SEANCE N°6 : Les sources jurisprudentielles des droits et libertés

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SEANCE N°6 : Les sources jurisprudentielles des droits et libertés
SEANCE N°6 : Les sources jurisprudentielles des droits et libertés
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I/ EXERCICE : Commentez le texte de J.-P. COSTA (document n° 5)
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II/ DOCUMENTS REPRODUITS :
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Document n°1 : BADINTER (R.), « Le pouvoir et le contre-pouvoir », Le Monde, 23
novembre 1993, p.1.
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Document n°2 : CLÉMENT (M.), « Gouvernement des juges ? Non…, démocratie ! », Le
Monde, 14 mai 2010.
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Document n°3 : VITROT (P.), « Le Conseil constitutionnel est un aiguilleur », Libération,
18 janvier 2002.
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Document n°4 : ACCOYER (B.), « Le Parlement, ultime garant des droits fondamentaux »,
Le Figaro, 21 février 2011.
Document n° 5 : J.-P. COSTA, « Le juge et les libertés », Pouvoirs, 1998, n° 84, p. 75.
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III/ TRAVAIL DOCUMENTAIRE
- S. HENNETTE-VAUCHEZ, « Droits de l’homme et tyrannie : de l’importance de la
distinction entre esprit critique et esprit de critique », D., 2009, p. 238.
- M. TROPER, « Le pouvoir judiciaire et la démocratie », in Mélanges G. COHENJONATHAN, vol.2, Bruylant, 2004, p. 1571.
- P. WACHSMANN, « La volonté de l’interprète », Droits, n°28, 1999, p. 29.
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Document n°1 : BADINTER (R.), « Le pouvoir et le contre-pouvoir », Le Monde, 23
novembre 1993, p.1.
«
Le Monde
mardi 23 novembre 1993, p. 1
POINT DE VUE « Le pouvoir et le contre-pouvoir »
BADINTER ROBERT
La mise en cause du Conseil constitutionnel lors de la réunion du Parlement en Congrès
m'amène à rappeler quelques données qui me paraissent avoir été perdues de vue. Nul ne
disputera cette évidence : dans une démocratie, seul le Parlement a le pouvoir de faire la loi.
Et je suis de ceux qui considèrent que dans la V République, il convient de rendre au
Parlement la plénitude d'un pouvoir législatif trop entravé aujourd'hui. Mais dans tout Etat
démocratique, rien ne peut empêcher que le juge soit source de droit. Et le citoyen a tout lieu
de s'en féliciter. Ainsi la Cour de cassation, à partir de quelques articles du code civil de 1804,
a élaboré le droit moderne de la responsabilité civile.
De même, le Conseil d'Etat, en formulant les principes généraux du droit, a assuré aux
citoyens les garanties nécessaires à leurs libertés, et fait du droit administratif français un
modèle. La même inspiration préside depuis 1971 à la jurisprudence du Conseil
constitutionnel. Du droit d'association au droit d'asile, il a toujours veillé au respect des
libertés publiques et des droits fondamentaux de l'homme et du citoyen, et cependant, à
chaque alternance, et plus particulièrement au début de la législature, la même accusation est
reprise avec d'autant plus d'éclat que la majorité nouvelle est plus forte : le Conseil
constitutionnel s'opposerait à la volonté des citoyens.
Au gouvernement des élus du peuple succéderait le gouvernement des juges.
En vérité, l'impatience qui saisit toute majorité politique face au juge constitutionnel est celle
de tout pouvoir face à un contre-pouvoir. Certains opposent au juge constitutionnel son
origine en quelque sorte " bâtarde ". Il ne serait pas légitime parce qu'il n'est pas élu. Faut-il
rappeler que la légitimité d'une institution inscrite dans la Constitution ne procède pas du
mode de désignation de ses membres, mais de la volonté du constituant, le peuple souverain
qui a voté la Constitution. D'autres soutiennent que le contrôle du juge constitutionnel ne
devrait pas s'exercer au regard du préambule de la Constitution, qui se réfère à la déclaration
des droits de l'homme de 1789 et au préambule de la Constitution de 1946.
