Après 1989 : la nouvelle vague de science

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Après 1989 : la nouvelle vague de science
Perspectives chinoises
2015/1 | 2015
Fictions utopiques et dystopiques en Chine
contemporaine
Après 1989 : la nouvelle vague de science-fiction
chinoise
Mingwei Song
Traducteur : Céline Letemplé
Éditeur
Centre d'étude français sur la Chine
contemporaine
Édition électronique
URL : http://
perspectiveschinoises.revues.org/6982
ISSN : 1996-4609
Édition imprimée
Date de publication : 15 mars 2015
Pagination : 7-14
ISBN : 979-10-91019-14-9
Référence électronique
Mingwei Song, « Après 1989 : la nouvelle vague de science-fiction chinoise », Perspectives chinoises [En
ligne], 2015/1 | 2015, mis en ligne le 01 janvier 2017, consulté le 07 janvier 2017. URL : http://
perspectiveschinoises.revues.org/6982
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Dossier
perspectives
c hinoi se s
Après 1989 : la nouvelle vague
de science-fiction chinoise
MIN G W EI S ON G
RÉSUMÉ : Cet article s’intéresse à la nouvelle vague de science-fiction chinoise envisagée tant comme subversion que comme variation
de l’utopisme du genre à ses débuts. La Vie des Fourmis de Wang Jinkang (2007), Chine 2185 (1989), la trilogie Trois Corps (2006-2010)
et la nouvelle « Micro-ère » (1999) de Liu Cixin sont les principaux textes dont il sera question dans cet article. Leurs réflexions sur
l’utopisme traitent des changements intervenus dans la culture intellectuelle et l’économie politique après 1989. L’argument principal
de cet article est que la nouvelle vague de science-fiction chinoise n’est pas un simple déni de l’utopisme, ni une pleine adhésion à la
désillusion dystopique, mais davantage un effort conscient de dynamiser des variations utopiques et dystopiques, tout particulièrement dans les romans de Liu Cixin. Cet article développe également quelques réflexions préliminaires sur la vision d’un avenir posthumain dépeint dans la science-fiction de Liu Cixin.
MOTS-CLÉS : Science-fiction, nouvelle vague, utopie/dystopie, post-humanité, Liu Cixin, trilogie Trois Corps.
Les débuts : 1989/2185 (1)
Darko Suvin, probablement le chercheur le plus éminent dans le champ
des études sur la science-fiction (SF), l’a décrite comme « une descendante,
au moins collatérale, de l’utopie ; c’est-à-dire, si elle n’est pas sa fille, elle
est au moins une nièce de l’utopie, une nièce souvent honteuse de son héritage familial mais incapable d’échapper à son destin génétique » (2). Cette
comparaison métaphorique amusante illustre la tendance commune aux
deux genres d’imaginer des alternatives à la réalité. La science-fiction, que
Suvin décrit comme « la littérature de la distanciation cognitive » (3), a
donné une dimension moderne à l’utopisme en termes de progrès scientifique, technologique et social depuis le début du dix-neuvième siècle, caractérisé par la Révolution industrielle et les mouvements nationalistes. Mais
dans la littérature occidentale du vingtième siècle, l’utopisme a projeté des
ombres noires et dystopiques sur la science-fiction, devenue au fil du temps
un genre de premier plan pour remettre en question les visions modernes
du progrès de l’humanité, l’usage des sciences et des technologies, l’institutionnalisation de la société et la perspective d’un avenir technologisé. La
science-fiction dystopique, qui a contribué à la montée de l’anti-utopisme
en Occident après les deux guerres mondiales et le stalinisme, est la
« nièce » rebelle à laquelle Suvin semble penser, celle qui a honte de son
héritage utopique mais ne peut échapper à son destin génétique car même
la vision dystopique la plus noire vient de cette recherche subversive d’alternatives à la réalité qui avait au départ inspiré l’utopisme.
La métaphore de Suvin peut aussi s’appliquer à une analyse historique de
la relation entre la science-fiction chinoise et un certain utopisme, relation
principalement fondée sur la pensée évolutionniste dominante et une
confiance culturelle dans le renouveau national qui ont commencé à dominer la culture intellectuelle chinoise moderne au début du vingtième siècle. L’Avenir de la nouvelle Chine (Xin Zhongguo weilai ji 新中國未來記 ,
1902), de Liang Qichao (梁啟超), un roman politique inachevé qui dessine
les contours d’un projet utopique pour une Chine confucéenne revitalisée,
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a souvent été reconnu comme l’origine de la science-fiction chinoise. La vision utopique et la structure narrative du roman de Liang ont été essentielles aux tout premiers romans chinois de science-fiction tels que Nouvelle
Histoire de la Pierre (Xin shitou ji 新石頭記, 1908), Nouvelle Ère (Xin jiyuan
新紀元, 1908), et Chine Nouvelle (Xin Zhongguo 新中國, 1910) (4). On peut
dire que depuis ses débuts à la fin de l’ère Qing, la science-fiction chinoise
« s’est établie comme un récit utopique qui projetait le désir politique de
la réforme de la Chine dans un monde idéalisé et technologiquement plus
avancé » (5). Le « novum » (6) scientifique (sous-marin, voiture volante, vaisseau spatial, colonie lunaire ou « ciel » réinventé (7)) matérialise l’utopisme
en images concrètes d’un futur scientifiquement, moralement et politiquement avancé. Si la science-fiction a connu de longues périodes d’inactivité
dans la Chine du vingtième siècle, l’utopisme radical est resté un principe
directeur des résurgences du genre après la fin de l’ère Qing. La science-fiction de la période socialiste, à une période où elle était considérée comme
un sous-genre de la littérature de jeunesse, a vu son optimisme et sa dimension idéologiquement correcte se renforcer particulièrement. Après
1.
Cet essai s’inscrit dans le prolongement de mes réflexions sur les visions utopiques et dystopiques
dans la science-fiction chinoise contemporaine, que j’avais commencé à commenter dans « Variations on Utopia in Contemporary Chinese Science Fiction », Science Fiction Studies, vol. 40,
n°1, 2013, p. 86-102.
2.
Darko Suvin, Metamorphosis of Science Fiction: On the Poetics and History of a Literary Genre,
New Haven, Yale University Press, 1979, p. 61.
3.
Ibid., p. 4.
4.
Wu Jianren, Xin shitou ji (Nouvelle Histoire de la Pierre), Guangzhou, Huacheng chubanshe, 1987 ;
Biheguan Zhuren, Xin jiyuan (Nouvelle Ère), Nanning, Guangxi shifan daxue chubanshe, 2008 ; Lu
Shi’e, Xin Zhongguo (Chine Nouvelle), Beijing, Zhongguo youyi chuban gongsi, 2009. Pour un panorama détaillé de l’histoire de la fiction utopique (y compris de la science-fiction) dans les
contextes aussi bien occidentaux que chinois, voir Douwe Fokkema, Perfect Worlds: Utopian Fiction in China and the West, Amsterdam, Amsterdam University Press, 2011.
5.
Mingwei Song, préface à « Chinese Science Fiction: Late Qing and the Contemporary », Renditions,
vol. 77/78, 2012, p. 7.
6.
Une fois de plus, il s’agit du concept de Darko Suvin désignant des choses nouvelles qui créent le
sentiment d’éloignement produit par la science-fiction.
7.
Le ciel réinventé apparaît dans Nouvelle Histoire de la Pierre de Wu Jianren, op. cit.
article évalué anonymement 7
Do ssi er
avoir traversé la Révolution Culturelle, Zheng Wenguang 鄭文光 et sa génération ont introduit dans le genre quelques réflexions dystopiques sur la
politique chinoise, mais la campagne gouvernementale du milieu des années
1980 contre la « pollution spirituelle » a rapidement fait taire leur expérience.
