Trois fantômes et un mystère.
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Trois fantômes et un mystère.
• 1,60 EURO. PREMIÈRE ÉDITION NO9848 JEUDI 10 JANVIER 2013 WWW.LIBERATION.FR L LES FEMMES DE SOLLERS, LA CHANSON DE ROLAND... CAHIER CENTRAL Gendarmes tués au Rwanda René Maier et Gilda et Alain Didot. PHOTOS DR Un secret français EXCLUSIF La mort inexpliquée de deux militaires et de l’épouse de l’un deux, à Kigali en avril 1994, laisse planer de nouveaux soupçons sur le rôle de la France à l’époque où le Rwanda a basculé dans le génocide. PAGES 24 Olivier Schrameck au CSA: une nomination très gauche A Bordeaux, un chai frais archi frais Mariage pour tous: la PMA sera hors la loi Le choix de l’ancien directeur de cabinet de Lionel Jospin pour présider le Conseil supérieur de l’audiovisuel vient doucher les promesses de totale indépendance de l’institution que François Hollande avait faites durant la campagne. PAGE 26 Pour servir leur image et leur vin, de grands crus ont construit dans leurs vignes des bâtiments PAGES 2829 remarquables. Retoquable par le Conseil constitutionnel, l’aide médicale à la procréation sera intégrée à une loi sur la famille. PAGE 10 IMPRIMÉ EN FRANCE / PRINTED IN FRANCE Allemagne 2,30 €, Andorre 1,60 €, Autriche 2,80 €, Belgique 1,70 €, Canada 4,50 $, Danemark 27 Kr, DOM 2,40 €, Espagne 2,30 €, EtatsUnis 5 $, Finlande 2,70 €, GrandeBretagne 1,80 £, Grèce 2,70 €, Irlande 2,40 €, Israël 20 ILS, Italie 2,30 €, Luxembourg 1,70 €, Maroc 17 Dh, Norvège 27 Kr, PaysBas 2,30 €, Portugal (cont.) 2,40 €, Slovénie 2,70 €, Suède 24 Kr, Suisse 3,20 FS, TOM 420 CFP, Tunisie 2,40 DT, Zone CFA 2 000CFA. 2 • EVENEMENT ÉDITORIAL Par SYLVAIN BOURMEAU Interrogation Que peuvent bien peser trois morts de plus au regard des 800 000 victimes du dernier génocide du XXe siècle ? Pour les proches de ces trois Français assassinés à Kigali en avril 1994, quelques jours après l’attentat contre l’avion du président rwandais Juvénal Habyarimana – deux gendarmes et la femme de l’un d’eux –, la question ne se pose évidemment pas de cette sinistre manière. Du point de vue de la vérité historique, il y a également fort à parier que ces trois morts, de nationalité française, occupent une place très singulière. Et que, près de vingt ans plus tard, ils pointent le doigt, de façon inédite, vers notre capitale. C’est en tout cas ce que semble penser le juge Marc Trévidic, qui a su relancer une véritable enquête, et auquel un médecin militaire a confié que son identité avait été usurpée sur le certificat de décès d’au moins une des trois victimes. Ce faux grossier et la pression des autorités françaises sur des familles sommées à l’époque de renoncer à toute demande d’explication oblige désormais à s’interroger autrement sur les motifs et les circonstances de ces assassinats. Ces deux gendarmes, chargés des transmissions radio entre l’ambassade de France et l’armée rwandaise, ont-ils écouté des conversations qu’ils n’auraient jamais dû entendre et qui concernaient l’attentat déclencheur du génocide ? Après tant d’années perdues par le juge Bruguière, la justice est peut-être enfin en mesure de répondre un jour prochain à ces questions. Et, du même coup, de préciser l’implication et donc la responsabilité de notre pays dans la tragédie rwandaise. LIBÉRATION JEUDI 10 JANVIER 2013 Le faux certificat de décès d’un gendarme français mort en avril 1994 à Kigali après l’attentat contre l’avion du président Habyarimana renforce les doutes sur le rôle de Paris. Rwanda: trois fantômes et un mystère Par MARIA MALAGARDIS L’ESSENTIEL E n enquêtant sur l’attentat contre l’avion du président rwandais JuvéLE CONTEXTE nal Habyarimana, le juge parisien Dans le cadre de son enquête sur Marc Trévidic a peut-être ressuscité l’attentat contre l’avion du président trois fantômes: ceux de trois Français, décérwandais, le juge Marc Trévidic a dés dans des circonstances étranges, peu découvert un faux document après cet attentat mystérieux. Alain Didot, qui fait peser des soupçons sur Paris. gendarme, sa femme Gilda, et René Maier, lui aussi gendarme, sont retrouvés morts L’ENJEU dans la villa des deux premiers à Kigali, les 12 et 13 avril 1994. Leurs corps sont rapatriés La justice parviendratelle enfin en France, via Bangui en Centrafrique. à mettre au jour le rôle de la France ? Or, Libération est en mesure d’affirmer que le certificat de décès d’au moins une de ses trois victimes françaises est un faux. Pour ment clé de l’histoire du pays, basculant ausquelle raison rédiger un faux en écriture ? A sitôt après l’attentat dans un génocide. l’issue d’une audition qui s’est révélée capi- Le faux certificat porte la signature du doctale, le juge l’aurait découvert presteur Michel Thomas qui, à cette que par hasard. Dans un compte ENQUÊTE époque, était effectivement basé à rendu, reprenant l’essentiel du proBangui, devenue la plaque tourcès-verbal et que Libération a pu consulter à nante des évacuations du Rwanda en Kigali, le juge Trévidic aurait jugé ces faits avril 1994. Entendu fin mai par le juge pari«gravissimes» et de nature à réorienter sa sien, l’ancien médecin militaire a été catégopropre enquête sur l’attentat, en s’interro- rique : il n’a jamais établi ce document qui geant sur l’attitude de Paris lors de ce mo- évoque non pas René, mais «Jean» Maier. REPÈRES LE 6 AVRIL 1994 L’attaque contre l’avion du président Habyarimana, jamais revendiqué, sert de prétexte aux extrémistes hutus pour déclencher le génocide contre les Tutsis. Six Français sont morts: l’équipage de l’avion, les deux gendarmes et l’épouse l’un d’eux. OUGANDA RD TANZ CONGO RWANDA NDI BURUNDI 50 km Kigali L’expertise balistique décidée par le juge Trévi dic est la première analyse scientifique effectuée par la justice française sur les lieux du crash. Trévidic s’est rendu à Kigali en 2010 avec les experts, qui un an et demi plus tard, dési gnent Kanombe comme le lieu «le plus probable» du départ des missiles. «Mes parents sont décédés l’an passé avec le chagrin terrible de ne pas connaître les vraies raisons de la mort de ma sœur.» Gaëtan Lana frère de Gilda Didot, assassinée à Kigali avec son mari en avril 1994 800000 C’est le nombre de victimes lors du génocide contre les Tutsis du Rwanda (le chiffre d’un million de morts est également évoqué). Outre la minorité tutsie, les auteurs des massacres ont également tué tous les leaders de l’opposition hutue dès le 7 avril 1994. Bien plus, il aurait relevé plusieurs anomalies. Il ne disposait pas du tampon officiel qui figure sur le certificat et établissait toujours ses actes de façon manuscrite (contrairement au faux présenté, tapé à la machine ou à l’ordinateur). Le médecin aurait également émis des doutes sur la conclusion générale de ce curieux certificat qui évoque un décès «accidentel», causé par des «balles d’arme à feu», sans détailler ou localiser le nombre d’impacts. «CHAGRIN». L’audition du docteur Thomas jette ainsi un trouble singulier sur le rôle joué par la France au moment de l’attentat. Car il est évident qu’un faux certificat de «genre de mort» concernant un militaire français n’a pu être établi sans l’aval de certains responsables à Paris. Or, ce curieux maquillage s’est accompagné à l’époque d’une volonté de faire taire les familles des victimes. Gaëtan Lana, le frère de Gilda Didot, s’en souvient encore: «Quelque temps après l’enterrement, un haut gradé est venu trouver mes parents et leur a fait signer un papier dans lequel ils s’engageaient à ne jamais entamer d’enquête sur la mort de ma sœur. A l’époque, mes parents étaient dévastés par le chagrin, ils ont signé.» Une injonction au silence qui rappelle la situation vécue par les familles françaises de l’équipage de l’avion du président Habyarimana. Me Laurent Curt, avocat de la veuve du pilote, a raconté comment sa cliente avait été «encouragée à ne pas porter plainte» au lendemain de l’attentat. Il faudra donc attendre quatre ans, en 1998, pour qu’une instruction soit ouverte, très opportunément au moment où se constitue la mission d’information parlementaire sur le rôle de la France au Rwanda. Pourquoi une telle chape de plomb? Qu’est-ce que Paris veut cacher dans ce drame? Et en quoi Didot et Maier peuvent-ils être concernés ou impliqués dans la tragédie rwandaise ? Arrivé au Rwanda en 1992, l’adjudant-chef Alain Didot était conseiller technique chargé des transmissions radio : il formait l’armée rwandaise et assurait la maintenance des différents réseaux radio, de l’ambassade de France, en passant par la mission de coopération française, jusqu’à l’armée rwandaise. Il avait installé à son domicile tout un équipement qui lui permettait de suivre un large éventail de conversations. Aurait-il surpris des discussions qu’il n’aurait pas dû entendre? Notamment entre le 6 avril, jour de l’attentat, et le 8, date de son Suite page 4 • LIBÉRATION JEUDI 10 JANVIER 2013 3 L’enquête balistique a remis en question les conclusions du juge Bruguière. Un dossier relancé par le juge Trévidic e cimetière du camp militaire de Kanombe à Kigali, capitale du Rwanda, se trouve dans une zone un peu excentrée, entre un champ de maïs et une petite forêt. Juste en face de la villa qu’occupait en 1994 le docteur Massimo Pasuch, un coopérant belge. Un peu plus loin, on peut encore voir la belle maison blanche où logeait le commandant Grégoire de Saint-Quentin, un officier français qui formait à l’époque le bataillon parachutiste de l’armée rwandaise. Le médecin et l’officier étaient chez eux le soir de de la culpabilité du Front patriotique rwandais (FPR), la rébellion opposée à Habyarimana qui a finalement pris le pouvoir après le génocide. En 2006, juste avant de passer le dossier au juge Marc Trévidic, Bruguière lance neuf mandats d’arrêt visant de hauts responsables du FPR, dont un contre un officiel rwandais fictif supposé être le «second tireur». Reste qu’en aucun cas les rebelles du FPR n’auraient pu s’infiltrer à Kanombe, bastion militaire d’un pouvoir qu’ils combattaient. Avec le rapport balistique, l’enquête s’engageait donc sur une autre piste: pour la «Avec le juge Trévidic, première fois, les soupl’instruction semble plus çons basculaient vers sérieuse que celle de Bruguière.» les ultras du régime Hae byarimana qui auraient M Laurent Curt avocat de la veuve pu vouloir sacrifier leur du pilote de l’avion qui s’est écrasé en 1994 chef à son retour d’une ce 6 avril 1994, où l’avion du pré- conférence où il avait enfin acsident Juvénal Habyarimana a été cepté de partager le pouvoir. atteint par des tirs de missiles peu «Vérité». Cette nouvelle orientaavant d’atterrir à l’aéroport tout tion de l’enquête ne fait pas que proche. Il n’y aura aucun survi- des heureux. Certaines parties civant : ni parmi les trois membres viles ont aussitôt exigé une contrefrançais de l’équipage ni parmi les expertise. Pourtant, depuis officiels rwandais. l’ouverture de l’instruction L’attentat, jamais revendiqué, va en 1998, les parties civiles, et donc servir de signal pour déclencher les familles des victimes, n’ont jaimmédiatement le génocide contre mais réclamé d’expertise balistila minorité tutsie du Rwanda : que, faisant même preuve d’une 800 000 morts en trois mois. Qui passivité surprenante. En a tiré ? D’où sont partis les missi- juin 2012, Trévidic rejette leur deles? Plusieurs hypothèses ont sus- mande de contre-expertise, sauf cité des débats passionnés depuis sur un point: le réexamen de l’imprès d’une vingtaine d’années. pact du premier tir. Une concesMais il y a tout juste un an, en jan- sion visiblement insuffisante : les vier 2012, un rapport d’expertise parties civiles concernées décident balistique, le premier jamais effec- d’aller jusqu’à la chambre d’appel tué, désignait le camp de Ka- pour obtenir gain de cause. nombe, et surtout la zone du cime- L’audience aura lieu à Paris le tière, comme lieu le plus probable 30 janvier. Mais toutes les parties des tirs parmi les six successive- civiles ne sont pas sur la même ment examinés par les experts. Les longueur d’ondes : ainsi la veuve conclusions du rapport confirment de Jacky Héraud, le pilote de également les témoignages de Pa- l’avion, ne s’est pas s’associée à ce such et Saint-Quentin, bien des front du refus. «Ma cliente préfère années auparavant, qui avaient rester en retrait, tout ce qui l’intétous deux déclaré avoir entendu de resse c’est la vérité sur la mort de manière très proche le souffle de son mari», explique ainsi Me Curt, départ des missiles. «Entre 500 et son avocat qui considère pour sa 1000 mètres», avait même précisé part qu’«avec le juge Trévidic l’insl’officier français. truction semble plus sérieuse que Infiltrer. Mais en désignant Ka- celle de Bruguière. Les choses vont nombe comme le lieu de tir des plus vite». Et en évitant le mélange missiles, l’enquête balistique sus- des genres: Bruguière avait engagé cita surtout une petite révolution, un traducteur lié par mariage à car elle remettait en cause les con- l’une des parties civiles, la famille clusions antérieures du juge Bru- de président Habyarimana, qui guière qui, sans s’être jamais s’était bien gardée de le signaler. rendu au Rwanda, était convaincu M.M. L Reproduction du faux certificat de décès du gendarme français René Maier, appelé «Jean». PHOTO DR Le juge antiterroriste Marc Trévidic menant son enquête aux abords de Kigali, le 16 septembre 2010. PHOTO MARC TERRIL. AFP 4 • LIBÉRATION JEUDI 10 JANVIER 2013 EVENEMENT de décès, dont le faux concernant Maier, sont datés du 6 avril, donc du jour de l’attentat. Gaëtan Lana se souvient que, quelques mois plus tard, ses parents ont soudain reçu un nouvel «acte de décès», annoté de manière manuscrite par le procureur de Nantes, qui mentionnait un changement de date. En réalité, pendant plusieurs années, des responsables français vont, eux aussi, donner des dates différentes, entretenant cette étrange confusion. Officiellement, le décès des trois Français n’est signalé que le 10 avril, lorsque les Casques bleus belges de la Mission de l’ONU pour l’assistance au Rwanda, la Minuar, sont sollicités pour aller récupérer les corps. Le 26 mai 1994, inspection des débris de l’avion du président Habyarimana, qui s’est écrasé quelques semaines plus tôt. PHOTO C. DUFKA. REUTERS décès supposé ? Ce n’est qu’une hypothèse. René Maier, lui, débarque au Rwanda en septembre 1993. Apparemment, il est envoyé comme conseiller technique de police judiciaire. Mais il semble s’être beaucoup occupé de transmission radio. C’est ce que laisse entendre le supérieur des deux hommes, le colonel Bernard Cussac, alors chef de la mission de coopération militaire, qui désignera Didot et Maier, comme «des transmetteurs» devant la mission d’information parlementaire. C’est aussi ce que soutient le capitaine Zacharie Maboyi, rencontré à Kigali il y a un mois: en 1994, cet officier était incorporé aux Forces armées rwandaises et suivait des cours de transmissions radio. Il connaissait bien Didot et Maier, et affirme que les deux hommes étaient tous deux chargés des transmissions. D’après Maboyi, ils étaient également en contact régulier avec l’état-major rwandais, et même avec le colonel Theoneste Bagosora, un Suite de la page 2 officier à la retraite qui sera par la suite considéré comme «le cerveau du génocide». Que savaient-ils ? Que soupçonnaient-ils lorsque l’avion du Président est abattu, le 6 avril au soir? Didot et sa femme sont alors de gendarmerie tout proche, pour rejoindre les Didot et assurer «la veille radio». Mais en réalité, personne n’a certifié avoir vu Maier chez les Didot. A partir de là, tout est flou. Longtemps a prévalu la thèse d’une «bavure» du FPR, qui aurait tué les Didot et Maier en les prenant pour des esPendant plusieurs années, pions. Mais, dans ce cas, pourquoi des responsables français vont, eux Paris aurait-il empêché l’enquête? aussi, donner des dates différentes Pourquoi aurait-on établi de faux concernant les certificats de décès, certificats de décès ? La France n’était pas l’alliée du FPR, bien au entretenant cette étrange confusion. contraire. Deux jours après l’atchez eux, non loin de l’Assemblée nationale, tentat, la zone est encore sous le contrôle des le CND, où sont cantonnés les rebelles du Forces régulières rwandaise. Tôt le matin Front patriotique rwandais (FPR) depuis la ce 8 avril, Alain Didot appelle les parents de signature des accords de paix en 1993. sa femme. «Ils ont trouvé sa voix bizarre, tenComme les rebelles sont immédiatement ac- due. Et derrière lui, mes parents ont clairement cusés d’être responsables de l’attentat par la entendu une voix d’homme qui répétait : “racradio officielle, le quartier est rapidement croche, raccroche”», se souvient Gaëtan Lana, sous tension. Officiellement, René Maier le frère de Gilda. Didot est donc vivant le 8 au quitte vite son domicile, situé dans un camp matin. Pourtant, les trois premiers certificats «GÊNE FRANÇAISE». C’est le major belge Jean Théry, un médecin militaire, qui est chargé de l’opération. Dans des conditions difficiles, car la villa des Didot se situe alors sur la ligne de front entre FPR et armée rwandaise. Il devra se rendre à trois reprises au domicile des Didot, entre le 11 et le 13 avril, avant de trouver les corps sommairement enterrés. A chaque fois, il y retourne «sur l’insistance des Français». «On m’a suggéré de regarder aussi dans le jardin», se rappelle-t-il. Il y trouvera effectivement les corps. Mais qui est ce «on» si perspicace? «Je ne me souviens plus, ça fait près de vingt ans! Peut-être ce colonel français avec qui nous étions en contact ?» suggère Théry. Après tant d’années, il garde surtout l’impression vague d’une «gêne française» sur «cette drôle d’affaire, pas très claire». Une impression partagée par les familles des trois victimes. Hier, Gaëtan Lana a retrouvé pour Libération le premier certificat de décès de sa sœur : également signé par le docteur Michel Thomas. Un faux de plus ? Ce document-là n’a pas été présenté au médecin par le juge. Dans un dossier qui, depuis l’ouverture de l’instruction en 1998, a vu se multiplier les usages de faux – fausse boîte noire, faux missiles, faux témoins–, ces certificats de décès ne sont peut-être qu’une manipulation de plus. Mais aussi certainement un nouvel indice qui pointe vers Paris pour comprendre ce qui s’est passé dans le ciel du Rwanda, ce 6 avril 1994, vers 20 h 30. A la veille d’un génocide. • Depuis près de vingt ans, les familles des trois victimes sont confrontées au silence des autorités françaises. «On s’est très vite sentis abandonnés» «C’ était son premier séjour en Afrique, il était parti en septembre 1993 pour trois ans. Dans ses lettres, il avait l’air heureux, il découvrait le pays», se souvient Christophe Maier en évoquant la figure de son père René, «un gendarme passionné par son travail». Pour Christophe, qui avait 25 ans en 1994, «le deuil ne s’est jamais fait» : «On ne savait rien, on s’est très vite sentis abandonnés», déplore-t-il. Il n’a jamais reparlé à son père après l’attentat. Dès le 7 avril, «un ami» de son père, dont il ne se souvient plus du nom, appelle la famille Maier pour dire que tout va bien mais que les communications téléphoniques sont coupées et que son père est juste isolé. Puis plus rien pendant quelques jours : «Je me souviens d’avoir entendu un officiel français dire un jour qu’il n’y avait plus de Français au Rwanda, qu’ils avaient