Mais en 1971, sous la présidence de Gaston Palewski, le Conseil constitutionnel, seul
interprète autorisé de la Constitution en cette matière, en a jugé autrement, à l'approbation
générale. Et le Parlement, en étendant à la demande du président Giscard d'Estaing en 1974 la
saisine du Conseil constitutionnel, s'est rallié à cette interprétation. Le Parlement de l'époque
savait en effet que, saisi par soixante députés ou soixante sénateurs de l'opposition, le Conseil
constitutionnel se prononcerait sur la constitutionnalité des lois votées au regard des principes
qui forment " le bloc de constitutionnalité " et qui découlent pour une grande part du
préambule de la Constitution.
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Après deux décennies d'application de ce préambule, des voix s'élèvent encore pour contester
cette évolution et enlever sa valeur constitutionnelle à la déclaration des droits de l'homme de
1789. Lorsqu'on reproche au Conseil constitutionnel de veiller au respect de la déclaration,
vise-t-on le principe d'égalité devant la loi, l'affirmation du pluralisme des moyens de
communication, l'obligation de définir les infractions pour exclure l'arbitraire, la nonrétroactivité de la loi pénale plus dure, ou le droit de propriété, pour citer quelques
prescriptions de la déclaration à plusieurs reprises invoquées par le Conseil depuis vingt ans ?
Quant à ceux qui s'en prennent à la référence au préambule de 1946, regrettent-ils qu'aient été
consacrés sur son fondement la liberté d'association en 1971, les droits de la défense en 1976,
la liberté d'enseignement et la liberté de conscience en 1977, le droit de grève en 1979,
l'indépendance de la juridiction administrative en 1980, la liberté syndicale en 1981, la
protection de la santé en 1991, le droit à une vie familiale normale ?
Autant revenir alors sur la révision de 1974. Car c'est elle qui a transformé le Conseil
constitutionnel d'instance de régulation en juge des différends constitutionnels entre la
majorité et l'opposition.
Le respect des libertés s'impose au législateur
En effet, quand les parlementaires de la majorité dénoncent le gouvernement des juges à
propos d'une décision censurant une loi votée par elle, ils négligent le fait essentiel que ce
sont d'autres parlementaires qui ont saisi le Conseil constitutionnel aux fins de voir prononcer
cette inconstitutionnalité. Le Conseil est ainsi appelé à prendre sa décision au regard
d'argumentations contraires formulées par des groupes parlementaires opposés : l'un,
minoritaire, soutient que la loi votée méconnaît la Constitution en totalité ou sur certains
points; l'autre, majoritaire, a considéré que la loi votée est conforme à la Constitution.
Pourquoi l'interprétation juridique de la majorité parlementaire devrait-elle dans tous les cas
prévaloir en droit sur celle de la minorité, sauf à admettre l'axiome : " toute minorité a
juridiquement tort parce qu'elle est politiquement minoritaire. "
Il faudrait alors supprimer tout contrôle de constitutionnalité et méconnaître par là les
exigences de l'Etat de droit dans une démocratie moderne. Car tout Etat de droit implique le
respect de la hiérarchie des normes. Au sommet de cette hiérarchie s'inscrivent la Constitution
et les principes qui la fondent. Ainsi, le respect des libertés et des droits fondamentaux des
citoyens s'impose au législateur. Et comme dans sa difficile fonction il lui faut mettre en
oeuvre ces principes dans des lois et les concilier quand ils s'avèrent contradictoires, la
question se posera souvent de savoir s'il n'a pas méconnu les principes constitutionnels. En
cas de conflit à ce sujet, seul un juge a qualité pour décider entre des points de vue opposés.
