Maître de cérémonie
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Maître de cérémonie
Maître de cérémonie Quand il est bourré, mon père rapporte des tas d’affiches débiles à la maison. Il les décolle dans la rue pour les recoller dans notre cuisine. Le matin, ma mère refuse qu’on les retire: « Il faut que Bertrand regarde la vérité en face ». La vérité, depuis deux ans, a donc successivement pris le visage de Johnny-au-stade-de-france, de Marine-Lepen-en-campagne, du Salon-de-l’Erotisme-àdeux-minutes-de-Paris et d’Astérix-et-Obélix-bientôt-dans-vos-salles. Il arrive que les affiches soient collées à l’envers ou de travers; parfois, c’est même pliées sur elles-même que mon père les scotche sur le grille-pain, avant d’aller se recroqueviller sur le canapé du salon. Ce samedi-là, pourtant, c’est proprement que l’affiche de The Master avait été scotchée sur la hotte Airlux de la cuisine. Elle flottait, drapeau cache-misère, devant le vrac des casseroles et des poêles. L’illustration dissimulait d’ailleurs si bien le chaos des ustensiles qu’elle semblait avoir été posée là volontairement. « Quelle installation ingénieuse! s’exclama justement Julia Duriez, qui aidait ma mère à débarrasser les coupes de glaces vides du dîner. Et c’est un bon film, The Master? - Oh, je n’en sais rien, chanta ma mère, c’est Bertrand qui nous a rapporté ça hier soir, j’imagine qu’il aimerait voir ce film. » Mon père, que le film en question laissait tout à fait indifférent, jeta à sa femme un regard glacé, qu’elle déposa dans l’évier avec les restes de Melba. « Est-ce qu’il ne passerait pas justement sur Paris? reprit l’amie Duriez; mais oui, nous pourrions allez au cinéma, ce soir! Oh, Valérie, ce serait une merveilleuse façon de digérer, n’est-ce pas? » Ma mère acquiesça. Après deux coupes de champagne, elle avait l’acquiescement facile. La moindre occasion était prétexte à remuer joyeusement sa tête d’avant en arrière, comme un caniche le fait avec sa queue. « Jo, s’il te plait, tu peux regarder si The Master passe encore au cinéma, ce soir? » Ma larve de soeur - qui, comme à son habitude, surfait sur son Macbook dans le salon en attendant le digestif - opina mollement du chef. Une demi-seconde plus tard, nous débarrassions la table, buvions un dernier verre d’eau et endossions nos doudounes pour rejoindre la séance de 22h30. Tous étions dans un terrible état excitation. Tous, sauf mon père. « Je ne vais pas pouvoir vous accompagner, j’ai des papiers à finir pour demain. Mais je veux que vous me racontiez tout au retour, hein. » fit-il avec un entrain simulé. « The Master... Ah, quel beau titre! » ajouta-t-il, deux tons trop haut. Habitués à ce que mon père appelait ses « politesses », on ne manqua pas de jurer solennellement de tout raconter au retour ; et après avoir vérifié que personne n’avait oublié écharpe ou cache-nez (« et la bouteille d’eau? vous avez pensé à la bouteille d’eau? »), on quitta la maison. * Le film - l’enrolage d’un vétéran de la guerre du Pacifique dans une secte - ne m’attirait pas le moins du monde. Mais il était parvenu à faire sortir ma mère de son antre : il méritait ma bienveillance. Pendant leurs congés, mes parents se cloitraient toujours chez eux. Ils se transformaient en vampires et n’affrontaient la lumière du jour qu’en cas d’extrême nécessité (une baguette, un carnet de timbre, une séance d’esthéticienne). Comme on l’imagine, le moral général s’en ressentait. Durant ce Noël-ci, l’humeur avait été particulièrement mauvaise ; mes parents avaient passé leurs après-midi à se disputer pour la faute d’orthographe sur le mot pour la femme de ménage (« tu vois l’exemple que tu donnes aux enfants? »), le son de la télévision monté un décibel trop fort (« c’est 18, Bertrand, pas 19 ; tu penses au voisin, un peu? ») et le tube de dentifrice qui, sans bouchon, allait sécher (« je travaille pas pour jeter mes billets par la fenêtre, merde ! »). Généralement, la tempête s’apaisait à la nuit tombée. Soit mon père buvait