Réforme du marché du travail - Direction générale du Trésor
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Réforme du marché du travail - Direction générale du Trésor
Diagnostics Prévisions et Analyses Économiques N° 77 – Juillet 2005 Réforme du marché du travail : les exemples de l'Espagne et du Danemark1 Le Danemark et l'Espagne, qui ont connu une forte réduction du chômage sur les dix dernières années, ont procédé à d'importantes réformes de leurs systèmes de protection des salariés au cours des années 1990. Au Danemark il s'agissait de mieux encadrer l'indemnisation des chômeurs afin d'accélérer leur retour à l'emploi. En Espagne, l'objet des réformes a porté sur le système d'ensemble de protection juridique des salariés (règles applicables aux emplois à durée limitée ou illimité, indemnités de licenciements), qui induisait une forte précarité de certaines catégories de travailleurs. Dans les deux pays les partenaires sociaux et /ou les partis politiques disposaient de facto d'un pouvoir de veto et les principaux aspects de ces réformes ont été élaborés en concertation avec eux. Ces processus relèvent cependant de deux logiques de réforme différentes. • Le Danemark bénéficie d'une longue tradition de dialogue social qui a façonné les relations du travail. En outre, le mode de représentation parlementaire conduit systématiquement à l'émergence de gouvernements de coalition, dont l'équilibre dépend d'une forte capacité de consensus. Dans ce contexte, les politiques publiques doivent s'appuyer sur une base politique élargie afin d'avoir quelque chance de s'imposer. C'est précisément ce qui s'est passé entre 1994 et 1999 lors de la réforme de l'assurance chômage visant à limiter certaines dépenses et à activer la recherche d'emploi, alors même que l'indemnisation généreuse du chômage apparaît comme une contrepartie de la flexibilité dont bénéficient les entreprises en matière de licenciement. • L'Espagne, au contraire, est un pays où le dialogue social, bien que présent, est marqué parfois par de fortes oppositions entre employeurs et employés. Les réformes successives ont été mises en place par des gouvernements ayant une forte majorité et une volonté affirmée. Une première réforme, mise en place au milieu des années 1980, a consisté à faciliter le recours aux CDD dans l'économie sans modifier le coût de séparation d’un CDI. Cette première réforme a conduit à une forte concentration des flux d’embauches sur les CDD mais a eu au final des résultats décevant sur l’équilibre global du marché du travail. Ainsi, au milieu des années 1990 et notamment en 1997, lorsque les conditions macroéconomiques ont été plus favorables, un relatif consensus a émergé pour réformer plus en profondeur certains aspects de la réglementation du contrat de travail. 1. Ce document a été élaboré sous la responsabilité de la Direction Générale du Trésor et de la Politique Économique et ne reflète pas nécessairement la position du Ministère de l’Économie, des Finances et de l’Industrie. Sommaire des derniers numéros parus Juin 2005 n°76 • Les conditions monétaires et financières courantes et passées dans la zone euro et aux États-Unis, Mickaël Le Mestric, Fabrice Montagné n°75 • Les indicateurs de la politique monétaire, Fabrice Montagné n°74 • Mesurer l’inflation sous-jacente en zone euro, Jean-Marie Fournier Mai 2005 n°73 • L’impact des taxes sur le marché pétrolier, Xavier Payet n°72 • Interventions de change asiatique et taux de change d’équilibre, Benjamin Carton, Karine Hervé, Nadia Terfous n°71 • Analyse économique de la prévention des risques pour la santé, Cécile Malguid Avril 2005 n°70 • Quelle lecture faire de l’évolution récente des exportations françaises ? Antoine Deruennes n°69 • Taux d’épargne : quel lien avec les indicateurs de confiance de l’Insee ? Abdenor Brahami n°68 • Retour sur les évolutions récentes des dépenses en faveur du logement, Frédéric Gilli, Bertrand Mourre n°67 • Les anticipations des entrepreneurs industriels de la zone euro sont-elles «rationnelles» ?, Emmanuel Michaux Mars 2005 n°66 • La situation économique mondiale au printemps 2005, Pierre Beynet, Nathalie Fourcade n°65 • Les déterminants des taux longs nominaux aux États-Unis et dans la zone euro, Sébastien Hissler n°64 • L'activité aux États-Unis est désormais aussi stable que dans la Zone Euro, CharlesAntoine Giuliani