Dans cet article, l’année 1989 est considérée comme celle qui a vu un
nouveau paradigme d’imagination science-fictionnelle commencer à compliquer, sinon à renier ou à avoir honte de l’utopisme qui avait dominé la
politique et la culture intellectuelle chinoises depuis plus d’un siècle. La faillite de l’idéalisme et de l’optimisme ainsi qu’une désillusion généralisée envers le communisme (ou, plus globalement envers l’utopisme politique
établi par l’État) à la suite de la fin tragique du mouvement démocratique
de la Place Tiananmen en 1989, ont servi de toile de fond politique et culturelle plus large aux mutations de la science-fiction chinoise (et peut-être
à celles de toute la littérature chinoise). Un seul roman de science-fiction,
le premier dans son genre, a été écrit au printemps 1989, et a marqué le
début d’une nouvelle vague de science-fiction chinoise, plus sophistiquée,
réfléchie et subversive en termes de représentations ambivalentes de l’espoir
et du désespoir, de l’utopisme et de son double dystopique ainsi que du nationalisme et du cosmopolitisme.
Liu Cixin 劉慈欣 (né en 1963), le jeune informaticien auteur de ce roman,
est par la suite devenu l’auteur de science-fiction le plus célèbre de Chine,
connu pour avoir publié une liste inégalée de titres et obtenu les principales
récompenses dans le domaine de la SF chinoise. Mais son premier roman,
Chine 2185 (Zhongguo 2185 中國 2185), qu’il a commencé à écrire en février 1989, a été diffusé exclusivement sur internet et n’a jamais été publié
sous forme de livre (8). Sans référence explicite au mouvement étudiant de
1989, le roman débute cependant par une scène qui se déroule sur la place
Tiananmen : par une nuit sombre, un jeune informaticien traverse la place
déserte et s’approche du Mausolée de Mao qui existe toujours en 2185. Il
parvient à scanner les cellules mortes du cerveau de Mao et à donner une
existence cybernétique à la conscience artificielle du grand homme.
Au carrefour du roman politique fantastique et de la science-fiction, Chine
2185 met en scène la résurrection dans le cyberespace de la conscience de
Mao et de cinq autres anciens hommes disparus, y provoquant un soulèvement populaire cybernétique qui paralyse les autorités dans le monde réel.
Le gouvernement chinois de 2185 n’a d’autre choix que de clôturer internet,
de sorte que la cyber-république, appelée « Huaxia Gongheguo 華夏共和
國 », assiste rapidement à sa propre fin. Il s’avère que l’existence cybernétique
de Mao n’est pas, contrairement à ce qu’on aurait pu penser, la cause de la
révolution, qui a en réalité été déclenchée par la conscience d’un vieil homme
ordinaire qui se reproduit à des millions d’exemplaires et met rapidement
sur pied une société utopique qui dure 850 ans (dans la réalité virtuelle, ce
qui correspond à seulement deux heures dans la réalité). Après la chute de
la république, lorsque cessent toutes les protestations démocratiques du soulèvement cybernétique, le roman se termine sur une conversation entre le
spectre cybernétique de Mao et la jeune femme qui a pris la tête du gouvernement chinois : le « fantôme » de Mao dit honnêtement à celle qui va lui
succéder que toute tentative d’atteindre l’immortalité est vaine car « l’immortalité est la mortalité » (yongsheng jiu shi yongsi 永生就是永死) et semble à l’aise avec l’idée de son propre adieu prochain à la révolution. Dans ce
roman, Liu Cixin ne semble ni glorifier le soulèvement cybernétique ni discréditer l’héritage politique maoïste mais se concentre plutôt sur des expériences de conceptions de l’« altérité » pour l’avenir de l’humanité, qui n’est
pas seulement « post-maoïste » mais aussi « post-humain ».
8
Le premier roman cyberpunk chinois, Chine 2185, crée une variation dynamique à la fois utopique et dystopique qui pense la démocratie, la gouvernance et la révolution en termes nouveaux à la lumière de la technologie
cybernétique. Il est évident qu’il prend ses distances avec l’utopisme mais
il n’est pas non plus à mettre au rang des romans dystopiques tels que définis par les classiques occidentaux du genre comme 1984, qui développe
une critique pénétrante du totalitarisme. Le roman de Liu ne décrit pas une
société idéale, et la société future qu’il met en scène est en réalité divisée
en deux parties opposées : le monde « réel » et la nation « virtuelle ». Le
roman tient la critique sociale à distance tout en remettant en question les
constructions technologiques du politiquement correct, les subjectivités
(cybernétiques) et la révolution sociale et, lorsqu’il dépeint l’ascension et
la chute splendides de la République de Huaxia comme communauté virtuelle de subjectivités inter-cybernétiques, le roman pose en définitive la
question de ce qu’est l’« humanité » telle que la technologie la définit.
On peut considérer Chine 2185 comme la première œuvre de la nouvelle
vague de SF chinoise qui fait sciemment l’effort de dynamiser les variations
utopiques et dystopiques plutôt que de n’avoir comme ambition qu’une
simple négation de l’utopisme ou une adhésion totale à la désillusion dystopique. L’utopisme et son pendant dystopique ont plutôt été présentés
comme un tout complexe entremêlant ces deux dimensions dans la nouvelle vague de SF qui offre de nouvelles possibilités en remettant l’imagination au cœur de la politique culturelle de la Chine contemporaine.
La nouvelle vague de science-fiction chinoise
J’ai emprunté le concept de « nouvelle vague » à l’histoire de la SF angloaméricaine pour attirer l’attention sur l’expérience littéraire subversive
d’avant-garde qui caractérise les œuvres de ces nouveaux auteurs qui sont
devenus les principales voix de la science-fiction chinoise depuis le début
du vingt-et-unième siècle. J’inclus Liu Cixin dans ce groupe, bien que d’autres critiques aient tendance à le considérer comme un écrivain « néoclassique » ou appartenant à l’Âge d’or de la SF (9), du fait de son style épique
qui peut rappeler les romans de space-opera de l’Âge d’or de la SF américaine : on considère que la trilogie Trois Corps de Liu (Santi 三體 , 20062010) est comparable à la série Fondation d’Isaac Asimov. Il y a deux raisons
qui me poussent à m’inscrire en faux contre cette catégorisation de Liu Cixin
comme écrivain classique de l’Âge d’or de la SF : premièrement, l’imagination science-fictionnelle de Liu s’est de toute évidence éloignée de la recette
classique d’une odyssée de l’espace faite d’aventure et de conquête ; deuxièmement, le style d’écriture de Liu est à la fois sublime et inquiétant, riche
de ses références à des images cybernétiques ou post-humaines projetées
sur la toile de fond grandiose de l’univers.
Parmi les autres écrivains majeurs de la nouvelle vague on compte au
moins Han Song 韓松 (né en 1965), La La 拉拉 (né en 1977), Zhao Haihong
趙海虹 (née en 1977), Chen Qiufan 陳楸帆 (né en 1981), Fei Dao 飛氘 (né
en 1983) et Xia Jia 夏笳 (née en 1984). Wang Jinkang 王晉康 (né en 1948),
un vétéran de la science-fiction, a lui aussi écrit plusieurs romans et histoires
sur des thèmes plus noirs et plus subversifs de la « nouvelle vague » tels
que la nouvelle « Le Géant réincarné » (Zhuansheng de juren 轉生的巨人,
2006) qui, publiée de manière inhabituelle sous un pseudonyme, met en
8.
Ce texte est accessible sur kehuan.net (consulté le 26 août 2014).
9.
Wu Yan et Fang Xiaoqing, « Liu Cixin yu xin gudianzhuyi kehuan xiaoshuo » (Liu Cixin et la sciencefiction néo-classique), Journal of Hunan University of Science and Engineering, vol. 27, n° 2, 2006,
p. 36-39.
perspectives chinoises • No 2015/1
Mingwei Song – Après 1989 : la nouvelle vague de science-fiction chinoise
scène une allégorie grotesque de l’incontrôlable désir de développement de
la Chine (10).