tous été évacués. Pourtant, nous, ma mère, ma sœur et moi, on ne savait toujours pas ce qu’était devenu mon père !» Il y a eu ensuite un télégramme annonçant le décès, puis la cérémonie au Bourget et après juste ce long silence qui dure depuis près de vingt ans. Christophe est étonné d’apprendre que son père s’est occupé de transmissions radio : «Ce n’était pas du tout sa spécialité.» Aujourd’hui marié et installé à Toulon, Christophe Maier souhaiterait connaître en fait la vérité. Il a été «déçu», dit-il, par l’attitude de l’armée «qui n’a jamais ouvert d’enquête comme elle aurait dû avoir à cœur de le faire pour un militaire». Abasourdi. Contrairement aux parents de Gilda Didot, sa famille n’a pas subi de pressions pour se taire. «Mais je sentais bien qu’on ne devait pas poser trop de questions», ajoutet-il. La découverte d’un faux certificat de décès concernant son père l’a abasourdi, mais il espère que certains accepteront enfin «de par- tentat. «Il y avait des mouvements, ler pour permettre de comprendre ce des tensions. Ils nous en parlaient à qui s’est passé». demi-mots. Au téléphone, Alain parMême sentiment chez Gaëtan et lait toujours par codes, jamais de faHuguette Lana, installés à 30km de çon franche. On sentait une retenue Metz. «Mes parents sont décédés l’an comme s’il craignait d’être sur écoudernier, sans jamais avoir su com- tes», croit comprendre Gaëtan, qui ment leur fille était morte. Ce fut le a ressenti une «inquiétude croisvrai drame de leur vie», explique le sante» dans les propos du couple frère de Gilda Didot. Il y a un an, en janvier 2012, «Aujourd’hui encore, reparler de il a spontanément écrit cette période est une souffrance.» au juge Marc Trévidic pour lui demander de Huguette Lana bellesoeur de Gilda Didot s’intéresser au décès de morte à Kigali en avril 1994 son beau-frère, de sa sœur et de René Maier, car il a tou- début 1994. Alain Didot et sa jours «pressenti que c’était lié à l’at- femme étaient arrivés un an avant tentat». Apparemment, il y aurait René Maier. Pour Alain aussi, eu des tentatives de contacts qui c’était le premier séjour en Afrique. n’ont pas abouti entre le juge et le Une note d’exotisme avant la rebeau-frère du gendarme. traite, puisque c’était son dernier A la différence de René Maier, Alain poste : «Il devait rentrer en et Gilda Didot étaient, semble-t-il, juillet 1994.» plus conscients des tensions en La proximité entre les deux gencours au Rwanda, peu avant l’at- darmes était connue : «Je crois me souvenir qu’ils partaient en week-end ensemble, ils avaient fait des safaris. Alain et Gilda étaient de toute façon très entourés, ils recevaient pas mal d’amis dans leur maison.» Enterré. Gaëtan se rappelle aussi que sa sœur était très attachée aux Rwandais, ne serait-ce qu’à son personnel. Une version du drame qui a souvent circulé affirme que des Tutsis sont vite venus se réfugier chez les Didot pour échapper aux massacres qui ont commencé tout de suite après l’attentat. Est-ce que cette présence les a mis en danger? Difficile à vérifier, la seule certitude c’est que leur jeune boy a été tué et enterré avec eux. «Aujourd’hui encore, reparler de cette période est une souffrance», conclut Huguette Lana, qui, elle aussi, aimerait que la justice s’intéresse enfin à ces morts mystérieux. Pour les parents de Gilda, «parce qu’ils avaient le droit de savoir». M.M. MONDE LIBÉRATION JEUDI 10 JANVIER 2013 New Delhi accuse son voisin d’avoir tué deux de ses soldats, dont l’un a été décapité. Islamabad nie en bloc, et dénonce un raid meurtrier indien. • REPÈRES Islamabad Cachemire CHINE PAKISTAN INDE Océan Indien 1 000 km Par CÉLIA MERCIER Correspondante à Islamabad UNE RÉGION, TROIS GUERRES «L w 19471948 La première es troupes pakistanaises ont tué deux soldats indiens, l’un d’eux a été mutilé, décapité», titre le quotidien Times of India. L’incident est survenu mardi sur la «ligne de contrôle», qui sert de démarcation entre l’Inde et le Pakistan dans la région disputée du Cachemire. «L’action de l’armée pakistanaise est hautement provocatrice. La façon dont ils ont traité les corps des soldats indiens est inhumaine», a proclamé le ministre indien de la Défense. Cet acte barbare laisse craindre un regain de tension entre les deux puissances nucléaires. Selon le rapport de l’armée indienne, des militaires pakistanais auraient tiré avantage du brouillard épais dans cette région montagneuse, couverte d’une forêt dense, pour pénétrer sur le territoire voisin. Ils auraient préparé une embuscade à une patrouille indienne et, après une fusillade d’une demiheure, auraient battu en retraite. Les corps de deux soldats indiens, tués par balle, ont été récupérés, mais «la tête de l’un d’eux manquait», a indiqué un porte-parole de l’armée. Islamabad nie en bloc toute implication. Un officiel de l’armée déclare que «le Pakistan a fait une vérification et n’a trouvé aucun élément étayant les allégations de l’Inde». Et Islamabad de dénoncer «une propagande de l’Inde pour détourner l’attention» sur un raid qui aurait été conduit dimanche sur un poste de l’armée pakistanaise. Attaque au cours de laquelle un soldat pakistanais aurait trouvé la mort. «DÉNI». Issus de la partition des Indes britanniques, le Pakistan et l’Inde se sont déjà affrontés lors de deux guerres sanglantes pour le territoire du Cachemire. A majorité musulmane, cette région montagneuse, précieux réservoir d’eau pour le sous-continent, a été divisée en 1949 entre les deux pays au terme du premier conflit. Dans les années 90, l’armée pakistanaise y menait une guerre par procuration, en envoyant des groupes jihadistes dans le Cachemire indien, tandis qu’un demi-million de soldats indiens étaient massés à la frontière. Des milliers de civils avaient trouvé la mort. Malgré le cessez-le-feu en 5 guerre indopakistanaise éclate à propos du contrôle de la région frontalière du Cachemire. w 1965 Deuxième guerre du Cachemire. w 1971 Troisième guerre. L’indépendance du Bangla desh est proclamée. 183 C’est le nombre de personnes décédées dans les attentats de Bombay, en novembre 2008. Sur «la ligne de contrôle», qui sert de démarcation entre l’Inde et le Pakistan, en août. PHOTO CHANNI ANAND.AP EntrePakistanet Inde,nouvelaccroc auCachemire vigueur depuis 2003, le Cachemire reste une zone disputée, et la ligne de contrôle n’est pas reconnue comme une frontière en tant que telle par les deux pays. Les cartes pakistanaises et indiennes incluent chacune ce territoire dans leur Etat. Et les accrochages entre les patrouilles restent fréquents. «Il y a une quarantaine de violations du ces- sez-le-feu chaque année, instiguées en grande majorité par Islamabad. Certains incidents ont coûté la vie à des soldats indiens. A chaque fois, le Pakistan est dans le déni, c’est sa stratégie de base. L’Inde, elle, n’a pas d’intérêts significatifs à rompre le cessez-le-feu. Le Pakistan, lui, cherche à infiltrer des terroristes et à instiller la peur. Ce genre d’actes très violents, comme la décapitation, sert à terroriser les gens. Ce n’est pas nouveau, des corps de soldats indiens ont déjà été mutilés par le passé», explique le directeur de l’Institute for Conflict Management à New Delhi, Ajai Sahni, qui relativise les récents événements. Après les attentats de Bombay de 2008, les relations entre l’Inde et le Pakistan s’étaient encore détériorées. Cette attaque, menée par un commando pakistanais, avait provoqué la mort de 160 personnes et mis à feu et à sang la capitale commerciale de l’Inde pendant trois jours. Les pourparlers de paix entre les deux frères ennemis n’ont repris qu’en 2011, avec notamment des mesures timides pour relancer le commerce et faciliter les obtentions de visas de part et d’autre. «ROUTINE». Après cette affaire, le chef de la diplomatie indienne a assuré que son pays fournirait une «réponse proportionnelle» à l’attaque, considérée comme une «tentative évidente pour faire dérailler le dialogue de paix». L’ambassadeur pakistanais a été convoqué hier pour rencontrer le secrétaire indien aux Affaires étrangères. Mais, selon Ajai Sahni, cet incident ne risque pas de provoquer une escalade. «C’est la routine. A part répliquer localement, l’Inde n’a jamais mené de représailles majeures, assure-t-il. Cela n’est jamais arrivé par le passé et cela n’arrivera pas maintenant. De même au Cachemire, cela n’aura aucun impact sur la situation. Ce sera juste “business as usual” par la suite», explique-t-il. De toute façon, selon cet expert, «le processus de paix entre l’Inde et le Pakistan a toujours été vain. Il sert juste à montrer au reste du monde qu’il y a un processus de paix. Aucune des deux parties n’est de bonne foi». • 6 • LIBÉRATION JEUDI 10 JANVIER 2013 MONDE Govinda Prasad Mainali, lors de son arrivée à l’aéroport de Katmandou (Népal), le 16 juin, à l’issue de sa libération. PHOTO NIRANJAN SHRESTHA.AP Lajusticejaponaiseenaccusation Un Népalais a passé quinze ans en prison à tort. Une erreur de plus pour le système judiciaire. Par ARNAUD VAULERIN Correspondant à Kyoto commis de restauration arrivé au Japon avec un visa de touriste en 1994. L’appartement qu’il parl a attendu quinze ans pour un tage avec d’autres Népalais est dans acquittement. Quinze ans en- l’immeuble de Yasuko Watanabe, tre quatre murs d’une prison dont Mainali a été l’un des clients. au Japon. Govinda Prasad Mai- Sur la scène de crime, la police renali n’a jamais cessé de clamer son trouve un préservatif utilisé par le innocence dans le meurtre à Tokyo Népalais. Il devient le coupable d’une femme de 39 ans. Le 7 no- idéal. Même si les analyses du vembre, la haute cour de Tokyo l’a sperme révèlent qu’il a été émis finalement déclaré non coubien avant la mort de la jeune pable alors qu’en 2000, elle RÉCIT femme, même si des cheveux l’avait condamné à la perprélevés dans l’appartement pétuité. Loin d’être une tragique appartiennent ni à Mainali ni à la erreur de justice isolée, l’affaire ré- victime… Sur les bases de ces gros vèle les errements et les dysfonc- doutes, un tribunal de Tokyo l’intionnements de la machine judi- nocente en avril 2000. Mais les ciaire japonaise. Les déboires de ce procureurs font appel. La haute Népalais de 46 ans, qui avait été li- cour de Tokyo le condamne sans béré et renvoyé au Népal en examiner les incohérences soulejuin 2012, car son visa avait expiré vées par la juridiction inférieure. La durant son séjour en prison, cons- Cour suprême confirme le jugetituent pour les ONG et l’ONU un ment en 2003 sans preuve de culnouveau cas emblématique des pabilité clairement établie. violations des droits de l’homme à l’encontre des suspects et des pri- CONGELÉ. Mainali, ses avocats et sonniers. un comité de soutien ne vont pas L’affaire commence le 19 mars 1997. cesser de réclamer justice. Tous deLa police retrouve le corps d’une mandent un nouveau jugement, de employée d’une compagnie d’élec- nouvelles analyses ADN. Elles ne tricité, Yasuko Watanabe, dans un seront réalisées qu’en 2011. Sous les appartement du quartier de Shi- ongles de la victime et sur un morbuya à Tokyo. Elle découvre en ceau de tissu congelé depuis 1997, même temps que la femme battue les enquêteurs identifient un autre et étranglée, à qui on a dérobé une ADN masculin. Les avocats s’aperpetite somme d’argent, menait une çoivent que, dès le début de l’afdouble vie de prostituée. Quatre faire, le procureur disposait des jours plus tard, les enquêteurs arrê- preuves attestant de la présence tent Govinda Prasad Mainali, un d’un autre homme sur la scène du I REPÈRES LA PEINE DE MORT AU JAPON En 2012, les autorités japonai ses ont exécuté 7 personnes, par pendaison. Elles n’avaient procédé à aucune exécution en 2011. Près de 130 condam nés à mort seraient en ins tance d’exécution dans l’archipel, selon Amnesty International. «Il est inacceptable que la police ait carte blanche pendant les interrogatoires et puisse maltraiter les suspects.» Amnesty International 70 millions de yens (soit 600000 euros), c’est la somme que pourrait perce voir Govinda Prasad Mainali en guise de réparation pour ces quinze années perdues en prison au Japon. crime. Après quinze ans de déni et de dissimulation, la justice rejuge Mainali, le blanchit et s’excuse. Depuis Katmandou, où il a retrouvé sa femme et ses deux filles, Mainali a demandé à la police japonaise, aux procureurs et aux tribunaux de méditer pourquoi il avait «dû souffrir pendant quinze horribles et pénibles années. […] Ils ont ignoré des preuves essentielles qui étaient à mon avantage. Je serais encore en prison si les tests ADN n’avaient pas été réalisés.» «TORTURE MENTALE». Amnesty International indique que «Mainali n’a pas eu accès à un avocat après son arrestation. Il a été frappé à coups de poing et de pied et plaqué contre le mur par les policiers lors des interrogatoires». Le migrant népalais a été victime d’un système récemment les Nations unies: le daiyo kangoku (prison de substitution). Il s’agit d’une détention provisoire qui peut durer jusqu’à vingt-trois jours, pendant lesquels le suspect n’a pas pleinement accès un avocat. «C’est un système qui bafoue tous les standards internationaux, explique le directeur d’Amnesty International au Japon, Hideki Wakabayashi. Il mène à des abus et à des faux témoignages. La police harcèle le suspect, tente de lui arracher des confessions. […] Il n’y a peut-être plus de tortures physiques ou de coups aujourd’hui, mais les privations, la pression psychologique perdurent. Et quand on vous pose la même question pendant quatorze ou quinze heures, vous finissez par céder.» L’un des colocataires de Mainali est passé par le daiyo kangoku. Il a raconté comment la police l’avait forcé à faire des fausses déclarations imputant le crime et le vol à son ami. Après trois mois de «torture mentale» et de menaces d’emprisonnement s’il ne coopérait pas, il a craqué et produit un faux document. Les conséquences d’un tel aveu deviennent vite fatales au Japon, où la peine capitale est toujours en vigueur. Début novembre, une coalition d’avocats, de militants contre la peine de mort et d’ONG ont rappelé des cas similaires pour appuyer leur demande de réforme du système judiciaire. Comme celui de Iwao Hakamada, condamné à mort en 1968 pour quatre meurtres. L’un des magistrats a fini par admettre que «Hakamada avait avoué les crimes après vingt jours de torture et d’interrogatoires». Il attend d’être rejugé après bientôt quarante-cinq ans de prison. Toshikazu Sugaya a été blanchi en 2011. Chauffeur de bus, il avait été condamné pour le meurtre d’une fillette à Tokyo. Avant que la cour reconnaisse que les tests ADN étaient erronés et que ses aveux n’étaient pas crédibles, dix-sept longues années se sont écoulées. Début décembre, Mainali a écrit à ses soutiens japonais pour les remercier : «Laissez-moi être la dernière personne innocente à être emprisonnée.» Un vœu pieu. • EN HONGRIE, LES ROMS TRAITÉS D’«ASSASSINS» Un nouveau scandale a éclaté en Hongrie où Zsolt Bayer, journaliste et proche du Premier ministre Orbán, a écrit samedi dans le jour nal progouvernemental Magyar Hirlap que «les ani maux tziganes» ne sont pas dignes de vivre comme des êtres humains, car ils «font leurs besoins où ils veulent» et qu’une bonne partie des Roms sont des «assassins» à «éliminer». Ses écrits ont provoqué un tollé, non seu lement dans les rangs de l’opposition, mais aussi au sein du parti au pouvoir. L’opposition, qui a qualifié ces propos d’incitation à la haine, a prévu de manifes ter dimanche. Fondateur du parti de Orbán, le Fidesz, Zsolt Bayer avait déjà fait «sensation» en 2008 avec un article antisémite où il écrivait que les juifs hongrois «mouchaient leurs nez dans les piscines». LES GENS LE PRIX SIMONE DE BEAUVOIR POUR MALALA «Les talibans ont publié une loi excluant toutes les filles des écoles», écrivait Malala Yousafzai sur son blog de la BBC. «Tout ce que je veux, c’est aller à l’école et personne ne me fera peur.» Dans sa ville de Mingora (Pakistan), les tali bans ont rétabli la charia et détruit les écoles de filles. Devenue un symbole de la résistance, la jeune Malala, 15 ans aujourd’hui, avait des raisons d’avoir peur: un homme lui a tiré une balle dans la tête, alors qu’elle rentrait de l’école. Elle a survécu, mais devra subir des opérations de recons truction du cerveau. Le prix Simone de Beauvoir, célébrant la liberté des femmes, lui a été décerné. «Mon rêve c’est que ma fille, les femmes, puissent être reconnues en tant que personne dans toute leur dignité», s’est écrié son père, venu hier à Paris recevoir le prix au nom de sa fille. PHOTO REUTERS Leschavistesconfiants mêmesansleurleader juste réélu ne pourra prêter serment aujourd’hui. A trer dans la rue notre soutien à la révolution et à notre Comandante.» «Pacifique». Une manifestation est prévue aujourd’hui et devrait attirer de nombreux pro-Chávez. «Nous sommes Amour, la révolution est pacifique, mais s’ils viennent jeter de l’huile sur le feu en lançant des slogans anti- La seule marque nationale d’emballages ménagers certifiée Origine France Garantie Chávez, ils vont se brûler», prévient un militant. L’écrivain Ismaël Garcia calme le jeu: «Nous n’avons pas peur, quoi qu’il arrive à Chávez nous sommes unis. Après quatorze ans de révolution, le peuple est prêt à se prendre en main.» De notre correspondant à Caracas SIMON PELLET-RECHT 7 VIETNAM Treize militants vietnamiens, notamment des catholiques, des blogueurs et des étudiants, tous membres présumés d’une organisation en exil, ont été condamnés hier à Hanoï à de lourdes peines d’emprisonnement pour une supposée tentative de renversement du gouvernement communiste. VENEZUELA Toujours hospitalisé, le président tout u Venezuela, c’est la rentrée. La rentrée des classes, tranquille, et la rentrée politique, plus mouvementée. Les rumeurs sur la santé du président Hugo Chávez, toujours en soins intensifs à Cuba, occupent toutes les conversations. Après la trêve de fin d’année, les machines partisanes se remettent en marche: «On a mangé des “hallacas” [plat traditionnel vénézuélien] pendant dix jours, il est temps de reprendre les réunions», estimait ainsi dimanche Carlos Vargas, un militant socialiste du quartier de Petare. Mardi, les autorités ont confirmé l’absence de Chávez pour prêter serment devant l’Assemblée aujourd’hui. Hier, la chambre constitutionnelle du Tribunal suprême de justice a décrété que la nouvelle investiture du Président pourra intervenir à une date ultérieure. Selon le gouvernement, le chef de l’Etat réélu le 7 octobre pourrait encore être absent plusieurs mois, ce qui est conforme à la Constitution, mais pose la question de la vacance du pouvoir. Sereins. Quant à l’opposition, elle apparaît fatiguée après ses dernières défaites électorales. Lola, retraitée, avoue crûment que la mort de Chávez l’enthousiasmerait : «Cela fait quatorze ans qu’on n’attend que ça… Et là on ne sait rien, s’il reviendra ou pas. C’est déprimant.» Les chavistes sont, à l’inverse, étonnamment confiants. Place Bolivar, sous la tente rouge où quelques vieux militants regardent la télévision d’Etat à longueur de journée, des dizaines de personnes se sont réunies. Les partisans du Parti socialiste uni du Venezuela (PSUV, au pouvoir) sont sereins. Leida Torres, casquette révolutionnaire sur le crâne, explique pourquoi ses yeux pétillent de joie : «Je sais que Chávez va revenir, c’est notre “Comandante”, il ne peut pas nous abandonner!» En observant un montage-photo du Président sur son lit de mort, qui circule sur Internet, le bouillant Ruben Dario Marin s’insurge : «Cette haine ne nous touche pas, c’est de la propagande. Nous allons mon- • SYRIE Les autorités de Dams ont commencé hier à relâcher 2 130 prisonniers civils (photo) en échange de la libération de 48 ressortissants iraniens détenus par les rebelles syriens. PHOTO AFP ISRAËL Les autorités israéliennes ont discrètement approuvé, hier, la légalisation d’une nouvelle colonie sauvage en Cisjordanie. Au total, en comptant Nofei Nehemiah (établi sans autorisation en 2002), le gouvernement dirigé par Benyamin Nétanyahou a légalisé dix colonies sauvages dans les Territoires depuis avril 2009. Un industriel qui produit en France et préserve les emplois John Persenda, Président de SPHERE Le Made in France, il y croit, il le fait ! LJ Corporate L’HISTOIRE MONDEXPRESSO BVCert. 