n°63 • Les taux marginaux d'imposition : quelles évolutions depuis 1998 ? Ludivine Barnaud, Layla Ricroch Fév. 2005 n°62 • Effets macro-économiques à long terme d’un changement d’assiette de la taxe professionnelle, Emmanuel Bretin n°61 • Les particularités de la reprise de 2003 en zone euro, Alexandre Espinoza, Jean-Marie Fournier Janv. 2005 n°60 • La conjoncture belge : révélatrice de la conjoncture de la zone euro ? Marceline Bodier, Éric Dubois, Emmanuel Michaux n°59 • Prix à la production et à la consommation dans le secteur agroalimentaire, Anna Lipschitz n°58 • Affirmative action et discrimination positive, une synthèse des expériences américaine et européennes, Denis Maguain 2 1. Une réforme construite sur le consensus : la refonte du régime d'assurance chômage au Danemark Le marché du travail danois est l'exemple type d'un modèle communément appelé «flexécurité», caractérisé à la fois par une forte flexibilité de l'emploi à durée indéterminée et une forte sécurité des revenus des actifs, grâce à un système d'assurance chômage protecteur. Depuis 1994, tout en sauvegardant cette complémentarité caractéristique, ce modèle a subi une refonte importante associant discipline budgétaire (réduction des allocations) et intégration sociale (politique d'activation). 1.1 Le contexte politique et social danois Du fait d'un système de représentation parlementaire proportionnel, les gouvernements danois issus des élections législatives sont le résultat d'une coalition de partis et cette coalition ne dispose généralement que d’une majorité relative au Parlement. Cela a toujours été le cas depuis 1909. Les partis du centre ont ainsi toujours déterminé, en fonction des résultats des élections, qui était en mesure de gouverner. Ce système a connu une certaine viabilité grâce à la tradition danoise de compromis et de consensus. Cette tradition s'exprime également parmi les partenaires sociaux : ces derniers sont fortement représentatifs et stables. LO, la principale centrale syndicale, a été fondée en 1896 et DA, le syndicat des employeurs en 1898. La tradition de dialogue a très tôt conduit les partenaires sociaux à organiser les relations du travail : temps de travail, organisation, salaire minimum, conditions de licenciement relèvent essentiellement des conventions collectives et non de la législation au Danemark. En outre, les chômeurs conservent généralement leur affiliation syndicale, ce qui conduit les syndicats à mieux prendre en compte leurs intérêts. Le gouvernement intervient peu dans le dialogue social, laissant les partenaires sociaux négocier entre eux ; il arrive même que, faute de conventions collectives signées, aucune réglementation sur tel ou tel aspect du droit du travail ne s'applique pour les travailleurs de certaines branches. 1.2 Le système avant le début de la refonte en 1994 L'OCDE range le Danemark parmi les pays les plus flexibles en termes de protection de l'emploi, proche des Etats-Unis. Au Danemark, des raisons économiques peuvent être invoquées en cas de licenciement, sans considération d'âge, condition sociale ou ancienneté. En outre, il n'existe pas d'obligation légale de reclassement ou de formation des salariés licenciés. Enfin, il n'existe pas de législation traitant du licenciement non fondé (mais seulement des accords collectifs) et les indemnités légales sont minimales : aucune avant 12 mois d'ancienneté et un maximum de trois mois après 18 ans d'ancienneté. Ce système où la contestabilité juridique des licenciements est très faible conduit à un taux de recours devant les tribunaux quasi nul. Cette flexibilité s'accompagnait jusqu'en 1994 d'une très forte protection en situation de chômage : jusqu'à neuf ans d'indemnisation, avec un taux de remplacement (brut) de 90% plafonné cependant à environ 1500 euros, soit un plafond proche du plafond moyen en vigueur dans les autres pays de l’OCDE (la France faisant figure d’exception avec un plafond de l’ordre de 5000€). L'activation obligatoire (formation, emploi public,…) n'intervenait qu'à partir de 2 ans et demi de chômage, ces programmes renouvelant les droits à l'indemnisation. Les droits s'ouvraient après une période de seulement 6 mois de contribution. Dans l'ensemble, cette assurance apparaissait comme l'une des plus généreuses au sein des pays de l'OCDE. Ce système engendrait de lui-même une forte résistance