trop pour être en état de se battre, soitma mère décidait de « recevoir des Amis pour se changer les idées ». C’est que, comme toute couple mondain qui respecte son cliché, les réceptions de Bertrand et Valérie se multipliaient à mesure que leur mal augmentait. Chaque jour ou presque, après les crises d’hystérie de nos parents, Jo et moi devions supporter d’insupportables « réceptions amicales » où la prononciation du mot « bite » valait comme acte de suprême rébellion et où un coude posé sur la table était prétexte à une 3ème guerre mondiale. * « Vous connaissez ce Philip Seymour Hoffman, vous? demanda ma mère aux Duriez, en inspectant les billets du film. - Ah oui, ma chère, et plutôt, que nous le connaissons. N’est-ce pas Benoit? Un comédien merveilleux, ce Philip Seymour. Et physiquement - ne te vexe pas hein - mais physiquement, je trouve qu’il ressemble un peu à ton Bertrand. C’est dans les yeux, je crois; il y a quelque chose dans les yeux. Tu ne trouves pas, Benoit? » Bien que ma mère n’aie aucune idée des yeux possédés par le Philip Seymour en question, elle éclata ici d’un grand rire. C’était si formidable, d’avoir des amis. Julia commanda alors un paquet de pop-corn XXL pour « son Benoit » et « son Benoit » la remercia d’un baiser d’esquimau. « Valérie! Ne nous regarde pas comme ça! Je sais que les popcorn font grossir mais... une fois de temps en temps, ça ne peut pas nous faire de mal, si? Et puis nous l’as dit et redit: le repas n’était composé que de choses ul-tra-light! Tiens, je suis sure que tu as encore faim Benoit, non? » Et ce fut au tour du mari Duriez de mâcher un rire sans consistance avant de serrer la tendre paluche de sa femme. Le soupire que ma mère lança alors - ça faisait des années qu’elle n’échangeait plus le moindre geste sensuel avec son mari - rebondit sur tous les murs du MK2. Comme prévu, la projection fut barbante à crever. Pendant que Joachim Phoenix jouait au singe idiot et que Philip Seymour Hoffman s’improvisait babouin sage, j’eus le temps de sucer 43 popcorns et d’improviser 57 mauvais jeux de mots à l’oreille de ma soeur assoupie. Ma mère et les Duriez, pourtant, sortirent de la salle de ciné comme d’une attraction Grand 8. Ils avaient tant a-doré qu’ils dansaient de joie dans le hall, leurs cheveux à demi-dressés sur la tête et leurs voix trois fois plus haut qu’à l’habituel, décortiquant chaque « formidable action » et se remémorant de toutes les « mémorables répliques » qu’avaient prononcés les « incroyables acteurs ». Philip Seymour Hoffman avait particulièrement marqué ma mère: la ressemblance avec son mari (« cheveux du même gris, l’humour du même noir et ventre du même gras ») l’avait atteinte en plein coeur: « - Je crois que je viens de retomber amoureuse de Bertrand, avait-elle même osé au sortir de la séance; c’est un personnage si touchant dans le film, si faible et fort à la fois, si... si humain! Oh, Bertrand aurait du être comédien! Il ne serait certainement pas au chômage aujourd’hui si... » Ma soeur et moi étions gênées par l’impudeur de notre mère. Pour y échapper, nous partîmes loin devant, galopant. Pendant cinq minutes, nous courîmes en nous ravissant du crissement de nos bottes dans la neige puis nous nous arrêtames, attirées par l’odeur des sucre qui émanait de chez Cheechiz, l’échoppe à chichi de notre rue. Julia Duriez fut la première à nous rejoindre. « Vous voulez quelque chose, les filles? demanda-t-elle, remettant en place son bonnet de fourrure. Et comme nous ne réagissions pas, elle insista: - Je vous paie une gâterie! Allez, qu’est-ce que vous voulez? - En fait je crois que j’pourrai rien bouffer tant que j’aurai pas chié la Melba, finit par provoquer Jo. - Moi, en revanche, je vais prendre quelque chose... » La voix de notre mère nous fit sursauter. D’ordinaire, Valérie passait son temps à aboyer sur Bertrand qui « mangeait trop et trop n’importe quoi » ou sur Jo qui « cariait ses caries chaque jour un peu davantage avec ses caprices ». Qu’elle