genèse, 1. 30.) Ainsi, les carnassiers n’entrent
pas dans le plan de la création. Si la nourriture carnée pose déjà un problème à l’homme, à plus forte raison s’il s’agit de manger un animal qui a
lui-même consommé de la viande et qui a tué pour cela d’autres animaux.
Les carnassiers sont impurs : en manger pour l’homme serait être deux fois
impur. » (Soler, 1973, 948.) Dès lors, ce qui marque la non-confusion des
temps de l’avant et de l’après n’est pas de l’ordre du système de cuisson
mais de celui de la définition du mangeable dont nous avons parlé au chapitre précédent.
DE LA QUADRATURE DU TRIANGLE
Les questions que nous venons d’évoquer nous ramènent à l’analyse du
système de cuisson de la gastronomie française. Le triangle culinaire
n’étant pas en mesure de rendre compte de l’ensemble des catégories,
il nous faut donc développer le triangle. Lévi-Strauss lui-même en indique
d’ailleurs les voies : « Dans un système culinaire où la catégorie du rôti
se dédouble en rôti et en grillé, c’est ce dernier terme (connotant le
moindre éloignement de la viande et du feu) qui prendra place au sommet du triangle des recettes, le rôti s’inscrivant alors toujours sur l’axe de
l’air, à mi-chemin entre le grillé et le fumé. On procédera de manière analogue si le système culinaire considéré fait une distinction entre cuisson
à l’eau et cuisson à la vapeur : cette dernière, qui éloigne l’eau de la nourriture, se placera à mi-chemin entre le bouilli et le fumé. » (Lévi-Strauss,
1968, 409-410.)
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• 172 •
LA
DÉCISION ALIMENTAIRE
Figure 4
Le triangle culinaire ainsi développé offre encore une place libre à michemin entre grillé et bouilli sur l’axe de l’eau pour une cuisson mixte,
à la fois grillée puis bouillie dans une sauce, technique très classique dans
la cuisine française qui donne les ragoûts et les braisés.
Figure 5 • Un triangle culinaire développé
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REVISITÉ
• 173 •
Le Moyen Âge
Cependant, un tel modèle n’est pas en mesure d’intégrer la cuisine du
Moyen Âge ou même de la Renaissance, et cela pour deux raisons. Premièrement parce que cette cuisine ne connaît pas la distinction rôti/grillé,
non pas que les deux techniques ne soient pas utilisées, mais elles le sont
l’une pour l’autre, sans aucune valeur distinctive.
Taillevent, par exemple, nous parlant d’un congre, dit : « Et aucuns […]
le rosticent sur le gril. » (1392, 28.)
La Varenne lui aussi opère la collusion entre rôti et grillé :
• « alose rôtie : mettez-là sur le gril, étant rôtie, faites une sauce […] » ;
• « brême rôtie : étant habillée, faites-la rôtir sur le gril » (La Varenne,
1652, 263) ;
• « vives rôties sur le gril : […] étant habillées et vuidées, découpés-les
par dessus, faites fondre du beurre, et passez par les coupures avec sel,
clou, puis mettés sur le gril ; étant rôties, faites une sauce […] »
(ibid., 246) ;
• « langues de mouton rôties : habillez-les et les coupez par la moitié,
puis les arroser pour faire tenir : dessus mie de pain et sel menu et les mettez sur le gril […] » (ibid., 153).
Il faut attendre 1746 avec Menon et La Cuisine bourgeoise pour que la
distinction soit bien faite. Le verbe griller apparaît alors et les deux cuissons, rôtie et grillée, ne sont plus confondues.
La seconde raison expliquant la difficulté, pour le triangle culinaire, de
rendre compte de la cuisine du Moyen Âge et de la Renaissance, est l’absence de la catégorie du frit. Lévi-Strauss a conscience que ce manque
peut apparaître pour certaines cuisines. « Il faudra recourir à une transformation plus complexe pour introduire la catégorie du frit.Au triangle des
recettes, on substituera un tétraèdre qui fournira un troisième axe : celui
de l’huile, s’ajoutant à ceux de l’air et de l’eau. Le grillé restera au sommet,
mais sur l’arête reliant le fumé et le frit, on devra placer, au milieu le rôti
au four (avec adjonction de matières grasses), qui s’oppose au rôti à la
broche (sans adjonction). De même, sur l’arête reliant le frit et le bouilli,
on inscrira la cuisson à l’étouffée (dans un fond d’eau et de matières
grasses) opposée à la cuisson à la vapeur (sans matière grasse et à distance
du fond d’eau), ainsi qu’au rôtissage au four (avec fond de matières grasses
et sans eau). » (Lévi-Strauss, 1968, 410.)