6028937 LIBÉRATION JEUDI 10 JANVIER 2013 8 • FRANCE LIBÉRATION JEUDI 10 JANVIER 2013 Harlem Désir et JeanLuc Mélenchon à la Fête de l’Humanité, en 2011. PHOTO OLIVIER CORET. DIVERGENCES Delagaucheplurielle auxgauchessingulières Les critiques réitérées de Jean-Luc Mélenchon et du Parti communiste envers la politique sociale du gouvernement illustrent l’éloignement croissant des deux familles de la gauche. Par LILIAN ALEMAGNA cuser de «voter avec la droite», le PS a trouvé le moyen de s’écharper de nouveau avec le l ne leur manquait plus que le rouge. PCF, fin décembre, après la publication sur Toutes les couleurs de la majorité étaient le Web de leurs vœux de fin d’année. Une vireprésentées hier après-midi, au siège déo dans laquelle le parti de la place du Colodu PS, pour une réunion des chefs de nel-Fabien égrenait une longue liste des proparti. Une première depuis le début du quin- messes non tenues par François Hollande. quennat Hollande. Après la «gauche plurielle» «Une faute contre la gauche», une «honte pour version Jospin et la «gauche solises auteurs», avait fustigé Désir. daire» d’Aubry aux régionales de ENQUÊTE Jean-Luc Mélenchon a demandé à 2010, Harlem Désir et les socialistes son ancien camarade de cesser ses inventent la «gauche rassemblée». Un peu «invectives». Joyeuses fêtes… moins tout de même que les fois précédentes: Ces prémices d’une guerre des gauches se le Front de gauche, communistes en tête, est sont matérialisées lundi soir sur France 2 absent. Une nouvelle illustration du fossé qui autour du débat entre Jean-Luc Mélenchon se creuse à gauche. et le ministre du Budget, Jérôme Cahuzac. Car après les blocages communistes au Sénat, C’était le premier affrontement télévisé didonnant l’occasion aux socialistes de les ac- rect entre l’ex-candidat Front de gauche et I un socialiste depuis l’élection de Hollande. Deux visions de ce que doit être une politique de gauche. Un échange clivant, comme l’écrit Mélenchon sur son blog, «que la rue de Solférino a toujours voulu éviter car elle se sent incapable d’en assumer la conséquence interne et dans la gauche sociale». Satisfait de distinguer deux lignes à gauche, celle du «PS de Cahuzac» et la sienne, il se réjouit que cette «confrontation» soit «sur la scène publique». «THÈSE MORTIFÈRE». «Bonne chance à ceux qui doivent constituer les listes des municipales de 2014 après un tel débat…», se désole un député PS. Comme cet élu, ils sont nombreux, chez les socialistes, à s’inquiéter d’une recrudescence de la théorie des «deux gauches». «C’est une thèse mortifère qui ne sert que la droite et l’extrême droite, met en garde Guillaume Bachelay, numéro 2 du PS. Séparer gestion et transformation ou distinguer responsabilité et opposition est une erreur d’analyse.» Et à l’aile gauche du parti majoritaire, on compte défendre la digue : «Il n’y a rien de plus néfaste et de plus faux. Ça arrange peutêtre Mélenchon de le croire, mais c’est nous condamner à la défaite, fait valoir Emmanuel Maurel, un de leurs porte-voix. En plus, la ligne de Cahuzac, comme celle de Jean-Luc sont toutes deux minoritaires !» Pas d’accord, rétorque Mélenchon sur son blog: «[Cahuzac] est […] absolument dans la norme de la gauche sociale-démocrate européenne devenue économiquement sociale-libérale et politiquement démocrate.» Une «vieille gauche», a-t-il encore répété hier matin sur RMC. Et chez ses alliés communistes, on juge aussi qu’«il y a une seule gauche, mais deux orientations en son sein: une de rupture et l’autre, sociale-libérale, d’accompagnement d’un système qui ne fonctionne plus», plaide leur porte-parole, Olivier Dartigolles. Dans sa stratégie de démarcation, Mélenchon ne s’occupe pas que du PS. Hier dans NiceMatin, il s’est aussi intéressé aux écologistes: «Comme les socialistes, ils sont partagés entre deux ailes. Une aile écolo-libérale et une autre écolo-socialiste.» «Il y a surtout des écolo-écologistes, balaie Pascal Durand, le leader d’Europe Ecologie - les Verts (EE-LV). Les mots qu’emploie Mélenchon, comme ceux de Cahuzac, sont du vieux monde. La question à laquelle on doit répondre est: “Quelles sont les nouvelles marques d’une gauche sociale et environnementale aujourd’hui?” Arrêtons de se redéfinir par rapport au passé.» Dans cette querelle newlook d’anciens et modernes de gauche, Désir LIBÉRATION JEUDI 10 JANVIER 2013 FRANCE met en garde Mélenchon: «Il n’y a jamais de Comment amorcer la réconciliation? Au PS, primes à ceux qui divisent.» Du coup, chaque certains plaident pour avancer ensemble sur camp rejette la faute de la mésentente. Au PS des lois économiques et sociales où toute la ça donne : «C’est un crève-cœur de voir les gauche serait d’accord. Maurel exhume par communistes avec leurs idéaux alors qu’ils con- exemple la loi interdisant les licenciements naissent les marges budgétaires de la France, boursiers, proposée en février par les comattaque Jean-Christophe Cambadélis. Il fut un munistes au Sénat et votée par les socialistes. temps où ils partageaient l’effort national de re- Ce texte n’a jamais été repris par le gouvernedressement du pays.» Harlem Désir use aussi ment. Bachelay pousse, lui, pour inscrire à de l’argument «responsabilité»: «Nous gérons l’ordre du jour la proposition de loi brandie ensemble les collectivités. Le PCF assume avec par Hollande lors de sa campagne et visant nous son rapport au réel dans les collectivités. Il faut l’assu- «Nos critiques ont été médiatisées, mais mer au plan national.» nous mettons sur la table des propositions! AMNISTIE. En revanche, si la Or le PS reste sur une seule attitude: c’est gauche est divisée, insiste- comme ça et il n’y a rien à discuter.» t-on au Front de gauche, Olivier Dartigolles porteparole du PCF c’est d’abord la faute à l’«accélération de l’orientation sociale-libérale» de à obliger un groupe, s’il veut fermer un site, la politique de François Hollande. «La majo- à examiner les offres de reprise ou bien à le rité politique qui l’a élu ne se retrouve pas dans céder. «On doit répondre ensemble à comment ce qu’il fait, défend Dartigolles. En aucun cas, bâtir un nouveau rapport de force face au capile Front de gauche ne parie sur l’échec du gou- talisme financier. Quel levier la puissance publivernement. Nos critiques ont été médiatisées, que active-t-elle?» avance le député, rappormais nous mettons sur la table des propositions! teur du projet de loi sur la Banque publique Or le PS reste sur une seule attitude : c’est d’investissement (BPI). Sur ce texte, il se félicomme ça, pas autrement et il n’y a rien à dis- cite d’avoir obtenu le vote des communistes. cuter.» Il est vrai que les amendements des «Le rassemblement de la gauche, il faut aimer sénateurs communistes lors de l’examen du ça, avoir de la patience», glisse-t-il sibyllin. budget ont été rejetés par un gouvernement Manière de souligner que d’autres dans sa assuré de faire passer son texte en dernière maison PS n’en ont pas. lecture à l’Assemblée. Proche de Mélenchon, Hier, les leaders des partis de cette nouvelle Eric Coquerel donne un autre exemple : «gauche rassemblée» ont décidé la mise en «Lorsqu’ils ont rencontré Hollande, Jean-Luc place de cinq groupes de travail. Au menu : et Martine [Billard, coprésidente du Parti de «emploi, industrie, démocratie sociale», «ingauche, ndlr] ont proposé une loi d’amnistie des vestissements innovants et écologiques à l’horisyndicalistes.» Hollande leur avait dit qu’il zon 2020», «réformes institutionnelles et terris’en occuperait. Et puis rien… toriales», «harmonisation fiscale et sociale en Europe» et «laïcité, école, jeunesse». A la sortie de la réunion, Désir a lancé que les responsables du Front de gauche étaient «les bienvenus. C’est une réunion de toutes les formations politiques qui veulent la réussite de l’action du gouvernement». Réponse du PCF en forme de non-recevoir: «Nous ne sommes pas intéressés par des sessions de rattrapage, dit Dartigolles. Il y a urgence à avoir une relance du débat à gauche, à ciel ouvert, sur les solutions à la crise. Ça ne peut pas se faire autour d’une table à Solférino.» Les communistes veulent des «débats publics» et non des «sommets». Et au Front de gauche, on opte pour la stratégie du «rapport de force» en lançant une «grande campagne contre l’austérité» avec en vitrine un meeting de Mélenchon et du chef du PCF, Pierre Laurent, le 23 janvier à Metz. A quelques kilomètres de l’usine Arcelor-Mittal de Florange. «Avant même les périodes électorales, il faut montrer qu’on peut faire autrement», dit Coquerel. «QUASIINSULTE». Au PS, pour calmer les ardeurs communistes à l’aube des négociations pour les municipales de 2014, l’entourage de Désir mise sur l’«effet de ciseau entre un discours de quasi-insulte à l’égard du président de la République et la pratique du compromis électoral». Les deux responsables élections des partis ont prévu de se voir avant la fin du mois. Les socialistes pointent aussi les divergences locales du Front de gauche pour y enfoncer un coin. Les élus franciliens ne se privent pas de pointer qu’en Ile-de-France, les communistes – dont Pierre Laurent – ont voté le budget 2013 quand les proches de Mélenchon s’y sont opposés. A chacun ses contradictions. • • REPÈRES LE CHAMP DE BATAILLE DU SÉNAT Ecologistes et communistes compris, la gauche n’a que 6 sièges d’avance au Sénat. Une courte avance qui a permis au PCF de faire chuter le gouvernement à déjà quatre reprises. Des rejets sans conséquence, puis que l’Assemblée a le dernier mot, mais qui empêchent la gauche de profiter pleinement de cette situa tion inédite sous la Ve République: être majoritaire dans les deux Cham bres. Ont ainsi été retoqués par les sénateurs: le texte sur l’énergie (30 octobre), le projet de loi de pro grammation des finances publiques (le 8 novembre), le projet de loi de financement de la Sécurité sociale (le 15 novembre) et le projet de loi de finances (le 28 novembre). «J’ai l’impression […] que le Parti communiste a décidé de faire le pari de notre échec […] et que les écologistes sont dans la réflexion, avec un jour dans la majorité, un jour dans l’opposition.» JeanChristophe Cambadélis député (PS) de Paris POURQUOI DEPUIS PRÈS DE 40 ANS NOUS PRODUISONS EN FRANCE ET AVONS L’INTENTION D’Y RESTER PUBLICITÉ Sur un marché hautement concurrentiel – celui des sacs et des films plastiques – où le Groupe SPhere, groupe familial français, est devenu leader européen, nous avons fait un choix stratégique de produire principalement en France ainsi qu’en Union européenne. Nous avons à cet effet relocalisé en France trois usines que notre Groupe avait achetées en République tchèque, en Allemagne de l’Est et en Italie du Sud. Avec treize usines situées en Union européenne employant 1300 personnes dont six sont en France avec près de 700 salariés, nos usines françaises fabriquent environ 70% de la production du Groupe SPhere qui est bien sûr affectée au marché national mais aussi, pour une importante partie, aux marchés de tous les grands pays de l’Union européenne sans compter les exportations vers l’Afrique et l’Amérique. Deux facteurs ont contribué à notre politique de « Fabriqué en France » : – d’une part, le choix de l’innovation constante sur un marché que nous pourrions croire banalisé avec une politique tournée vers l’environnement, et dans les dernières années le lancement des sacs recyclés provenant de la collecte sélective, ou biodégradables à base de fécule de pomme de terre française et plus récemment les sacs « Vegetal Origin » faits à partir de matériaux végétaux réduisant fortement l’empreinte carbone ; – d’autre part, la productivité tant de nos chercheurs que de nos hommes et nos femmes en usine est de loin la meilleure en comparaison de nos autres unités européennes. Producteur de valeur ajoutée, propriétaire de 200 brevets, le Groupe SPhere s’est toujours opposé à la délocalisation et reste à l’échelon européen le seul intervenant à ne pas être parti comme nos confrères français, britanniques ou allemands en Chine, en Thaïlande, au Viet-Nam ou en Pologne. Nos usines de Normandie, du Nord, de Lorraine et de Haute-Loire ont toujours su s’adapter à l’évolution technologique. Le label « Origine France Garantie » est donc le résultat d’une politique industrielle qui a toujours cru que produire en France était un atout à condition d’innover en permanence. Plusieurs de nos produits ont été élus « Produit de l’Année » et leur qualité fait de notre Groupe un partenaire solide de la grande distribution, des collectivités locales et des marchés professionnels. Nous sommes certains que nos clients sauront faire le choix dans un marché où produire en France constitue pour eux la plus forte garantie tant de qualité que de service. Au-delà de la fierté d’être français, bien évidemment, et au-delà de la responsabilité d’acteur économique et civique se battant pour maintenir l’emploi de ceux qui ont contribué au succès de notre Groupe et conscients, comme nos clients que les consommateurs finaux de nos produits sont des Français, notre combat pour le label « Origine France Garantie » correspond à une réalité industrielle qui nous permettra de faire connaître au public qui fabrique les produits qu’il consomme, où ils sont fabriqués et par qui. John Persenda Président-directeur général de SPhere SA www.sphere.eu 9 10 • LIBÉRATION JEUDI 10 JANVIER 2013 FRANCE Défilé à Paris, le 24 mai 2011, pour l’ouverture de la PMA aux couples de femmes. PHOTO VINCENT NGUYEN. RIVA PRESS deau juste pour monter au rideau», rapportait un dirigeant PS après une réunion de groupe animée. Legouvernementprocrastine surlaprocréationassistée Peur d’un rejet du Conseil constitutionnel et des opposants internes: l’amendement PMA au projet de loi sur le mariage pour tous sera intégré au texte sur la famille. Par LAURE BRETTON et CATHERINE MALLAVAL S’en est suivie une série de consultations entre le Premier ministre, la ministre déléguée à la Famille, Don renouant lundi avec la minique Bertinotti, le président du tradition un peu oubliée groupe socialiste, Bruno Le Roux, des vœux présidentiels au et les promoteurs du texte. Plus une Conseil constitutionnel, réunion à Matignon hier matin sous François Hollande ne se doutait pas la présidence de Jean-Marc Ayrault que la cérémonie serait (et non de son directeur l’occasion d’une livraison de cabinet, signe de l’imANALYSE à domicile de conseil portance du sujet) et une (d’ami). Le président de l’instance annonce devant le groupe PS dans suprême, Jean-Louis Debré, en a en la foulée: la PMA est officiellement effet profité pour glisser au chef de exfiltrée vers la loi sur la famille. l’Etat que l’amendement ouvrant la procréation médicalement assistée PRÉVENTIONS. Politiquement, la (PMA, nouvellement AMP) aux manœuvre comporte des avantacouples de femmes avait toutes les ges, mais aussi une palanquée d’inchances d’être retoqué s’il était convénients. La tactique permet de inscrit dans le projet de loi sur le resserrer les rangs au PS: les oppomariage pour tous. Que la majorité sants internes à la PMA –61 se sont prenait même un «risque largement exprimés lors du vote du 19 décemsupérieur» qu’avec sa taxe censurée bre, auquel une centaine de députés de 75 % sur les super-riches. n’a pas pris part – n’auront plus D’où une accélération des manœu- d’excuse pour ne pas voter le texte. vres lancées pendant les vacances De quoi aussi lever les préventions de Noël, quand l’exécutif a décidé de certains alliés, radicaux de gaud’inscrire au programme du pre- che ou communistes, qui étaient mier semestre une grande loi sur la très réservés sur l’amendement famille. Après cette mise en garde, PMA. De quoi enfin, peut-être, plus question de laisser les députés grappiller quelques voix de plus au PS déposer le fameux amende- centre et à droite. En 2011, dix ment, voté dans la douleur juste députés UMP avaient voté la propoavant les fêtes. sition de loi PS sur le mariage gay. E REPÈRES «Si j’avais été favorable [à la PMA], je l’aurais intégrée dans le projet de loi […]. Si le Parlement décide d’aller dans ce sens, il est souverain.» François Hollande le 12 décembre La PMA (procréation médi calement assistée), égale ment appelée AMP (aide médicale à la procréation), comprend l’insémination artificielle et différents types de fécondation in vitro (FIV). Elle permet la naissance de plus de 20000 bébés par an en France (2,7% du total). • SUR LIBÉRATION.FR A lire Borloo, un partisan du mariage pour tous mino ritaire chez les centristes. MOULINETTE. «Sans cet amendement, je ne suis pas sûr qu’il y aurait eu un texte sur la famille programmé pour le mois de mars», s’est défendu Le Roux. Et de vanter les mérites de cette nouvelle stratégie, fruit d’un «dialogue nourri et loyal» avec l’exécutif : un projet de loi rédigé par le gouvernement sera plus solide juridiquement, car passé par la moulinette du Conseil d’Etat, et l’accès à la PMA sera «plus large». Autrement dit: ouvert aux couples de femmes non mariées, voire aux femmes seules. Alors qu’en passant par l’amendement dans la loi mariage, «on obligeait les lesbiennes à se marier pour avoir un enfant», fait valoir Erwan Binet, le rapporteur du texte. «On est sur le même calendrier, 2013, avec un texte plus sûr et plus large. Donc on ne peut pas parler de recul», ajoute le porte-parole du groupe, Thierry Mandon. Mais d’aucuns voient déjà la mesure enterrée. «C’est un peu du machiavélisme, mais le plan consisterait à se faire retoquer dès le Conseil d’Etat pour rupture d’égalité entre les couples de femmes et d’hommes», avance un parlementaire. Ou, plus simplement, parce que cette priorité sera enterrée par une autre au printemps. Pour la communauté homo, particulièrement les lesbiennes, qui doivent toujours se rendre en Belgique ou Espagne pour bénéficier d’un don de sperme, la déception est sévère. «Je suis tout à la fois, agacé, amer et en colère», balance Nicolas Gougain, porte-parole de l’InterLGBT, principal interlocuteur du gouvernement sur ce dossier, qui déplore des «pressions probables du gouvernement sur les parlementaires pour qu’ils ne déposent pas cet amendement». Et d’épingler les atermoiements de l’exécutif –«On débat depuis septembre. Le gouver- Au final, «on pourrait avoir une loi sur le mariage adoptée par quasiment les deux tiers de l’Assemblée», pronostique le député de l’Essonne Carlos da Silva. Mais, dans la colonne moins, la majorité commence l’année avec un nouveau pataquès. Accusant les socialistes de couardise, les écologistes ont