au changement : une flexibilité de l'emploi n'était acceptable pour les syndicats qu'à la condition que les chômeurs bénéficient d'une forte protection mutualisée. Au Danemark, la plupart des droits sociaux ne sont pas rattachés au statut de l'emploi durable à temps plein : les chômeurs bénéficient des mêmes droits sociaux que les employés et continuent à appartenir aux mêmes syndicats. Ces derniers sont par ailleurs bien coordonnés, tant horizontalement, au niveau national (entre les grands syndicats et avec le patronat), que verticalement (capacité à mettre en œuvre les accords au niveau local et à faire remonter l'information). Graphique 1 : chômage courant, structurel et évolution des salaires au Danemark 1970-1998 10 % 20 % 8 16 6 12 4 8 2 4 0 0 1971 1974 1977 1980 1983 1986 1989 1992 1995 1998 2001 2004 Variation des salaires dans le secteur privé (échelle de droite) Taux de chômage harmonisé (échelle de gauche) NAWRU, taux de chômage non-accélérateur des salaires (éch. de gauche) Source : OCDE, calculs DGTPE 1.3 La situation macroéconomique au moment des négociations Le ralentissement conjoncturel du début des années 1990 n'a pas épargné le Danemark. En réalité, la croissance a fléchi dès 1988 suite à un policy-mix restrictif dont l’objectif était de refroidir la demande intérieure dans un contexte de déficit élevé de la balance des paiements. La demande intérieure a alors reculé pendant plusieurs années, restaurant ainsi l’équilibre externe, au prix d’une croissance anémique et d’une explosion du taux de chômage qui atteignit 12% en 1993 (en données nationales), un niveau jamais vu depuis des décennies (graphique 1). Au moment où un 3 consensus s'est établi sur la nécessité d'une réforme du système d'assurance chômage, le contexte conjoncturel était donc très déprimé. Graphique 2 : part des chômeurs avec une ancienneté supérieure à 12 mois, Danemark 40 % 35 30 25 20 15 10 5 0 1992 1993 1994 1995 1996 1997 1998 1999 2000 2001 2002 Source : OCDE Cette crise semble donc avoir stimulé, plutôt que freiné, la volonté de réforme. Les déficits de l'assurance chômage tout autant que l'incapacité du système à éviter la montée du chômage de long terme et l'inactivité (graphique 2) ont sans aucun doute servi de catalyseurs. La réforme eut d'ailleurs un double objet : discipline financière et réduction des droits à indemnisation pour rééquilibrer le régime d'assurance chômage allèrent de pair avec la mise en place de politiques actives du marché du travail, visant à renforcer l' intégration sociale. 1.4 Le consensus de 1994 Le parti social-démocrate prit les rênes du gouvernement en 1993 et débuta rapidement les négociations sur la base du rapport de la commission Zeuthen de 1992 qui avait préparé le consensus. Ce rapport pointait précisément l'inefficacité du système, à la fois trop dispendieux et n'utilisant pas suffisamment les politiques d'activation (activités de placement, formation, emplois publics, etc.). Ces dernières n'étaient utilisées que tardivement (après deux ans et demi d'indemnisation) et conduisaient au renouvellement des droits jusqu'à un maximum de neuf ans. Sur la période 1994-1999, la durée maximale d'indemnisation fut progressivement ramenée à 4 ans et la participation aux programmes d'activation rendue obligatoire après un an d'indemnisation, sans désormais que cette participation ne permette d'acquérir des droits supplémentaires. La période minimale de contribution afin d'être éligible à l'assurance chômage passa de 6 mois à un an (mais seulement 6 mois pour les moins de 25 ans). En contrepartie, une politique budgétaire accomodante fut mise en place pour relancer la demande intérieure et un certain nombre de congés (formation, sabbatique, parental) furent introduits ou étendus, afin d'assurer une rotation des emplois entre chômeurs et employés, et créer ainsi des opportunités supplémentaires de sortie du chômage. 