Dans un autre essai que j’ai écrit sur la nouvelle vague de la science-fiction
chinoise, je me suis intéressé aux variations utopiques et dystopiques sur
trois thèmes : la montée en puissance de la Chine comme l’utopie d’une
nation unique ; le mythe du développement à grande vitesse de la Chine ;
et l’utopie post-humaine des technologies (11). Dans les représentations
science-fictionnelles de ces trois thèmes, la prospérité engendre l’apocalypse. La vision utopique de l’ascension de la Chine au rang de superpuissance telle qu’encouragée par le gouvernement est en effet souvent
montrée comme ayant des effets sociaux et éthiques cauchemardesques
et inhumains.
La nouvelle de Han Song « Les briques régénérées » (Zaishengzhuan 再生
磚, 2010) (12) est un bon exemple permettant d’expliquer la nature subversive
de la nouvelle vague de SF chinoise. Elle développe une vision grotesque et
fantomatique de la transformation rapide de la Chine en une nation prospère caractérisée par ses technologies post-humaines. Cette histoire s’est
inspirée du tremblement de terre du Sichuan de 2008, qui avait coûté la vie
à environ 70 000 personnes. Dans l’histoire de Han Song, la catastrophe
permet la réussite du soi-disant « modèle chinois » d’architecture d’un nouveau type s’appuyant sur le recyclage des ruines du tremblement de terre.
Le mélange de restes humains et de matériaux de construction mène à l’invention de « briques régénérées » douées d’intelligence artificielle (I.A.). De
nouvelles civilisations émergent lorsque ces briques douées d’I.A. sont envoyées dans l’espace comme matériaux de construction pour fonder des
colonies humaines sur d’autres planètes. Si le progrès humain, et pas seulement chinois, est encouragé par cette invention révolutionnaire, il est à jamais hanté par les pleurs et les chuchotements des morts. Dans la vision
science-fictionnelle de Han Song, l’avenir d’une Chine nouvelle, comme
thème populaire qui caractérise le genre depuis le début, existe peut-être
toujours, mais son « âge d’or » est compliqué par le récit dystopique de sa
réussite.
Le fantôme de Mao dans la science-fiction
Cependant, la nouvelle vague de la SF chinoise n’a pas complètement rejeté l’héritage de l’utopisme de l’ère proprement maoïste. De façon très
symbolique, la nouvelle vague a commencé avec la résurrection cybernétique de Mao dans Chine 2185. Sans être un monstre typique de la SF, la
conscience cybernétique de Mao est suffisamment dangereuse pour semer
la panique à la tête du futur gouvernement chinois. L’effrayant fantôme de
Mao est le symbole d’un utopisme jusqu’au-boutiste, qui peut servir à transmettre le message potentiellement subversif d’une alternative à la réalité.
Wang Jinkang, Liu Cixin et Han Song, les « Trois Grands » de la sciencefiction chinoise, ont tous vécu la Révolution culturelle. Aucun d’entre eux
ne déclare ouvertement admirer Mao, mais le fantôme de Mao suit souvent
leurs personnages au cours d’expérimentations scientifiques ou d’odyssées
spatiales. L’aîné des « Trois Grands », Wang Jinkang, a fait partie des jeunes
instruits envoyés à la campagne. Parmi ses romans qui ont connu le plus de
succès, La Vie des Fourmis (Yisheng 蟻生, 2007), s’inspire de son expérience
à la campagne et s’interroge sur la Révolution culturelle et en particulier
sur l’utopisme maoïste.
Le roman commence par des descriptions pastorales de la vie des jeunes
dans un petit village isolé, mais l’intrigue se complexifie ensuite lorsque le
récit se concentre sur une expérience mystérieuse sur laquelle travaille l’un
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des jeunes instruits, Yan Zhe. Jeune scientifique ambitieux, Yan Zhe a cela
de commun avec Mao qu’il est animé par le désir utopiste de faire la révolution « au plus profond de l’âme des gens ». Son remède pour « soigner »
la corruption de l’humanité est l’altruisme, qu’il identifie comme la clé de
la réussite de l’espèce dans la société apparemment bien organisée des fourmis. Il extrait secrètement le soi-disant « élément altruiste » des fourmis
et le vaporise sur les gens : les crapules du coin, ses camarades étudiants
puis tous les habitants du village. En quelques jours, Yan Zhe transforme le
village en une « utopie » isolée : une communauté qui s’épanouit grâce à
l’altruisme. Son expérimentation utopique semble avoir fonctionné : les méchants deviennent bons et l’égoïsme disparaît, chacun mettant volontairement et équitablement son travail au service de la communauté.
Le récit se développe du point de vue limité de la petite amie de Yan Zhe,
Qiuyun, et sépare de manière délibérée son expérimentation utopique du
reste de la Chine. Néanmoins, il ne peut échapper au lecteur que la Chine a
été au même moment l’objet d’une expérimentation de grande ampleur
pensée par Mao, dont l’expérimentation de Yan pourrait bien servir de microcosme. Le roman cite les louanges adressées à la Chine par un visiteur
africain pendant le Grand Bond en avant : le visiteur est surpris par l’efficacité des travailleurs chinois et déclare : « la propagande occidentale décrit
toujours les Chinois comme des « fourmis bleues » qui ne pensent pas par
elles-mêmes, condamnées à travailler sous de cruels coups de fouet mais il
s’agit du mensonge et du dénigrement les plus éhontés ! » (13) La fierté nationaliste, alliée à son intérêt marqué pour une version biologique du communisme, un altruisme qui peut être scientifiquement mis en pratique,
poussent Yan Zhe à réaliser son expérience avec le souhait de créer un paradis sur terre.
Mais La Vie des Fourmis n’est pas un roman utopique. Comme on pouvait
s’y attendre, l’expérience censée être bénéfique pour l’humanité tourne mal.
La transformation rapide des villageois en peuple-fourmi est une expérience
imparfaite car les fourmis ont besoin d’une reine ou d’un roi ou d’un dictateur pour leur communauté absolument altruiste. La société idéale fondée
sur la vie des fourmis devient naturellement hiérarchique tandis que la perte
de subjectivité individuelle des villageois les conduit finalement à tuer les
membres d’autres communautés d’hommes-fourmis, ce qui pose la question de l’universalité de la « justice » et de l’« égalité » lorsque l’altruisme
se limite à la seule communauté de Yan Zhe. La communauté utopique de
Yan Zhe s’effondre rapidement lorsqu’il abandonne son expérience et finit
par disparaître. Des années plus tard, lorsque Qiuyun revient sur les lieux de
la communauté, son mari réfléchit en ces termes sur l’expérience de Yan :
Même si on peut parvenir à l’altruisme au niveau individuel, il (le
mari) ne croit pas en la « collectivité » constituée de tous ces « bons
individus ». Il est contre ce genre d’institution qui met un dieu
unique, le seul qui soit lucide et qui travaille sans relâche, à la tête
d’un troupeau d’hommes-fourmis heureux de rêver éveillés. Il ne veut
être ni l’un d’entre eux, ni le dieu. Ce garçon appelé Yan Zhe avait raison sur ce point : « Il n’y a pas de mécanisme fiable qui puisse immanquablement continuer à produire des dieux toujours généreux
et désintéressés ». Bien dit ! Quelle lucidité ! Mais il (Yan Zhe) s’est
10. Une traduction anglaise de cette histoire a été publiée par Carlos Rojas dans Renditions, vol. 77/78,
2012, p. 173-209.
11. Mingwei Song, « Variations on Utopia in Contemporary Chinese Science Fiction », art. cit.
12. L’histoire a été publiée dans Wenyi fengshang, décembre 2010, p. 59-71.
13. Wang Jinkang, Yisheng (La Vie des Fourmis), Fuzhou, Fujian renmin chubanshe, 2007, p. 29.
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délibérément écarté du droit chemin et a endossé un costume trop
grand pour lui (14).