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• 174 •
LA
DÉCISION ALIMENTAIRE
Figure 6 • Le tétraèdre du culinaire d’après Claude Lévi-Strauss
Ce nouveau modèle offre un nombre de catégories beaucoup plus
grand. Dans la cuisine du Moyen Âge, compte tenu d’une part des distinctions qui ne sont pas faites entre certains modes de cuisson proches (rôti
et grillé, par exemple), et d’autre part de catégories présentes dans ce
modèle et que l’on ne semble pas connaître (ou/et utiliser : par exemple,
la cuisson à la vapeur), le modèle pourrait se présenter comme dans la
figure ci-dessous.
Figure 7 • Un modèle pour les cuisines du Moyen Âge et de la Renaissance
La partie gauche du modèle, dans le voisinage du fumé, est très peu développée.La répartition des fréquences des modes de cuisson dans Taillevent
en atteste :
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REVISITÉ
• 175 •
FRÉQUENCE DES MODES DE CUISSON DANS
LES RECETTES DU VIANDIER (MANUSCRIT BN)
Bouilli + bouillie de céréales
Rôti
Rôti au four (pasté)
Frit
Potage
Ragoût
Fumé
33 + 5
42
9
7
39
3
3
Le potage tient en fait une position centrale : mode de cuisson complexe, il peut aussi bien accueillir des aliments bouillis, rôtis ou frits, ou
même encore fumés.
Sur les vingt et une recettes classées dans le chapitre « Potages liants » du
Viandier :
• dix-sept comportent un ou plusieurs aliments frits ;
• quatre comportent un ou plusieurs aliments rôtis ;
• trois comportent uniquement des aliments bouillis…
Tous étant bien entendu bouillis par la suite.
Notre vision actuelle de la répartition des modes de cuisson au sein
de la cuisine du Moyen Âge et de la Renaissance est tributaire de l’organisation sociale des métiers touchant à l’alimentation. L’axe bouilli
(pourri)/fumé semble inexploité, et c’est vrai qu’il n’apparaît que de façon
très rare dans les ouvrages de cuisiniers. Il ne faudrait pas pour autant en
conclure qu’aucune technique de cet ordre n’était connue ou utilisée.
Elles l’étaient, mais par d’autres corporations 10 que les cuisiniers, principalement les « chaircuitiers », spécialisés dans la confection des pâtés,
des jambons, saucissons (plats salés, fumés et fermentés) et les « harengiers », spécialisés dans la vente des poissons secs, salés et fumés.Au fur et
à mesure que la gastronomie se développe et se complexifie, de nouveaux
modes de cuisson apparaissent.
Le XIXe et le début du XXe siècle
Étudions maintenant l’état du système de cuisson de la cuisine classique
du XIXe et du début du XXe siècle.Parmi les nouvelles techniques,on compte
les sautés, les poêlés. Le pôle du rôti a définitivement éclaté en rôti à la
broche,grillé et rôti au four.L’importance des matières grasses dans les cuissons se confirme et le pôle du frit éclate à son tour en sauté puis poêlé. Les
potages médiévaux ont disparu et une nouvelle pratique s’est fait jour, le
braisage.Technique mixte, elle comprend deux temps bien distincts : une
10. Pour l’histoire de ces corporations, on pourra se référer à A. Gottschalk,Histoire de l’alimentation et de la gastronomie, 1948, t. II, p. 50 et suivantes.
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• 176 •
LA
DÉCISION ALIMENTAIRE
phase de rissolage et une phase de cuisson dans une sauce corsée,avec garniture aromatique.L’éclatement des différents pôles du rôti et du frit se réalise peu à peu, sous l’influence de la théorisation de la cuisine. Dans ce
processus de complexification des techniques de cuisson, il semble parfois
que la théorie aille plus vite que la pratique.
Les conditions d’apparition du poêlé sont à ce titre intéressantes. C’est
Carême qui le premier en fait l’exposé théorique. Pour lui, le poêlé n’est
pas encore véritablement un mode de cuisson, mais plutôt une garniture
aromatique très riche destinée à « donner de l’onction » à la pièce (de
volaille) avec laquelle elle cuira, au même titre qu’une mirepoix ou une
« braise ». C’est un ensemble d’éléments qui ne comprend pas moins de
« douze onces de jambon de Baïonne, coupées en dés, ainsi qu’une livre
de lard gras et deux livres de rouelle de veau […] du beurre fin, quatre
carottes et quatre gros oignons, également coupés en dés…, un bouquet
garni, deux clous de girofle, du thym, du basilic, un peu de macis, une pincée de mignonnette et une petite pointe d’ail ;“le tout cuit à feu modéré”
puis mouillé de bouillon et cuit à nouveau, deux heures.Après quoi, vous
passez la poêle avec pression par l’étamine et vous en servez pour cuire
les entrées et les grosses pièces de volaille » (Carême, 1833, t. I, 46).