1.5 Les limites imposées par le pacte social En 2001, malgré la réforme de ce système, de nouveaux déséquilibres financiers sont apparus. Le nouveau gouvernement de centre-droit (parti conservateur et parti libéral) a proposé une réforme articulée principalement autour de trois mesures, visant à dégager 110 M€ d'économies (soit environ 4% d'économies sur les dépenses d'indemnisation du chômage ou 0,06% du PIB) : (1) réduction du seuil en dessous duquel l'indemnisation des salariés à temps partiel se trouve proportionnellement renforcée (21 h/ semaine contre 28 auparavant), (2) réduction des primes accordées pour les salariés en intérim et les travailleurs indépendants, (3) période de carence pour les salariés les mieux rémunérés. Les organisations patronales se sont opposées à cette réforme au titre que les mesures (1) et (2) conduiraient à une réduction substantielle de la flexibilité de l'emploi. Le parti populaire danois, soutenant la coalition au pouvoir, était sceptique. Deux des trois principaux syndicats (LO et FTF) considérèrent eux aussi que cette réforme n'était pas conforme à l'esprit du système d'assurance chômage, qui devait favoriser la flexibilité de l'emploi. Leur pouvoir de veto était réel, puisqu'ils avaient la possibilité d'exiger la renégociation des accords collectifs en cas de modification des règles de l'assurance chômage. Le projet fut donc abandonné. Une nouvelle proposition de réforme fut mise sur la table, s'attaquant aux indemnités supplémentaires en cas de chômage temporaire et au niveau d'indemnisation des salariés les mieux rémunérés, afin de limiter les «abus» du système. Les syndicats menacèrent alors de supprimer la possibilité de licenciements temporaires dans les accords collectifs si cette mesure était imposée par le gouvernement. Ce second projet fut lui aussi retiré. Cet épisode de réforme avortée constitue en fait une illustration de l'attachement des Danois à leur pacte social, qui suppose qu'un consensus soit dégagé avant toute modification substantielle des règles applicables au marché du travail. 2. Une réforme construite sur des intérêts divergents : l'assouplissement de contraintes relatives à la protection de l'emploi en Espagne Comparé au Danemark, le marché du travail espagnol se situe à l'autre extrême en matière de sécurité des travailleurs : forte protection de l'emploi durable et faible sécurité des revenus (faible niveau d'indemnisation du chômage, part très importante d'emplois temporaires). En 1997, le niveau de protection des emplois durables a pourtant été abaissé, alors que cela constituait une contrepartie apparente du système d'assurance chômage (faible degré d'indemnisation) et de l'utilisation intensive de l'emploi temporaire (introduisant beaucoup de précarité en dehors du CDI). Les négociations qui ont eu lieu à cette occasion en Espa- 4 gne illustrent que l'émergence d'un pacte social, y compris dans certains pays européens dont ce n'est pas la tradition, est possible. 2.2 La première étape : introduire plus de flexibilité sur la marché du travail en favorisant le développement de l'emploi à durée déterminée 2.1 Le contexte politique et social espagnol Jusqu'en 1997, les emplois durables (i.e. à durée indéterminée) en Espagne étaient parmi les mieux protégés en Europe. Les indemnités à verser en cas de licenciement individuel étaient de 20 jours par année d'ancienneté avec un maximum de 12 mois. En cas de contestation, si le licenciement était jugé non fondé, les indemnités à verser s'élevaient à 45 jours par année d'ancienneté avec un plafond de 3,5 ans de salaire. L'OCDE classait l'Espagne parmi les pays les plus rigides en matière de législation sur l'emploi durable. En 1984, cette réglementation avait été maintenue en tant que telle, mais contrebalancée par une libéralisation de l'usage des emplois à durée déterminée. A compter de cette date, les CDD furent autorisés pour une période maximum de trois ans, sans prime de précarité ou presque, et ouverts à tant de cas possibles qu'il n'était plus en pratique besoin de justifier du caractère temporaire de la mission pour créer ce type d'emploi. A la suite de cette réforme, le stock d'emploi à durée déterminée passa de 11% en 1984 à 34% en 1994 ; à cette date, il représentaient la quasi totalité des flux annuels de créations d'emplois, car le coût des licenciements de CDI dissuadait l'embauche sur ce type de contrat (les indemnités de licenciement versés aux salariés anciennement en CDI représentaient en moyenne 2 à 3 ans de salaire et s'élevaient à 1,5% du PIB en 1993). L'Espagne compte deux principaux syndicats : UGT et CC.OO représentent une majorité de travailleurs (75% des salariés aux élections professionnelles) depuis la fin de la période franquiste. Historiquement, l'UGT entretenait des relations étroites avec le