S'il opine en faveur des arguments invoqués par la minorité parlementaire, en quoi méconnaîtil les droits de la majorité ? A titre d'exemple, l'actuel premier ministre a saisi de 1988 à 1993,
avec d'autres députés de la minorité de l'époque, à dix reprises le Conseil constitutionnel, en
invoquant notamment les principes tirés du préambule de la Constitution contre la loi votée
par la majorité. A sept reprises, le Conseil constitutionnel a censuré en tout ou partie la loi
attaquée. En accueillant ainsi l'argumentation présentée par la minorité que faisait alors le
Conseil constitutionnel : du droit ou de la politique ?
Que le citoyen, auquel il convient toujours de revenir, trouve dans le contrôle de la
constitutionnalité des lois son avantage, il suffit de regarder l'Europe d'aujourd'hui pour en
être assuré. Il n'est point de démocratie naissante qui ne se soit dotée d'une Cour
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constitutionnelle. L'Allemagne fédérale et l'Italie au lendemain de la guerre, l'Espagne et le
Portugal émergeant du fascisme, les Etats d'Europe centrale et orientale après l'effondrement
du communisme ont institué des cours constitutionnelles.
A comparer d'ailleurs la jurisprudence du Conseil constitutionnel avec celles des autres cours
constitutionnelles en Europe et de la Cour européenne des droits de l'homme, c'est plutôt la
réserve que l'audace qui paraît sa marque. La Cour constitutionnelle italienne a prononcé
l'inconstitutionnalité de la répression pénale de l'interruption de grossesse. La Cour
constitutionnelle allemande a imposé au législateur d'assurer l'égalité de traitement entre
enfants légitimes et enfants naturels. La Cour constitutionnelle de Hongrie a déclaré en 1990
contraire à la Constitution la peine de mort parce qu'elle méconnaît le droit à la vie et au
respect de la dignité humaine.
Bien d'autres illustrations pourraient être citées de telles avancées jurisprudentielles des Cours
constitutionnelles en Europe. Il est remarquable, d'ailleurs, de constater, s'agissant de la Cour
européenne des droits de l'homme, que ses décisions, même lorsqu'elles condamnent la
France, sont accueillies sans protestation par les autorités nationales. Ainsi, par un paradoxe
révélateur, le contrôle du juge européen suscite moins de réactions de la part des majorités
successives que celui exercé par le Conseil constitutionnel. C'est sans doute que ce dernier
s'inscrit dans une conception de la démocratie fondée sur un équilibre complexe de pouvoirs
et de contre-pouvoirs, qui innove au regard de la tradition politique française. Quant aux
décisions du Conseil constitutionnel, il en va d'elles comme de toute décision de justice, elles
sont oeuvres humaines et, comme telles, soumises à la critique de la raison, qui ne saurait être
confondue avec la passion ou l'intérêt politique. »
Robert Badinter est président du Conseil constitutionnel.
© 1993 SA Le Monde. Tous droits réservés.
Document n°2 : CLÉMENT (M.), « Gouvernement des juges ? Non…, démocratie ! », Le
Monde, 14 mai 2010.
« La récente décision du Conseil constitutionnel sur la taxe carbone ou l'avis du Conseil d'Etat
sur la burqa ont montré une certaine défiance à l'égard du juge largement partagée. Pourquoi
un gouvernement ou un Parlement légitimes démocratiquement se verraient opposer des
décisions de la part de juges qui, eux, ne sont pas des élus du peuple ? Le débat n'est pas
nouveau mais il se développe alors même que le Parlement a décidé lors de la dernière
modification apportée à la Constitution de renforcer le rôle du juge constitutionnel en France,
en permettant aux citoyens d'invoquer l'inconstitutionnalité d'une loi. Il est donc assuré que
ces incompréhensions sur le rôle du juge se multiplieront à l'avenir chaque fois que le
législateur franchissant les limites du pouvoir qui lui est confié devra se soumettre au verdict
du juge constitutionnel.