Comme la Révolution culturelle de Mao, l’expérience de Yan Zhe avec l’altruisme conduit à la dictature la plus impitoyable. Mais dans La Vie des Fourmis, Wang Jinkang essaie aussi de réfléchir à l’élan utopique qu’on trouve
de manière universelle chez les hommes plutôt qu’au seul héritage politique
de Mao. Désire-t-on être moralement bon, altruiste et désintéressé ? Quelles
conditions doivent être réunies pour construire une société dans laquelle
on vit selon la morale ? Quels sont les conséquences éthiques et, en effet,
politiques de la « reconfiguration » morale et politique des hommes ? Ce
qui rend le roman plus fascinant, et même plus ambivalent, est que Yan Zhe
se montre réticent à réfléchir à son propre idéalisme utopique. Il admet que
sa propre expérimentation a échoué mais il ne considère pas que ses principes sont mauvais : il ne doute jamais de la nécessité morale de pratiquer
l’altruisme. Le jugement de l’auteur sur l’utopisme repose sur un fascinant
équilibre entre la volonté individuelle et un mécanisme institutionnel, entre
le génie technologique et la nature humaine. Pendant un temps, Yan Zhe
connaît son heure de gloire, car il mène son peuple comme un dieu généreux. Mais il ne peut pas rester un dieu infaillible.
La morale du roman, s’il y en a une, n’est pas une simple redite de l’histoire
des travers de la dictature. Elle a également à voir avec les effets éthiques
d’être soit désintéressé et soumis à la collectivité, ce qui apparaît de manière
si pénétrante comme utopique mais improbable, soit d’être égoïste et individualiste, ce qui est présenté comme la désagréable description de la réalité
chinoise. La dernière partie du roman commence par cette citation : « Parce
que nous admirons l’altruisme de la société des fourmis et parce que génération après génération nous réfléchissons à notre propre dépravation, cela
signifie que l’altruisme est profondément ancré dans notre nature » (15). Tous
les personnages à l’exception de Yan Zhe sont suffisamment âgés pour avoir
vécu les longues années de réforme post-maoïste pendant lesquelles
l’égoïsme individuel a poussé la société à accumuler toujours plus de richesses, tout en créant toujours plus d’inégalités et de différences au sein
de la hiérarchie sociale.
Bien que La Vie des Fourmis comporte un jugement plutôt négatif sur l’engouement pour Mao, le spectre du maoïsme qui s’est incarné dans le désir
utopique de l’égalité et de la justice est toujours bien vivant dans l’imagination science-fictionnelle sur la nature humaine.
L’univers immoral de la Trilogie Trois Corps
Mao joue également un rôle dans l’œuvre maîtresse de Liu Cixin, la Trilogie
Trois Corps, dans laquelle un grand leader ressemblant fort à Mao lance personnellement une mission secrète à la recherche d’une forme d’intelligence
extra-terrestre, ce qui aboutit à attirer la guerre interstellaire sur la planète
Terre. Le leader ressemblant à Mao fait une brève apparition dans le
roman (16) mais, dans un contexte plus large, la révolution maoïste sert de
toile de fond pour toute l’intrigue de la Trilogie Trois Corps. La version en
ligne de son premier volume, Le Problème des Trois Corps, s’ouvre sur l’humiliation publique d’un astrophysicien par des Gardes rouges, ce qui mène
sa fille Ye Wenjie à perdre toute foi en la moralité humaine (17). Cependant,
Ye Wenjie rejoint par la suite la mission de Mao partant à la recherche d’extra-terrestres. Lorsqu’elle reçoit enfin des signaux d’une civilisation extraterrestre ennemie, elle n’hésite pas une seule seconde à les inviter à envahir
la Terre, une décision qui fait écho à ses sentiments ambivalents envers la
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Révolution culturelle. Sa misanthropie combinée à son espoir de voir l’humanité purgée de tous ses maux la transforment en leader charismatique
d’un mouvement clandestin qui se prépare à l’arrivée de vaisseaux spatiaux
extra-terrestres. Cependant, contrairement à son propre désir de considérer
les extra-terrestres comme des êtres moralement plus avancés, elle est celle
qui, avant tous les autres personnages, découvre le plus sinistre secret de
l’univers : l’hospitalité universelle n’existe pas du tout ; au lieu de cela, une
lutte perpétuelle entre les êtres « intelligents », telle que la révolution permanente que Mao appelait de ses vœux, se poursuit depuis la création de
l’univers. La guerre interstellaire a vocation à se poursuivre jusqu’à la fin du
temps et de l’espace. Ye Wenjie regarde pour la dernière fois le coucher du
soleil : elle le voit comme le crépuscule de l’humanité, mettant fin à tout
espoir de survie de l’espèce humaine dans un univers immoral (18).
Ceci n’est que le début de cette saga. Avec trois volumes sortis en l’espace
de quatre ans, la trilogie Trois Corps a scellé la réputation de Liu Cixin
comme le plus en vue des écrivains chinois de science-fiction. Le dernier
volume de la trilogie figurait sur la liste des meilleures ventes publiée dans
les principaux journaux chinois et a fait l’objet de débats à la télévision et
sur internet à l’échelle nationale. Totalisant 880 000 caractères, la trilogie
raconte une épopée qui commence par la Révolution culturelle et se termine par la fin de l’univers. Le titre de la trilogie est inspiré d’un problème
de physique et de mécanique classique, à partir duquel Liu crée le monde
de Trisolaris dans le système stellaire le plus proche de notre soleil, Alpha
du Centaure, où, comme Liu le décrit avec imagination, le mouvement irrégulier de trois « soleils » rend la seule planète de ce système solaire inhabitable pour les extra-terrestres « trisolariens », comme les appellent les
Terriens. Les conditions extrêmement difficiles auxquelles les Trisolariens
sont confrontés les forcent à chercher une nouvelle planète habitable. L’invitation de Ye Wenjie provoque une série d’événements qui finissent par
faire éclater une violente guerre interstellaire dans notre système solaire.
Dans la science-fiction occidentale d’après-guerre (et poststalinienne), il
est extrêmement courant de voir le thème de l’utopie devenir irréversiblement orwellien avec, d’une part, l’oppression institutionnelle de l’individu
comme incarnation du mal du vingtième siècle par excellence et, d’autre
part, les batailles des héros individuels contre le totalitarisme représentant
d’une façon ou d’une autre une foi dans l’intégrité des individus face à la
corruption institutionnelle. Cependant, dans la Trilogie Trois Corps, la dimension orwellienne n’est pas considérée comme foncièrement mauvaise et les
héros sont ceux qui sont prêts à se sacrifier. Une « dictature collectiviste »
l’emporte parfois dans la structure narrative du conflit avec les Trisolariens.
Les spectres du collectivisme, du communisme et du maoïsme sont particulièrement persistants chez ce que Liu Cixin appelle les « civilisations du
vaisseau spatial », qui peuvent apparaître à première vue comme le véritable
équivalent de l’Utopie : des « îles » isolées au milieu de l’océan stellaire,
des sociétés extrêmement bien organisées qui peuvent fonctionner de manière automatique sans l’intervention d’individus. Mais par un renversement
supplémentaire de la dialectique entre utopie et dystopie, il apparaît qu’au14. Wang Jinkang, Yisheng (La Vie des Fourmis), op. cit., p. 243.
15. Wang Jinkang, Yisheng (La Vie des Fourmis), op. cit., p. 224.
16. Dans la version publiée, le nom de Mao a disparu du texte. À sa place, le nom du leader se présente
sous la forme de trois carrés vides. Dans la traduction anglaise, il apparaît en tant que XXX.
17. Cette entrée en matière a été déplacée à une phase ultérieure du récit dans la version publiée.
Cependant, la traduction anglaise de Le Problème des Trois Corps rétablit l’ordre du récit adopté
dans la version en ligne, qui commence par trois chapitres sur la Révolution culturelle. Liu Cixin,
The Three-Body Problem (traduit par Ken Liu), New York, Tor, 2014.
18. Liu Cixin, The Three-Body Problem (version anglaise), op. cit., p. 390.
perspectives chinoises • No 2015/1
Mingwei Song – Après 1989 : la nouvelle vague de science-fiction chinoise
cune de ces « civilisations du vaisseau spatial » n’est un paradis pour les
humains. Un univers extrêmement hostile force les « citoyens du vaisseau
spatial » à donner la priorité à la survie à tel point que le collectivisme légalise le cannibalisme, que les personnages de Liu défendent néanmoins
comme nécessaire pour perpétuer la « civilisation » qui est, de toute façon,
déjà devenue inhumaine (19).