La « poêle » est en quelque sorte un jus extrêmement concentré en goût,
servant à enrichir la saveur de volailles ou de viandes qui seront cuites
dedans. Quelques lignes plus bas, Carême dit que la « poêle » peut servir à
cuire « quelques autres grosses pièces qui seront indiquées pour être poêlées » (Carême, 1833, t. I, 47). Ici, se profile le poêlage qui sera plus tard
élevé au rang de cuisson.Mais dans la pratique, la distinction entre poêlé et
braisé n’est pas encore posée. Seule la composition varie quelque peu, la
« braise » étant encore plus riche que la poêle (rouelle de veau/eau de
vie…) (Carême,1833,t.I,51).Les deux modes de cuisson s’opèrent dans un
fond très corsé à l’intérieur d’un récipient couvert, parfois fermé hermétiquement en le « luttant »,c’est-à-dire en plaçant entre le couvercle et le récipient une pâte faite de farine et d’eau qui, cuisant sous l’action de la
chaleur, clôt parfaitement la braisière. Le chanoine Chevrier aurait même
inventé « des marmites fermant à clef », nous dit Brillat-Savarin (1824, 67)
pour lutter contre la perte d’osmazone.Ces deux techniques,qui cherchent
à lutter contre l’appauvrissement des viandes lors de la cuisson et ont
encore l’ambition de les enrichir, ne sont pas autre chose, chez Carême,
chez Dubois et Bernard ou encore Gouffé, que des bouillis spéciaux car
elles ne possèdent pas de phase préliminaire de rissolage (concentration)
et sont mouillées au départ, à froid. Voyons par exemple, cette « noix de
veau braisée à la Lyonnaise » de Dubois et Bernard :« […] Placez la dans une
casserole longue, foncez avec lard et légumes émincés ; ajoutez bouquet
garni ; mouillez à moitié de hauteur avec fond de mirepoix ; faites partir le
liquide en ébullition vive, pendant dix minutes ; retirez la casserole sur feu
modéré, couvrez la et finissez de cuire la noix, tout doucement. » (Dubois
et Bernard, 1856, 493 et 494.) Le « fond de mirepoix » est le jus de cuisson
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REVISITÉ
• 177 •
d’une garniture aromatique, de lard et de rouelle de veau, comme la poêle
est un jus de cuisson (« passé à l’étamine », recommandait Carême).
J. Gouffé se fait encore plus explicite : « On remarquera que je n’emploie
dans les braisés aucune espèce d’aromates, ni de légumes. Je mouille uniquement avec la mirepoix qui contient,comme on sait,le suc des aromates
et des racines, ce qui dispense d’ajouter oignons, carottes, clous de girofle,
etc.On obtient ainsi des jus plus limpides et dont l’essence n’est pas pompée
par les racines que l’on pourrait ajouter. » (Gouffé, 1884, 497 et 498.)
Le braisé et le poêlé se posent ainsi en intermédiaires du bouilli et du
frit.Du bouilli, ils ont la cuisson dans un liquide,sans phase préliminaire de
rôtissage (ou rissolage). Du frit, ils ont l’enrichissement en osmazone que
produit ici la cuisson dans un liquide gras et très corsé, ainsi que le début
de cuisson très rapide qui rappelle la « surprise » nécessaire à la « bonne friture » : « Tout le mérite d’une bonne friture provient de la surprise ; c’est
ainsi qu’on appelle l’invasion du liquide bouillant qui carbonise ou roussit, à l’instant même de l’immersion, la surface extérieure du corps qui lui
est soumis.Au moyen de la surprise, il se forme une espèce de voûte qui
contient l’objet, empêche la graisse de le pénétrer, et concentre les sucs
qui subissent ainsi une action intérieure qui donne à l’aliment tout le goût
dont il est susceptible. » (Brillat-Savarin, 1824, 91.) Braisé et poêlé opèrent
la synthèse entre frit et bouilli, en maximisent les avantages et deviennent
un mode de cuisson à part entière, mais ils ne sont pas encore véritablement distincts l’un de l’autre.