annoncé le dépôt de leur propre amendement PMA. Et Marie-George Buffet (PCF) proposera le sien «On pourrait avoir une loi sur «à titre personnel». le mariage adoptée par quasiment Pour certains, le PS gère la majorité de fa- les deux tiers de l’Assemblée.» çon court-termiste, Carlos da Silva député de l’Essonne, justifiant assurant le vote sur le le report de l’amendement PMA mariage et reportant la PMA à plus tard. «L’opposition va nement ne pouvait-il pas anticiper?» avoir deux occasions de se mobiliser Pour Gougain, il n’y a là qu’une plutôt qu’une», déplore le député «annonce», et «non une garantie». parisien Patrick Bloche, même s’il A quelques jours de la mobilisation salue le fait que «le gouvernement des antis, c’est la douche froide. s’engage clairement pour la PMA». «Si, en plus, cette nouvelle loi aborde Et en interne, les députés socialistes la question de l’accès des enfants à canardaient hier la stratégie de leur leurs origines, par exemple pour ceux président, Bruno Le Roux, qui affir- qui sont nés sous X, on en a encore mait mi-décembre que la PMA pour des mois et mois de discusn’avait «pas sa place dans les lois sions…» Encore plus remonté, bioéthiques ni dans une grande loi sur le collectif «Egalité Oui Oui Oui» la famille». «Il y a une partie des pro- se dit trahi : «Encore une fois, les PMA qui ne comprennent pas bien homophobes nous lynchent et le PS pourquoi on les a fait monter au ri- nous lâche.» • LIBÉRATION JEUDI 10 JANVIER 2013 CONFIDENTIEL FRANCEXPRESSO • 11 Copé:lepainauchocolatboulet UMP Alors que le Conseil français du culte musulman retire sa plainte, certains militants lui reprochent d’avoir cédé à la «repentance». D ANDRÉ VALLINI SE VERRAIT BIEN AU CONSEIL CONSTITUTIONNEL Replié sur son département –l’Isère– depuis qu’il a man qué le train du gouvernement au printemps dernier, le sénateur André Vallini aurait renoncé à son rêve d’être ministre de la Justice. Même s’il est souvent cité dans la presse comme successeur éventuel de Christiane Taubira place Vendôme en cas de remaniement, Vallini nourrit désormais une autre ambition: celle d’être nommé mem bre du Conseil constitutionnel lors du prochain renouvel lement d’un tiers des neuf «sages» en mars. S’il n’est pas choisi par le chef de l’Etat, dont il est l’un des fidèles, il pourra toujours compter sur le président du Sénat, JeanPierre Bel. PHOTO MARTIN BUREAU. AFP aurait été privé un écolier au motif qu’«on ne mange pas pendant le ramadan». Sensible «aux regrets exprimés par M.Copé», le CFCM a annoncé mardi qu’il retirait sa plainte contre ces propos jugés diffamatoires et islamophobe, datant du mois d’octobre. Hier, sur Radio Classique, Marine Le Pen a dénoncé une AP ouloureuse rentrée pour Jean-François Copé. Tandis qu’il négocie avec François Fillon la mise en place d’une «direction partagée» à la tête de l’UMP, le champion de la «droite décomplexée» doit supporter les sarcasmes de ceux qui l’accusent de s’être «couché» devant le Conseil français du culte musulman (CFCM) en exprimant ses regrets à propos de sa parabole du «pain au chocolat» dont «pitoyable forfaiture». Au même moment, sur RTL, Copé était interpellé par un militant UMP qui se disait choqué de voir son président céder à «la repentance» et au «diktat» des autorités musulmanes. «Je n’ai présenté aucune excuse, je n’ai commis aucune faute», a protesté le maire de Meaux. Il n’a fait que regretter «les énormes contresens» dans l’interprétation de ses propos. Choqué par ce «double langage», le président de l’Observatoire national contre l’islamophobie, Abdallah Zekri, a aussitôt annoncé qu’il refusait de retirer la plainte qu’il a lui-même déposée. Mais le président du CFCM, Mohammed Moussaoui, a démenti ce retournement. Selon lui, la plainte sera bel et bien retirée. ALAIN AUFFRAY NOUVEA U 11000 euros: c’est le traitement mensuel que Jacques Chirac ne perçoit plus de la part du Conseil constitutionnel depuis que sa femme, Bernadette, a fait parvenir une expertise au président du tribunal qui devait le juger, assu rant qu’il ne disposait plus de toutes ses capacités. Difficile, dès lors, de siéger chez les «sages». Mais le refus de Jean Louis Debré, président du conseil, de verser son traite ment à l’exprésident «ulcère» son épouse, selon le Monde. L’HISTOIRE LES PARLEMENTAIRES SOCIALISTES CRAIGNENT LE SURMENAGE A l’automne, ils tiraient déjà la sonnette d’alarme: trop de projets de loi, bouclés au pas de course, ça chiffonnait les parlementaires socialistes. Après le retoquage du texte sur le logement puis celui de la taxe à 75% des revenus annuels dépassant le million d’euros par le Conseil consti tutionnel, ils en ont rajouté une couche. Rappelant à l’exé cutif que le temps législatif devait être sanctuarisé pour se prémunir de bévues technicojuridiques coûtant très cher sur le plan politique. Las. En écoutant JeanMarc Ayrault présenter son programme de gouvernement pour 2013, les députés ont compté pas moins de 13 pro jets de lois pour le premier semestre. «C’est complète ment irréaliste, entendon depuis dans les couloirs de l’Assemblée. Ils vont nous faire siéger jusqu’au mois d’août ou alors on va être obligé d’abandonner la moitié des trucs en route.» Entre les deux maux, la majorité a six mois pour choisir. «Autant il était légitime de vous fournir la possibilité de déposer un recours contre l’arrêté préfectoral demandant l’euthanasie des deux éléphants, autant il n’appartient plus au gouvernement d’intervenir dans le déroulement de la procédure judiciaire.» Réponse de l’Elysée au patron du cirque Pinder, propriétaire des deux éléphantes tuberculeuses menacées d’euthanasie à Lyon (Libération du 6 janvier) LesEchos-HSBilan-164x219mm.indd 1 08/01/13 17:47 12 • LIBÉRATION JEUDI 10 JANVIER 2013 FRANCE Autroisième,desreclussidiscrets «Pas un bruit. Aucun signe», les voisins d’une famille cloîtrée à Saint-Nazaire tombent des nues. Par NICOLAS DE LA CASINIÈRE Envoyé spécial à SaintNazaire signalé», affirme Benoît Delliaux, directeur de la proximité au sein de l’organisme public HLM Silène. Les volets fermés en permanence n’ont pas alerté sur la gravité de la situation. Ni la boîte aux lettres souvent remplie de pubs à ras bord. «En rigolant avec ma fille, je disais qu’il devait y avoir un macchabée là-dedans, tellement ça sentait. Les odeurs remontent toujours. J’ai contacté l’office HLM, on m’a dit d’écrire, de faire une pétition. J’ai bouché mes grilles d’aération», explique Pascale Le Gall, une voisine. Un étage en dessous, au troisième, Céline Mandin, locataire ici depuis six ans, voyait Dominique B. descendre la nuit pour «vider ses poubelles et plein de papier toilette avec des gants de vaisselle et des chaussons bleus d’hôpital. Mon conjoint soupçonnait quelque chose, mais on peut se tromper. Si on avait su… On aurait dû faire défoncer la porte, prévenir la police, les services sociaux…» Le conseil général de Loire-Atlantique a précisé, de son côté, qu’aucun suivi n’avait été engagé pour cette famille dans les cinq dernières années. L’académie de Nantes a indiqué n’avoir, à ce stade, pas de trace de scolarisation des enfants depuis 2010. Selon le rectorat, deux des enfants ont été inscrits deux ans à des «cours par correspondance» entre 2007 et 2009, et «deux autres ont été scolarisés dans un collège privé de Saint-Nazaire pour l’année scolaire 2008-2009 et ont été inscrits à des cours par correspondance pour l’année suivante». D ans la cage d’escalier de leur HLM, les locataires les plus anciens les appelaient les «X Five». «Des gens qui débarquaient d’on ne sait où.» Au troisième étage, ils étaient en fait six, le père, la mère et leurs quatre enfants, à vivre cloîtrés depuis au moins un an dans un logement insalubre à Saint-Nazaire (Loire-Atlantique), où les pompiers les ont découverts en fin de semaine dernière. «Je suis là depuis 2004, dit Pascale Le Gall, la voisine du dessus. Ils avaient déjà ce surnom de “X Five”. Les premières années, on voyait encore un petit bus de ramassage scolaire chercher les enfants handicapés. Et puis on les a plus vus. On était persuadés qu’ils étaient séparés, que seul REPORTAGE le monsieur restait là… Et puis on n’entendait rien. Pas un bruit. Aucun signe.» Alertés par la mère de famille pour un malaise dans la nuit de vendredi à samedi, les pompiers ont découvert un logement aux murs maculés de moisissures, des verrous sur les portes intérieures, que le père fermait quand il s’absentait pour aller faire des courses une ou deux fois la semaine. ENFANTS «PROSTRÉS». Cet appel au secours a mis fin au calvaire de la famille B. Le père, Dominique, 51 ans, a été interné en hôpital psychiatrique. Quatre enfants (trois filles et un garçon) de 14, 17, 19 et 20 ans, «prostrés» selon des enquêteurs, ont été hospitalisés en observation, et la mère, Christine, 47 ans, les a rejoints après avoir été entendue en garde à vue mardi, ainsi qu’une grande sœur de 25 ans qui ne vivait plus avec la famille. Une enquête a été ouverte pour manquement aux obligations parentales. Selon le parquet de SaintNazaire, «la séquestration n’est pas avérée, il n’y a dans cette enquête ni violences physiques, ni agressions sexuelles, ni viols». «Cette famille a fait l’objet dans le passé de suivis socio-éducatifs, dans les années 90 et les années 2000, mais rien n’était en cours au moment de leur découverte dans cet état d’insalubrité», a encore précisé le parquet. Les deux enfants mineurs sont désormais pris en charge par le département de Loire-Atlantique, responsable de la protection de l’enfance. Barrée de scellés, la porte d’entrée du 3e étage est impeccable, jaune vif comme les autres de la cage d’escalier, repeintes dans cet immeuble très propre ravalé en 2010. «On a fait récemment une visite avec les représentants de locataires, qui nous emmènent où ils veulent pointer des problèmes. On ne nous a rien L’immeuble des six reclus, dont quatre enfants, hier. PHOTO DAMIEN MEYER. AFP REPÈRES AIDÉS QUATRE ANS PAR LA MAIRIE Selon Jeanine Hottelard, adjointe aux solidarité à la mai rie de SaintNazaire, «pour les transports, la piscine et les bons de Noël, cette famille a été aidée de 2007 à 2010» puis n’avait plus rien demandé… Saint-Nazaire MORB ILLEET-V MAY LOIREATLANTIQUE Nantes Océan Atlantique 20 km VENDÉE MAINEETLOIRE « Il ramenait vraiment beaucoup de packs d’eau. Ça, c’était bizarre.» Céline Mandin, voisine de palier parlant du père, qui enfermait sa femme et ses enfants, les rares fois où il sortait DANS LE VIDE. Les loyers étaient versés régulièrement. L’office HLM a seulement demandé à un plombier d’intervenir en novembre quand la voisine du dessous s’est plainte d’une auréole au plafond. «L’entreprise a voulu joindre la famille il y a deux mois, mais n’a pas pu laisser de message, a rappelé sans succès, mais apparemment la tache ne s’étendait pas. Il n’y avait donc pas urgence», explique Benoît Delliaux. Pour la révision annuelle de la chaudière, Dominique B. n’ouvrait pas. Quand un incendie de poussette a enfumé l’escalier, c’est le seul appartement dont la porte est restée close. Le père ne répondait pas plus, quand son frère venait toquer à l’étage, inquiet d’entendre le téléphone sonner dans le vide. C’était l’an dernier, croit se souvenir sa voisine de palier. Un blouson bleu marine, une casquette noire rivée sur la tête, les cheveux dans le cou, le regard fuyant et le bonjour rare. «Il se laissait aller», commente la voisine du dessus. «Une fois, il a mis le feu dans le vide-ordures. Il a tenté de l’éteindre avec une bassine d’eau. Il rentrait chez lui, reverrouillait à chaque fois, tchac, tchac. Un voisin l’a traité de malade !» • LIBÉRATION JEUDI 10 JANVIER 2013 FRANCEXPRESSO E Mobilisation de sans-papiers à Saint-Denis sans-papiers], d’autant plus que nous soutenons leur mouvement depuis longtemps. Nous ne comptons pas demander l’évacuation», a expliqué à l’AFP le curé Jean Jannin, responsable de cinq paroisses de Saint-Denis. Plusieurs sans-papiers distribuaient des tracts contestant la circulaire Valls sur les nouveaux critères de régularisation. «On dénonce les durées d’attente des dossiers excessivement longues, la qualité d’accueil, les refus des dossiers», a dénoncé Hicham Hassanine, délégué de la Coordination 93 des sans-papiers. Une autre militante, Marguerite Rollinde, a critiqué «l’obligation pour les travailleurs sans papiers de fournir huit fiches de paye sur les vingt-quatre derniers mois et un contrat de travail» pour espérer une régularisation. L’HISTOIRE BETTENCOURT : COURBIT CHEZ LE JUGE Loïk Le FlochPrigent à Lomé, au Togo, le 17 septembre. PHOTO ERICK KAGLAN. AP Presumeinnocent.com: LeFlochouvreleban JUSTICE Un site donnant la parole à des mis en cause a été créé ce matin. Première tribune pour l’ex-patron d’Elf. l parle à la première personne, s’adresse à un «Madame, Monsieur» sans contours… «Madame Monsieur», c’est tous ces anonymes que leur curiosité entraînera, peut-être, jusqu’à ce nouveau site internet. Tous ceux qui, ayant ou n’ayant pas entendu parler de la nouvelle «affaire Loïk Le Floch-Prigent», emprisonné au Togo suite à une plainte pour escroquerie, seront séduits par la démarche de Presumeinnocent.com : offrir à des personnes mises en cause dans une affaire judiciaire un espace d’expression sans intervention ni limites – si ce n’est celle de respecter la loi: pas de diffamation, respect du secret de l’instruction… L’idée est venue à l’avocat parisien Hervé Temime lors d’une nuit d’insomnie. «J’ai eu depuis des années à être dans la situation de défendre I des gens qui étaient l’objet d’une mise au pilori médiatique, contre laquelle je ne pouvais rien faire. J’ai pensé soudain à un site qui défendrait la présomption d’innocence.» Le lendemain matin, il achète le nom de domaine presumeinnocent.com. Puis retourne à son agenda surchargé… Jusqu’à un cours qu’il donne à Sciences-Po, il y a un an. Il y expose son idée, deux étudiants viennent le voir. Lucas Sebban et Aaron Bass, 21 ans, se proposent pour gérer le site. Ils réfléchissent au concept –deux rubriques contributives accompagneront les tribunes, dans le même esprit–, créent une société avec Hervé Temime, jusqu’à l’aboutissement du projet, mis en ligne ce matin. Loïk Le Floch-Prigent ouvre donc le ban, ayant vocation à être vite suivi par d’autres. Dans son texte, il proclame son innocence et décrypte les mécanismes qui l’ont, selon lui, conduit dans cette mauvaise passe. «J’ai trouvé l’idée du site excellente et nécessaire, dit Me Patrick Klugman, qui parle pour son client, toujours en prison au Togo. Dans une affaire comme celle concernant Loïk Le Floch-Prigent, où l’on se borne souvent à rappeler qu’il a été condamné pour tout autre chose dans le passé sans enquêter sur l’histoire actuelle, c’est salutaire.» Le site Presumeinnocent.com ne sera pas ouvert aux commentaires. Il voudrait fonctionner «comme une source», ayant vocation à être repris par les médias. «Ce qui est positif, dit l’un des deux jeunes fondateurs, c’est que si l’on cite le nom du site, on rappelle forcément en même temps la présomption d’innocence.» ONDINE MILLOT L’expatron d’Endemol Stéphane Courbit est con voqué aujourd’hui dans le bureau du juge d’instruc tion bordelais JeanMichel Gentil, en charge du dos sier Bettencourt. Après avoir été placé en garde à vue au printemps puis au mois de décembre, l’actuel patron de LOV Group –audiovisuel, énergie, jeux en ligne…– doit être inter rogé sur un investissement de 143 millions d’euros réalisé dans sa société par Liliane Bettencourt depuis 2010. Plusieurs experts ont estimé que celleci était très affaiblie mentalement à cette date. L’avocat d’affaires Pascal Wilhelm, conseil de Cour bit et de l’héritière de L’Oréal, avait servi d’inter médiaire. Il a été mis en examen pour complicité d’abus de confiance aggravé. Stéphane Courbit pourrait lui aussi être mis en examen. Le dossier Bettencourt, dans lequel Sarkozy a été placé sous le statut de témoin assisté, devrait être bouclé dans les prochains mois. 13 LES GENS COUP DE SANG CONTRE LES OBSTACLES IMPOSÉS AUX CLANDESTINS Plusieurs dizaines de sans-papiers ont occupé hier l’église de l’Estrée à Saint-Denis pour exiger leur régularisation. Ils veulent aussi exprimer leur solidarité avec les grévistes de la faim de Lille (Libération du lundi 7 janvier). L’occupation était prévue pour la seule journée d’hier. «On les connaît bien, ils nous connaissent. Cela se fait dans le dialogue, avec la Coordination [93 des • AUGUSTIN BONREPAUX, UN CHEF DE MISE EN EXAMEN MYSTÉRIEUX «C’est tout, je vous dis!» Le président socialiste du conseil général de l’Ariège estime que ses électeurs peuvent se contenter de savoir qu’il a été mis en examen dans le cadre d’une enquête sur «deux marchés publics». Augustin Bonrepaux refuse depuis le 26 octobre de préciser quel les sont les qualifications juridiques de cette mise en exa men. «Y en a pas», nous répondil d’abord, avant de lâcher un tout petit «il y avait peutêtre favoritisme, je ne sais pas». Et de promettre de «relire la lettre du juge, pour voir», sachant que ladite lettre est «à la maison» et qu’il faudra attendre «aprèsdemain» pour en connaître la teneur. Il y a des aprèsdemain comme ça qui n’arrivent jamais. Prise illégale d’intérêt, fraude aux subventions, détournement? Le juge étant tenu au «secret de l’instruc tion» et l’avocat du mis en examen au «secret profession nel», le parquet n’ayant «pas vocation à communiquer sur des affaires privées» et en l’absence de partie civile ayant accès au dossier, la partie de cachecache continue. De même que l’enquête du juge… G.Lv. (à Toulouse) PHOTO AFP 300 vies ont été sauvées sur les routes de France en 2012, soit une baisse de la mortalité de 7 à 8% par rapport à 2011, selon un bilan provisoire de la sécurité routière. Entre 3600 et 3700 personnes auraient été tuées dans des accidents de la circulation en 2012, contre 3970 l’année précédente. L’augmentation du nombre de radars et la fin de leur signalement ont incité les auto mobilistes à lever le pied. Mais la hausse des prix des carburants aurait aussi contribué à faire baisser le nom bre de victimes, les conducteurs roulant moins vite. CANAL DE L’OISE Le jeune trisomique retrouvé mort dans le canal latéral de l’Oise est décédé par hydrocution, ce qui écarte la piste criminelle. Il était recherché depuis le 18 décembre. ÉDUCATION Le projet de loi d’orientation pour refonder • l’école a été massivement rejeté hier par le Cneser, une instance consultative réunissant des acteurs de l’enseignement supérieur. L’un des points de blocage a porté sur les nouvelles écoles de formation des enseignants, qui doivent ouvrir en septembre à l’université. SUR LIBÉRATION.FR A lire «La France, championne du soutien scolaire privé», selon un rapport du Conseil d’analyse stratégique. SEMAINE DE L’ENTREPRENEURIAT Du 21 au 25 janvier 2013 BUSINESS SCHOOL DEPUIS 1980, GLOBALE ET INTERNATIONALE PLUS QUE JAMAIS 3DULV%RUGHDX[/LOOH/\RQ1DQWHV6WUDVERXUJ7RXORXVH KWWSEVLVHJIU Institut Supérieur Européen de Gestion. Établissements privés d’enseignement supérieur. Cette école est membre de EDUCATION GROUP 14 • ECONOMIE LIBÉRATION JEUDI 10 JANVIER 2013 Emploi:lesCDD, nœuddecrispation desnégociations Le patronat refuse la taxation des contrats courts, devenus une porte d’entrée incontournable sur le marché du travail. Par FRÉDÉRIQUE ROUSSEL de salariés en CDI dans le privé a très peu varié depuis près de dix e talon