Dans le deuxième volume de la trilogie, La Forêt Sombre, Liu Cixin crée le
personnage de Zhang Beihai, le fondateur de l’une des premières « civilisations
du vaisseau spatial ». Après qu’une arme trisolarienne surnommée « la goutte
d’eau » ait détruit presque tous les vaisseaux spatiaux humains ainsi que le
dernier espoir pour l’humanité de survivre à l’invasion d’une civilisation extraterrestre d’une supériorité inégalable, le vaisseau spatial de Zhang fuit le
champ de bataille proche de Jupiter et quitte à jamais le système solaire. Il
est le premier architecte d’un nouveau type de civilisation qui doit faire face
à l’incertitude post-humaine dans un environnement totalement hostile aux
ressources limitées. Au début, les officiers du vaisseau spatial ont un débat au
sujet de la manière de mettre sur pied une civilisation nouvelle. Si l’opinion
majoritaire se prononce en faveur du maintien de la dictature militaire, Zhang
Beihai le refuse catégoriquement ; et lorsque d’autres proposent la démocratie
comme alternative, Zhang Beihai hésite et déclare : « Face à un désastre tel
que la rencontre avec la menace trisolarienne, une société construite sur des
principes humanistes est fragile, en particulier quand notre monde a besoin
du sacrifice d’une de ses parties pour le bien de son intégralité » (20).
Zhang dissimule son défaitisme au plus profond de son cœur. Il ne croit
pas que l’humanité survivra à cette guerre interstellaire périlleuse. Il croit
plutôt que seul le sacrifice d’une partie ou peut-être même de la majeure
partie de l’humanité est la condition de la survie finale de l’espèce, même
lorsqu’elle aura cessé d’être une civilisation. Zhang Beihai ne se lamente pas
sur sa propre mort ni sur la destruction du vaisseau spatial qu’il pilote
lorsqu’un autre vaisseau l’attaque pour se ravitailler, y compris en denrées
extraites des corps humains.
Aussi bien Liu Cixin que Han Song écrivent sur le cannibalisme. Han Song
l’utilise comme métaphore des maux de la société, à l’instar de Lu Xun, bien
qu’avec une obsession encore plus grotesque pour les détails anatomiques (21). Mais Liu Cixin parle ouvertement du cannibalisme comme d’une
étape nécessaire à la survie de l’espèce dans certaines circonstances extrêmes (22), une étape certainement nécessaire au développement de la « civilisation du vaisseau spatial ». Les membres de la « civilisation du vaisseau
spatial » capturés par les Terriens dans le troisième volume de la trilogie
sont accusés de cannibalisme, mais leur défenseur explique les limites de
la moralité lorsqu’on manque de toutes les ressources essentielles pour
vivre. Les cannibales sont exécutés mais, dans le récit de Liu Cixin, le véritable châtiment n’est pas d’ordre moral. La position que Liu Cixin laisse ses
personnages prendre lorsqu’ils font face à une mise en accusation d’ordre
moral est fondée sur une compréhension post-humaine du sacrifice de soi
et de la futilité de la subjectivité humaniste. Dans une autre histoire de Liu
Cixin, l’humanité toute entière est rayée de la carte lorsqu’une espèce extraterrestre exploite toutes les ressources terrestres. Les derniers soldats meurent paisiblement allongés sur le sol avec le faible espoir que les nutriments
de leurs corps permettront au moins à de petits insectes de survivre de sorte
que la Terre ne se transforme pas en monde complètement mort (23). Liu
n’est de toute évidence pas un humaniste, et ses inquiétudes quant au destin de l’humanité se heurtent à un conflit sans issue entre le développement
et la moralité, ou bien entre l’univers (vu comme vide moral où l’intelligence
peut se développer sans limite) et l’humanité.
No 2015/1 • perspectives chinoises
Pour préparer la sortie de la traduction anglaise du premier volume de la
trilogie, Le Problème Trois Corps (traduit par l’auteur de science-fiction américain d’origine chinoise Ken Liu), Liu Cixin a partagé certaines de ses réflexions sur le roman avec des lecteurs de langue anglaise. Il déclare : « la
science-fiction est une littérature des possibles. L’univers dans lequel nous
vivons est aussi un espace d’innombrables possibilités. Pour l’humanité, certains univers sont meilleurs que d’autres et Trois Corps met en scène le pire
de tous les univers possibles, un univers dans lequel l’existence est aussi noire
et difficile qu’on peut l’imaginer » (24). Le pire de tous les univers possibles
est un endroit où chaque civilisation est une tribu de chasseurs qui met tout
en œuvre pour éliminer ses rivaux. La seule solution pour survivre est d’éviter
de s’exposer. La citation de Liu présente sans aucun doute la trilogie Trois
Corps comme le roman dystopique le plus noir qui soit.
L’intrigue de la trilogie est centrée sur la question de savoir si la moralité
est possible dans un univers qui prospère grâce à la loi de la jungle. Rempli
d’images sublimes et terrifiantes de guerres interstellaires, d’utopie technologique et de mutations merveilleuses des règles physiques, le récit de
Liu Cixin est froidement réaliste dans sa présentation du dilemme moral
des personnages lorsqu’ils sont confrontés à des menaces catastrophiques
venant de civilisations extra-terrestres beaucoup plus avancées. C’est un
spectaculaire conflit entre les instincts moraux de l’humanité et la nécessité
de survivre. Tandis que quelques personnages choisissent de rester fidèles
aux premiers à des moments cruciaux de l’histoire, c’est la dernière qui prévaut dans un univers aux ressources limitées, comme chez les membres de
la « civilisation du vaisseau spatial » qui se nourrissent des cadavres de leurs
camarades.
Le disciple de Ye Wenjie, Luo Ji, le personnage principal du second volume
de la trilogie, établit le principe de l’« astro-sociologie », un mélange de darwinisme social et d’injonction maoïste à l’auto-défense et à l’attaque préventive. C’est ainsi que Luo Ji trouve la clé de la survie de l’humanité dans
le vide moral de l’univers. On institue un système de défense bien coordonné
qui dévoilera aussi bien la position de la Terre que de la planète d’origine de
la civilisation extra-terrestre des envahisseurs, de telle façon que des créatures encore plus intelligentes détruiront certainement les deux. La menace
d’une destruction mutuelle assurée proférée par Luo Ji met un coup d’arrêt
à l’avancement militaire des Trisolariens. Les civilisations s’épanouissent sur
Terre et une ère de décadence post-apocalyptique commence à émerger
dans un monde qui s’accroche à un espoir ténu. Cependant, la fin arrive,
prenant tout le monde au dépourvu : un seul petit vaisseau spatial transportant des créatures inconnues s’approche à grande vitesse par la lisière
extérieure du système solaire et envoie un minuscule objet en direction du
19. Liu Cixin, Sishen yongsheng (L’Impasse), Chongqing, Chongqing chubanshe, 2010, p. 85-87.
20. Liu Cixin, Sishen yongsheng (L’Impasse), op. cit., p. 405.
21. On trouve ce type de cannibalisme grotesque dans le roman court de Han Song « Meinü shoulie
zhinan » (Guide du chasseur de belles femmes) qui, après avoir été seulement disponible en ligne
pendant de nombreuses années, a été publié pour la première fois dans son récent recueil de nouvelles Yuzhou mubei (Les Tombes de l’Univers), Shanghai renmin chubanshe, 2014, p. 275-373.
22. Dans une conversation avec le Professeur Jiang Xiaoyuan, historien des sciences, Liu met Jiang au
défi de répondre à la question de savoir s’il faudrait qu’ils mangent le modérateur du dialogue
s’ils étaient dans l’obligation de le faire pour survivre. Jiang se prononce en faveur de l’humanisme
tandis que Liu affiche sa préférence absolue pour la survie par rapport à la civilisation. Voir Liu
Cixin tan kehuan (Liu Cixin sur la science-fiction), Wuhan, Hubei kexuejishu chubanshe, 2014,
p. 42.