Il faudra attendre 1902, avec Le Guide culinaire d’Escoffier, pour que se
mette nettement en place la distinction entre poêlé et braisé et pour voir
le premier clairement défini. Jusqu’alors, c’est la confusion totale entre les
deux termes, comme par exemple dans ces recettes de Menon de « gigot à
la poêle » et de « culotte à la braise » que seule la quantité de mouillement
pourrait, à la rigueur, différencier (Menon, 1774, 45-56). Même confusion
avec J. Favre : ce dernier, qui n’est pourtant pas avare de détails, reste totalement muet sur la question et la poêle n’est pour lui qu’un « plat de tôle
ou de fer battu, muni d’un manche » (Favre, 1884, 1594). Il ne nous dit pas
un mot sur la technique du poêlage. C’est donc Escoffier qui va tout
d’abord bien distinguer le braisé et le bouilli en faisant rissoler les viandes
à braiser, avant de les mouiller : « Chauffer fortement dans une casserole,
à fond épais, ou dans une braisière de dimensions proportionnées, de la
graisse de consommé clarifié. Faire revenir bien également la viande dans
cette graisse : cette opération a pour but de former, tout autour de la pièce,
une sorte de cuirasse qui empêche les sucs intérieurs de la viande de
s’échapper trop tôt, ce qui transformerait le braisé en bouilli. » (Escoffier, 1902, 395.) Il pose ensuite une distinction nette entre braisé et poêlé :
« Les poêlés sont,nous dit-il,à proprement parler,des rôtis spéciaux,puisque
l’à-point de cuisson est le même pour les uns que pour les autres et qu’ils
cuisent entièrement au beurre ou à peu près. » (Escoffier, 1902, 401.) On
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LA
DÉCISION ALIMENTAIRE
voit ici disparaître le mouillement du poêlage,partout présent chez Carême,
Gouffé, et même chez certains des contemporains d’Escoffier, comme Pellaprat.C’est ainsi que ce dernier n’hésite pas à nous dire :« Quand il est doré
de tous côtés […] mouiller le filet avec un peu de madère ou de vin blanc
et un quart de litre de sauce demi-glace ;assaisonner,couvrir et cuire au four,
à raison d’un petit quart d’heure par livre. Le filet est saignant, il a pris le
goût de la sauce en même temps que celle-ci s’est bonifiée par sa cuisson
avec la viande qui,n’ayant pas cette surface croûtée des rôtis,se coupe plus
facilement. Et puis, enfin, il est logique qu’il y ait une différence entre filet
de bœuf servi comme rôti et celui qui se met sous forme de relevé. » (1957,
383.) Pellaprat fonctionne encore ici sur la logique de l’ancien service à la
française du XVIIIe siècle, dans lequel on distingue le premier service avec le
bouilli, le potage et les plats mouillés qui relèvent (ragoût, braisé et poêlé)
du deuxième service avec le rôt.
Quant à Escoffier, il se situe dans une perspective de développement, de
scientifisation de la cuisine et recherche la logique interne du système des
cuissons. Il affiche ses ambitions dans sa préface : « La cuisine, sans cesser
d’être un art, deviendra scientifique et devra soumettre ses formules, empiriques trop souvent encore, à une méthode et à une précision qui ne laisseront rien au hasard. » (Escoffier, 1902,VIII.) Observé et raisonné du point
de vue culinaire, si l’on mouille un poêlé, il devient un braisé, car aucun
élément ne les distingue alors.
Tableau I • Les cuissons : poêler et braiser
Garniture aromatique + matières grasses
Cuisson à couvert
Rissolage préalable
Mouillement
POÊLÉ
BRAISÉ
oui
oui
oui
non
oui
oui
oui
oui
Pour Auguste Escoffier, qui théorise, le problème est clair. Il le serait sans
doute pour nous aussi si,cent cinquante pages plus loin,nous ne lisions sous
sa plume 11, au sujet d’une volaille poêlée, l’exact contraire de ce qui vient
d’être énoncé. « Lorsque la pièce est presque cuite, on la mouille très peu,
soit de fond de volaille riche, soit de cuisson de truffes ou de champignons,
soit de madère,vin blanc ou rouge,etc.Ce mouillement sert à arroser la pièce
et est renouvelé en partie s’il réduit trop vivement. » (Escoffier, 1902, 555.)
11. À moins que ce ne soit celle de P. Gilbert ou Fétu, les deux collaborateurs anonymes
du Guide culinaire et qui n’auraient peut-être pas,eux, suivi le cheminement théorique
de leur maître, Escoffier.
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REVISITÉ
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En fait, deux logiques s’affrontent ici : celle d’un système formel pour
lequel le poêlé ne peut être mouillé sous peine de se confondre avec un
braisé et une logique gustative gastronomique héritière, en quelque sorte,
de l’ancienne organisation du service qui ne voit pas dans quelques gouttes
de madère un crime de lèse formalité et trouve même le filet de bœuf plus
moelleux… « Mouillé, le filet servi en relevé (premier service) s’intègre
mieux dans la structure du service à la française […]. » Pour Escoffier, le
poêlé est un « rôti spécial ». Et il précise : « C’est la simplification d’un procédé de l’ancienne cuisine qui consistait à envelopper l’objet à cuire, préalablement rissolé, d’une épaisse couche de matignon 12. La pièce était
ensuite bardée, enveloppée de papier beurré, mise au four ou à la broche
et arrosée de beurre fondu. » (Escoffier, 1902, 401.) On retrouve effectivement un « filet de bœuf rôti à la matignon » chez U. Dubois et E. Bernard
(1856, t. I, 482). Cependant, l’utilisation du terme « rôti » nous semble dans
ce cas relativement impropre, car le papier et la matignon jouent ici le rôle
de récipient médiateur. Le poêlé semble plus un intermédiaire entre le
braisé (garniture aromatique, cuisson en ambiance close) et le frit, parce
qu’il « cuit entièrement au beurre ou à peu près » (Escoffier, 1902, 401).