parti socialiste espagnol alors que CC.OO était plus proche du parti communiste. Ces deux syndicats n'en ont pas moins conservé une tradition de collaboration, renforcée par leur représentativité qui les autorise à négocier au plan national. Ils ont notamment participé de manière coordonnée à la reconstruction sociale du pays après la chute du régime franquiste, créant ainsi les conditions d'un dialogue social avec les gouvernements successifs et les représentants du patronat. Les relations de l'UGT avec le parti socialiste se sont par la suite distendues, notamment lorsque ce dernier imposa une réforme de la sécurité sociale en 1985. En 1990, un Conseil Economique et Social fut créé afin d'organiser le dialogue social au plan national, auquel participent également les deux principaux syndicats de patrons (CEOE, et CEPYME pour les PME). L'objectif était de favoriser l'émergence d'un pacte social assurant une certaine modération salariale, en ligne avec les objectifs de faible inflation imposés par les critères de convergence pour adopter la monnaie unique. Les syndicats, en perte de vitesse au sein des entreprises depuis plusieurs années, saisirent cette occasion pour retrouver un rôle central dans l'élaboration des réformes. Leur pouvoir de veto demeurait en pratique important, compte tenu de leur capacité de mobilisation des salariés. Le système électoral explique également l'influence du dialogue social sur la prise de décision. En Espagne, le système de représentation est assez complexe, avec une part de proportionnelle. Même si les partis politiques sont bien organisés et disciplinés, certains gouvernements doivent s'appuyer sur une coalition : c'était le cas du gouvernement Aznar élu en 1996. Dans ce contexte, l'initiative de lancer des négociations en 1996 sur l'emploi était certes en partie motivée par le souhait de renouveler l'image du parti conservateur, mais elle s'expliquait aussi par la nécessité de construire un consensus, faute de majorité absolue au Parlement. Une fois ce consensus atteint, les lois de 1997 furent ainsi appuyées par une large majorité. Il est vrai, également, que la crainte des syndicats de voir le nouveau gouvernement imposer des réformes plus radicales encore les a sans doute conduits à entrer dans la conciliation et à accepter certains compromis. A l'inverse, en 2000, le deuxième gouvernement d'Aznar obtint une majorité absolue et n’eut pas à passer par la recherche de compromis. Pour ce qui concerne l'assurance chômage, l'Espagne ne dispose pas d'un système très protecteur. Avec un taux de remplacement de 70% tombant à 60% après 6 mois, un plafond à 1,75 fois le salaire minimum pour une personne sans enfants et surtout des conditions d'éligibilité très strictes (durée maximale de 2 ans, durée de contribution allant de 3 à 3,5 ans pour bénéficier de 12 mois d'indemnisation, de 12 à 18 mois pour bénéficier de 4 mois d'indemnisation). Par conséquent, les salariés employés sur des contrats à durée déterminée sont en pratique très peu protégés en cas de chômage. Fort logiquement, ce système renforçait la volonté des salariés bénéficiant de contrats à durée indéterminée (deux tiers du total des salariés), très protégés et fortement syndiqués, de s'opposer à toute modification réglementaire relative à la sécurité de leur emploi. Le sentiment d'insécurité s'est ainsi nourri de la montée en puissance des CDD et de la forte précarité des salariés occupant ce type de contrat. 2.3 La seconde étape : construire un consensus afin de changer la logique d'ensemble du système En 1992-1994, l'Espagne connut une période de récession. Son PIB décrut de 1% en 1993 et l'emploi chuta de 4% (voir le graphique 3). Dans ce contexte, la réforme de 1994 imposée par le gouvernement socialiste, qui conduisit de facto à une première diminution du coût des licenciements, ne pouvait recevoir 5 l'approbation des syndicats. Ces derniers, ne comptant pas les chômeurs parmi leurs membres, étaient incités à protéger les salariés en CDI plutôt qu'à soutenir une réforme susceptible d'augmenter les entrées mais aussi les sorties du chômage. Graphique 3 : variations du PIB et de l'emploi total (%) 8 % 6 4 2 0 -2 -4 PIB -6 1983 1985 1987 1989 1991 Emploi total 1993 1995 1997 1999 2001 2003 Source : INEM Graphique 4 : variation nette de l'emploi selon le type de contrat (milliers) 8 % 6 4 2 0 