La France n'a admis que très progressivement et très tardivement la légitimité d'une Cour
constitutionnelle et, plus généralement, elle a, depuis la Révolution, souvent considéré que la
seule véritable légitimité repose dans la loi telle que votée par les représentants du peuple. En
cela, la tradition révolutionnaire française s'inspirait de la tradition parlementaire britannique
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pour laquelle, selon De Lolme, "le Parlement peut tout sauf changer un homme en femme".
Pour que le droit européen puisse s'acclimater en France, il a fallu que ce tabou de la loi,
horizon indépassable du droit, soit dépassé. Aujourd'hui, notre droit n'est pas seulement du
droit national mais également du droit européen, y compris pour ce qui concerne les droits de
l'homme. Nous avons choisi librement de nous intégrer dans le double espace de l'Union
européenne et du Conseil de l'Europe. Nous avons choisi librement que ce droit soit soumis
au contrôle des juges des Cours de Luxembourg et de Strasbourg.
DÉBATS PASSIONNÉS ET CONTROVERSES
De quelle légitimité est investi le juge ? Ronald Dworkin rappelait récemment que la
démocratie ne repose pas seulement sur le fait majoritaire : supposons qu'une embarcation
trop chargée doive se priver d'un passager, recourir à un vote n'est pas le moyen le plus sûr
d'atteindre la justice, un tirage au sort pouvant être plus juste. Cette parabole montre les
limites de la procédure de vote. Ces limites sont exactement celles qui permettent de préserver
les libertés individuelles, la loi majoritaire ne pouvant pas priver de cette liberté un groupe
d'individus, fussent-ils minoritaires. C'est ce que rappelle la Déclaration de 1789 et c'est ce
qui fonde le contrôle de constitutionnalité. Il existe dans les sociétés démocratiques des
principes qui sont supérieurs et que la loi ne peut abolir. Le juge essaye de faire en sorte que,
lorsqu'on lui soumet un litige à trancher, la décision qu'il rend soit la plus cohérente possible
avec les principes et les lois dont il a la garde, quitte à ce qu'il écarte une loi qui n'est pas
compatible avec des principes constitutionnels ou du droit européen.
Certes, des débats passionnés et des controverses accompagneront toujours les décisions les
plus difficiles. Pas seulement en France mais également aux Etats-Unis, pays, pourtant, pour
lequel la justice constitutionnelle est un des piliers de la démocratie depuis le début du XIXe
siècle. C'est ce que montre par exemple la censure, au nom de la liberté d'expression, exercée
en janvier par la Cour suprême sur la loi sur les prises de positions d'entreprises dans les
campagnes politiques. Cinq juges, sur les neuf que compte la Cour suprême, ont mis en échec
le Sénat dans une décision ayant fait polémique. Mais ces débats ne doivent pas conduire à
remettre en cause le principe même de l'office du juge.
Le rôle du juge n'est pas de s'opposer au pouvoir politique mais de rappeler que des principes
s'imposent, y compris à nos élus. Nous avons en Europe admis que ces principes seraient
mieux protégés si nous nous soumettions à la juridiction de la Cour européenne des droits de
l'homme. C'est ainsi que, non seulement nous devons respecter nos principes constitutionnels,
mais encore, que nous devons faire en sorte que ces principes soient conformes au droit
européen. Est-ce pour autant la fin du politique ? Peut-on sérieusement penser qu'il n'est
possible d'agir politiquement qu'en n'étant que peu regardant sur nos principes fondateurs et
qu'il est légitime qu'un gouvernement prenne des risques juridiques si ces principes le gênent
?
Il n'est peut-être pas vain de rappeler que l'Europe s'est suffisamment égarée historiquement
sur des chemins bafouant les plus élémentaires principes démocratiques pour ne pas se
permettre d'être plus que vigilante dans ce domaine. »
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Document n°3 : VITROT (P.), « Le Conseil constitutionnel est un aiguilleur », Libération, 18
janvier 2002.
« A force de censurer les projets de loi du gouvernement, le Conseil constitutionnel
étoufferait-il toute velléité de réformes?