réclame aujourd’hui une confiserie tenait du miracle. « Oui, je vais prendre quelque chose, reprit notre mère, énigmatique. Je vais prendre une pomme d’amour pour mon mari! » Et, triomphante, elle se tourna vers le vendeur: « Peut-on faire des dédicaces sur les pommes d’amour? - Non madame, mais je peux vous faire une crêpe-message au Nutella, si vous voulez. - Ca ira, merci, rit ma mère » Et, après avoir réglé le moustachu, elle s’empara du fruit en sucre rouge, répétant que c’était « pour Bertrand, pour Bertrand, pour Bertrand » avec la fierté douteuse de l’avare qui donne la pièce pour la première fois. Sur le retour vers la maison, Valérie, ivre d’un bonheur surfait, tanguait de droite et de gauche, son sac dans une main, la pomme dans l’autre, radotant ses anecdotes propres et riant de celles de ses amis. A la voir qui virevoltait bientôt sur le tapis rouge de notre hall (ce « tapioche de bourg’ sur-thunés » que Jo détestait tant), j’éprouvai envers ma mère la même tendresse que celle de mes 10 ans, quand nous valsions nues au sortir de la douche, hilares dans le salon. « Oh merde, fit soudain Valérie avant de plaquer sa main devant sa bouche. - Qu’est-ce qu’il y a? demanda Julia Duriez. - Il y a que... (ma mère pouffa dans sa main), il y a que je me suis trompée de nom! J’ai appuyé sur l’interphone des Maurier! » Un peu plus et la bourde allait la faire pisser de joie. Heureusement, les Maurier n’étaient pas chez eux. Valérie enfonça alors le bon bouton. Une fois. Deuuuuux fois. Trooooooois fois. Quaaaaaaaaaaaatre fois. Son mari ne répondait pas. « Il a du aller se coucher... s’excusa ma mère. Mais j’ai les clés! - Oh, mais si Bertrand dort... Nous ne voulons déranger personne, avertit Julia - Un digestif n’a jamais dérangé personne, allons allons... » D’un mouvement sec, ma mère remit en place une mèche de son chignon et nous précéda sur les escaliers. Arrivée au cinquième étage, elle tourna la clé dans la serrure et s’excita: « COUCOU, C’EST NOUS » Elle brandissant sa pomme d’amour comme un trophée. « C’EST NOUS, COUCOU » Et comme seul le silence se faisait entendre, ma mère galopa jusqu’à la chambre de son mari: « Rien de tel qu’une bonne pomme d’amour pour rév.. » Sa phrase resta en suspension. « Ju, viens, s’il te plait ! fit ma mère. - Papa n’est pas là? demandai-je aussitôt, passant le pas de la porte. Valérie était prostrée sur le lit, pomme d’amour coincée entre les deux bâtonnets qui lui servaient de cuisses. Elle regardait fixement son téléphone portable. - Tu peux aller chercher ton père, s’il te plait? ordonna-t-elle alors d’une voix vidée. - Tu sais où il est? - Comme toujours. - Il va bien? - Va le chercher, s’il te plait, répéta alors ma mère. Puis, autoritaire, elle ajouta: - Dis lui que tout le monde l’attend. » Et elle quitta la chambre d’un pas décidé, jetant au passage sa pomme d’amour dans la poubelle du bureau, comme s’il eut s’agit d’un pack de yaourts périmés. * C’est toujours dans sa voiture que mon père buvait. Quand il rentrait du travail, quand il rentrait des courses, quand il prétendait partir en déplacement, quand il prétendait rentrer d’un congrès: toujours dans la Toyota qu’il finissait. Presque chaque matin, Bertrand l’alcoolique assurait à sa famille qu’il allait mieux, qu’il se « reprenait en main aujourd’hui », qu’on « avait qu’une vie, non?» ; et presque chaque soir, à l’idée de rentrer dans ce trou uniforme, dans cette clôture vérolée qui lui servait d’appartement, mon père restait collé au siège du conducteur, à réfléchir en buvant et à boire au lieu de réfléchir. Ce sont des secondes et des minutes et des heures et des nuits que notre père dépensait là, enfermé sur lui-même; des secondes et des minutes et des heures et des nuits pendant lesquelles ma soeur et moi parcourions de terribles insomnies. Et puis un pas d’hippopotame, une porte de WC, un cri de notre mère - nous autorisait à nous rendormir en paix. * « Ca va, tu veux qu’on marche un peu? » Courbée sur un morceau de