économie

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ÉCONOMIE
Comment la bl
changer l
Décodage. Sorte de registre numérique infalsifiable, la blockchain a servi de support
au bitcoin, la monnaie virtuelle. Mais ses applications pourraient être sans limites,
selon ses adeptes. Et un nombre croissant d’entreprises industrielles s’y intéressent,
portant son influence bien au-delà de la finance. Tour d’horizon.
MATHILDE FARINE
On lui attribue la paternité du
bitcoin. Mais Satoshi Nakamoto – dont
la véritable identité reste mystérieuse
– est surtout le mathématicien qui a
donné sa visibilité au système ayant servi
de base pour le fonctionnement de cette
monnaie virtuelle, la blockchain. Cette
dernière aurait été développée par des
militaires. Et, alors que l’intérêt pour le
32 L’HEBDO 24 NOVEMBRE 2016
bitcoin s’est tassé, c’est elle, aujourd’hui,
qui attire toutes les convoitises.
Le principe? Une sorte d’immense
registre comptable, numérisé, accessible
à tous, sécurisé, décentralisé et où les
utilisateurs valident les transactions des
autres. «Un système de stockage de la
vérité», comme le décrit Soren Fog, CEO
de l’entreprise Iprotus à Zoug, qui fournit
des services faisant appel à la blockchain.
Tout est transparent, rien ne peut être
effacé ou falsifié et, lorsque l’on veut réaliser des transactions et les stocker dans
ce registre, il faut un nombre minimum
de validations des acteurs du système –
n’importe qui dans le cas du bitcoin, des
acteurs accrédités dans le cas d’une blockchain privée – pour que l’échange, mis
dans un «bloc» avec d’autres transactions,
soit accepté et ajouté à la «chaîne de
blocs» (voir l’infographie en page 34). Durée
du mécanisme de validation? De
blockchain veut
le monde
15 secondes pour l’ethereum – une autre
monnaie virtuelle – à quelques minutes
pour le bitcoin, selon la start-up Blockchain France, spécialisée dans le conseil
dans ce domaine et qui a écrit un guide
détaillé sur cette technologie.
Ainsi, si la blockchain peut servir de
registre des transactions en bitcoin, le
même système peut être utilisé pour
d’autres monnaies ou d’autres services
financiers. «C’est le futur de ce système,
estime Adrien Treccani, fondateur de
Metaco, une start-up vaudoise spécialisée
dans la blockchain, notamment dans le
conseil. Les banques ont commencé à
travailler sur des monnaies virtuelles pour
les paiements interbancaires. Mais elles
n’ont encore rien effectué dans le domaine
des monnaies traditionnelles. Or, on peut
tout à fait imaginer qu’il existe un franc
ou un dollar électroniques dans le futur.»
Même en dehors du secteur bancaire,
les experts voient des applications à des
domaines variés. Selon le Wall Street Journal, il y aurait des dizaines d’institutions
financières, parmi les plus grandes, et un
nombre croissant d’entreprises dans l’industrie qui travailleraient sur une technologie de ce genre, de façon à trouver
un moyen numérique, sécurisé et transparent de tracer la propriété des actifs.
Une évolution qui permettrait d’accélérer
les transactions et de réduire leurs coûts,
tout en diminuant le risque de fraude. Par
exemple, UBS dispose d’une équipe qui
travaille uniquement sur les applications
de la blockchain, mais ce n’est pas le seul
établissement à le faire. Sans compter la
multitude de start-up qui se développent
à partir des promesses de cette technologie, dont un grand nombre en Suisse.
LA «CRYPTO VALLEY» ZOUGOISE
Les pionniers suisses de la blockchain
se trouvent en grande partie à Zoug dans
la «Crypto Valley», comme Iprotus. Au
total une petite vingtaine d’entreprises
s’y sont implantées. Parmi les plus citées:
Monetas, une plateforme informatique,
Shapeshift, une plateforme d’échange
de monnaies numériques, et Blockchain
■■■
24 NOVEMBRE 2016 L’HEBDO 33
ÉCONOMIE
LE FONCTIONNEMENT DE BASE DE LA BLOCKCHAIN
■
Une blockchain, littéralement «chaîne de blocs», est comparable à une base de données classique. Mais ce qui la rend si particulière,
c’est qu’elle est distribuée. En d’autres termes, différents exemplaires existent simultanément sur différents ordinateurs des utilisateurs
de la blockchain (les «nœuds» du réseau). C’est le principe du P2P*. L’absence d’intermédiaire est une particularité de ce protocole.
1
A
2
A désire effectuer
une transaction
vers B.
3
La transaction est
transmise au
réseau.