d’Achille de la né- ans, autour de 84% en 2011. «Si on gociation sur la «sécurisa- ne raisonne qu’en stock, le CDI fait tion de l’emploi» aura été, de la résistance, estime ainsi Mijusqu’au bout, la taxation chel Husson, de l’Institut de redes contrats courts. Une attente de cherches économiques et sociales la majorité des organisations syn- (Ires). Mais l’accès à un CDI se fait dicales pour tenter d’enrayer la plus tard qu’avant. On sent par hausse des emplois précaires. Un ailleurs, dans ses propositions, une repoussoir pour le patronat, qui y volonté du patronat de grignoter le voit, au-delà d’une augCDI.» Bref, le CDD dementation du coût du traANALYSE vient le passage obligé vail, un dispositif qui ne pour entrer sur le marché créerait pas d’emploi. Or la me- du travail. En 2011, selon l’Acoss sure constituait une des promesses (banque de la Sécu), près de François Hollande, inscrite de 8 embauches sur 10 se sont dans la feuille de route donnée par ainsi faites en CDD (78,3%), plus le ministre du Travail aux parte- fréquemment dans les établissenaires sociaux, à l’orée de cette ments de 50 salariés. Principaux négociation. «C’est la liberté des concernés : les jeunes, la moitié partenaires sociaux de fixer les mo- des salariés en CDD ayant moins dalités, mais il n’y a aucune décou- de 30 ans. Et surtout dans l’héberverte sur le fait que le gouvernement gement et la restauration, les arts attache de l’importance à ce que les et spectacles et autres activités de règles évoluent, s’agissant de la service (coiffure, soins à la pertaxation des contrats courts», a sonne, activités associatives). Une ainsi rappelé hier le ministre du disparité selon les secteurs qui Travail, Michel Sapin. Coup de n’aide pas à la cohésion patronale pression supplémentaire mis sur le sur le sujet de la taxation. patronat: ce dernier serait menacé par le gouvernement, selon ses di- ACCÈS AU LOGEMENT. En dix ans, res, par l’exclusion des CDD de de 2000 à 2010, les CDD de moins l’assiette de calcul du crédit impôt d’un mois ont ainsi quasiment compétitivité emploi (CICE). doublé, passant de 6,6 millions à Pourquoi cette exigence de taxa- 12,4 millions. Et pour ceux de plus tion des contrats précaires? Parce de trente jours qui se sont achevés que ceux-ci ont augmenté ces dix en 2011, la quasi-totalité (84%) a dernières années avec la hausse du duré six mois ou moins, selon la chômage. Ils sont devenus une va- Dares. Les durées sont particulièriable d’ajustement pour les en- rement courtes dans le tertiaire, treprises en recherche de flexibi- où la moitié de ces CDD ont duré lité, mais aussi une forme de un ou deux mois, contre un peu période d’essai. Certes, le nombre moins de 40% dans l’industrie et L REPÈRES «Il y aura une loi dont le Président a dit ce matin qu’elle devrait intervenir s’il n’y a pas d’accord, […] présentée au Conseil des ministres avant fin février.» Alain Vidalies ministre des Relations avec le Parlement la construction, plus gourmandes en intérimaires. Le secteur public n’est pas en reste, puisqu’une embauche sur deux en 2010 était un CDD de moins d’un mois. Le problème, c’est que ce type de contrat de travail, successif et aléatoire, incontournable pour les jeunes au moment de leur entrée dans la vie active, les pénalise sur l’accès au logement ou sur les ni- d’assurance chômage sur les contrats courts. LIMITE PRÉCISE. Si cette mesure n’est apparue dans aucun texte présenté par le patronat depuis le début de la négociation, il a évidemment envisagé différents dispositifs. Le coût d’un point de plus des cotisations chômage sur les contrats de moins d’un moins coûterait «pas plus «Si on ne raisonne qu’en stock, de 60 millions d’euros», un responsable le CDI fait de la résistance. Mais avance patronal. Une paille l’accès à un CDI se fait plus tard rapportée aux 2,9 milqu’avant.» liards que coûterait à terme la généralisation Michel Husson de l’Ires de la complémentaire veaux de salaire. «Les contrats des frais de santé (lire ci-dessous), courts concernent une catégorie im- forte concession du Medef. portante de personnes, souvent des L’issue de la négociation est susjeunes condamnés à passer de CDD pendue à un pas du patronat sur ce en contrats courts, explique Gilbert sujet. Taxer les contrats de moins Cette, professeur d’économie à d’un mois, mais aussi fixer une lil’université Aix-Marseille. Peut-on mite précise au recours aux conaccepter qu’une partie de la popula- trats précaires selon la taille des tion soit ainsi stigmatisée de façon entreprises, ou encore se limiter durable ?» aux CDD liés à un surcroît d’actiEt de citer en exemple l’Italie, qui vité ? La contre partie pourrait a signé un accord, le 21 novembre, prendre plusieurs formes pour le sur 1,4 point de majoration des Medef, qui détient là la clé de la cotisations sociales patronales négociation. • LA DERNIÈRE VERSION DU TEXTE Le patronat a donné hier un nouveau texte aux syndicats, dans lequel ne figure toujours pas la taxation des contrats courts, pourtant incontournable pour eux. Le projet d’accord de 21 pages détaille une généralisation de la complémentaire santé pour les salariés qui ne sont pas couverts. Le texte prévoit d’ouvrir une négociation sur le sujet dans les branches avant le 31 décembre, avec application au plus tard… le 1er janvier 2017! La mesure coûterait 2,9 milliards d’euros. Le Medef veut que les employeurs en financent, au maximum, la moitié, le reste étant à la charge des salariés. Le patronat accepte d’introduire un à deux représentants des salariés avec voix délibérative dans les conseils d’administration des entreprises qui emploient au moins 15000 salariés à l’échelle mondiale. Le patronat accepte aussi de négocier sur l’activité partielle dans les quinze jours suivant un éventuel accord. Enfin, les articles sur la déjudiciarisation des procédures de licenciement n’ont globalement pas varié. Points inamovibles côté patronal en termes de flexibilité. F.Rl SIX MOIS DE TRACTATIONS w 9 et 10 juillet A la conférence sociale, les partenaires sociaux sont invités à négocier avant le premier trimestre 2013 les conditions d’une «meilleure sécurisation de l’emploi». w 7 septembre Le gouvernement leur transmet une feuille de route. w 4 octobre Premier round des négos. w Aujourd’hui et demain Fin annoncée. LIBÉRATION JEUDI 10 JANVIER 2013 ECONOMIE • 15 Un texte de loi sera présenté fin février, mais son contenu dépendra de l’issue des négos. Le dernier round en trois scénarios S Un accord quasi total Chaque jeudi en kiosque Politis PHOTO EMMANUEL PIERROT.VU Le scénario le plus improbable : un accord emportant la signature de la quasi-totalité des organisations syndicales, sauf peut-être la CGT. «Ce cas-là réduirait substantiellement le rôle de l’Assemblée et du Sénat, reconnaît Michel Liebgott, député (PS) de Moselle et membre de la commission des affaires sociales. Les parlementaires, dans ces conditions, Marseille 2013 Les cocus de l’histoire ne remettraient pas en cause l’accord issu de la négociation.» La transposition législative, qui interviendrait fin février, serait alors quasi intégrale. Trois syndicats sur cinq La possibilité la plus sérieuse, un accord signé par les trois centrales réformistes (CFTC, CGC et CFDT), mais sans FO ni la CGT. Le gouvernement sauverait la face, mais «ça deviendrait plus compliqué», estime le député socialiste de l’Essonne Jérôme Guedj. «Il faudra regarder précisément le contenu, car cela signifie qu’il y a un déséquilibre entre la flexibilité pour les entreprises et la sécurité pour les salariés.» Autrement dit, le texte s’expose à un repatouillage par la majorité au Parlement. «Notre rôle ne se résume pas à celui de greffier, confirme le député (PS) JeanPatrick Gille (Indre-et-Loire). Tout dépendra alors de ce qu’il y a dans le texte, même si notre position est de respecter l’accord.» Dans l’entourage du ministre du Travail, Michel Sapin, on souligne néanmoins que le texte «constituera tout de même un accord, même s’il manquera, du coup, probablement des choses». Et d’avancer plutôt une autre variable quant au respect de l’accord par la majorité: «Si les non-signataires potentiels, notamment FO, sont virulents ou non pour dénoncer l’accord auquel ils n’ont pas pris part.» Un échec Outre que cette éventualité représenterait un véritable revers pour Hollande, elle laisserait le champ libre à la majorité. «On prendra nos responsabilités, prévient un proche de Sapin. Le périmètre de la loi sera celui de la feuille de route donnée par le gouvernement aux partenaires sociaux, mais on ne reprendra que les points qui nous semblent avoir fait consensus lors de la négo.» Un choix forcément subjectif… Et à l’Assemblée, «on mettra en œuvre les engagements de Hollande sur la protection des salariés, et notamment sur la pénalisation des contrats courts ou des licenciements boursiers», avance Jérôme Guedj. Sans beaucoup de place, visiblement, pour les revendications du Medef. LUC PEILLON www.politis.fr li i f igneront, signeront pas ? Et si oui à combien ? Alors que les partenaires sociaux reprennent aujourd’hui la négociation sur la réforme du marché du travail – pour un dernier round jusqu’à demain midi –, les spéculations vont bon train sur la possibilité d’aboutir à un accord qui donnerait plus de flexibilité aux entreprises, tout en sécurisant davantage les parcours professionnels des salariés. Côté syndical, les déclarations de Bernard Thibault, mardi, semblent exclure toute signature de la CGT. Les propos de Jean-Claude Mailly, le même jour, parlant de «miracle» en cas d’accord, paraissent condamner une approbation de FO. Ne reste donc plus que la CFDT, dont la signature, ajoutée à celles des deux autres petites centrales (CFTC et CGC), permettrait de valider un texte. Or rien ne semble acquis du côté de la centrale réformiste. «C’est difficile, mais le match n’est pas fini. Il finit vendredi. Il faut mener l’offensive», a redit son tout nouveau secrétaire général, Laurent Berger, hier sur France Info. Il a posé quatre thèmes incontournables: la complémentaire santé pour tous, les droits rechargeables de l’assurance chômage, la limitation des temps partiels imposés et la taxation des contrats courts. Un dernier point sur lequel le patronat reste pour l’instant inflexible, Laurence Parisot se disant même «pessimiste» quant à l’issue des négociations. Le Medef et la CGPME dénoncent en chœur l’«ingérence» du gouvernement dans les discussions. Bref, l’issue de cette négociation – politiquement importante pour Hollande – reste des plus incertaines, les échanges pouvant déboucher sur trois scénarios. 16 • LIBÉRATION JEUDI 10 JANVIER 2013 ECONOMIEXPRESSO L’HISTOIRE +0,31 % / 3 717,45 PTS 2 622 768 410€ +37,53% Les 3 plus fortes CREDIT AGRICOLE FRANCE TELECOM EADS LES «ESCLAVES» SUDAFRICAINS SE REBIFFENT Les 3 plus basses CARREFOUR ARCELORMITTAL UNIBAIL-RODAMCO 13 407,24 3 106,47 6 098,65 10 578,57 +0,59 % +0,47 % +0,74 % +0,67 % 52 millions C’est le nombre de domestiques dans le monde, selon une étude de l’Organisation internationale du travail, publiée hier. Ce sont des femmes, à une majorité écra sante (83% d’entre eux). Entre 1995 et 2010, le nombre a augmenté de 60%. Cette estimation très prudente ne tient pas compte de l’exploitation à domicile des enfants de moins de 15 ans estimés à 7,4 millions. Le travail domestique représente 7,5% de l’emploi salarié des femmes dans le monde. SOCIAL LES VIRGIN MEGASTORE DONNENT DE LA VOIX «Oui à la culture, non à la fermeture!»Des centaines de salariés de Virgin Megastore se sont mobilisés hier, devant le magasin amiral des ChampsElysées (photo) à Paris, mais aussi à Strasbourg, Nice, Lyon, Rennes, Marseille ou encore Bordeaux. Impuissant à régler une dette de 22 millions d’euros, selon SUD, Virgin, qui emploie 1000 personnes dans 26 magasins, s’est déclaré en cessation de paiement auprès du tribunal de com merce de Paris. Les syndicats imputent cette situation catastrophique à Butler Capital Partners, actionnaire principal depuis 2008, avec 74% du capital. «Butler, c’est une machine à fric», a dénoncé Guy Olharan de la CGT. PHOTO VINCENT NGUYEN.RIVAPRESS LegroupePSA accumulelespépins LES GENS «Véhicules de tourisme avec chauffeurs et motos représentent une concurrence déloyale.» AUTO Les ventes du premier constructeur tricolore ont baissé de 16,5% en 2012. Rien ne va plus. Jamie Dimon, patron de la banque JP Morgan, Larry Fink, PDG de Blackrock et Erskine Bowles, exdirecteur de cabinet de Bill Clinton en rêvaient? C’est Jacob (ou Jack) Lew, 57 ans, qui décroche la timbale: nouveau ministre américain de l’Economie. Le président, Barack Obama, va le nommer dès aujourd’hui, selon plusieurs médias améri cains, secrétaire au Trésor, pour remplacer Timothy Geithner. Lew est l’actuel secrétaire général à la Maison Blanche et bras droit d’Obama depuis un peu moins d’un an après avoir passé quatorze mois à la tête du Bureau du budget. Il fut conseiller de Bill Clinton en 1993, et il a notamment piloté le court retour du pays aux excédents budgétaires à la fin des années 90. La presse américaine voit dans sa sélection le choix d’un «deal maker»: un homme capable de forger des accords avec le Congrès, en particulier sur les questions clés liées à la dette et à la façon d’assainir les comptes publics. Lew a participé aux négociations destinées à éviter le «mur budgétaire», une cure d’austérité conduisant à la récession. PHOTO REUTERS MÉTALLURGIE ArcelorMittal va redémarrer le troisième haut-fourneau de Dunkerque (Nord) pour faire face à «une légère reprise» du marché ; une réouverture sensible après l’affrontement sur l’avenir du site de Florange, qui a laissé des traces. TÉLÉPHONIE Apple serait en train de concevoir une ver- sion low-cost de son iPhone, selon plusieurs médias américains. Il serait lancé au second semestre sur les marchés émergents. AUTOMOBILE La direction de Renault veut allonger le temps de travail sur tous ses sites à 1 603 heures annuelles, contre 1 500 heures en moyenne, selon elle. L’ Ahmed Sembel, de la Fédération nationale des taxis indépendants qui appelle à la grève aujourd’hui VENTES PSA DANS LE MONDE Ventes de véhicules et d'éléments détachés, en millions volume (seulement 1 million d’unités). Seule consolation: PSA a enregistré de bonnes performances en Chine, en Russie et au Maghreb. Le premier constructeur auto tricolore espère toutefois renouer avec la croissance cette année (hors voitures en kit). Mais sans avancer de chiffres. Car «l’année 2013 s’annonce encore difficile en Europe», a averti le directeur des marques de PSA, Frédéric Saint-Geours. Il espère que le groupe augmentera légèrement sa part de marché, notamment grâce à une salve de lancements (faux 4x4 2008 et berline 308 pour Peugeot, successeur du monospace C4 Picasso pour Citroën). Mais comme le marché européen devrait encore baisser cette année (de 3% à 5%), cela devrait se traduire au final par une nouvelle – SourcePSA JACK LEW, NOUVELLE TÊTE AU SECRÉTARIAT AU TRÉSOR AMÉRICAIN année 2012 de PSA a été catastrophique sur tous les plans: lourdes pertes financières, mégaplan social et, pour finir, plongeon des ventes. Le groupe a annoncé hier avoir écoulé 2,97 millions de véhicules l’an dernier, en baisse de 16,5%. Certes, cela inclut les voitures en pièces détachées, qui ont été affectées par l’arrêt des livraisons à l’Iran en février 2012. Mais les ventes de véhicules montés ont également subi un impressionnant gadin de 8,8%, à 2,8 millions d’unités. PSA souffre de sa trop forte dépendance à l’Europe (62% de ses ventes), et en particulier aux pays du Sud, où la crise automobile est très profonde. Les ventes de PSA sur le Vieux Continent ont chuté de 14,8% (davantage que le marché), soit 300000 voitures perdues par rapport à 2011. C’est l’équivalent de la production annuelle de l’usine de Mulhouse… Tout aussi inquiétant, PSA n’arrive pas à décoller ailleurs, là où l’automobile se porte bien. Ses ventes hors Europe n’ont progressé que de 3,2%, et restent faibles en Après les mineurs, les ouvriers agricoles. De violents incidents ont opposé, hier dans la région du Cap, la police à plus de 3000 grévistes, qui récla ment une hausse de leur salaire journalier de 6 à 13 euros. Les manifestants brandissaient des pancar tes comparant leur situa tion à celle des employés noirs sous l’apartheid, aboli en 1994. La confédération syndicale sudafricaine Cosatu a, de son côté, demandé aux consomma teurs de boycotter les pro duits agricoles obtenus par «du travail d’esclaves». Ce conflit rappelle par cer tains aspects les grèves sauvages des mineurs en août et septembre, qui s’étaient soldées par une soixantaine de morts, dont 34 grévistes tués par la police à Marikana. La grève des ouvriers agricoles a débuté en novembre. chute des ventes de PSA en Europe, de l’ordre de 2%. Une mauvaise nouvelle pour les usines tricolores du groupe, déjà sous-utilisées l’an dernier. Reste à savoir si PSA parviendra à mettre le turbo dans les pays émergents, où il compte aussi multiplier les lancements en 2013. Autre mauvaise nouvelle : le gouvernement a confirmé hier qu’il a dû notifier à Bruxelles la garantie financière de 7 milliards d’euros qu’il a accordée l’an dernier à la banque interne de PSA. La Commission soupçonne qu’il s’agit d’une aide d’Etat, ce qu’a contesté hier la porte-parole du gouvernement, Najat Vallaud-Belkacem. Si Bruxelles en jugeait autrement, cela pourrait coûter très cher au constructeur. YANN PHILIPPIN KIOSQUE FMI : NOUVELLE POTION AMÈRE AU PORTUGAL Le quotidien Jornal de Negócios a dévoilé les nouvelles prescriptions que le FMI recommande au Portugal, qui bénéficie depuis 2011 d’un plan de sauvetage de 78 milliards d’euros. Le FMI préconise 4 milliards de coupes sup plémentaires. Il milite pour une réduction de 20% du nombre de fonctionnaires (700000) et de diminuer de 7% leurs salaires. Face au tollé, le gouvernement assure qu’il ne s’agit que de «suggestions». • L LIBÉRATION JEUDI 10 JANVIER 2013 Fou de Roland Rencontre avec Frédéric Boyer, auteur d’une nouvelle traduction du premier poème écrit en français qui nous soit parvenu. Pages IIIII Au nom du père Le psychanalyste Gérard Pommier s’est intéressé au rapport de l’individu à son patronyme, entre fierté et névrose. Page VI Anne Frank au grenier L’imaginant vieille dame, le romancier Shalom Auslander rappelle que l’icône de la Shoah était d’abord une gamine bien réelle. Entretien. Page X l s’appelait Maurice Audin. Il était né le 14 février 1932 à Béja, en Tunisie, où son père était gendarme. Il allait avoir 21 ans, il était communiste depuis deux ans, quand il s’est marié et a été nommé assistant de mathématiques à l’université d’Alger. Un an plus tard, en 1954, naissait le premier de ses trois enfants, sa fille Michèle. Les trente mois suivants tiennent en quatre mots : «Les mathématiques, l’université, le militantisme, la famille.» En novembre 1956, il vient à Paris, missionné par le Parti communiste algérien (le PCA, interdit). Il est là aussi pour préparer sa soutenance de thèse. La soutenance se fera sans lui, à la Sorbonne, le 2 décembre 1957, en présence de hautes sommités du monde scientifique. Entretemps, Maurice Audin est mort, et a laissé la place à «l’affaire Audin», symbole de la guerre d’Algérie et de la lutte contre la torture. Amphithéâtres. «Ici, vous n’apprendrez rien de nouveau sur cette affaire», écrit Michèle Audin dans le livre qu’elle consacre à son père, Une vie brève. «Maurice Audin avait vingt-cinq ans en 1957, il a été arrêté au cours de la bataille d’Alger, il a été torturé par l’armée française, il a été tué, on a organisé un simulacre d’évasion et fait disparaître les traces de sa mort, comme l’a établi l’enquête menée par Pierre Vidal-Naquet en 1957-58.» Josette Audin, sa femme, n’a cessé de réclamer que la vérité soit dite. L’actualité de son combat fait l’objet de mainte «page ouèbe», selon l’orthographe choisie par sa fille, qui est membre de l’Oulipo (le club de Raymond Queneau) en plus de mathématicienne. François Hol- lande a promis l’ouverture des archives militaires, après que Nicolas Sarkozy n’a pas répondu à une lettre de la veuve de Maurice Audin. A la suite de quoi, en 2009, Michèle Audin a refusé la Légion d’honneur qui lui était décernée. «Une “vie brève”, c’est une courte biographie», écrit-elle sur son site internet de professeur à l’université de Strasbourg, à propos d’un des nombreux mathématiciens du XXe siècle qu’elle a biographés avant d’accepter que son père rejoigne cette confrérie qu’elle croyait purement professionnelle. Son livre s’appelle Une vie brève parce que c’est la réalité. «Jeune éternellement», selon l’expression de Pierre Vidal-Naquet, Maurice Audin est à jamais en tennis et chemisette blanche, «beau, souriant, heureux». Sa fille pense à lui dans les amphithéâtres où elle surveille des examens, car il a l’âge de ses étudiants. Elle est depuis longtemps plus vieille que son père. Deux allusions, pas plus, montrent à quel point il leur a manqué, à ses deux frères et elle. On apprend qu’une partie de la famille n’a pas pleuré cette mort, et même l’a raillée, comme le grand-père maternel. Brouille définitive. Mais le sujet d’Une vie brève, c’est lui, Maurice Audin, pas les autres. Il y a tout ce que sa fille ne sait toujours pas. Elle ne sait pas qui était sa marraine, s’il savait nager, ce qui le faisait rire, s’il avait des défauts, quelle était sa taille exactement, à quel moment il a cessé d’être catholique. Elle ne sait pas pourquoi il s’est pris de passion pour les mathématiques, en tout cas elle a tardivement découvert, en écrivant ce C.HELIE . GALLIMARD L’équation de Michèle Audin Mathématicienne, elle totalise les traces du père qu’on lui a soustrait en Algérie I MICHÈLE AUDIN Une vie brève L’Arbalète/Gallimard, 184pp., 17€. texte et en lisant les cahiers de son père, qu’elle et lui parlent la même langue. Une vie brève fait revivre une certaine aristocratie des maths, dont il allait faire partie – dont il faisait déjà partie. 