ferraille trouvé par terre, une imposante silhouette se découpe dans l’ombre. A gauche de ce vieillard courbé: sa voiture. A sa droite: une fiole explosée. « Papa? Est-ce que ça va? » Muet, mon père me fixe en rondeur, semblant attendre de moi la réponse que je lui réclame, puant le whisky, la sueur et la résignation. « Papa?... Tu es là depuis longtemps? Tu veux qu’on marche? » Rouges écrevisse, d’alcool et de froid mêlés, les joues de mon père gonflent et se vident en silence. Ses yeux ont été remplacés par des billes de verre. Il tremble comme un drapeau au vent. « Papa, si tu me réponds pas, j’appelle SOS Psychiatrie, ok? Il ouvre la bouche, la referme et l’ouvre à nouveau: - Je peux pas. » Une voix gutturale: j’ai devant moi un ours déguisé en homme. « Tu quoi? - Je peux pas. Je peux pas bouger. - Tu veux dire que tu es bloqué sur ce bout de ferraille? » Le sourcil de mon père acquiesce pour lui. « Ca fait combien de temps? - Une demi-heure. - Tu as beaucoup bu? » Avec la main qui lui reste, il fait signe que ce n’est pas ça: « En ai marre Uliette, e veux plus continuer, e veux pu’. E veux pas rentrer. Veux pas. L’enfant s’interrompt, me transperce les yeux et reprend nerveusement: - Veux pas, veux pas, veux pas, veux pas, veux pas, veux pas. - Alors on ne rentrera pas. Tu ne peux vraiment pas marcher? Le sourcil se plie pour infirmer. - Comment tu te sens, papa? Tu peux mettre des mots? Son visage s’éteint tout à fait. Plusieurs secondes. Une éclaircie le traverse: « Une flaque. Je me sens comme une flaque. Ai plus de suivance... de souffan... de suvba... » Ici il s’interrompt, paniqué d’avoir perdu son mot. « De substance? Tu n’as plus de substance? - Oui ! » Ses sourcils me remercient maintenant en grimpant sur son front. « Je suis fondu, Ju, fondu comme la neige. » * La glace rompue, mon père se lança dans une longue confidence, la seule que je reçu d’ailleurs jamais de sa part. Entre deux rots de whisky, il m’avoua que si la dépression le gangrénait depuis deux ans, c’est qu’il ne supportait plus la vie étriquée qu’il avait toujours mené. Plutôt mourir que de retrouver un poste à la Sorbonne: il n’avait plus envie de déblatérer à nouveau sur « La place du Homard dans l’oeuvre de Proust ». Plutôt crever lui-même que de continuer à tuer le temps. Il refusait de bouffer encore une seule pêche Melba sympa en bavardant gentiment. Bertrand ne voulait plus se son existence bourgeoise, ne voulait plus de sa femme frigide, ne voulait plus des repas à heures fixes, ne voulait plus des phrases-qui-font-plaisir, ne voulait plus de... Mon père fut interrompu dans l’énumération de ses soupirs. Jay-Z venait de se mettre à rapper. « Répond - On s’en fiche, papa, c’est certainement une amie qui... Mais le volume de la sonnerie augmentait. - Juliette, tu réponds à ce téléphone. Le téléphone devait s’être égaré dans ma doublure: pas moyen de mettre la main dessus. - C’est certainement ta mère ou les Duriez, Juliette. Il faut répondre. » Le portable avait agi sur Bertrand comme un électrochoc. Comme le réveil interrompt le rêve, Jay-Z avait sorti mon père de sa bulle d’authenticité. « On s’en branle, papa, de ce que « se fait » et de ce qui ne se fait pas... » Ici, je retrouvai mon portable et pris note des sept SMS de ma mère (« Ou êtes-vous?»; « Hein?»; « Où?»; « Ohoh ?! »; « JE SUIS HUMAINE !!!!!», « RENTREZ, MAINTENANT. », « S’il te plait, Ju, je veux des nouvelles. ») et du message de Jo (« Vous rentrez ou j’commence mon lesbian-porn toute seule? ») avant de fermer le clapet de l’engin brutalement. « Ecoute pa’, tu vas prendre une nuit d’Hotel pour réfléchir et... - Nous rentrons, coupa Bertrand. - Quoi? Mais les Duriez sont certainement encore là, et... - Tu crois que c’est un problème? (Il rit.) Si les Duriez sont encore là, eh bien je leur sortirai mon plus beau sourire et je prendrai un... comment dit-on déjà? Bertrand lâcha le bout de ferraille sur lequel il était appuyé et secoua sa chaussure pour se débarrasser d’un morceau