23. Liu Cixin, « Ren yu tunshizhe » (L’homme et les dévoreurs), in Shiguang jintou (La Fin des Temps),
Shijiazhuang, Huashan wenyi chubanshe, 2010, p. 220.
24. Liu Cixin, « The worst of all possible universes and the best of all possible Earths: Three Body and
Chinese science fiction » (traduit par Ken Liu), accessible sur www.tor.com (consulté le 7 mai
2014).
11
Do ssi er
soleil. L’objet, aussi fin qu’un morceau de papier, réduit à deux dimensions
tout ce qui rentre en contact avec lui. Appelé « feuille bivectorielle », il
s’avère être l’arme la plus dangereuse de l’univers, utilisée par une civilisation supérieure de nature quasi-divine afin de réduire sans cesse le nombre
de dimensions de l’univers, d’abord de onze à dix, puis à neuf, jusqu’à trois
et maintenant à deux, de sorte que toutes les créatures vivantes adaptées
à un univers aux dimensions plus nombreuses meurent comme des poissons
jetés sur la terre ferme.
Liu Cixin décrit dans les moindres détails la réduction à deux dimensions
de l’ensemble du système solaire : planète par planète, objet par objet, molécule par molécule. Saturne, Jupiter, l’ensemble des petites planètes, Vénus,
Mars, la Lune, la Terre et les êtres humains, ainsi que le soleil et le reste, tout
est réduit à deux dimensions par la feuille bivectorielle. Dans la scène la
plus fantastique de toute la trilogie, le monde devient une énorme image
plate (25). Cela prouve une chose pour les personnages : l’univers est foncièrement immoral, il ne peut être plus noir. Le changement des règles physiques ne mène pas à la seule défaite des rivaux mais également à la
destruction mutuelle. Même les créatures supérieures de nature quasi-divine
sont les victimes des dimensions décroissantes de l’univers.
Mettant au premier plan le destin d’un avenir incroyablement dystopique,
le récit de Liu reste parfois ambigu quant aux conflits entre la moralité et la
survie, l’humanité et la technologie, l’espoir et le désespoir. À travers le développement de toute l’intrigue, Liu montre clairement que l’univers est un
endroit inhospitalier laissant peu de place à la moralité. Cependant, le pouvoir
le plus magique de la trilogie réside peut-être dans la rémanence de l’humanité qu’on trouve même dans les moments et les lieux les plus froids. L’une
des deux seules personnes à vivre jusqu’à la fin de l’univers est Cheng Xin,
une femme au bon cœur que les fans de Liu Cixin surnomment sarcastiquement la « sainte mère » pour exprimer leur manque d’affection pour ce personnage qui succède à Luo Ji comme principal défenseuse de la Terre mais
cède aux bons sentiments qui envahissent son cœur lorsqu’elle doit affronter
l’invasion extra-terrestre. Elle n’a pas le courage d’appuyer sur les boutons
qui provoqueront la destruction mutuelle à la fois des envahisseurs trisolariens et de toutes les espèces terrestres. Son incapacité à agir lui confère
néanmoins une conscience morale. Sur la toile de fond d’un combat mortel
pour la survie, Cheng Xin reste une personne qui nous rappelle sans cesse les
principes moraux de la compassion et de l’entraide. Elle fait un choix moral
dans un univers immoral. Mais elle joue également un rôle encore plus important dans la saga de Liu Cixin : elle a recours à l’écriture pour transmettre
des messages sur l’humanité à l’univers du futur. Liu Cixin conclut le roman
en adoptant le point de vue de Cheng Xin et rebaptise la trilogie « Souvenirs
du Passé de la Terre » (Diqiu wangshi 地球往事).
Le paragraphe final du roman, qui ne compte que 200 caractères environ,
est une description enchanteresse d’un petit « système écologique » laissé
par Cheng Xin dans « notre univers » qui n’est plus, et dans lequel un petit
poisson nage rapidement tandis que la rosée du matin qui s’est déposée sur
l’herbe reflète les rayons du soleil levant. Est-ce le point de départ d’un nouvel univers ? Ou bien s’agit-il d’un testament à la justice poétique ? La petite
boule qui contient ce système écologique vivant est sans doute la dernière
trace d’espace utopique dans le vide moral de l’univers de la saga spatiale
de Liu Cixin.
Envisagé en dehors de la structure narrative des « Souvenirs du Passé de
la Terre », l’ensemble des mots, des descriptions littéraires et des récits des
trois romans peut aussi être vu comme un testament à la justice poétique
pour la moralité humaine qui ne peut survivre dans un univers immoral.
12
Comme « Le Nuage Poétique » (Shiyun 詩雲, 2003), une nouvelle antérieure
de Liu Cixin, qui décrit comment une créature extra-terrestre de nature
quasi-divine qui détruit sans pitié tout le système solaire se passionne pour
la poésie chinoise classique et épargne la vie d’un poète chinois (26), la fin
de la trilogie Trois Corps a également recours à l’imagination littéraire
comme manifestation la plus puissante de l’humanité. Défenseur de la technologie et de la « hard SF », Liu Cixin investit néanmoins l’imagination littéraire d’une foi transcendantale en l’espoir de manière incroyablement
romantique et idéaliste.
La trilogie de Liu atteint son point culminant avec la fin de notre système
solaire. Le dernier monument de la civilisation humaine est édifié sur Pluton,
d’où les personnages principaux (Luo Ji et Cheng Xin) assistent à la disparition du monde humain. À ce moment-là, tout est perdu. Et c’en est fini de
l’ascension de la Chine, de la paix éternelle sur la Terre, et de tous les rêves
utopiques les plus grandioses. Mais c’est aussi à partir de là que Liu Cixin
nous mène vraiment à la rencontre de l’inconnu. Son imagination littéraire
transcende l’obsession pour la Chine ou la question de la dialectique entre
utopie et dystopie. Il traite directement de l’infinité de l’univers. Sa saga
spatiale nous montre un univers plus sombre qu’on ne peut l’imaginer, mais
en même temps, comme le dit l’un de ses personnages lorsqu’il entre pour
la première fois dans une bulle quadridimensionnelle de l’espace : « même
l’une de ses plus infimes parties nous reste insondable » (27).
Comparé à d’autres auteurs de science-fiction chinois, Liu Cixin est le plus
pessimiste au sujet des limites de l’humanité : critique de l’humanisme, il
ne croit pas en l’optimisme. Cependant, son monde est aussi le plus merveilleux, doté d’un pouvoir exaltant qui pousse les lecteurs à remettre en
question et à explorer l’inconnu, et son récit témoigne d’une curiosité profonde pour l’infinité de ce qui s’étend au-delà de ce que nous croyions savoir. Au-dessus de la noirceur infinie d’un univers immoral, subsiste en effet
la lueur d’une vision utopique qui transcende les intérêts des nations et des
peuples et se développe à l’échelle des années-lumière. Il s’agit d’un univers
post-humain qui, au lieu de satisfaire les espoirs optimistes de voir certains
idéaux devenir réalité, s’épanouit sur des possibilités potentiellement infinies. Liu Cixin dit qu’il écrit à propos du pire des univers possibles mais il
nous laisse également l’espace nécessaire pour imaginer le reste.
Un avenir post-humain
Plus que tout autre auteur chinois de science-fiction, Liu Cixin, informaticien de profession, s’intéresse surtout à l’exploration des conditions de
l’existence post-humaine, à travers laquelle il interroge les conceptions traditionnelles de l’humanité, dans une nouvelle ère bénie ou menacée par des
possibilités post-humaines. Qu’est-ce que le post-humain ? La notion
contient au moins la remise en question de la croyance humaniste en la
position centrale de l’humanité dans l’univers. Elle implique les tournants
épistémologiques introduits par les nouvelles sciences, telles que la théorie
des cordes, et les nouvelles technologies, telles que les technologies de l’information, l’intelligence artificielle et le génie biologique, qui apparaissent
fréquemment dans les romans et nouvelles de Liu Cixin. L’incertitude et l’infini remettent en question la confiance dans la totalité et l’intégrité et met25. Liu Cixin, Sishen yongsheng (L’Impasse), op. cit.