Que ce soit, pour prendre les exemples les plus récents, sur l'écotaxe, le financement des 35
heures, la nouvelle définition du licenciement économique ou encore, hier, la dévolution de
pouvoirs législatifs à l'Assemblée territoriale de Corse, les «sages» se seraient ainsi mués en
ultime obstacle se dressant face à la représentation nationale. Pour les spécialistes de droit
constitutionnel interrogés par Libération, il n'en est rien.
C'est l'avis de Dominique Chagnollaud, professeur à Paris-II-Panthéon Assas, qui prend
l'exemple Corse: «On peut bien évidemment réformer, mais, ce que dit le Conseil
constitutionnel, c'est qu'il faut modifier la Constitution au préalable.»
La voie à suivre. Plus généralement, Louis Favoreu, directeur de la Revue de droit
constitutionnel, juge que «le Conseil constitutionnel est un aiguilleur: il ne bloque pas les
trains de réformes, mais il indique la voie à suivre». Autrement dit, «la loi, c'est le fait d'une
majorité, c'est la fameuse phrase du "Vous avez juridiquement tort car vous êtes
politiquement minoritaire'' (1). A l'inverse, la Constitution oblige à rechercher et trouver un
consensus. Ce fut le cas, par exemple, pour Maastricht, la Nouvelle-Calédonie, etc. Mais sans
doute, nos gouvernements, qu'ils soient de droite ou de gauche, ont-ils perdu de vue le
consensus». «Tout n'est pas possible par la loi, renchérit Didier Maus, professeur de droit
constitutionnel à Paris-I. C'est un système d'aiguillage. La révision de la Constitution est un
élément de politique de réformes.»
Depuis 1974, date à laquelle sa saisine a été élargie (2), le Conseil constitutionnel joue un rôle
de censeur accru. Mais, rappelle Louis Favoreu, «tous les gouvernements passent sous sa
toise». Sa composition, parfois penchant à gauche, parfois à droite, ne changerait donc rien à
l'affaire. A l'été 1993, le gouvernement d'Edouard Balladur a été «victime» de vingt
annulations d'importance. En cinq ans, celui de Lionel Jospin l'a été à huit reprises, sur des
censures lourdes.
Textes mal ficelés. «Au sein du Conseil, les décisions sont très généralement prises à
l'unanimité, relève Dominique Chagnollaud. Et nous sommes dans une société socialelibérale», rappelle-t-il, dans une allusion à la décision des «sages» sur la loi de modernisation
so ciale.
Si le Conseil accumule les censures, c'est aussi parce que certains textes, mal ficelés, l'y
contraignent. «C'est classique, une loi n'est pas un texte limpide», note Didier Maus. «Les
dernières lois censurées ont fait l'objet de compromis de dernière minute entre partenaires de
la majorité plurielle», signale Dominique Chagnollaud. C'est notamment le cas de la nouvelle
définition du licenciement économique, incluse dans la loi de modernisation sociale après un
forcing des députés communistes. «Cyniquement, ajoute Dominique Chagnollaud, on peut se
demander si le gouvernement ne fait pas sciemment des lois un peu bancales sachant qu'elles
seront censurées... Et comme le Conseil constitutionnel ne jouit pas d'une bonne réputation...»
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Ainsi Lionel Jospin peut-il dire: «Ce n'est pas ma faute, j'ai fait tout ce que j'ai pu, mais le
Conseil ne m'a pas suivi.» C'est ce que Louis Favoreu nomme «le syndrome du bouc
émissaire», les «sages» seraient ainsi désignés à la vindicte.
Mais le jeu de défausse n'a qu'un temps. Et c'est le gouvernement qui se trouve sur la sellette.
(1) Formule employée par le député socialiste André Laignel en octobre 1981, lors du débat
sur les nationalisations à l'Assemblée nationale.
(2) Une réforme qui permet à soixante parlementaires de saisir le Conseil. »
Document n°4 : ACCOYER (B.), « Le Parlement, ultime garant des droits fondamentaux »,
Le Figaro, 21 février 2011.