de verre qui y était agrippé. - Ah oui, un di-ges-tif. Je prendrai un di-ges-tif avec eux. » Et, oubliant alors sa prétendue paralysie, il me tira vers la Toyota pour y prendre un nouveau manteau, un menthol et un masque. En rentrant, nous passâmes devant le vendeur de chichi à moustache. Son rideau de fer était désormais baissé. Sur le côté de l’échoppe, en A3, un éléphant brandissait une pomme d’amour. Mon père arracha l’affiche du mur et, se tournant vers moi, s’exclama: « Un beau cadeau pour le frigo, non?», puis il écrasa l’affiche en riant et la jeta dans le caniveau. A cause des 0,20g d’alcool qu’il avait dans le sang, les cinq étages furent rudes à gravir pour Bertrand. Arrivé devant chez nous, il du souffler trois bonnes minutes avant d’avaler un menthol. « Papa... commençai-je, alors qu’il s’apprêtait à enfoncer la sonnette. - Oui, merci fistonne, me coupa-t-il sèchement. Sans toi je sais pas ce que je serais devenu. - Tu devrais prendre une décision maintenant, Papa, continuai-je. Si tu colmates les brèches encore une fois, c’est la fin. On peut encore aller à l’Hotel, tu sais. Dors ailleurs. Prends du recul. » Mais mon père était passé à autre chose. Ignorant ma dernière remarque, il donna trois coups sur le métal forgé, prit une respiration, un dernier menthol - et la porte s’ouvrit. « Salut ‘pa » fit fadement Jo, son MacBook dans une main, la poignée dans l’autre. Derrière elle se tenait Valérie. Bras croisés, pupilles mitraillettes, jambes tendues. « Ca va, Bertrand? Une voix aussi blanche que les flocons du dehors. - Tu faisais quoi, Bertrand? - Je... » Un tremblement agita son menton. Un instant, je crus bien qu’il allait craquer devant sa femme et devant les Duriez et qu’il allait demander à dormir ou à vomir ou à partir et qu’il se mettrait à pleurer ou à crier et que nous allions appeler les secours, l’hôpital ou les Alcooliques Anonymes et que nous allions gronder et chialer et nous gratter les coudes et serrer les mâchoires et que nous finirions par nous prendre dans les bras en nous avouant les uns aux autres que nous n’étions que des larves humaines, des grosses larves humaines, des énormes larves humaines, et que tout, tout, tout, tout allait se régler dans la famille. Mais la phrase qu’eut alors mon père verrouilla définitivement la possibilité d’un tel évènement: « J’étais parti t’acheter un pomme d’amour Puis il retira péniblement son manteau et ajouta: - Mais le vendeur était fermé. » Un monstre déguisé en rire agita alors Valérie. Une, deux, quatre, huit, dix secondes. Elle s’approcha de son mari et lui agita, comme le couteau dans la plaie, un verre de whisky sous le nez. « Nous en sommes au digestif, tu reprendras bien un petit verre n’est-ce pas? - Oh oui, Bertrand, un petit verre, oh oui, oh oui! » appuyèrent alors les innocents Duriez. Il ne bougea pas. - Et le film? Tu ne demandes pas comment était le film? fit ma mère, retournant s’asseoir. - Comment était le film? demanda mon père dans un écho creux. - Figure toi qu’un des personnages te ressemblait terriblement... Ma mère fit nerveusement crisser sa petite cuillère sur sa soucoupe à café et ajouta: - Un merveilleux comédien. » Et c’est ici que le visage de mon père disparut. Lentement, il défit son lacet gauche et lentement, il démêla son lacet droit; lentement, il se dirigea vers sa chambre et lentement, il échangea ses bottes tachées de vomi contre des mocassins de cuir; lentement, il tourna son corps lourd vers le salon, et lentement, il aperçu une pomme d’amour dans la poubelle rouge du bureau; lentement, il marcha jusqu’à la table et lentement, il s’assit à la place qui lui était réservée; lentement, enfin, il s’empara d’une serviette encore barbouillée de pêche Melba et, la tête toujours penchée, essuya la larme qui trainait au coin de son oeil gauche. Puis, relevant la tête brusquement, Bertrand bu son whisky cul-sec et s’exclama « Le maitre est de retour! », avec cette voix de doubleur de cinéma qui n’avait jamais été la sienne.