recours aux contrats à durée déterminé et d’assouplir les règles attachées au CDI. D’une part, il restreignit l'usage des emplois temporaires en ciblant désormais sur les chômeurs en difficulté le contrat dit de «promotion de l'emploi», dont l'usage généralisé en 1984 avait contribué à la montée de l'emploi temporaire. D’autre part, la réforme restreignit le nombre de cas dans lesquels les salaires sont dus après un licenciement contesté devant les tribunaux ; elle introduisit la notion de licenciement pour motif «objectif» (équivalent de notre licenciement économique individuel) de façon à autoriser des licenciements individuels pour une cause autre que disciplinaire ; enfin, elle réduisit le montant des indemnités en cas de licenciement collectif. Dans le contexte macroéconomique de 1994, ces deux dernières mesures furent combattues, sans succès, par les syndicats. En réduisant les possibilités de recours à l'emploi temporaire et en réduisant le coût relatif de l'emploi durable, cette réforme aurait dû réduire la part des premiers au bénéfice des seconds. L'impact de cette réforme fut pourtant faible : en 1995, la part de l'emploi à durée déterminée restait de l'ordre d'un tiers. De toute évidence, revenir sur les lois qui avaient permis un usage plus intensif de l'emploi à durée déterminée était sans impact sur les habitudes prises par les entreprises, en l'absence de moyens crédibles pour faire respecter la nouvelle réglementation. La réforme de 1997 prit le problème dans l'autre sens, en s'attaquant plus nettement encore au coût des licenciements. -2 Emploi permanent Emploi temporaire -4 1988 1990 1992 1994 1996 1998 2000 2002 Source : Consejo Economico y Social, 2004 En 1997, le contexte macroéconomique était bien différent. L'emploi durable était reparti à la hausse depuis 1996 et le taux de croissance de l'économie avoisinait les 3%. L'emploi temporaire, qui s'élevait à 35% du stock d'emploi en 1995, se maintenait à un niveau voisin en 1997. Les conditions économiques favorables à une réforme étaient cette fois présentes : un consensus national se fit autour de la nécessité de remédier à la montée de l'emploi temporaire car l'incertitude conjoncturelle avait diminué ; moins de salariés se trouvaient immédiatement exposés en cas de réforme de l'emploi durable. 2.4 Changer de stratégie face à la montée de l'emploi temporaire La reforma laboral initiée par le gouvernement socialiste en 1994 représentait la première des grandes réformes du marché du travail depuis l'extension en 1984 de l'usage des emplois à durée déterminée. Un de ses objectifs était bien la promotion de l'emploi à durée indéterminée en en réduisant le coût de sortie. Avec un taux de chômage encore supérieur à 20% au début des années 1990, la stratégie espagnole n'avait pas été en mesure de lutter efficacement contre le chômage. C'est pourquoi le gouvernement choisit de réduire les 2.5 La réforme de 1997 acheva le processus et introduisit plus de flexibilité au cœur de l'emploi La réforme de 1997 fut initiée dès 1996 par un long processus de consultation et de négociations. Le chômage atteignait alors 21,5%. Seuls 4% des contrats signés durant l'année étaient à durée indéterminée. Après des mois de négociations, syndicats et patronat signèrent un accord «Pour la stabilité de l'emploi» réformant le système de protection de l'emploi, mais également un accord sur la négociation collective (afin de rationaliser et mieux coordonner les différents niveaux de négociation) et un autre visant à combler des manques de réglementation dans certains domaines (structure des salaires, révision des hiérarchies des postes, etc.). Ces deux derniers accords constituaient des contreparties aux concessions faites par les syndicats au sujet de la réglementation des emplois durables. La réforme introduisit ainsi le «contrat permanent de promotion de l'emploi» pour une période probatoire de 4 ans, ciblé sur une population très large : les moins de 30 ans, les plus de 45 ans, ainsi que tous les salariés anciennement à durée déterminée dont le contrat était transformé en CDI. Ce contrat différait du contrat de «droit commun» de la manière suivante : en cas de licenciement individuel pour raison «objective» (excluant ainsi les licenciements collectifs et les motifs 6 disciplinaires) qui ne serait pas fondée, les indemnités s'établiraient à 