26. La traduction anglaise du « Nuage Poétique » par Chi-yin Ip et Cheuk Wong est publiée dans Renditions, vol. 77/78, 2012, p. 87-113. Pour une analyse de cette nouvelle, voir Mingwei Song, « Variations on Utopia in Contemporary Chinese Science Fiction », art. cit.
27. Liu Cixin, Sishen yongsheng (L’Impasse), op. cit., p. 195.
perspectives chinoises • No 2015/1
Mingwei Song – Après 1989 : la nouvelle vague de science-fiction chinoise
tent en pièces le rationalisme et l’auto-détermination qui sous-tendent la
version optimiste de l’humanisme. Cet article s’en tient néanmoins à la
question des effets culturels et éthiques de l’expérience post-humaine imaginaire de Liu dans le contexte des changements culturels chinois intervenus
après 1989. L’avenir post-humain, qui n’est peut-être pas nécessairement
utopique, me paraît être une réponse fascinante aux divers symptômes des
problèmes de la Chine contemporaine.
Dans la nouvelle intitulée « Micro-ère » (Weijiyuan 微紀元, 1999) de Liu
Cixin, la « micro-ère » post-humaine se situe 25 000 ans dans le futur et
abrite un monde sans peines ni soucis peuplé de jeunes gens, et uniquement
de jeunes gens, qui ne deviendront jamais adultes. En réalité, ce sont des
êtres magnifiques aussi mignons que minuscules, les « micro-humains »,
qui ont été génétiquement régénérés et dont la taille a été réduite à environ
un billionième de celle d’un être humain normal. Ces « micro-humains »
sont la seule espèce à avoir survécu après que la Terre ait été brûlée par le
soleil. Leur taille microscopique leur permet d’échapper à l’explosion apocalyptique du soleil, puis de resurgir et de devenir les nouveaux maîtres de
la planète, bâtisseurs de villes aussi petites que des gouttes d’eau et architectes d’un monument aussi léger qu’un cheveu érigé à la mémoire de l’humanité disparue. Leur ère est caractérisée par la « légèreté » et
l’« apesanteur » et leur sens de l’anxiété est proportionnel à leur taille extrêmement petite. Leur vie est complètement insouciante et joyeuse. En
conséquence, ils ne connaissent pas le poids des responsabilités, n’ont aucune mémoire du passé, aucun sens de l’histoire et aucun besoin d’épanouissement personnel. Dans une sorte de carnaval perpétuel, les
« micro-humains » s’adonnent à une extase rêveuse, jouissant d’une vie
enfantine, innocente et de la jeunesse éternelle.
L’histoire est racontée du point de vue du dernier homme, ou du dernier
« macro-humain », qui revient sur la terre après une odyssée spatiale de
17 000 ans passés à rechercher en vain une autre terre. Apparaissant dans
l’histoire comme « le pionnier », il est attristé par l’extinction totale de l’espèce humaine mais également surpris de ce qu’il voit à l’aide d’un dispositif
grossissant particulier : un microcosme, une utopie de la jeunesse, peuplée
de colonies paradisiaques flottant librement sous forme de gouttes d’eau à
la surface de la Terre. Il est chaleureusement accueilli par les « micro-humains » et traité comme un patriarche, un mentor et un chef. La « Présidente Directrice Générale » (zuigao zhizhenguan 最高執政官 ) du monde
utopique futur, une jeune fille gaie et jolie qui a été élue à cette fonction
précisément pour ces qualités (et qui n’est pas sans rappeler la dirigeante
de Chine 2185, également désignée dans ce roman par le titre de « Présidente Directrice Générale ») engage la conversation avec le pionnier. Elle
l’informe que dans son monde, la mélancolie et le chagrin n’ont de place
que dans les musées. Mais après avoir vu une véritable tristesse dans les
yeux du pionnier, elle est à la fois émue aux larmes et en même temps ravie
par l’imagination galvanisante d’un monde ancien plein d’événements historiques tragiques, grandioses et sublimes, qu’elle se représente comme
aussi magnifique qu’un amour idyllique. Cependant, elle et son peuple ne
pourront jamais prendre la mesure de cette tristesse, parce que ce sentiment
chez eux restera toujours sans fondement et hors d’atteinte et qu’au cours
de leur vie, ils ne feront que « devenir de plus en plus enfantins et être de
plus en plus heureux » (28).
Cette histoire me rappelle l’allégorie de Lu Xun dans laquelle le héros antique « supporte le poids de la tradition et maintient la porte des ténèbres
ouverte », laissant « passer les enfants librement de sorte qu’ils puissent
courir vers les grands espaces baignés de lumière et mener par la suite des
No 2015/1 • perspectives chinoises
vies heureuses d’êtres humains rationnels » (29). Mais dans l’histoire de Liu
Cixin, la tâche accomplie par le pionnier est plus simple que celle qui incombe au héros antique. Deux choix s’offrent à lui : faut-il qu’il redonne vie
aux gènes humains conservés dans son arche interstellaire afin de restaurer
l’ancienne civilisation « humaine » ? Ou bien lui faut-il tranquillement accepter la disparition de sa génération (ou de son espèce) et laisser s’épanouir
les « micro-humains » enfantins, sans jamais les accabler de la connaissance
de l’histoire tragique et mouvementée des « macro-humains » ? Après une
seule seconde d’hésitation, il choisit de disperser tous les gènes humains
qu’il a rapportés du monde ancien et de garder la « micro-ère » intacte.
C’est ainsi que le pionnier met fin à l’histoire de l’espèce humaine et célèbre
l’avènement d’une utopie post-humaine.
Remise dans le contexte des changements culturels intervenus en Chine
depuis 1989, cette histoire de « micro-ère » préfigure la récente représentation cinématographique de Guo Jingming 郭敬明 d’un « âge de la petitesse » (xiao shidai 小時代) moins scientifique, mais qui en dit long sur le
déficit de chagrin et de mémoire dans la Chine de la « nouvelle ère ». Il se
pourrait bien que la « micro-ère », une image technologiquement positive
d’un avenir post-humain pour Liu Cixin, et l’ « âge de la petitesse », une
version hédoniste d’un présent postsocialiste pour Guo Jingmin et ses fans,
servent tous deux à enterrer les idées des Lumières sur le développement,
le progrès, le perfectionnement moral et l’épanouissement psychologique,
les valeurs humanistes par excellence. L’utopie post-humaine de la jeunesse,
telle celle imaginée par Liu Cixin, constitue à la fois le paroxysme et le
contrepoint d’un symbolisme surdéterminé de l’image « jeune » de la modernité, à la fois par l’exagération de son affirmation de soi et la déshumanisation de sa propre identité. Si cette histoire fait écho de manière lointaine
à l’appel solennel lancé au début du vingtième siècle par Liang Qichao pour
une « jeune Chine », il se pourrait que son imagerie joyeuse et lumineuse,
créée au début du vingt-et-unième siècle, ait vidé de son contenu son interpellation politique tout en conservant brillamment sa forme dynamique.
Un tel phénomène culturel pourrait correspondre à un changement de
paradigme dans l’engagement politique de la jeunesse chinoise depuis 1989.