4CV. Elle sait ce que sa grand-mère lui a raconté, ses tantes, sa mère. Elle a ses propres souvenirs, qu’elle écarte afin de ne pas les éventer : «J’en ai, j’y tiens – et c’est pourquoi je les garde pour moi.» Elle connaît son numéro de Sécurité sociale et celui de l’immatriculation de sa 4CV. Elle a quelques lettres, aucun bulletin scolaire, des témoignages. «C’était un enfant doux et gentil, tout le monde le dit.» Notamment l’infirmier qui l’a soigné lors d’une méningite, à l’école militaire de Hammam Righa, en Algérie, il avait 13 ans. Il ira ensuite en France à Autun (Saône-et-Loire), formé par l’armée qui allait le tuer, fait remarquer sa fille. Mais comment «ne pas être doux et gentil avec son infirmier», note-t-elle? Ou bien, à propos d’une photo: «On pourrait ajouter qu’il est le seul à ne pas regarder directement le photographe (et alors ?)» Anticolonialiste, militant clandestin, chercheur, Maurice Audin a été exemplaire. Il était aussi un jeune mari typique des années 50, qui tenait les carnets de comptes du ménage. Il achète des fleurs. Ils boivent peu d’alcool, mangent davantage de chocolat quand ils ont davantage d’argent. Ils déménagent. Ils acquièrent un mixeur. Ils ont de plus en plus de livres, et commandent une bibliothèque. Mais quand elle arrive, il n’est plus là pour la monter. CLAIRE DEVARRIEUX II • L Story LIBÉRATION JEUDI 10 JANVIER 2013 Boyer au cimetière des olifants Entretien avec le traducteur de «la Chanson de Roland» E n 778, après une expédition en Espagne, Charlemagne revient en France. Une partie de son arrièregarde est victime d’une embuscade, sans doute de la part de Basques peut-être liés aux Arabes, dans un col dont nul ne veut se rappeler le nom, et qui deviendra Roncevaux. Vers 1086, cette escarmouche, nourrie par trois siècles de chants et de colportages, se fixe dans un manuscrit, aujourd’hui à Oxford, qui ne sera intitulé qu’au XIXe siècle la Chanson de Roland : la défaite de 1870 fait de cette petite déroute une épopée nationale. Lire ou relire ce poème de 4002 vers répartis en 291 laisses, c’est être saisi par la simplicité et la force de ces décasyllabes, mais aussi, comme toujours en littérature, réviser ses préjugés. Roland, qui n’a sans doute jamais existé, n’est pas la brute que sa postérité proclame, mais un orgueilleux mélancolique. Son ami Olivier, le sage qui tente de le raisonner, est lié à lui par une amitié sublime et agitée. Le traître Ganelon est d’abord un négociateur courageux. Les Sarrasins, quoiqu’ennemis et mécréants, sont d’un courage aussi admirable que les Francs. Quant au sacré Charlemagne, c’est un héros bien fatigué. La guerre, il n’en veut plus. Après tant d’autres, Frédéric Boyer, 51 ans, traduit cette première source écrite de notre langue. Il la suit de près, dans la forme et dans le rythme, sans ponctuation, avec l’austérité elliptique, comprimée, qui caractérisait sa traduction des Sonnets de Shakespeare (P.O.L). Parfois, on entend même sonner Beckett: «Il l’abat mort de son cheval courant/ Et il lui dit : Pour toi fin de partie». Le vers original dit: «Ja n’i avrez guarant !», vous n’aurez plus garant. Le garant est celui qui protège jusqu’au bout. La traduction est encadrée par un poème en prose, Rappeler Roland, et un essai, Cahier Roland, qui enluminent le travail de Boyer et éclairent ses raisons d’agir. «Traduire les textes anciens est un exercice nécessaire qui nous fait retourner à l’origine per- due ou fantasmée de toute culture, de toute langue», précisait-il voilà quatre ans dans la préface de sa traduction des Confessions de Saint Augustin, rebaptisées les Aveux (P.O.L, aujourd’hui réédité avec un post-scriptum défendant le choix du titre, très critiqué). Cette fois, il retourne à l’origine perdue de sa culture et de sa propre langue. On verra dans l’entretien qu’il n’hésite pas à la fantasmer. Il lie l’épopée à son enfance, son père, ses rêves de bataille, Apollinaire, Hemingway, Virgile, Duras et même Gérard de Villiers. En 1894, l’historien de la littérature Gustave Lanson écrivait: «La Chanson de Roland est le chef-d’œuvre de notre poésie narrative, parce qu’elle est, dans sa forme existante, le poème le plus voisin des temps épiques. Elle Dans l’essai qui suit votre traduction, vous comparez Charlemagne vieillissant à Kurtz, le héros d’Apocalypse Now, et vous évoquez votre père. Pourquoi? Mon père a fait quatre ou cinq ans d’Indochine. Il est revenu quelques semaines avant Diên Biên Phu, sans quoi je ne serais peut-être pas là pour en parler. Sur cette guerre, il n’a transmis qu’un silence –ce qui est une figure de transmission habituelle des guerres coloniales. Il y a des photos de lui, en képi, dans la brousse, sur la passerelle d’un navire, plutôt fringant. Mais lui n’a jamais rien raconté. Quand avez-vous lu la Chanson de Roland? Mon père nous faisait sillonner interminablement le pays cathare. Il nous racontait l’histoire de ces châteaux, nous donnait «Ce qui me touche encore plus, des livres, parlait de Charlemagne et de c’est la figure de Charlemagne. Roland. Je n’ai pas le Il a 200 ans, la barbe fleurie, souvenir d’une déil règne, mais il est «redotez», faite. Plus tard, j’ai lu c’est-à-dire retombé en enfance.» des extraits du poème en hypokhâgne et en a été fixée par l’écriture quand la so- khâgne, tout ça était assez chiant. ciété avait encore une âme adaptée à Puis, il y a six ou sept ans, je l’ai lu l’esprit originel de l’épopée : elle dans l’excellente édition bilingue n’avait plus la force active pour en de Ian Short : la meilleure traduccréer, mais elle gardait sa sensibilité tion, faite par un Anglais! Je voulais intacte pour en jouir.» C’est l’état alors écrire un essai sur la guerre. d’esprit, ou plutôt de cœur, qui Qu’est-ce qui vous passionne dans conduit le travail de Frédéric Boyer. cette bataille perdue, où tout le Etes-vous allé à Roncevaux? monde meurt? Non. La question de l’honneur. Où se Vous en avez rêvé? place-t-elle? Question très intime, J’ai grandi à Toulouse. Pendant les mais où la pointe la plus intime de vacances au Pays basque, on allait l’individu est liée à une commuà la frontière pour acheter de l’al- nauté, à l’ennemi, à la bataille. cool et des cigarettes. La Chanson de Aujourd’hui, l’honneur est une vaRoland est une histoire de bataille, leur qui ne fonctionne plus. Mais la mais aussi de frontière : ses arran- société où naît la Chanson de Roland gements, ses négociations, ses con- est une société de l’honneur. Il flits. Mais le lieu qui me touche le conduit à une dignité extrême, mais plus dans le poème, c’est la vallée il le fait, et c’est très émouvant, de l’Ebre, où l’on s’est battu pen- dans la pire vulnérabilité. Roland dant la Guerre d’Espagne. C’est là pleure ses amis morts, sa solitude, que Hemingway situe Pour qui et il en meurt. Sa vulnérabilité est sonne le glas. J’aime Hemingway, le lieu même de l’honneur. ses nouvelles. Comment parler du Vous aimez les batailles, mais vous combat, de l’énergie et de la lâcheté rappelez que jamais vous ne vous qu’il dégage, il le fait très bien. C’est êtes battu… aussi pourquoi j’aime les récits de Je n’ai touché une arme qu’une torero. Je suis orphelin de ça. fois, dans le ranch corse de Gérard de Villiers, où je réfléchissais à un épisode de l’Exécuteur. Il y avait des chevaux, donc j’ai monté, et il y avait un stand de tir, donc j’ai tiré, au M-16. Je me suis aussitôt démis l’épaule, et tout le monde a bien ri. Je suis un grand lecteur de SAS, des récits très bien faits de conflits et de guerres. Je suis d’une génération qui a vécu dans la transmission de la guerre sans l’avoir vécue, et qui vit dans un monde où il est pourtant de plus en plus question de guerre. C’est aussi pourquoi ce poème, qui est notre premier roman national, m’intéresse. C’est donc le premier poème écrit en français qui nous soit parvenu. Pourquoi le retraduire? A l’époque où je l’ai lu, je me demandais : comment est apparu le français? Question liée à mon attachement à la latinité, à Rome, et à sa décadence. La Chanson de Roland date du premier quart du XIe siècle. C’est le premier manuscrit dans cette langue née au cœur du monde carolingien. Un autre texte le précède, mais il ne fait qu’un feuillet: le Cantique de Sainte-Eulalie, conservé à la bibliothèque de Valenciennes. Il raconte la fin de cette sainte, brûlée vive à 15 ans. Il date du VIIIe siècle. Je l’ai vu. Depuis l’Arioste, Roland est montré comme un furieux. Même Don Quichotte dit qu’il ne veut surtout pas lui ressembler. En lisant le texte, on voit qu’il est plus complexe qu’un va-t-en-guerre forcené. Il a des contradictions, des tendresses. Il a son ami Olivier, le sage. Comment analysez-vous sa mort? Roland ne meurt pas de ses blessures. Il meurt de solitude, de chagrin, et de sonner l’olifant. Le vers dit : il l’enfonce bien. Comme un chevalier qui enfonce sa lance dans le corps. Les mêmes mots. Et il saigne de le sonner, et il en meurt. Quand il était temps de sonner pour appeler Charlemagne à l’aide, il ne l’a pas fait, et quand il n’est plus temps, il le fait. Mais ce qui me touche encore plus, c’est la figure de Charlemagne. Il a 200 ans, la barbe fleurie, il règne, mais il est «redotez», c’est-à-dire retombé en enfance. L’ange lui dit : il faut aller au combat. Et lui, il répond : je ne voudrais pas y aller. C’est un vieillard indécis, changeant, sénile, accablé. Le père tout-puissant est impuissant. Qu’est-ce qu’une épopée? C’est raconter un monde perdu qui devient fondateur du monde dans lequel on vit. Le monde grec a l’Iliade et l’Odyssée. Le monde latin a l’Enéide. L’Exode est l’épopée Story L • LIBÉRATION JEUDI 10 JANVIER 2013 III FRÉDÉRIC BOYER Rappeler Roland L’écrivain Frédéric Boyer, dimanche, à Paris. P.O.L, 396pp., 20€. PHOTO MARTIN COLOMBET du peuple hébreu. En France, à part Roland, quoi d’autre? La première notation historique de l’événement date de cinquante ans après les faits. Que dit-elle? Qu’une arrièregarde de Charlemagne aurait été défaite, dans un col, par des Basques ou des Gascons. Il n’est pas question de Sarrazins. Deux ou trois noms sont cités, dont un certain Roland, préfet des marches de Bretagne. Or ce poste n’existe pas, et Roland n’apparaît nulle part ailleurs dans l’historiographie. Comment une trace aussi minime a-t-elle pu donner cette épopée ? Elle est née du langage. On s’est fixé sur ce fait divers honteux, somme toute pitoyable, on y a mis le nom de Roland et, peu à peu, de cette défaite obscure, on a fait une légende. Qui est «on»? «On» se développe sur trois cent cinquante ans. Le petit événement devient progressivement une chanson qu’on se raconte. Moi, je pense qu’au départ, ce sont des chansons d’anciens combattants, de vétérans traumatisés par ce qu’ils ont vécu, comme au Vietnam. Le résultat est européen: l’histoire débute au Pays basque, en Espagne. Elle transite forcément par l’occitan. On la retrouve en Allemagne. Et elle est finalement écrite dans un premier français anglo-normand. Vous traduisez en décasyllabes, comme dans le poème original. Pourquoi? J’ai commencé par écrire Rappeler Roland, le poème qui précède la traduction, sans penser traduire le poème entier. Mon souci était de comprendre ce premier état de la langue qui est la mienne. Mais, en glissant des vers de Roland dans mon propre poème, je me suis aperçu que les traductions existantes ne m’allaient pas. Alors j’ai décidé de tout traduire. Assez vite, le décasyllabe m’est apparu comme la seule possibilité. Celui qui l’a remis à l’honneur dans la langue française est Apollinaire. Ce n’est pas un hasard si c’est l’un des grands poètes de notre langue. Il ne fait pas du Viollet-le-Duc. Il retrouve le chant médiéval pour mieux travailler et saisir sa propre langue. Le décasyllabe est la forme de l’épopée. Vous respectez aussi la fameuse césure épique… Dans la césure épique, le vers est de quatre pieds, puis six. Les quatre premiers pieds sont essentiels : c’est une césure d’attaque, de scansion et de pulsion, et en même temps, par son retour permanent, elle est hypnotique. C’est un ressort et une mélopée. On est dans un rapport à la littérature qui n’est plus le nôtre : le passé est ce qu’on invente dans le présent, et on l’invente dans une langue qui est une véritable formule, une incantation. La Chanson de Roland arrive à ce moment, assez bref, où la littérature est une littérature d’action qui relie les gens les uns aux autres. Est-ce qu’on peut, dans le français contemporain, faire entendre quelque chose de ça ? Comment cette recherche modifie à son tour notre langue ? C’est ma question. Pourquoi ne traduisez-vous pas des mots comme «glouton» ou «culvert»? D’abord, pour faire entendre des mots de l’ancien français et parfois, pour des raisons d’assonance. Ensuite, parce qu’ils me font rire. Sur- tout, on ne sait pas d’où ils viennent ni ce qu’ils signifient : ils apparaissent précisément dans la Chanson de Roland, et on déduit leur «traduction» du contexte. Glouton, «glutun», on le traduit par brigand, canaille, insolent. Moi, je refuse. Glouton, c’est glouton! Culvert, on le traduit par voyou. Sur un champ de bataille, je ne m’imagine pas traiter quelqu’un de voyou. Pourquoi se passer d’un mot aussi riche, aussi joyeux ? Vous traduisez «amurafle» par amiral, alors que c’est généralement traduit par émir. D’où sort-on que ça signifie émir? Du poème lui-même! Or, émir apparaît ailleurs, autrement. Amiral est peut-être un anachronisme, mais, à l’époque de la Chanson de Roland, l’anachronisme n’est pas une faute. Les titres des uns et des autres ne signifient rien, ils enjambent librement les cultures et les siècles. Vous avez dirigé il y a dix ans la nouvelle traduction de la Bible. Vous avez traduit saint Augustin, Shakespeare. Qu’allez-vous ou que voudriez-vous traduire maintenant? Je traduis le Roi Lear, avec Olivier Cadiot, pour le prochain Festival d’Avignon. Je rêvais de traduire l’Enéide, mais Paul Veyne l’a fait [chez Albin Michel, ndlr]. De Virgile, je traduirai sûrement les Géorgiques : il y a les animaux, la nature, les travaux et les jours. J’aime le latin. C’est une langue précise, honnête, qui traverse la question de l’honneur et qui parle très bien de la sexualité. Virgile est son grand lyrique et mon regret est de ne pouvoir inventer dans ma langue une langue lyrique. Le dernier écrivain qui l’ait fait, avec un courage admirable, même au prix du ridicule, c’est Marguerite Duras : un précipité, dans une langue extrêmement moderne, de tout le chant lyrique. Une incantation blanche. Recueilli par PHILIPPE LANÇON Le Louvre organise le 19 janvier une journée avec Frédéric Boyer autour de «la Chanson de Roland». Rens.: 01 40 20 55 55, www.louvre.fr/fredericboyer representerlabataille IV • L Actualités LIBÉRATION JEUDI 10 JANVIER 2013 Romans KETTLY MARS Aux frontières de la soif C. HELIE . GALLIMARD Mercure de France, 165pp., 16,50€. PAULE CONSTANT, JURÉE GONCOURT Robert Sabatier, décédé au mois de juin, est remplacé à l’Académie Goncourt par Paule Constant (photo), qui quitte donc le jury Femina. Auteure Gallimard, Paule Constant a eu le prix Goncourt en 1998 avec Confidence pour confidence. Elle rejoint Edmonde Charles Roux (présidente), Régis Debray, Philippe Claudel, Didier Decoin, Françoise Chanderna gor, Tahar Ben Jelloun, Patrick Rambaud, Pierre Assouline et Bernard Pivot. RENDEZVOUS Bénédicte Heim signe l’Autre moitié de ton péché (les Contrebandiers), ce jeudi à 18 heures à la librairie les Cahiers de Colette (2325, rue Rambuteau, 75004). Julia Przybos présente les Aventures du corps masculin (Corti) à Paris IV Sorbonne, vendredi à 17h30 (Salle de bibliothè que du centre de recherches des lettres, Place de la Sorbonne, 75005). Frédéric Ciriez signe Mélo (Verticales) à la librairie le Monteenl’air, à 18h30 vendredi (71, rue de Ménilmontant, 75020). La revue Gruppen fête son numéro 6 lors d’une rencontre avec Charles Pennequin et Laurent Jarfer lundi, à 18h30, à la librairie Caractères de MontdeMarsan (34, rue Frédé ric Bastiat, 40000). JeanFrançois Chevrier présente l’Hallucination artistique, de William Blake à Sigmar Polke (l’Arachnéen), mardi à 19 heures, à la librairie Michèle Ignazi (17, rue de Jouy, 75004). Isabelle Nanty lit Césarine de nuit d’Antoine Wauters (éditions Cheyne), en présence de l’auteur, mardi à 19 heures au Cen tre WallonieBruxelles (46, rue Quincampoix, 75004). Arnaud Viviant et l’équipe de la revue Charles, dont le numéro 4 vient de sortir, sont les invités de la librairie Les Guetteurs de vent, mercredi à 19 heures (108, avenue Parmentier, 75011). • Dans Haïti dévastée, Fito Belmar soigne son spleen à grandes gorgées d’oubli. Après s’être enivré du succès de son premier roman, ne restent plus à l’écrivain que les affres de la page blanche et la griserie hargneuse procurée par l’alcool. Le champ de ruines laissé par le