33 jours de salaire par année d'ancienneté (au lieu de 45), avec un plafond de 2 ans (au lieu de 3,5 ans). Par ailleurs, les nouveaux contrats bénéficiaient d'exonérations substantielles de cotisations sociales, plus ou moins importantes et durables selon la catégorie de travailleur ciblée. En contrepartie, de nouveaux droits furent ouverts bénéficiant aux emplois intérimaires et aux emplois à temps partiel ou ayant un contenu de formation. Graphique 5 : salariés en emploi de longue durée / population active, Espagne 65 % 60 55 d'accord. La réforme fut décrétée par le gouvernement : elle prolongea l'utilisation du contrat introduit en 1997 et flexibilisa davantage le recours à l'emploi à temps partiel. Pourquoi les syndicats ont-ils accepté la réforme de 1997 et pas celle de 2001 ? La situation macroéconomique a sans doute joué un rôle. Le graphique 5 montre que la part des salariés en contrat à durée indéterminée dans la population active était tombée en dessous de 50% en 1997, alors qu'elle était remontée au dessus en 2001. Une interprétation possible est que les syndicats connaissaient une pression plus forte pour modifier le statut de l'emploi à durée indéterminée en 1997, car celui ci était devenu minoritaire dans les embauches. En 2001, au contraire, ils auraient été conduits à privilégier de nouveau la défense du statut le plus stable, car celui-ci était redevenu le plus représenté dans la population active. 50 3. Quelques facteurs semblant faciliter la réforme des systèmes de protection des salariés 45 40 1987 1989 1991 1993 1995 1997 1999 2001 Source : Dolado and Jimeno (2004) 2.6 Un consensus pourtant fragile : l'échec de 2001 et les discussions actuelles A l'été 2000 s'ouvrirent de nouvelles négociations, qui visaient, conformément à l'accord de 1997, à évaluer l'impact des mesures introduites plus de trois ans auparavant. Une divergence de vue s'établit entre les partenaires sociaux. Les syndicats souhaitaient à nouveau restreindre l'usage des emplois à durée déterminée afin de promouvoir la stabilité de l'emploi (contrats dits «pour circonstances de production» et contrats de services), tout en renchérissant leur coût relatif (prime de précarité et hausse des contributions sociales). Ils estimaient qu'il n'était pas souhaitable de péréniser les nouvelles règles du contrat à durée indéterminée, car celles-ci n'avait pas eu d'impact significatif sur la proportion d'emploi en CDD. Le stock d'emploi à durée déterminée avaient pourtant chuté d'environ 6 points dans le secteur marchand depuis 1997 (l'essentiel des embauches en contrats à durée indéterminée se faisant sur le nouveau type de contrat) ; c'est la multiplication dans le même temps des CDD dans le secteur public qui expliquait en fait ce résultat global décevant. Au contraire, les employeurs, poursuivant pourtant le même objectif, souhaitaient réduire encore plus le coût relatif de l'emploi à durée indéterminée (réduction des indemnités pour licenciements non justifiés à 25 jours, fin des salaires dus durant la procédure judiciaire). Tout en acceptant l'introduction d'une prime de précarité de 12 jours, les employeurs refusaient des restrictions supplémentaires. Après de longs mois de négociation, il apparut clairement que les partenaires sociaux ne se mettraient pas Du succès des efforts de réforme en Espagne et au Danemark, il est possible de tirer certains enseignements. 3.1 Définir les marges de manœuvre : la résistance des systèmes Les systèmes institutionnels génèrent leurs propres résistances au changement. Cette situation peut créer un biais en faveur du statu quo. Dans le cas de l'Espagne, une majorité de salariés tiennent d'autant plus au statut lié à leur emploi à durée indéterminée que l'assurance chômage est peu généreuse pour les salariés précaires, et que la précarité est répandue. Dans le cas du Danemark, les salariés et le patronat sont alliés objectifs dans la défense d'un système d'assurance chômage très protecteur qui rend acceptable la flexibilité de l'emploi. Dans les deux cas, après avoir construit un consensus sur la nécessité de revenir sur certaines protections générant des effets pervers, il a fallu identifier quelles étaient les marges de manœuvre et à quel moment les risques qu'entraîne le changement étaient les moins étendus et les mieux identifiés. 