Escoffier : du triangle culinaire au guide culinaire
Forts de ces constatations et aidés des analyses d’Escoffier, dressons le
modèle du système de cuisson de la cuisine classique française du début du
XXe siècle. Il compte douze modes de cuissons distincts et sept éléments de
distinction. Ce modèle se construit à partir des quatre axes proposés par
Lévi-Strauss lui-même, le feu, l’air, l’eau et l’huile, auxquels correspondent
quatre modes de cuissons, maximalisant les « vertus » de l’axe :
Feu
⇒ Griller
Air
⇒ Fumer
Eau
⇒ Bouillir
Graisse
⇒ Frire
Apparaissent ensuite quatre autres modes de cuisson, correspondant à
des mixtes parfaits entre deux axes :
Feu + air
⇒ Rôtir à la broche
Air + eau
⇒ Cuire à la vapeur
Eau + graisse ⇒ Braiser
Graisse + feu ⇒ Rôtir au four (dans plaque graissée)
Suivent enfin huit autres positions correspondant à des mixtes avec
dominante d’un élément.Certaines correspondent à des modes de cuisson
existants et utilisés par la cuisine classique :
• graisse (dominante) + feu ⇒ sauter : cuisson dans un récipient sautoir ou poêle, avec matières grasses et exposition au feu sur une seule face
à la fois ;
12. Pris, ici, au sens de garniture aromatique.
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LA
DÉCISION ALIMENTAIRE
• graisse (dominante) + eau ⇒ poêler : cuisson dans un récipient couvert avec des matières grasses et garniture aromatique ;
• eau (dominante) + graisse ⇒ cuire à l’étouffée :feu très lent,mouillement réduit, plus eau de végétation, plus un peu de matières grasses.
Cinq autres positions ne sont pas occupées par la cuisine classique, et
constituent autant d’extensions possibles du système de cuisson.La nouvelle
cuisine contemporaine a d’ailleurs exploité certains de ces postes libres :
• air (dominante) + eau : correspond à la « cuisson à la vapeur
sèche », c’est-à-dire sous pression et faiblement chargée en humidité, qui
utilise le dernier-né des matériels de cuisine professionnelle ;
• eau (dominante) + air : correspond à la « cuisson à la vapeur d’aromates » (thym, ciboule, etc.) qui constitue l’intermédiaire entre bouillir et
cuire à la vapeur traditionnelle, car la vapeur n’est pas seulement, comme
dans ce dernier cas, un vecteur de calories, mais encore l’intermédiaire par
lequel transitent les arômes, les saveurs (comme dans le bouilli) ;
Restent encore trois postes libres :
• feu (dominante) + graisse
• feu (dominante) + air
• air (dominante) + feu : pourrait correspondre au fumage à chaud,
que l’on distingue maintenant du fumage à froid. Le premier est utilisé en
charcuterie pour les jambons, bacons, saucissons fumés… ; le second pour
les saumons et poissons fumés.