« On oublie trop souvent que la Constitution de la Ve République attribue en premier lieu au
législateur la mission de garantir les libertés publiques. L'Assemblée nationale vient de le
rappeler en adoptant, le 25 janvier 2011, un texte majeur pour les droits fondamentaux : le
projet de loi relatif à la garde à vue. L'examen de ce texte a été exemplaire à tous égards. La
commission des lois a effectué, à partir de multiples auditions, un travail de fond
considérable. Les débats dans l'Hémicycle se sont déroulés dans un esprit républicain, le fond
l'a emporté sur les clivages partisans.
Si l'examen de ce projet de loi met en lumière ce que le Parlement peut faire de mieux, il
révèle aussi les nouvelles contraintes qui lui sont imposées. En effet, si l'Assemblée nationale
a été saisie de cette question, c'est parce que le Conseil constitutionnel et la Cour européenne
des droits de l'homme, et à sa suite la Cour de cassation, se sont prononcés contre la garde à
vue telle qu'elle était jusqu'alors appliquée en France.
Il est désormais loin le temps où André Tardieu pouvait regretter que le peuple fût « le
souverain captif » d'un Parlement tout puissant. Les citoyens disposent désormais de
nombreuses prérogatives pour contester la loi, lorsque celle-ci porte atteinte à leurs droits
fondamentaux. Depuis mars 2010, la question prioritaire de constitutionnalité permet à un
justiciable s'estimant lésé par une loi de lui opposer les droits et libertés garantis par la
Constitution. Cette nouvelle prérogative, issue de la réforme constitutionnelle de 2008, est un
progrès majeur pour notre État de droit. (...)
Qu'en est-il de la Cour européenne des droits de l'homme? Cette juridiction, qui influence les
juges nationaux, dit le droit de façon souveraine à partir d'une convention formulant des
principes généraux. Ses décisions s'imposent aux États, sans que ceux-ci ne puissent ni les
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contester ni les ignorer durablement. La Convention ne permet pas de réel arbitrage
démocratique, pourtant indispensable (lorsque les États considèrent que le juge européen va
trop loin).
C'est d'autant plus regrettable dans l'hypothèse d'un détournement à des fins corporatistes : il
n'est pas rare, en effet, que des groupes de pression, minoritaires au niveau national,
instrumentalisent les procédures devant la Cour européenne afin d'imposer des choix de
société qui relèvent des seules représentations nationales. En démocratie, les grands débats de
société ne sauraient être tranchés par un juge, mais débattus par les élus de la nation, seuls
responsables devant les citoyens.
Certains arrêts de la Cour européenne ont incontestablement infléchi le droit français de
manière très positive, le débat sur la garde à vue en est la preuve la plus récente. Plus
généralement, sans se prononcer sur le bien-fondé des décisions de la Cour, certaines
interprétations, parfois trop éloignées des réalités locales, peuvent être sources d'inquiétude.
La sécurité juridique et la stabilité du droit constituent une préoccupation légitime pour nos
concitoyens. Aussi, une juridiction internationale, aussi experte soit-elle, peut-elle, en
démocratie, imposer sa vision du droit au Parlement, et par conséquent au peuple? Un risque
existe, d'autant plus si les juges nationaux, jouant la concurrence avec les juges européens,
laissent les intérêts particuliers primer au détriment de l'intérêt général, dont la loi est garante.
La nécessité de maintenir un juste équilibre doit rester présente à l'esprit des juges comme des
élus. (…). C'est à ce prix que la présence accrue du juge dans le paysage politique, si éloignée
de la tradition française incarnée par Montesquieu, pourra s'intégrer dans notre modèle
républicain ».
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J.-P. Costa, « Le juge et les libertés », Pouvoirs, 1998, n° 84, p. 75.