3.2 Le rôle du système politique et du gouvernement Le système politique de représentation semble jouer un rôle moindre dans le cas de réforme du marché du travail que dans celui d'autres réformes (privatisation ou retraites par exemple). Certes, une forte majorité au Parlement aide à imposer certains changements, comme dans le cas de l'Espagne en 2001. Mais lorsqu'il existe de facto un pouvoir de veto de la part des syndicats, ce qui est souvent le cas, une réforme d'importance visant à modifier un ou plusieurs aspects essentiels de la réglementation en matière de droit du travail ou d'assurance chômage doit passer par la 7 construction d'un consensus et la recherche d'un compromis. Il reste que les réformes étudiées ont toujours été portées avec détermination par les gouvernements – qu’ils aient été minoritaires ou majoritaires – afin d'essayer de faire aboutir un consensus. 3.3 Le rôle des partenaires sociaux Sur le marché du travail, les organisations et le dialogue social jouent un rôle déterminant dans la capacité de réforme. Une bonne coordination entre partenaires sociaux aide ainsi à faire passer des réformes, car elle permet d'établir une tradition de compromis, comme dans le cas danois. En Espagne, le dialogue social est plus récent et plus fragile, mais l'institutionnalisation du dialogue social dans les années 1990 a facilité la tenue des négociations. Le patronat voit dans ces négociations la possibilité de discuter de la modération salariale ; les syndicats y voient une opportunité de jouer un rôle au plan national. Enfin, le fait que le nombre d'acteurs en mesure de négocier au plan national soit limité constitue dans les deux pays un facteur facilitant la coopération et la stabilité des accords. Encore faut-il que l'ensemble des organisations trouvent un intérêt commun à la réforme. 3.4 Le choix du moment de la réforme Une réforme affectant la sécurité des trajectoires individuelles est d'autant moins bien accueillie qu'un nombre important de salariés est susceptible d'en ressentir immédiatement les effets négatifs ou que la probabilité d'avoir à subir ces effets à l'avenir est forte. Pourtant, une récession peut aussi révéler les effets pervers de certaines réglementations en matière de marché du travail, susceptibles d'augmenter le chômage de longue durée ou de creuser davantage certains déficits. Dans les deux pays, les processus de réforme se sont étendus sur plusieurs années. Les règles de protection entourant les trajectoires individuelles d'emploi ne se réforment pas du jour au lendemain : l'évolution a été graduelle et accompagnée de contreparties. En Espagne, la réforme s'est étendue de 1984 à 1997 dans le cadre d’un dialogue social renouvelé. Au Danemark, la réforme a été programmée de 1994 à 1999 et s'est accompagnée d'un renforcement des politiques actives de l'emploi afin d'améliorer la prise en charge de ceux dont on réduisait les droits, de l'extension de certains congés afin de favoriser des rotations nouvelles sur les emplois. 3.5 Quels enseignements ? Il n'y a évidemment pas de recette simple. L'examen des cas de l'Espagne et du Danemark nous enseigne que le chemin de la réforme est souvent long et difficile. De ces deux exemples, il est possible d'identifier ex-post deux types de stratégies. Dans un pays comme le Danemark où la tradition de consensus autour d'un pacte social existe, où la capacité de coordination a toujours été importante et où tout gouvernement est un gouvernement de coalition, la meilleure stratégie est sans doute celle qui consiste à rechercher la base politique la plus large possible. En revanche, lorsque les partenaires sociaux ont une vision trop éloignée de la solution à adopter afin de réformer, il peut être nécessaire de procéder aux réformes étape par étape, de manière souvent plus incrémentale par un processus d'essai et d'évaluation. En Espagne, un premier volet de la réforme, plus consensuel, a été ciblé sur certaines catégories. Un second volet, proposant une réforme de plus grande ampleur, a ensuite pu trouver du soutien, car des intérêts divergents se sont faits jour sur le marché du travail, conduisant certaines organisations qui s'opposaient initialement à toute réforme à modifier leur position. Stéphane CARCILLO Directeur de la Publication : Jean-Luc TAVERNIER Rédacteur en chef : Philippe GUDIN DE VALLERIN Mise en page : Maryse DOS SANTOS (01.44.87.18.51) 8