Figure 7 • Le système des cuissons de la gastronomie française des XIXe et
XXe
siècles
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REVISITÉ
• 181 •
Ce modèle en étoile s’articule autour de deux doubles oppositions :
• griller-bouillir (feu-eau), qui n’est autre que l’opposition rôti-bouilli de
Lévi-Strauss que nous avons déjà étudiée, mais que nous étendons à l’opposition feu-eau. Escoffier précise bien cette antinomie entre la brutalité
du feu de cuisson et la douce chaleur médiatisée par l’eau. « La meilleure
définition à donner à ces préparations [pochage] serait celle des bouillis
sans ébullition, si cette expression ne constituait un non-sens […]. Tous
[les aliments cuits pochés] cependant sont soumis à ce principe absolu :
le liquide où sont pochés les objets ne doit jamais bouillir tout en restant
aussi près que possible du point d’ébullition. » (Escoffier, 1902, 399.) On
voit par ailleurs que cette définition recoupe l’opposition nature/culture ;
• fumer-frire (air-graisse), une opposition non développée par LéviStrauss. Elle s’articule sur la rapidité de la friture, dont tout le mérite, selon
Brillat-Savarin, vient de la « surprise », comme nous l’avons vu plus haut. De
ce fait, continue Brillat-Savarin, « il ne faut pas plus de temps pour frire une
carpe de quatre livres que pour cuire un œuf à la coque » (Brillat-Savarin,
1824, 21). Cette rapidité du frire se distingue de la lenteur du fumage :
« deux fois quarante-huit heures lorsqu’on fume à l’entrée du four à pain,
huit jours lorsqu’on utilise une chambre à fumer » et « quatre semaines »
lorsqu’on a recours à la cheminée de la cuisine (Babet-Charton, 1942,
163). La puissance de chauffe : « [l’huile, qui a une] capacité calorique très
supérieure à un autre liquide […] peut s’échauffer au moins trois fois plus
que l’eau » (Brillat-Savarin, 1824, 126) s’oppose à la faible combustion du
fumé : « On fait alors brûler […] des branchages verts, des arbrisseaux odoriférants (sauge, laurier, genévrier, bruyère, sapin, etc.) que l’on étouffe en
frappant dessus afin de les forcer à se consumer lentement, sans produire
de flammes, donc en dégageant moins de chaleur et beaucoup de
fumée. » (Babet-Charton, 1942, 161.)
Dans la relation nature/culture, Lévi-Strauss a déjà suggéré que le fumé
relevait de la nature du point de vue des moyens (non permanence du
boucan) et de la culture du point de vue du résultat (produit non périssable). Les pratiques occidentales (françaises) confirment la précarité des
moyens : le fumage a lieu, en France, dans des lieux non spécifiques – en
tout cas en ce qui concerne le fumage fait par des cuisiniers : la cheminée,
le four à pain 13… Il est une activité annexe, sans outil particulier. La technique du fumage renvoie surtout à la nature par l’absence d’intermédiaire
entre l’élément de cuisson, la fumée, et l’aliment.
Le frit correspond à la culture quant au moyen, récipient médiateur permanent et ne servant qu’à cette activité, et à la nature quant au résultat :
« Les choses frites sont bien reçues dans les festins ;elles y introduisent une
variation piquante ; elles sont agréables à la vue, conservent leur goût
primitif et peuvent se manger à la main »,nous dit Brillat-Savarin (1824,91).
13. Ce qui n’est pas le cas chez les chaircuitiers.
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LA
DÉCISION ALIMENTAIRE
La friture n’altère pas la nature des aliments, et de plus, la fourchette, objet
culturel par excellence, est inutile pour les manger.
NATURE
Fumer
CULTURE
CULTURE
Frire
NATURE
Dernière opposition entre fumé et frit, le second demande l’immersion
de l’aliment alors que le premier, bien évidemment, le laisse à l’air libre.
À côté de ces deux oppositions majeures – grillé ⇔ bouilli et fumé ⇔
frit – coexistent des relations d’opposition/association entre :
• le griller et le frire ;
• le frire et le bouillir ;
• le bouillir et le fumer ;
• le fumer et le griller.
Le griller/frire
Opposition : • récipient pour le frire ;
• absence pour le griller ;
Identité :
• rapidité de la cuisson ; on parle de « saisir » une grillade,
de la « surprise » de la friture ;
• chaleur élevée.
Le frire/bouillir
Opposition : • durée : rapide pour le frire, lente pour le bouillir ;
• chaleur : forte pour le frire, faible pour le bouillir ;
Identité :
• utilisation d’un récipient ;
• immersion de l’aliment (eau ou huile).
Le bouillir/fumer
Opposition : • récipient pour le bouillir, absence de récipient pour le
fumer ;
• immersion de l’aliment bouilli, absence d’immersion
pour le fumer ;
Identité :
• lenteur de la « cuisson » ;
• chaleur peu élevée.
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REVISITÉ
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Le fumer/griller
Opposition : • chaleur élevée du griller, faible du fumer ;
• rapidité de la cuisson « griller », lenteur du fumage ;
Identité :
• absence de récipient ;
• pas d’immersion.
Ces relations d’opposition/identité donnent alors naissance à des cuissons intermédiaires opérant la synthèse entre les deux pôles voisins. Les
quatre modes de cuisson ainsi créés entretiennent à leur tour des relations
d’opposition et d’opposition/identité.
Opposition
• rôtir à la broche/braiser
• rôtir au four/vapeur
Opposition/Identité
• rôtir à la broche/rôtir au four (pôle du feu)
• rôtir au four/braiser (pôle de la graisse)
• braiser/cuire à la vapeur (pôle de l’eau)
• cuire à la vapeur/rôtir à la broche (pôle de l’eau)
L’étoile du culinaire s’organise autour de quatre pôles : l’air, l’eau, le feu,
la graisse, qui ne sont pas sans évoquer les quatre éléments de la science
alchimique (air, eau, feu, terre) ou les quatre tempéraments de la caractérologie hippocratique ou médicale du XIXe siècle qui leur correspondent.
