Entretien avec Lisbeth Gruwez_théâtre contemporain

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Entretien avec Lisbeth Gruwez_théâtre contemporain
Entretien avec Lisbeth Gruwez
Propos recueillis par Aude Lavigne
Chorégraphe, vous êtes une danseuse flamboyante de la scène
flamande. Pourriez-vous nous retracer votre parcours de danseuse ?
Lisbeth Gruwez : J’ai commencé la danse à cinq ans à Courtrai en Belgique,
ma ville natale. Étant une enfant très énergique, ma mère pensait que la
danse allait me calmer un peu. À 12 ans, je suis entrée à L'École Royale de
Ballet d'Anvers, Stedelijk Instituut voor Ballet. C’est une formation classique
que j’ai suivie jusqu’à dis-huit ans. C’était très très dur, j’ai failli arrêter car je
sentais que je ne dansais plus. Heureusement, à quinze ans j’ai vu des
spectacles de Wim Vandekeybus et de Jan Fabre qui m’ont permis
d’envisager d’autres perspectives que le ballet, ce qui m’a soulagée, et j’ai
donc trouvé de bonnes raisons pour poursuivre l’école et finir d’acquérir la
technique demandée. Une fois le diplôme en poche, j’ai jeté les pointes. J’ai
travaillé avec la compagnie Gabriella Koutchoumova à Bruxelles, qui utilisait la
méthode Ceccheti de danse moderne, autre chose que la danse classique
mais toujours pas ce que je cherchais. Après un passage d’un an à l’école
P.A.R.T.S. de Anne Teresa De Keersmaeker pour y apprendre à travailler "au
sol", j’ai rejoint la compagnie de Wim Vandekeybus en 1999. À partir de là,
c’était parti. Je suis allée deux ans en Slovénie avec Iztok Kovač, on peut dire
qu’il est le "Wim Vandekeybus des Balkans", une danse physique, avec
beaucoup de travail de sol, très différente de mon apprentissage mais avec
une dimension théâtrale qui m’intéressait beaucoup depuis que j’avais vu le
travail de Jan Fabre. Jan Fabre, que j’étais d’ailleurs allée voir dès la sortie de
l’école à dix-huit ans, mais qui m’avait trouvée trop inexpérimentée et m’avait
conseillée de revenir le voir dans quatre ans. C’est ce que j’ai fait, j’ai bien failli
être recalée une seconde fois d’ailleurs, mais après lui avoir montré ma
combativité, il m’a embauchée pour la pièce As Long As the World Needs a
Warrior's Soul créée en 2000. C’est le premier chorégraphe qui a su me faire
dépasser mes limites, il savait faire "quelque chose avec moi", c’est celui que
j’avais envie d’écouter. J’ai travaillé pendant cinq ans avec lui (Je suis sang en
2001, le film Les guerriers de la beauté de Pierre Coulibeuf et le solo Quando
l’uomo principale è una donna 2004). Dans ces mêmes années, j’ai aussi
travaillé en parallèle avec Jan Lauwers (Images of affection en 2002) et Sidi
Larbi Cherkaoui (Foi en 2003).
IT'S GOING TO GET WORSE AND WORSE AND WORSE, MY FRIEND est
un solo, c’est votre quatrième chorégraphie, a-t-elle un lien avec vos
précédentes pièces ?
Il m’a fallu quelques pièces pour réussir à atteindre une forme de sobriété et
être capable d’exprimer une idée avec clarté. Mes premiers solos sont remplis
d’énergie et de rage, mais il y a des liens entre les pièces. Souvent la pièce
précédente est une "brique" qui permet de construire, de démarrer la pièce
suivante. Ainsi en ce qui concerne les deux pièces présentées au Théâtre de
la Bastille, la pièce IT'S GOING TO GET WORSE AND WORSE AND
WORSE, MY FRIEND finit par l’extase produite par le discours sur un corps et
la pièce AH/HA commence par l’extaxe produite par le rire.
En 2006 j’ai fondé ma compagnie avec le solo Forever Overhead ; c’est une
pièce sur la chute. Une pièce très physique, à chaque représentation je me
cassais la nuque. Mon deuxième solo Birth Of Prey, « La Naissance d’une
proie », montrait comment une proie et son agresseur peuvent devenir une
même entité, comment deux forces opposées peuvent s’unir en un même
point de contact, par exemple entre un cavalier et son cheval qui font rythme
commun, ou quand un bateau se fond avec la ligne d’eau. Pour cette pièce j’ai
beaucoup étudié les mouvements des animaux. Par exemple, quand un loup
entre dans le territoire d’un autre loup, il veut montrer sa soumission et il
expose ainsi les parties de son corps qui sont vulnérables, comme sa nuque
ou son dos. Je suis toujours intéressée par la transformation, par les
métamorphoses progressives d’un corps et c’est le cas dans le solo IT'S
GOING TO GET WORSE AND WORSE AND WORSE, MY FRIEND. C’est un
solo qui parle de l’énergie qui se dégage de l’orateur, un corps qui est
tellement emporté par ce qu’il dit qu’il sort de lui-même, comme en extase.
Après avoir observé les gestes des animaux dans votre solo Birth Of
Prey, vous avez observé pour la pièce IT'S GOING TO GET WORSE AND
WORSE AND WORSE, MY FRIEND les mouvements produits par les
discours pleins d’emphase, ces discours qui métamorphosent un
homme.