Dans une recension de 1999 d’écrits fictionnels d’un groupe de nouveaux
auteurs nés dans les années 1970, une génération à laquelle j’appartiens, je
développais quelques réflexions sur un phénomène nouveau qui apparaissait
dans les descriptions littéraires de la jeunesse : je l’avais baptisé beidong
chengzhang 被動成長 (la maturation passive). Dans les histoires d’auteurs
tels que Ding Tian 丁天 (né en 1971) et Zhou Jieru 周潔茹 (née en 1976), la
perte de l’innocence politique, l’idéalisme déçu et un cynisme généralisé se
développent tous dans le contexte d’un complot social (et tacitement dans
l’environnement politique de l’après 1989) qui construit la subjectivité sans
lui donner beaucoup d’espace de liberté. Contrairement aux générations qui
les ont précédés, ces auteurs n’ont pas fait preuve d’une intention claire de
résister à ce complot, sauf à travers la dérision et l’autodérision. Chez les
deux auteures les plus populaires de cette génération, Wei Hui 衛慧 (née
en 1973) et Mian Mian 棉棉 (née en 1970), la jeunesse de leur génération
s’incarne sous les traits d’un consommateur écervelé. Avec leurs premiers
romans Shanghai Baby et Les Bonbons chinois, classés parmi les meilleures
ventes en Chine, elles ont ouvert la voie à une nouvelle « littérature de jeunesse » privilégiant la mise en scène de personnages hédonistes fuyant la
réalité et réduisant le conflit entre l’individu et la société à une quête au28. Liu Cixin, Weijiyuan (Micro-ère), Shenyang, Shenyang chubanshe, 2010, p. 100.
29. D’après la traduction de T. A. Hsia. Voir Hsia, The Gate of Darkness, Seattle, The University of Washington Press, 1968, p. 146-147.
13
Do ssi er
Épilogue : les anciennes chansons de la terre
fait connaître en écrivant une suite pastiche à la Trilogie Trois Corps de Liu
Cixin, qui a dans un premier temps publié cette histoire, d’abord intitulée
« Les chansons stellaires » (Xingge 星歌, 2012), sur internet. Quand cette
histoire a ensuite donné son titre à son premier recueil de nouvelles Les Anciennes Chansons de la Terre (Gulao de diqiu zhi ge 古老的地球之歌, 2013),
ce n’était pas seulement le titre qui avait changé mais aussi ce que les explorateurs découvrent sur cette étoile. Dans la version en ligne, les « chansons stellaires » ne sont rien d’autre que des « chansons rouges », les chants
patriotiques révolutionnaires de l’ère maoïste. Dans la version publiée, elles
se sont transformées en chants patriotiques révolutionnaires de l’ère stalinienne. Ces chansons sont diffusées par des nano-robots tombés dans les
profondeurs de l’étoile des siècles auparavant. Il s’agit d’une « étoile rouge »,
aussi bien du point de vue astronomique que du point de vue politique. Les
explorateurs, qui appartiennent à une génération post-humaine, post-révolutionnaire et post-socialiste qui ne sait plus rien d’un quelconque État socialiste ayant jadis existé sur la planète Terre, sont tous très émus par ces
bouleversantes chansons. Ils ne peuvent s’empêcher de les écouter et on
assiste à l’émergence d’un véritable culte des « chansons rouges ». Mais il
ne s’agit pas de la simple naissance d’un chœur mais d’une modification
de tout le destin de l’univers. Le système d’I.A. qui contrôle le vaisseau spatial se convertit à tous les –ismes dont ces chansons font l’apologie. Elle
(car cette I.A. est de sexe féminin) conduit le vaisseau spatial à s’écraser sur
l’étoile qui explose et se transforme en supernova. Le concert de chants révolutionnaires ébranle tout l’univers. « C’est la lutte finale / Groupons-nous
et demain / L’Internationale / Sera le genre humain ». (Ou plus exactement
« L’Internationale sera le post-humain »). La chanson est entonnée en
chœur par les nano-robots qui se reproduisent à l’infini (32).
On peut lire l’histoire de Bao Shu comme un récit post-humain du type
de « Micro-ère » de Liu Cixin, mais ses fortes implications politiques contrebalancent l’optimisme technologique de Liu. La découverte inattendue de
l’ « étoile rouge » et la diffusion dans tout l’univers de l’ « Internationale »
par les nano-robots dotés d’I.A. pourraient bien être une représentation ironique d’une version ambivalente du déterminisme historique ayant dominé
l’utopisme chinois des premiers temps. Bao Shu donne intelligemment à
l’histoire un ton sério-comique du début à la fin. D’une manière profondément comique ou paradoxale, cela nous évoque un mélange bizarre de nostalgie et de futurisme qui, tel un couple d’anges ou de démons, façonne la
vision utopique et dystopique dans la nouvelle vague de la science-fiction
chinoise.
À six cent cinquante années-lumière de distance, une étoile brillante (31)
diffuse des chansons en continu : des chansons puissantes, militantes et sublimes qui incitent un vaisseau spatial humain à s’en approcher et à explorer
son histoire. C’est Bao Shu 寶樹 (né en 1980), un jeune écrivain qui s’est
z Traduit par Céline Letemplé.
z Mingwei Song est maître de conférences en littérature chinoise
moderne, Département des Langues et Cultures Asiatiques,
Wellesley College ([email protected]).
todestructrice du plaisir. L’anxiété prend fin et l’entrée dans l’âge adulte devient un processus passif rendu possible par les instincts de recherche du
plaisir aiguisés par un mélange d’indifférence politique et de capitulation
consentie face à la marchandisation (30).
Loin de l’ère « macro-humaine » de l’histoire de Liu Cixin et de la recherche du plaisir individuel de l’ « âge de la petitesse » de Guo Jingming,
les deux romans attirent l’attention sur des symptômes culturels de la période post-1989 pendant laquelle l’oubli de l’histoire est sanctionné par le
développement économique et l’indifférence politique. Liu Cixin a écrit
« Micro-ère » en 1999 et sa vision d’une utopie post-humaine de la jeunesse est devenue « réalité » dans la trilogie de « L’âge de la petitesse » de
Guo Jingming. L’histoire de Liu constitue un brillant commentaire de la tendance actuelle à la célébration hédoniste de l’ère contemporaine. À travers
son imagination littéraire, Liu crée « l’avenir » de la Chine d’aujourd’hui.
Les futurs descendants de l’humanité, tels qu’ils sont décrits dans la
« Micro-ère » de Liu Cixin, sont une génération de xinrenlei 新人類 (nouveaux êtres humains, la même expression que pour désigner la génération
postérieure à celle de Wei Hui et Mian Mian), qui jouissent d’une vie pleine
de plaisir et de bonheur mais qui ont perdu toute conscience historique. Si
l’histoire est apocalyptique, elle montre néanmoins un avenir qui évoque
un optimisme apparemment radical. Le pionnier verse des larmes de bonheur en regardant les visages joyeux des micro-enfants de l’humanité : ne
souhaitons-nous pas tous que nos descendants vivent heureux jusqu’à la
fin des temps ? Lu Xun serait-il satisfait d’une telle fin, lui qui finit son
« Journal d’un fou » sur un appel à sauver les enfants ? Ces jeunes post-humains qui ne vieillissent jamais réussiront-ils mieux que nous, les soi-disant
« macro-humains », accablés que nous sommes par la moralité et la
conscience historique ? L’histoire de Liu Cixin ne cache pas le côté atroce
de la disparition de l’humanité car le paradis se construit sur l’oubli complet
de la noirceur abyssale de tous les traumatismes et tragédies passés : ses
descendants sont une nouvelle génération née après la fin de l’histoire de
l’humanité. Cet avenir post-humain est-il une bénédiction ou une trahison
pour ceux qui ont une conscience aiguë de certaines circonstances des
changements historiques que la Chine a connus ces dernières décennies ?
Mais qui sommes-nous ? Comment nous construisons-nous en tant
qu’« humains » : avec des souvenirs et des regrets de notre condition humaine tourmentée ?
30. Song Mingwei, « Zhongzhi jiaolü yu zhangda chengren » (La fin de l’anxiété et l’entrée dans l’âge
adulte), Shanghai wenxue (Littérature shanghaienne), septembre 1999, p. 9.
31. L’étoile en question est Bételgeuse, la neuvième étoile la plus brillante du ciel nocturne.
32. Bao Shu, Gulao de diqiu zhi ge (Les Anciennes Chansons de la Terre), Beijing, Xinxing chubanshe,
2013, p. 126-162.
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perspectives chinoises • No 2015/1