Que les structures du culinaire s’articulent sur la théorie des quatre éléments, comment pourrait-il en être autrement pour cette discipline qui
joue avec le feu et l’eau, qui travaille sur les gammes du chaud, du froid,
du sec et de l’humide, sur ces pôles que Bachelard appelle « les hormones
de l’imagination » ? (Bachelard 1943, 19.)
Comment le culinaire ne serait-il pas sensible aux qualités de ces substances que le cuisinier pétrit,malaxe,mouille,dessèche,colore,saisit,glace,
réduit, étuve ; de ces substances que l’on porte à la bouche pour les goûter,
les mordre, les sucer, les avaler, et qui sont le premier indice de la réalité du
monde. « Le réel est de prime abord un aliment », nous dit l’auteur de
La Formation de l’esprit scientifique. La réalité imaginaire de ces substances s’étaye sur la pratique de la cuisine et du repas qui la suit : « L’intériorisation aide à postuler une intériorité ». Il n’est pas étonnant alors de voir
partir cuisiniers et gastronomes à la quête de l’essence des aliments,de cette
« substance vitale par laquelle l’homme survit » (Bachelard, 1950, 169). Le
« suc », le « sel », « l’osmazone » sont sur le trajet métaphysique de l’essence
et les processus de « gullivérisation », par lesquels la quintessence de cinquante jambons entre dans un flacon (Brillat-Savarin, 1824, 60), ne sont que
des représentations imagées de l’intime, du principe actif qui subsiste dans
l’intimité des choses. D’où cette recherche du « fond », le plus savorique de
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LA
DÉCISION ALIMENTAIRE
ces « jus », de ces « essences » les plus concentrées, de ces « sucs » que l’on
cherche à emprisonner à l’intérieur des pièces de viande.Les qualités de ces
substances sont des pôles autour desquels gravitent des ensembles symboliques ambivalents. « Les images les plus belles, dit Bachelard, sont souvent
des foyers d’ambivalence.» (Bachelard 1948,10.) Nous avons vu fonctionner
cette ambivalence pour l’opposition rôti-bouilli à la fin du XVIIIe siècle.
Ensuite, les deux pôles éclatent en deux foyers de symboles : l’un valorisé,
l’autre dévalorisé,qui,reliés entre eux par opposition,forment deux axes de
perceptions possibles du rapport grillé-bouilli.
+
+
Authentique
Naturel
Vierge
Plein de suc
Riche en goût
GRILLÉ
RÔTI
4
FEU
Brut
2
Vulgaire
Sauvage
Grossier
Trop fort de goût
—
1
Civilisé
Familial
Moelleux
Fondant
Emblème du clan
EAU
3
BOUILLI
Dénaturé
Vidé de sa saveur
Populeux
Sans classe
Fibreux
—
L’axe de perception varie en fonction du contexte imaginaire d’une
époque, des grandes structures qui sont mises en avant, actualisent tel
aspect du symbolisme du bouilli ou du rôti alors que d’autres valorisations
disparaissent momentanément ou prennent une forme dévalorisée. Sur ce
jeu de « balançoire » symbolique, s’ancrent les mécanismes de distinction
sociale. Le décor imaginaire des différents groupes sociaux n’évolue pas à
la même vitesse, des décalages se font jour, qui modifient leur perception
et les distinguent, tant dans leurs pratiques que dans les regards qu’ils portent sur leurs pratiques ou sur celles des autres groupes.