tremblement de terre achève de déprimer celui qui officie aussi comme architecte à Port-au-Prince. Il a besoin de réconfort. D’un peu d’extase bon marché qu’il s’offre avec une drogue en vogue dans les bas-fonds de Canaan, le plus grand camp de réfugiés de l’île. En l’espèce : des gamines. Débarque Tatsumi, journaliste japonaise qui force Fito à faire le point sur lui-même. Pour son cinquième roman, Kettly Mars explore plus avant les recoins sombres de son pays. Après Saisons Sauvages (réédité en Folio) sur la dictature Duvalier, elle s’attaque à la prostitution des enfants. Thème qu’elle a déjà effleuré avec l’Auberge du Paradis, nouvelle parue l’an dernier dans le recueil Haïti Noir. E.Ra. HAKAN GÜNDAY D’un extrême à l’autre Traduit du turc par Jean Descat. Galaade éditions, 480pp., 23€. Tous les maux de la société turque et de la modernité néolibérale en général sont dénoncés avec la prose au vitriol qui a fait la réputation d’Hakan Günday. Ce francophone et fils de diplomate fasciné par le Voyage au bout de la nuit est considéré comme «l’enfant terrible» de la nouvelle génération des écrivains turcs. Derdâ, jeune fille kurde élevée dans un orphelinat quasi carcéral est vendue à 11 ans par sa mère à un riche islamiste, trafiquant en tout genre, pour le compte d’une puissante confrérie mi-religieuse mi-mafieuse. Prisone nière au 12 étage d’un immeuble cossu de Londres, elle finit par s’échapper et devient, nue sous son tchador, l’icône du monde sadomaso de la ville. En parallèle se déroule l’histoire de Derda (sans accent), gamin misérable qui l’avait croisée lors de son départ pour Londres. Ce roman coup de poing montre la violence, le poids de l’injustice, le désespoir qui imprègnent la société turque, mais tombe parfois dans une facilité un peu grand guignolesque. M.S. langage (ou de l’esprit) et imaginairement comme le champ donné à l’homme (aux multiples langages).» Il se déroule comme une cosmologie de la création poétique, chaque poème incarnant une étape du processus d’écriture, en exhibant ses marques de fabrication. Poésie hermétique donc, tissée de syncrétisme religieux, cryptée de références innombrables, du dieu lunaire égyptien Thot au Septième Sceau de Bergman, et qui tente, dans cette avancée tentaculaire, d’édifier la mystique moderne d’un «Adam renouvelé». L. de C. Revues CITÉS La Laïcité en péril Numéro 52, PUF, 186pp., 15,50€. Poésie ROBERT DUNCAN L’Ouverture du champ Traduit de l’américain par Martin Richet. Corti, 177pp., 23€. Pionnier, avec son ami Kenneth Rexroth, de la San Francisco Renaissance et figure phare de la Beat Generation, Robert Duncan (19191988) fut aussi le premier poète américain à revendiquer publiquement son homosexualité, dans un article qui fit scandale en 1944, intitulé «l’Homosexuel et la société». Façonné en filigranes par l’héritage de la triade Eliot-Pound-Williams, du «vers projectif» de Charles Olson ou de la tradition des objectivistes, The Opening of the Field (l’Ouverture du champ), publié en 1960, est sa première somme poétique, qu’il conçoit «intimement comme le champ donné de [sa] vie propre, intellectuellement comme le champ donné du La revue dirigée par Charles Zarka consacre son dossier principal, coordonné par François Frimat et Juliette Grange, aux dangers auxquels serait aujourd’hui exposée la laïcité. Sur ce thème interviennent entre autres Jean Baubérot («la Laïcité française: républicaine, indivisible, démocratique et sociale»), Catherine Kintzler («Construire philosophiquement le concept de laïcité»), Charles Coutel («Laïcité: penser la crise pour refonder») ainsi que Vincent Peillon («Qu’est-ce qu’une morale laïque?») qui répond à Juliette Grange et Didier Deleule. Ce qui hausse cependant la valeur de ce numéro, c’est la présence d’un texte inédit de Michel Foucault : un entretien accordé en avril 1978 à Colin Gordon et Paul Patton, présenté par Alain Beaulieu, dans lequel le philosophe traite du marxisme, «discute notamment la réception “subjectiste” de la phénoménologie en France, clarifie son rapport au structuralisme» et précise «les enjeux de sa critique des mécanismes de pouvoir». R.M. CLASSEMENT DATALIB DES VENTES DE LIVRES (DU 02/01/2013 AU 08/01/2013) Evolution 1 (0) 2 (1) 3 (0) 4 (0) 5 (6) 6 (2) 7 (3) 8 (0) 9 (0) 10 (0) Titre Cinquante nuances plus sombres La Vérité sur l’affaire Harry Quebert Heureux les heureux One Piece t. 65 Cinquante nuances de Grey Le Sermon sur la chute de Rome Peste & choléra Le Roman du mariage Fairy Tail t. 28 La Passion suspendue (entretiens) Auteur E. L. James Joël Dicker Yasmina Reza Oda E. L. James Jérôme Ferrari Patrick Deville Jeffrey Eugenides Hiro Mashima Marguerite Duras Editeur Lattès Fallois Flammarion Glénat Lattès Actes Sud Seuil L’Olivier Pika Seuil Sortie Ventes 03/01/2013 100 19/09/2012 48 04/01/2013 31 03/01/2013 28 17/10/2012 23 18/08/2012 23 23/08/2012 17 03/01/2013 17 03/01/2013 16 03/01/2013 15 Source: Datalib et l’Adelc, d’après un panel de 200 librairies indépendantes de premier niveau. Classement des nouveautés relevé (hors poche, sco laire, guides, jeux, etc.) sur un total de 92 264 titres différents. Entre paren thèses, le rang tenu par le livre la semaine précédente. En gras: les ven tes du livre rapportées, en base 100, à celles du leader. Exemple: les ventes de la Vérité sur l’affaire Harry Quebert représentent 48% de Cinquante nuan ces plus sombres. SUR LIBÉRATION.FR L’album des écrivains Tous les vendredis en partenariat avec l’INA, Libélabo propose des documents filmés. Cette semaine, le roman et sa diversité sur le plateau d’Apostrophes, chez Bernard Pivot: Philippe Sollers parle de Paradis. (13/02/1981 01h18min) Blog «Fin d’étape», les dernières réflexions du philosophe Yves Michaud dans «Traverses». L’Anglaise Erika Leonard, alias E. L. James, rejoint le cercle très fermé des auteurs dont on ne peut pas se débarrasser des semaines et des mois durant, car chaque volume de leurs séries romanesques cartonne encore plus que le précédent. Après Fascination, Tentation, Hésitation, Révélation, quadrilogie de l’Améri caine Stephenie Meyer plus connue sous le nom de Twilight, après Millé nium 1, Millénium 2, Millénium 3 du regretté Suédois Stieg Larsson, les Cinquante nuances se déclinent sur tous les toits et en trois tons: … plus sombres ce moisci, … plus claires le mois prochain. Pour ce qui est du premier volet, Cinquante nuances de Grey, un coup d’œil sur le site de l’auteur de Fifty Shades Trilogy mon tre que la circulation mondiale des fantasmes est sous contrôle. Le vipé rin nœud de cravate orne la couver ture de toutes les traductions affichées (il est vrai que les 30 ver sions ne sont pas représentées). Seuls les Allemands ont osé l’origina lité pour Shades of Grey –Geheimes Verlangen: le nœud figure en rappel sur un timbreposte en haut à gau che, afin de laisser se déployer un truc rouge qui doit être une orchi dée. A part ça, les titres de janvier font leur apparition, les succès de l’automne s’éloignent. Parmi eux: Certaines n’avaient jamais vu la mer, de Julie Otsuka, a dépassé les 100000 exemplaires, un score histo rique pour les éditions Phébus. Cl.D. Actualités L • LIBÉRATION JEUDI 10 JANVIER 2013 LA REVUE DES DEUX MONDES La Vie numérique Janvier 2013, 224pp., 13€. «Le désormais fameux tweet, si rudimentaire qu’il nous paraisse avec ses 140 caractères maxi, aura peut-être son La Rochefoucauld, qui a écrit des choses fortes en moins de temps qu’il faut pour le dire.» Et c’est peut-être parce que «c’est toujours Proust ou Balzac qu’on lit», sur les pages d’un livre ou sur un écran, qu’il semble hasardeux de dire que «le numérique» a déjà provoqué un «changement de civilisation». Il est sûr cependant que tout ou presque s’est transformé : lire, écrire, regarder, écouter, communiquer, travailler… Pour éclairer le sens de ces mutations, la Revue des deux mondes, que dirige Michel Crépu, consacre un dossier à «la vie numérique», fait, entre autres, des contributions de David Lacombled, Nicholas Carr, Cécilia Gabizon, Philippe Carcassonne, Eric Villemin, Paul Vacca, Michel Serres… R.M. Philosophie SÉBASTIEN CHARBONNIER Que peut la philosophie? Seuil, 292pp., 33€. A la philosophie, depuis toujours, on oppose une question que l’on croit maline : «A quoi ça sert ?» Quand elle répond «à rien», elle ne convainc guère. Elle s’en sort peut-être un peu mieux quand elle rétorque que cette question peut être adressée à un ouvre-boîtes ou à un cric, mais pas à elle, ni, par exemple, à la poésie ou à la musique. Pour éviter ces arguties, Sébastien Charbonnier analyse les pouvoirs, les possibilités et les visées, gnoséologiques, éthiques, sociales de la philosophie, en partant de ce fait quasiment unique qu’elle est en France l’objet d’un enseignement obligatoire dans le secondaire. «Que peut apporter un tel enseignement en termes d’émancipation?» Tout en tenant compte de ce que Pierre Bourdieu ou d’autres ont pu dire de la «position dominante» de la philosophie et des illusions qui y sont liées, Charbonnier montre que les conditions pour qu’advienne une «distribution des forces de la pensée» et pour que se réalise «le projet politique, aussi bien spinoziste que kantien, d’être le plus nombreux possible à penser le plus possible», existent malgré tout. R.M. Histoire MARIE LAURENCE NETTER Du théâtre à la liberté. Dans les coulisses des Lumières Armand Colin, 312pp., 23,40€. Le théâtre tient une place considérable dans la société du XVIIIe siècle, plus en France qu’ailleurs en Europe. Tout le monde va au spectacle, le roi et sa cour comme le petit peuple. Tout le monde, ou presque, écrit pour le théâtre –12000 pièces sont créées entre 1715 et 1789 ! Les intrigues, toujours très simples, évoquant des situations proches du quotidien, l’implication des spectateurs est forte. Aussi, explique Marie Laurence Netter, «le théâtre est un phénomène de société avant d’être un art». Or, depuis Molière jusqu’à Marivaux et Beaumarchais, les comédies sont aussi des critiques sociales, démontrant par le rire que l’amour et le mariage doivent s’affranchir des statuts sociaux et que la vertu du valet vaut souvent plus que celle de son maître. Les lois de la nature sont les seules bonnes et la liberté ne se partage pas, est-il rappelé tous les jours sur les tréteaux. Si ces pièces n’étaient pas révolutionnaires en elles-mêmes, «elles ont révolutionné la conception que la société avait d’elle-même». Aussi, si le théâtre du XVIIIe siècle est loin d’atteindre les sommets littéraires du siècle précédent, son rôle social est plus considérable. Sans lui, la large diffusion au sein de la société des idées philosophiques sur la liberté et l’égalité n’aurait pas été possible. J.-Y. G. Arts «Bordeaux-Vintimille», à fond de train dans l’horreur Retour sur le meurtre d’un jeune Algérien en 1983 par Jean-Baptiste Harang JEANBAPTISTE HARANG BordeauxVintimille Grasset 121pp., 12,10€. S urtout pas d’effet de manche. Une sobriété qui confine au dépouillement. En clair, les faits sans le pathos. Déjà à Libération, Jean-Baptiste Harang cultivait ce style d’écriture qui lui allait si bien, tout autant qu’au journal où il a passé de très nombreuses années. Bordeaux-Vintimille conserve obstinément cette manière: un fait divers épouvantable, vieux de bientôt trente ans, raconté de manière clinique et pourtant pleine d’émotion tenue. Bordeaux-Vintimille est le récit d’un meurtre qui secoua la France car il était atroce. L’acte lui-même mais aussi ses auteurs et tout ce qu’on appelle aujourd’hui le collatéral –le climat de l’époque– disaient (et disent encore) sur la nature humaine ce qu’on ne veut jamais lui voir. Ce crime eut lieu en 1983, dans la nuit du 13 au 14 novembre, dans le train Bordeaux-Vintimille numéro 343 roulant à pleine vitesse, d’où un jeune Algérien fut jeté sur la voie par trois Français candidats à la Légion étrangère, qui l’avaient roué de coups et poignardé avant de le balancer peut-être déjà mort par la porte du wagon. Jean-Baptiste Harang n’a jamais oublié ce fait divers qu’il «couvrit» alors pour Libération, jusqu’au procès des assassins. Et ce qu’il raconte avec une infinie sensibilité emporte le lecteur, qu’il ait ou non connu l’affaire en son temps. En lui laissant un poids sur les épaules pour ce qu’il énonce d’absurdité. Tout au long du récit, on songe au refrain de la chanson de Bob Dylan, adaptée en français en 1966 par Graeme Allwright, qui demande inlassablement : «Qui a tué Davy Moore ? Qui est responsable et pourquoi est-il mort?» Davy Moore était un boxeur, le jeune Algérien juste un jeune Algérien. Dans la chanson, l’arbitre se défend d’être responsable et accuse la foule qui «aurait sifflé si, au huitième [round], il avait dit assez!» Le jeune Algérien aurait pu être sauvé par une foule d’une centaine de personnes, installées dans le wagon voisin et qui n’a pas bronché. JeanBaptiste Harang se garde de juger. Et il fait bien. En laissant aux événements réels leur crudité, sans l’ombre d’un commentaire, Bordeaux-Vintimille crée un choc qui hante bien au-delà de ce que l’on imagine. Comme une stupeur finement romanesque. BÉATRICE VALLAEYS VINCENT NOCE La Raison du fou. Dalí et la science Centre Pompidou, 126pp, 12,50€. La raison du plus fou est-elle parfois la meilleure ? Vincent Noce, journaliste à Libération, aborde cette question en décortiquant les rapports de Salvador Dalí avec les sciences, au moment où le succès de la rétrospective du centre Pompidou semble donner raison à ses certitudes de postérité. Quels ont été les rapports de l’inventeur des montres molles, directs ou fantasmatiques, avec Freud, Lacan, Einstein, Konrad Lorenz, le physicien Erwin Schrödinger, le mathématicien René Thom ? Pourquoi et comment la découverte de la structure de l’ADN, en 1953, est-elle entrée dans les territoires morbides du Grand Masturbateur ? Raconter cette aventure, c’est explorer la vie et l’œuvre de Dalí au plus intime de leur extravagance, mais aussi réviser l’histoire scientifique du XXe siècle : en s’obstinant à vouloir être «sur la photo» en compagnie des grands inventeurs, l’artiste a contribué, en les déformant et en les affolant, à enluminer et magnifier leurs découvertes. Après l’avoir reçu en 1939, par l’entremise de Stefan Zweig, qui le considérait comme un génie, Freud aurait dit : «Je n’ai jamais vu un prototype aussi parfait d’Espagnol! C’est un fanatique! Pas étonnant qu’ils soient en guerre civile en Espagne, s’ils sont tous comme cela !» Freud avait remarqué que dans la création, le problème est la surabondance d’inconscient. Dalí avait utilisé la science comme carburant supplémentaire et enrichi du sien, pour mieux voler dans le ciel froid de Port Lligat. Ph.L. V ÉTATS GÉNÉRAUX DE LA RÉPUBLIQUE PARTOUT EN EUROPE, JEUNES, DÉBATTEZ-VOUS! LES 1 ET 2 FÉVRIER À GRENOBLE À la MC2 Entrée gratuite, réservation sur www.mc2grenoble.fr à partir du 17 janvier VI • L Essais LIBÉRATION JEUDI 10 JANVIER 2013 Féministes en tout genre Christine Bard contre les stéréotypes Nom sens Le poids et la bannière du patronyme, selon le psychanalyste Gérard Pommier CHRISTINE BARD Le Féminisme audelà des idées reçues Le Cavalier bleu, 286pp., 20€. GÉRARD POMMIER Le Nom propre. Fonctions logiques et inconscientes Puf, 320pp., 24€. «J e ne suis pas féministe, mais…» Cette banale affirmation est une protection contre la mauvaise réputation du féminisme, effet de nombreuses idées reçues. Aussi, les détruire par la preuve historique, c’est vouloir débarrasser le féminisme du costume qui le travestit et cesser de croire que les stéréotypes injurieux qui l’attaquent depuis sa naissance refléteraient sa pauvreté et son atonie. Christine Bard tord d’emblée le cou à cette première idée reçue: par la contextualisation des postulats, elle démontre leur nécessaire adaptation aux trois vagues du féminisme, preuves de sa pluralité. La première vertu de son ouvrage est d’identifier cette temporalité, car toute vague déferlante recouvre la précédente, au risque d’en effacer le souvenir. Pour preuve: l’hymne du Mouvement de libération des femmes qui clamait que celles-ci étaient sans passé. Une affirmation démentie par l’existence même du néologisme «féminisme» promu en 1882 par Hubertine Auclert pour «qualifier l’aspiration à l’égalité des sexes». Cette première vague, née avant le mot, traversa l’océan du XIXe siècle, gonflée par le volume croissant des revendications et s’acheva, évidemment, en un «creux», après l’acquisition du droit de vote. Dénigrée, puis ignorée, tel fut le sort de cette première vague. A combattre ces postures, l’auteur lui restitue sa richesse et prouve que ce féminisme-là ne fut pas qu’un mouvement féminin et bourgeois, aux militantes si peu féminines, laiderons, laissées pour compte. Les féministes réformistes, le plus souvent mariées, jouent alors la carte de la respectabilité ; quant aux radicales, comme Madeleine Pelletier, leur défi aux codes du genre relève d’une stratégie des apparences. Et les antiféministes d’agiter aussitôt le spectre du désordre social par le renversement de la domination masculine. La non-mixité de la deuxième vague et la visibilité des homosexuelles dans ce féminisme des années 70 accroissent l’efficacité de cette menace : désormais, toutes les féministes sont «violentes et antimecs», «toutes lesbiennes». De quelle violence parle-t-on, se demande Bard qui souligne, avec Groult, que «le féminisme n’a jamais tué personne»? Juste de soutiens-gorge brûlés ? Pas même : ce n’est qu’une «légende américaine urbaine» qui «sollicite l’imaginaire de l’enfer promis aux pécheresses et du bûcher réservé aux sorcières». Ou s’agit-il de projets de castration? Balayant ces fantasmes, l’historienne s’amuse de l’arme première de ces féministes: l’humour («Prolétaires de tous les pays… qui lave vos chaussettes ?»). Jamais les féministes de la deuxième vague ne sont allées aussi loin dans la provocation que les Femen. Avant leur irruption remarquée sur la scène féministe, une troisième vague était née dans les années 90 de la revendication paritaire. Mais, contrairement à l’idée reçue, l’équation simpliste parité = féminisme est fausse : la troisième vague est celle d’un féminisme pluriel. Elle est pour lors accusée de «prôner la théorie du gender», subversive. Bard découvre dans cette accusation l’anticonstructionnisme («on naît femme ou homme»), l’homophobie, la transphobie et un enjeu politique. De fait la question du genre vient bien d’être invitée, par ses détracteurs, à l’Assemblée. YANNICK RIPA C hez les Mossi du Burkina Faso, un nouveau-né reçoit d’abord un nom «bas», qui le dévalue et le disqualifie – «ordure», «balayure»… – afin que les mauvais esprits le négligent et l’épargnent. Quand la cérémonie qui lui réserve une place dans la société aura été célébrée, il recevra un autre nom, publiquement fêté. Les Egyptiens avaient aussi un nom secret, outre leur nom public, de sorte que leurs ennemis ne puissent l’utiliser dans des cérémonies magiques de malédiction. Les Sereer Siin du Sénégal donnent pas moins de cinq noms à l’enfant. Le premier, attribué au fœtus, est celui d’un ancêtre qui «choisit une femme déjà fécondée pour la pénétrer au moment où elle rêve». Le deuxième, «nom de ramassage» (gon sigir), est donné par la grand-mère paternelle: il sera gardé secret et l’intéressé n’en aura jamais connaissance. Au huitième jour, au cours de rituels de «relevailles», s’ajoutent un nom gon, choisi par la tante paternelle