La transaction est
ajoutée à un bloc
de données.
4
Le bloc est vérifié
et validé par les
nœuds du réseau
à l’aide d’algorithmes.
5
Le bloc contenant les informations
de la transaction est ajouté à la chaîne
(base de données). L’historique de tous
les blocs est conservé.
B reçoit
la transaction.
6
B
* Le P2P («peer-to-peer», en français pair à pair) est un modèle de réseau informatique permettant l’échange de données entre internautes sans passer par un serveur central.
L’ordinateur de chaque utilisateur est utilisé comme serveur.
MOBILITÉ
Service détenu
par la communauté.
Absence
d’intermédiaire.
AUTOGESTION
E-BANKING
VOTATIONS
SANTÉ
NUTRITION
SPECTACLES
Transactions
financières
rapides et moins
coûteuses.
Vote transparent
et résultats
consultables
en temps réel.
Dossiers des
patients partagés
sans risques
de brèche.
Suivi des
aliments, du
producteur au
consommateur.
Achats de tickets
dont la validité
est assurée, évite
le marché noir.
RAPIDITÉ
TRANSPARENCE
ACCESSIBILITÉ
TRAÇABILITÉ
SÉCURITÉ
LES TROIS TYPES DE BLOCKCHAINS
PUBLIQUE
Les blockchains «historiques» peuvent
être lues par n’importe qui dans le monde.
Chacun peut effectuer des transactions
qui seront incluses dans le registre,
pour autant que ces dernières soient
validées par les nœuds du réseau.
Tous les utilisateurs sont égaux et aucune
permission n’est nécessaire pour
y participer, c’est le principe de base
de ce système.
34 L’HEBDO 24 NOVEMBRE 2016
PRIVÉE
Les blockchains «contrôlées» tournent
sur un réseau privé. Personne ne peut
soumettre une transaction sans y être
autorisé. La consultation du registre
peut en revanche être rendue publique.
Cette variante est particulièrement
intéressante pour les banques car elle a
tous les avantages du système classique
(rapidité, coûts réduits, gestion simplifiée)
tout en gardant le contrôle du système.
HYBRIDE
Les blockchains «de consortium» sont
des protocoles qui se basent sur une sorte
de mélange privé/public. Le système est
régulé par plusieurs acteurs. Les droits
d’écriture et de lecture sont modifiables
par les gérants. Certains nœuds peuvent
être rendus publics alors que d’autres
resteront privés. C’est également
un modèle intéressant pour les institutions
financières.
INFOGRAPHIE: FLORENT COLLIOUD | SOURCES: FINANCIAL TIME, BLOCKCHAIN FRANCE
QUELQUES EXEMPLES D’APPLICATIONS POSSIBLES
ÉCONOMIE
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Source, des consultants. Xapo, qui a mis
au point un portefeuille virtuel pour le
bitcoin, a déjà levé 40 millions de dollars. Fondée à Palo Alto dans la Silicon
Valley, la société s’est déplacée en Suisse
en mai 2015, citant sa longue histoire de
neutralité et de stabilité.
Le canton de Zurich compte également quelques start-up actives dans ce
domaine et, surtout, un incubateur qui
ne s’occupe que de jeunes sociétés intéressées par la blockchain: nexussquared.
Du côté romand, Metaco est l’un des
principaux acteurs, avec sa dizaine de
collaborateurs et son antenne aux EtatsUnis, mais l’incubateur Fusion a aussi
permis de faire émerger quelques projets.
DES CONTRATS INTELLIGENTS
Si elle intéresse autant, c’est que la blockchain pourrait aussi servir de base pour
ce qu’on appelle les smart contracts, des
contrats intelligents, qui contiennent
un petit logiciel programmé pour en
exécuter les termes sans l’intervention
d’une personne. «On peut imaginer
qu’un smart contract soit créé pour la
loterie. Cela permettrait d’éviter tout
risque de fraude ou de tricherie»,
explique encore Adrien Treccani.
Tour d’horizon – non exhaustif –
des perspectives que laisse entrevoir
cette technologie.
FINANCE
Même dans la finance, le bitcoin et les
autres monnaies virtuelles ne sont que la
partie émergée de l’iceberg. La semaine
dernière, les autorités singapouriennes ont
annoncé le lancement d’un projet pilote
pour utiliser la blockchain dans les paiements entre les banques. Credit Suisse et
sept autres institutions financières y participent, aux côtés des régulateurs et de la
Bourse. D’autres projets, comme R3, un
consortium impliquant 70 institutions
financières, travaillent sur le développement de la blockchain à l’usage du secteur
financier, l’enjeu étant, notamment, de
trouver un standard commun pour tous.