La première source, la "graine" de ce solo est une interview de John
Cassavetes qui parle de son film Opening Night. Il est contrarié par le peu de
crédit accordé à son travail, il critique Hollywood et la télévision. Au fur et à
mesure de sa réponse, on observe ses gestes devenir de plus en plus pointus,
ses yeux sont exorbités, son visage se remplit de rage. Après avoir vu cette
vidéo, j’ai eu envie de chercher comment un corps change quand il fait un
discours.
Cassavetes a été le point déclencheur. Ensuite j’ai regardé beaucoup d’autres
discours. Hitler évidemment a été très utile, il est très théâtral ; mais aussi
Barak Obama qui est très intéressant car il parle "en triangle", beaucoup avec
sa tête, c’est plus fin. On pourrait dire qu’Hitler est wagnérien alors que
Obama est plus Bach, avec des répétitions et des petits gestes. Je les ai tous
passés en revue avec Mussolini qui se met toujours sur la pointe des pieds
pour se grandir, il est plutôt comique. J’ai récolté tous ces gestes mais je ne
les copie pas. Par contre, je les répète, je les digère en studio et dans ma vie
courante, chez moi ou quand je fais mes courses. Je les assimile
progressivement au point d’en faire une gestuelle quasi abstraite.
Comment avez-vous construit le solo ?
Il est construit en trois parties. La première partie est axée sur les gestes des
discours que j’ai personnalisés. C’est comme un texte que je danse
intérieurement. Ma formation en danse classique, que j’ai pourtant rejetée, m’a
aidée dans cette pièce pour la précision gestuelle, les diagonales et les ports
de bras.
La deuxième partie met en scène une bande-son composée de mots et qui
"dialoguent" avec mes mouvements. Mon complice Maarten Van
Cauwenberghe, qui signe la bande- son, est toujours en studio dès le début du
travail. En me voyant travailler ces gestes, il a souligné le besoin de mots. On
a cherché une voix et on est tombé sur le discours du télévangéliste
conservateur Jimmy Swaggart What the Bible says about Drugs. On a isolé
des mots universels de ce discours, car il n’était pas question de parler de
drogue ou de religion. Ce qui a été le plus compliqué était de faire coïncider
avec force les gestes et cette bande son. Il fallait trouver un mouvement qui
pouvait aller avec le mot que l’on entendait mais un mouvement qui ne disait
pas ce que le mot signifiait. Il fallait trouver un rapport au mot sans lien précis
avec sa signification.
Dans la troisième partie, je danse l’énergie qui s’est déplacée entre l’orateur et
le public après le discours. C’est un passage avec des sauts et des vibrations.
On entend le discours au lointain. Les mots sont absents, seule reste l’énergie
qui s’est dégagée du discours pour aboutir à l’extase.
La pièce AH/HA est votre première pièce de groupe, vous êtes cinq
interprètes. Comment avez-vous abordé l’écriture chorégraphique ?
Avec ce spectacle, comme je travaille pour la première fois avec un groupe, je
veux voir comment éviter de faire "un spectacle de danse", c’est-à-dire sans
dicter des mouvements aux danseurs. Je veux que le danseur reste unique en
bougeant et c’est pour cela que j’ai choisi de faire une pièce sur le thème du
rire. Un thème qui me semble le meilleur pour permettre de faire groupe mais
sans "unifier". Le titre dit le premier regard AH, puis signifie une distance HA,
une reconnaissance du public, voire une méfiance. Il y a quelque chose de
très humain dans le rire, il contamine. Le rire est comme un virus qui se
propage et qui montre comment on devient un groupe, c’est visible. Mais c’est
le groupe qui peut représenter une forme de "danger". Rire seul c’est une
chose, mais la connivence du rire en groupe peut être une menace pour les
autres.
Comment avez-vous choisi les danseurs ?
Le choix de la distribution a été le fruit d’un long travail, j’ai fait cinq ateliers et
j’ai vu beaucoup de gens. J’ai surtout cherché des gens qui ont le don de rire
et chaque danseur a quelque chose d’enfantin. Je cherchais des visages qui,
quand ils riaient, avaient une expression entre la joie et la douleur. Parfois on
voit des gens rire et si on coupe le son ça reste mystérieux, on ne sait pas s’ils
pleurent ou s’ils rient et ça j’aime bien. La plupart des interprètes possède
cette qualité, des visages touchants, très particuliers.
Puis comment avez-vous travaillé en répétition ?
Nous avons fait du yoga du rire, pour rire ensemble sans raison et faire une
recherche sur les mouvements. On a regardé des films mais les mouvements
sont universels, on a préféré s’observer entre nous. Il y a beaucoup de
mouvements qui reviennent, comme se taper le corps, comme se détourner,
mettre la nuque en arrière, lever les mains, taper dans ses mains, se plier en
deux, se cacher le visage, se toucher… On a donc cherché en riant pour avoir
des mouvements mais je ne souhaite pas entendre le rire ; et pourtant, c’est
ce qui est propre à chacun dans le rire. Le travail consiste donc à rendre le rire
en mouvement. Nous avons cherché comment chacun de nous transmet le
son de son rire dans son mouvement.
Vous faites un lien avec l’extase ?
Le rire est pour moi une énergie extatique et j’essaie de contenir cette énergie
explosive dans les mouvements. Le spectacle commence avec les résidus du
rire qui sont pour moi des secousses , tous mes danseurs sont maintenant des
"cracks" en tremblements. Petit à petit, le tremblement devient extatique.
J’aimerais bien que le public ressente une énergie qui ne passe pas par
l’image mais par une sensation sous sa peau, comme pour le solo IT'S
GOING TO GET WORSE AND WORSE AND WORSE, MY FRIEND. 

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