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Tableau II • Éléments distinctifs des modes de cuisson aux
ÉLÉMENTS
DISTINCTIFS
Récipient
Couvercle
Garniture aromatique
Matières grasses
Mouillement
Immersion
Morceau de :
• petite taille
• grande taille
Contact avec le feu
une face (+) ou toutes les faces (-)
une face (+) ou toutes les faces (-)
XIXe
et
XXe
siècles
MODES DE CUISSON
Rôtir
Cuire
à la broche dans la
braise
-
Griller
Rôtir
au four
Sauter
Frire
+-
+
+
-
+
+
-
+
+
+
+
+
+
-
+
+
+
+
+
-
+
+
-
-
+
(+) -
+
-
ÉLÉMENTS
DISTINCTIFS
Récipient
Couvercle
Garniture aromatique
Matières grasses
Mouillement
Immersion
Morceau de :
• petite taille
• grande taille
Contact avec le feu
• 185 •
REVISITÉ
MODES DE CUISSON
Pocher
Braiser
Ragoût
Cuire à Bouillir
l’étouffée
+
+
+
+
+
+
+
+
-
Vapeur
+
+
+
+
- (+)
-
+
+
+
+
+
+
+
+
++
+
-
+
+
+
-
+
+
+
-
+
-
-
-
-
-
-
-
+
+
+
+
+
+
RETOUR SUR LES CATÉGORIES ALIMENTAIRES
ET LES EFFETS DES CRISES
Ces quelques remarques sur le fonctionnement des modèles alimentaires
n’épuisent bien sûr pas les questions ouvertes.Telles n’étaient d’ailleurs pas
leurs ambitions.Elles montrent simplement la complexité des décisions alimentaires et l’intérêt, la nécessité, l’urgence même qu’il y a à en engager
l’étude. À l’heure où la France s’engage dans un Programme national nutrition santé (PNNS), ces quelques analyses en pointent les enjeux. L’éducation nutritionnelle renforce ou risque de renforcer l’horizon sanitaire de
l’alimentation,au détriment des autres horizons que sont le plaisir,la convivialité et plus largement le sens. C’est la raison pour laquelle nous terminions le premier tome de ce travail, Manger aujourd’hui. Attitudes,
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LA
DÉCISION ALIMENTAIRE
normes et pratiques (Poulain, 2001), par un appel à la mise en place d’actions d’éducation alimentaire et pas seulement nutritionnelle.
La crise que nous venons de vivre en Europe, avec notamment les épizooties d’ESB et de fièvre aphteuse et leur traitement médiatique (nous
exposant tous les soirs durant des mois à l’heure du repas familial à des
images de têtes de bovins desquelles un laborantin extrayait un échantillon de cervelle, à des scènes d’abattoir où l’on pouvait voir des alignements de carcasses à perte de vue, pire encore des bûchers sur lesquels
étaient immolés des centaines de moutons…), tout ce spectacle macabre
est venu réactiver l’anxiété liée au meurtre alimentaire. L’incapacité
momentanée (sans doute) de la science à comprendre et à maîtriser ces
problèmes a affaibli encore les dispositifs de gestion du meurtre alimentaire. L’analyse qualitative des représentations associées aux matières
grasses met en évidence un processus de recatégorisation des aliments
dans lequel le meurtre alimentaire constitue une frontière importante
(Poulain et al., 2001).
Trois univers distincts apparaissent : l’univers des aliments végétaux,
l’univers des aliments d’origine animale ne demandant pas la mort de l’animal et enfin l’univers des aliments d’origine animale nécessitant le
meurtre. Ces distinctions ne sont pas en fait une nouveauté, elles ont toujours plus ou moins existé ; ce qui est nouveau, c’est le durcissement de
leurs frontières. Dans le domaine des matières grasses, ces grandes catégories permettent de comprendre la survalorisation dont les corps gras
d’origine végétale sont l’objet et comment le gras animal, à l’inverse, est
l’objet d’une véritable satanisation. Les matières grasses laitières échappent partiellement à ce processus par leur position particulière à l’égard
du meurtre alimentaire. Ces représentations sont à l’œuvre au-delà des
qualités nutritionnelles objectives, que ce soit la charge énergétique ou la
qualité des acides gras qui composent ces différentes matières grasses.
La complexité des formes de catégorisation alimentaire, la multiplicité
des rationalités que l’on aurait tort d’assimiler à de l’irrationalité parce
qu’elles ne sont pas toujours des rationalités en finalité, les différents horizons alimentaires, le poids de la pensée symbolique et magique qui perdure dans les sociétés modernes, tout cela montre la mesure du chantier
ouvert par la sociologie et l’anthropologie de l’alimentation. Nous avons
vu dans l’analyse des structures imaginaires de la cuisine française, au
cœur même de ses composantes les plus technologiques (les techniques
de cuisson), transpirer le symbolique, notamment le symbolisme des
quatre éléments.
Dans la situation contemporaine d’affaiblissement des modèles alimentaires, la tentation est grande de venir renforcer le modèle ancien –
ou ce que nous croyons être le modèle ancien. Alors que ce que nous
devons comprendre, c’est comment évoluent les modèles, comment ils
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REVISITÉ
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se transforment, pour pouvoir accompagner les mutations en cours.
D’ores et déjà, la mise au jour des différentes dimensions de l’alimentation et du formidable patrimoine que représentent les cultures culinaires
mondiales participe de ce mouvement réflexif qui fait partie de cette
modernité alimentaire si porteuse d’anxiété et l’accompagne. Elle permet également de montrer la dimension socialement construite de notre
rapport aux aliments. Mais surtout, elle met clairement en évidence
qu’« une société se construit autour de la façon dont elle produit et
consomme ses aliments ». Ce que Platon, dans la République, expliquait
déjà et que nous avions peut-être un peu oublié.
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