ASSURANCE
C’est l’un des domaines où les smart contracts
pourraient se répandre, selon Adrien
Treccani. «Il existe un besoin de transparence dans l’assurance, où les compagnies
veulent à la fois automatiser certains processus et démontrer qu’elles ne trichent
pas. Avec un petit logiciel, programmé
pour débloquer des primes si un certain
nombre de conditions sont remplies, elles
résolvent ce problème.»
Une preuve de l’intérêt grandissant?
L’assureur français Axa a investi 55 millions de dollars dans Blockstream, une
société canadienne, en février dernier.
Cette dernière a développé le protocole
Sidechains, qui met en place des réseaux
publics et privés pouvant interagir les
uns avec les autres.
« Il est possible
de crypter le système
pour en limiter l’accès.
Il faut choisir
entre transparence
et confidentialité.
ADRIEN TRECCANI, fondateur de Metaco
»
SANTÉ
Dans la mesure où cette technologie peut
servir de registre, elle peut être utilisée
dans des domaines variés. Blockchain
France prend l’exemple de la santé: «La
blockchain pourrait notamment servir à
la traçabilité des médicaments pour lutter contre les faux, à la sécurisation des
données de santé, et à la gestion des données des patients», explique la start-up.
Dans ce domaine, Guardtime, une startup spécialisée, a conclu un partenariat
avec le gouvernement estonien afin de
sécuriser le million de dossiers médicaux
du pays sur une blockchain.
IMMOBILIER
La blockchain peut également servir de
support pour le registre du cadastre d’un
pays. Des expériences sont notamment
conduites au Ghana, via une ONG, Bitland, et en Géorgie, par le gouvernement
lui-même en collaboration avec la startup BitFury. Dans le premier cas, «près
de 90% des terres rurales ghanéennes ne
sont pas enregistrées dans une base de
données officielle, et de nombreux citadins n’ont pas encore d’adresse officielle»,
explique Blockchain France.
TRANSPORTS
Et si Uber se faisait «ubériser»? Arcade
City et La’Zooz sont des start-up qui utilisent la blockchain pour éliminer le rôle
d’intermédiaire joué par Uber (ou d’autres
entreprises similaires). Le chauffeur est
libre d’appliquer ses tarifs, le passager est
libre de choisir son chauffeur. Le système
fonctionne dans quelques villes américaines. A terme, il est supposé appartenir
complètement aux chauffeurs et aux utilisateurs, comme un service public géré
par la communauté qui l’utilise.
ET LE RESTE
Vote en ligne, énergie, industrie musicale
ou cinématographique, les experts citent
maints autres projets et possibilités, dès
lors qu’il y a des actifs à protéger ou à
certifier, par exemple. Des universités
planchent aussi sur les applications de
cette technologie dans le stockage des
données en général. C’est le cas du projet
Enigma du MIT, qui cherche à mettre au
point un réseau P2P («peer to peer», de
particulier à particulier) qui permette à
toutes les parties de stocker et d’utiliser
des données, tout en assurant qu’elles
restent confidentielles.
Le secteur public, de manière générale, est «une machine complexe – centralisée pour sa gouvernance et pour
fournir les services, mais fragmentée et
souvent déconnectée dans son organisation et sa capacité à partager les données»,
souligne le cabinet d’audit Deloitte, dans
une étude sur le potentiel de la blockchain. Il explique que cette dernière peut
améliorer l’efficacité de l’Etat, à un
moment où les gouvernements doivent
limiter les dépenses publiques.
ET LA CONFIDENTIALITÉ,
DANS TOUT CELA?
Avec le bitcoin, toutes les transactions
sont visibles. Mais ce n’est pas le cas de
tous les systèmes. «Certains nécessitent
de la confidentialité et sont gérés par un
certain nombre d’acteurs accrédités. Cela
pourrait être le cas lorsqu’une entreprise,
des données de clients ou de personnes
qui doivent rester privées sont concernées.
Là, il est possible de crypter le système
pour en limiter l’accès. Il faut choisir
entre la transparence et la confidentialité,
on ne peut pas avoir les deux», indique
Adrien Treccani.
Et tous les systèmes ne sont pas non
plus décentralisés. Si l’on prend le cas d’un
registre des diamants, par exemple, mis
au point pour s’assurer de la traçabilité et
de l’authenticité des pierres précieuses, «il
faut un organisme qui les certifie au
préalable», admet le fondateur de Metaco.
Beaucoup de variantes, qui laissent augurer beaucoup d’applications pas encore
forcément imaginées aujourd’hui. ■
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