« Le règne de la loi n’étant plus que relatif et limité, le juge intervient donc en matière de
libertés, le cas échéant contre la loi. Le schéma classique suivant lequel la Cour de cassation
et le Conseil d’État défendaient certes les libertés, conformément au système complexe et
subtil de la compétence respective de chaque ordre de juridiction, mais s’inclinaient devant le
législateur, quoi qu’il fît, ce schéma est donc révolu. Le nouveau régime d’application des
normes par le juge confère à celui-ci une liberté qu’il n’avait pas, et que les révolutionnaires
n’auraient pas même soupçonnée. Il est vrai que le rêve de Condorcet de voir le juge se borner
à une application mécanique de la loi (ce qui d’ailleurs, pour lui, n’était pas grave pour la
liberté, car il croyait, ou se forçait à croire, que la loi irait toujours dans le sens de la liberté),
ce rêve depuis longtemps ne correspondait plus à la réalité.
Le juge, en France, s’est inventé sans tarder un rôle créateur, avec la justification souvent
exacte que le droit écrit était incomplet ou lacunaire. La Cour de cassation, à partir de
quelques articles brefs et très généraux du Code civil, a par exemple édifié aux XIXe et XXe
siècles toute la théorie de la responsabilité civile. Le Conseil d’État, non content d’avoir bâti
largement sans textes une grande part du droit administratif, a protégé les libertés contre
l’administration en imaginant, à partir des années 1940, la théorie des principes généraux du
droit, qui lui a permis en particulier d’interpréter des actes administratifs antilibéraux, sinon
contra legem, du moins praeter legem. Quant au Conseil constitutionnel, s’inspirant sans
doute de cet exemple, il a, depuis 1971, donné à l’expression de « principes fondamentaux
reconnus par les lois de la République », contenue dans le préambule de 1946, une
signification hardie : il n’hésite pas à censurer les dispositions législatives qui sont contraires
non seulement à une norme écrite, mais encore aux principes dont il déclare lui-même qu’ils
ont valeur constitutionnelle. Seul le pouvoir constituant peut s’imposer à ses décisions et,
même s’il y a déjà un précédent célèbre, il n’est pas si facile de recourir à la révision
constitutionnelle pour surmonter une jurisprudence du Conseil.
Ainsi, le juge non élu, pratiquement irresponsable, se trouve être le gardien de nos libertés,
sans autre censeur que lui-même, au moins pour les cours souveraines que sont le Conseil
constitutionnel, le Conseil d’État, la Cour de cassation et les cours de Strasbourg et de
Luxembourg. Leur légitimité réside donc entièrement dans leur sagesse et, après tout, il faut
bien qu’il n’y ait personne pour « garder » les gardiens au sens platonicien, sinon on
aboutirait à des systèmes politico juridiques infinis jusqu’à l’absurde. Cette sagesse est en
effet difficilement discutable. […] Mais ils sont soumis à une tentation à laquelle il leur est
difficile de résister, celle de l’extension indéfinie de leurs compétences et de leurs pouvoirs.
Pour paraphraser à nouveau Montesquieu, décidément « incontournable », « tout homme qui a
du pouvoir est porté à en abuser » ; ergo, toute juridiction qui a du pouvoir est portée à en
abuser, en tout cas d’étendre, plus ou moins consciemment, ses attributions et les limites de
son contrôle.
Avec les meilleures intentions du monde, certes, et en particulier avec un souci sincère de
garantir les libertés, et d’en protéger les titulaires ; (…) nombreux sont les exemples de
juridictions souveraines qui ont interprété largement leur compétence ou l’arsenal juridique
dans lequel elles pouvaient trouver des armes. Assurément, mieux vaut une telle conception
de ses responsabilités de juge qu’une timidité excessive, pouvant confiner au déni de justice.
Mais puisque les juridictions souveraines n’ont plus guère de bornes normatives à leur libre
arbitre, leur sagesse demeure leur seul garde-fou : qu’elle vienne à se muer en hybris, et nul
ne pourra plus assurer que les libertés sont protégées par le juge, qui pourrait devenir
impunément anarchiste ou liberticide ».
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