parmi les noms illustres de la patrilinéarité –que l’enfant peut refuser, «c’est tout du moins ce que pense son entourage s’il est atteint d’une certaine maladie nommée a pan gon (refuser le nom)»– et un nom tunde, emprunté à un ami du père. Enfin, le devin, «donneur de nom», tentera d’identifier l’ancêtre qui a été réincarné, et choisira parmi les cinq noms qu’il portait celui qu’il donnera en plus à l’enfant. Dans le Japon shintoïste ou chez les Inuits, les noms changent selon les périodes de la vie, «comme si aucun n’était jamais vraiment le bon». Parricide. Que les modalités de la nomination – nom de famille, prénom, surnom, parfois pseudonyme– varient en fonction des époques et des cultures est une évidence. C’est peut-être la rai- Gérard Pommier est psychanalyste et son pour laquelle on se contente de de- psychiatre, professeur émérite des unimander «comment t’appelles-tu ?» versités. Il connaît évidemment par sans s’aviser jamais d’ajouter: pourquoi cœur la façon dont Jacques Lacan, dès t’appelles-tu comme ça ? Le nom que le séminaire de décembre 1961 sur tu portes te porte-t-il ou t’empêche-t-il «l’Identification», a «refondé» la quesde te tenir droit ? Qui as-tu dû «tuer» tion du nom propre, comme voie d’acpour le porter ainsi ? Quelle dette dois-tu à Pourquoi t’appelles-tu ainsi? Le nom que ton ancêtre ? As-tu tu portes te porte-t-il ou t’empêche-t-il un nom secret? Et ce de tenir droit? Qui as-tu dû «tuer» pour nom, si secret que tu l’ignores toi-même, le porter ainsi? As-tu un nom secret? est-il celui de ta né- Et ce nom, si secret que tu l’ignores vrose ? De quelle fa- toi-même, est-il le nom de ta névrose? çon jouis-tu de ton nom ou es-tu par ce nom fermé à la cès possible au «Nom-du-Père», transjouissance ? Pourquoi ne peux-tu pas mission atavique de l’interdit et traduire ton nom d’une langue à l’autre enracinement du sujet dans le langage, comme les noms communs ? Quand le champ de l’Autre. Il sait également «es-tu entré tout entier dans le nom qui que Freud n’a fait qu’ébaucher une est tien» et as-tu «marché d’un pas si sûr théorie du nom, qui eût par exemple vers toi-même» (Paul Celan) ? permis de mieux caractériser «l’identifi- cation primordiale au père, peu convaincante sans le trophée du patronyme, conquis dans les défilés œdipiens», sinon de préciser le processus d’«identification au symptôme (qui fonctionne à certains égards comme une identification au surnom)». Aussi Pommier n’explore-t-il pas un terrain vierge – d’autant que la clinique atteste l’importance décisive du nom (de sa dénégation, de son oubli…) au cours de l’analyse elle-même– mais, dans le Nom propre. Fonctions logiques et inconscientes, il se propose de l’arpenter méthodiquement, centimètre par centimètre, en suivant toutes les arborescences, mythologiques, religieuses, ethnologiques, linguistiques, philosophiques, sociales, d’une «anthropologie psychanalytique». Une histoire du nom propre ne peut qu’être indexée à l’histoire des religions. S’il est en effet un invariant culturel, c’est bien celui qui attribue au nom une Essais L • LIBÉRATION JEUDI 10 JANVIER 2013 VII Grévistes de tous corps Deux siècles de luttes sociales racontés par Michel Pigenet et Danielle Tartakowsky La clinique aussi atteste l’importance décisive du nom. PHOTO LARS TUNBJÖRK.VU origine sacrée, si bien que les modalités d’attribution et de filiation des noms «sont à chaque fois liées à un bouleversement des croyances». Or, «à bien considérer le mouvement à sens unique des religions, elles se sont déboîtées les unes des autres dans l’obsession d’une “spiritualisation” toujours plus grande du père», en passant de l’animisme au totémisme, du polythéisme au monothéisme, «qui a poussé l’éternisation du père jusqu’à sa dernière extrémité». Là commencent les aventures du nom. Le premier acte parricide, au cours duquel les enfants dévorent le père, par quoi s’instaurent interdiction de l’inceste et exogamie, aboutit à l’érection du «père en bois» : le nom patronymique peut s’attacher à ce totem, à «ce Mort qui n’est jamais mort», puisqu’on lui rend un culte. Mais le monothéisme pose, lui, un Dieu «sans attribut, sans visage, sans nom». Dès lors, comment le nom va-t-il être forgé «s’il ne s’appuie plus sur quelque filiation totémique»? Une piste, entre mille: dans certaines tribus sémites d’Arabie et jusqu’au Sinaï existait une «religion des pères», celle du dieu El: El n’est pas un nom, mais une racine polysémique signifiant «aussi bien “grâce”, “vie” que “santé”» et qu’on «retrouve par exemple dans Mika-El, Nathana-El, Gabri-El, mais aussi dans Isra-El, et dans une multitude d’épithètes divines, mais alors en position initiale, comme El-Shaddaï, le seigneur» ? «Gardien». Pommier examine naturellement les rituels qui ensuite accompagneront la donation de nom, la circoncision ou le baptême, et les modalités selon lesquelles elle sera faite en Grèce, dans le droit romain, en Europe chrétienne, en France après l’édit de Villers-Cotterêts, «qui rétrograda l’ancien nom unique au rang de nos actuels prénoms, en apparence afin de mettre en ordre un Etat civil devenu impraticable», car «le fisc, la police, les notaires (etc.) étaient débordés par le surnombre des Pierre, Paul ou Jacques». D’une grande densité, déjouant tout «résumé», le Nom propre n’est cependant pas un livre d’histoire. Pommier y commente la prétendue «mort du nom propre dans la philosophie analytique», en s’arrêtant sur Gottlob Frege, Bertrand Russell, John Austin ou Saul Kripke (pour lequel le nom est un «désignateur rigide»), expose sa fonction dans l’écriture, décrit ses pathologies dans la névrose et la psychose, analyse en détail le sens de la «prise de nom», la question du changement de nom et de l’identité, comme rapport du sujet à son nom. Mais sans doute sera-t-on retenu par ce qu’il dit du prénom (venu du désir des parents) comme «embrayeur de la parole», quand l’enfant passe du «il» par lequel il se désigne lui-même («le “il”, c’est lui tel qu’il fut pour l’Autre»), au «je» – passage qui ne se fait que par le truchement d’un «tu» qui l’appelle. «Le sujet qui parle le fait “en son nom”, mais il ne le prononce jamais en même temps qu’il dit “je”», comme si, ex-«il», il revenait d’un exil d’où il ne pouvait encore nommer les choses et restait «gardien du tabou, de l’interdit de prononcer le nom du père». Sans nom, on ne tient pas droit, c’est vrai. Mais lorsqu’on parvient à le «porter», il arrive, parce qu’il faut «en répondre», que le «corps psychique» s’affaisse sous son poids. ROBERT MAGGIORI • SUR LIBÉRATION.FR Tchat ce jeudi à 15 heures avec le psychanalyste Gérard Pom mier. MICHEL PIGENET et DANIELLE TARTAKOWSKY Histoire des mouvements sociaux en France, de 1814 à nos jours La Découverte, 800pp., 32€. F ort de quelque 800 pages, ce livre collectif entend offrir un tableau très ample de la conflictualité sociale dans un pays réputé être le champion des grèves et des manifestations. L’objet, pourtant, ne va pas de soi: qu’est-ce exactement qu’un «mouvement social»? Les auteurs n’esquivent pas la question. L’expression, expliquent-ils, apparaît en 1823 dans les milieux du réformisme chrétien et se fixe au sens actuel au début du XXe siècle : des mobilisations collectives, soucieuses de défendre ou d’améliorer un statut, mais aussi «indépendantes des organisations politiques et syndicales ou du moins ne s’y réduisant pas» (Claire Andrieu). Le choix d’ouvrir l’étude au début du XIXe siècle malmène cependant un peu la chose, puisqu’il fait de la dynamique industrielle le cœur du phénomène et de la «centralité ouvrière» son trait majeur. D’où le risque, pas toujours évité, de verser dans une histoire des organisations ouvrières, de l’action syndicale ou des engagements de la gauche radicale. Le livre, soyons juste, ne s’y limite pas. De longues et solides notices sont consacrées à l’action des vignerons du Midi, à celles des ouvriers xénophobes qui mènent la chasse aux Italiens comme à Ravières (Yonne) en 1880 ou à Aigues-Mortes (Gard) en 1893, aux artisans et petits commerçants en révolte menés par Pierre Poujade, ou même aux initiatives patronales. «Les mouvements sociaux ne sont pas tous des mouvements de classe», renchérit Antoine Prost. La résistance des catholiques aux inventaires en 1906 ou aux politiques scolaires du début des années 80, celles des soldats mutinés de 1917, puis des anciens combattants de l’entredeux-guerres sont donc, à juste titre, incorporées à l’histoire large de ces protestations collectives. Deux évolutions principales se dessinent. La première concerne le répertoire d’actions. Jusque vers 1850 dominent des formes anciennes et pour partie oubliées: bris de machines, troubles frumentaires et antifiscaux, acclamations et charivaris, enterrements frondeurs, banquets, émeutes et barricades. La seconde moitié du XIXe siècle délégitime le mode insurrectionnel au profit de pratiques renouvelées, en lien avec l’entrée dans l’âge du salariat et de l’Etat social. C’est le temps de l’action syndicale, des défilés, des 1er mai, des grèves surtout, qui deviennent la forme reine et culmineront en 1936 et 1968. En dépit du sentiment répandu, la grève a aujourd’hui perdu beaucoup de sa superbe (de 3 millions de journées dans les années 70 à moins de 500 000 aujourd’hui) et la France n’occupe que le 10e rang pour la fréquence des conflits sociaux, derrière l’Espagne, l’Italie, l’Autriche ou les pays scandinaves. Ce qui ne signifie pas que de puissants mouvements, parfois éruptifs, ne puissent survenir, comme en décembre 1995. Mais d’autres formes ont aussi apparu, utilisant les médias (la radio Lorraine cœur d’acier fut l’un des instruments de lutte des sidérurgistes lorrains), s’élargissant aux technologies virtuelles (listes de diffusion, Web participatif) ou jouant la carte internationale, à l’instar des forums contemporains. La seconde évolution concerne les acteurs de ces mobilisations, qui connaissent après 1968 une rapide mutation. Le déclin progressif des «utopies» et le déplacement des enjeux vers des questions plus socioculturelles ont fait surgir de nouvelles figures, soucieuses d’affirmation identitaire. Les jeunes constituent dès lors un des groupes les plus remuants, mais il faut aussi compter avec le féminisme dit «de la deuxième vague», qui, à l’égalité des droits, associe la contestation du modèle patriarcal, les régionalistes, les homosexuels, les prisonniers ou les travailleurs du sexe en quête de dignité. Cette inflexion s’est accentuée vers d’autres catégories : travailleurs précaires ou sans-papiers, que révèlent les grèves de 2006 et 2009, mal-logés, retraités, chômeurs, «indignés» et consommateurs «responsables». Plus autonomes, plus conformes en cela à la vocation du «mouvement social», mais aussi plus fragmentées et donc plus fragiles, ces oppositions peinent à traduire leurs aspirations en projets politiques. En dépit de leur capacité mobilisatrice, elles ne sont donc guère parvenues jusqu’ici, comme certains pouvaient en rêver, à être une forme de «dépassement par le social des impasses politiques». DOMINIQUE KALIFA VIII • L Littérature française Caligaris monte en chair Un récit-essai sur l’histoire du «Japonais cannibale» LIBÉRATION JEUDI 10 JANVIER 2013 Philippe Sollers à l’école des femmes «Portraits» souvenirs et autres médaillons NICOLE CALIGARIS Le Paradis entre mes jambes Verticales, 172pp., 16,90€. I l n’y a pas beaucoup d’autres moyens d’entamer une recension du Paradis entre mes jambes que d’en délivrer le pitch à plat, dans sa blancheur clinique, à ras de l’effroi : «Le 11 juin 1981, mon camarade d’université Issei Sagawa, né à Kobé, au Japon, le 26 avril 1949, étudiant de 32 ans, a commis un meurtre suivi d’actes cannibales sur notre camarade hollandaise de 23 ans, Renée Hartevelt, qu’il avait invitée dans son appartement du 10, rue Erlanger, Paris XVIe, en lui demandant d’enregistrer en allemand la lecture d’un poème de l’auteur expressionniste Johannes Becher.» Nicole Caligaris a croisé Issei Sagawa lors de deux soirées. Après le meurtre, elle lui écrit en prison huit lettres, auxquelles il répond avec mille remerciements. Avant de partir en HP, il lui envoie depuis la Santé un exemplaire en français d’Eloge de l’ombre de Tanizaki. Le fait divers a donné lieu à plusieurs livres, des chansons, est devenu culte. Sagawa a en effet enregistré le meurtre, sur bande magnétique (la victime lit, on entend le coup de feu, le corps qui tombe) et en photos, ayant découpé le cadavre, fait cuire certaines parties et gardé 7 kg de morceaux dans son réfrigérateur. Il avait commencé par mordre la fesse, mais la viande était trop dure, avant de s’attaquer au clitoris. En liberté depuis longtemps, Sagawa vit désormais de ses tournées, shows télévisés, participations à des fictions. Difficile de ne pas interrompre la lecture du Paradis… pour aller googliser l’horreur, difficile de ne pas sauter tout à la fin du livre où Caligaris a publié les lettres du malade. Résistons. Car le sujet, c’est Caligaris et la littérature, même si «la jeune fille que j’étais est un document abscons pour la femme que je suis devenue». A l’instar du corps massacré de Hartevelt, Caligaris se met littéralement en quatre, se dissèque, pour comprendre ce qui, dans la femme, dans le sexe féminin culturalisé, appelle à la consommation, à l’amour à mort. Désir cohérent avec «une passion du jamais saisissable, un attachement à l’imparfait, au malpropre de l’homme» qui, écrit-elle, caractérisent son écriture. En ce sens, le Paradis… garde des études de la jeune fille le goût de l’Eros meurtrier cher à Georges Bataille, du supplice des cent morceaux, de l’ouverture absolue. «Ce n’est pas pour entrer dans le monde des lettres que j’ai commencé à écrire, c’est pour sortir de ma condition. J’ai écrit pour contrarier la programmation de mon entrejambe.» Et de raconter, dans une première partie de ce récit-essai, comment la fille est éduquée à attendre une métamorphose, une illusoire réalisation, par la défloration puis la fécondation, comment «le bon usage du corps des filles» consiste à «demander à la chimie de manger mes odeurs, demander aux rasoirs, aux cires, aux pinces de me défaire de mes poils, demander aux fers électriques de me friser puis de me défriser», etc. car la fille doit avoir, avec les règles, «la conscience de sa propre corruption, la conviction que ces émissions du corps sont la manifestation de la mort qui se prépare en lui». La femme, corps dont on ne veut qu’apprêté, afin de le consommer. «Elle n’est pas là pour croquer le monde, au contraire des garçons», mais «pour être, mais de quelle façon? offerte.» Plus référencée, la seconde partie («L’homme étranger à l’homme») s’attarde sur les questions de représentation et de défiguration via Francis Bacon ou Tanizaki, pour, par-delà des pistes bien connues des sémiologues de l’eucharistie, tenter de saisir le rapport entre la langue et la consommation. Sagawa parlait mal le français et avait demandé à Renée de venir lire en allemand : «la bouche d’Issei Sagawa, formée à l’articulation du langage, a laissé revenir en l’homme ce que la faculté de parler avait inhibé: la joie de la morsure.» Le livre se conclut sur la littérature comme chose obscène, «pouvoir mineur, lunaire, siégeant entre les lèvres du vagin de Baubô, contraire au soleil écrasant», personnage mythologique qui avait fait rire Déméter, désespérée de la disparition de sa fille Perséphone, et figure philosophique du féminin depuis le Gai Savoir de Nietzsche. ÉRIC LORET Philippe Sollers publie son premier roman, Une curieuse solitude, en 1958. PHOTO AFP PHILIPPE SOLLERS Portraits de femmes Flammarion, 156pp., 15€. S ainte-Beuve, dans son recueil intitulé Portraits de femmes (1840), était plus tendre à l’égard de Mme de Duras que Sollers, dans ses Portraits à lui, envers «la sorcière Duras», la nôtre, Marguerite. Il l’avait déjà étrillée dans Un vrai roman, mémoires dont ce petit livre est le surgeon, parce qu’elle l’avait attaqué à la sortie de Femmes (1983). Peut-être même avait-elle fait pire. Dix ans auparavant, elle l’avait en effet enrôlé du côté du malheur, et ça, c’est impardonnable. «Dans le livre les Parleuses , où elle s’entretient avec Xavière Gauthier, Duras trouve que je suis le seul homme avec qui les femmes peuvent parler à l’époque. Pourquoi ? “Parce que Sol- lers est désespéré.” Quelle idée!» Une idée, soit dit en passant, que Régis Debray glisse, lui aussi, dans le portrait à charge intitulé «Sollers, le bel air du temps» («il y a du désespoir chez ce pas-dupe»), écrit en 1999 pour Marianne. Debray le reproduit en tête de Modernes Catacombes, qui vient de paraître chez Gallimard, au chapitre «Couteaux». Argument : «Le ludion du bocal, chansonneur et Tendons l’oreille, comme dirait Sollers. Rapide, selon son rythme, speedé si on veut, musical, surtout, comme il l’est réellement dans tous ses derniers romans, il ne joue pas la comédie à travers Portraits de femmes. Parfois, il écrit n’importe quoi: «Les homosexuels, eux, m’ennuient vite (sauf exception), les femmes jamais.» Il s’en va chercher Cléopâtre et quelques guillotinées pour compléter une brocante féminine qui ne s’im«Ecrire, marcher, dormir, posait pas. Ou bien il et encore écrire et encore dormir. s’amuse aux dépens […] Ne nous dérangez pas, on est des collègues. Ainsi, très forts, mais aussi très fragiles.» il met en scène le jeune homme qu’il speedé, nous joue en fait la comédie de était, client assidu des prostituées et la comédie.» Quelques lignes d’in- des endroits mal famés, «l’université troduction rassurent : «Il va de soi des débutants». Il a 20 ans en 1956. que nous avons repris depuis les La fac ? «Il a ses diplômes de bordel, meilleures relations. Son talent et sa c’est bien suffisant.» Là-dessus, il personne l’exigent.» enchaîne sur le manque de corps Littérature française L • LIBÉRATION JEUDI 10 JANVIER 2013 IX Congo home De retour à Pointe-Noire, le romancier Alain Mabanckou dresse «l’inventaire du passé» dans la littérature. Conclusion du chapitre fanfaron : «J’ouvre Le Clézio, rien, Modiano, élégant brouillard, Quignard, mélancolie et traumatisme de la naissance. Chez ce dernier, une triste figure apparaît dans toutes les pages, celle de la raide Isabelle Huppert. Il s’est sûrement passé quelque chose de terrible dans ce pays, mais quoi?» C’est la fantaisie habituelle. Elle lui est naturelle. Plus sérieusement, il porte un autre regard sur ses souvenirs. Bordeaux, ses tantes, ses premiers émois, on les connaît déjà. Mais s’était-il ainsi adressé à sa mère ? «Je te revois là, vivante et jeune, pas du tout fantôme, assise près de l’eau sur le banc de bois blanc, sous le pin parasol.» Eugenia, basque, activiste politique réfugiée en France, employée par ses parents, est à la fois son premier amour –Elle a 30 ans, j’en ai 15»– et la clé de son premier roman, Une curieuse solitude, qui lui est dédié. «Le corps libre et antisocial d’Eugenia acceptait le mien. C’est rare.» Soixante ans plus tard, il s’agit d’autre chose, et c’est inattendu : «Ce qui me frappe le plus, maintenant, c’est sa gentillesse. Son sourire indulgent me poursuit.» A l’amicale du malheur et des déprimées, Sollers préfère des associées plus rieuses, «les artistes de la vie». Ses romans sont pleins de prénoms féminins qui en sont l’illustration. Il dresse ici la liste de ces romans et de ces prénoms, il n’a sans doute pas pensé qu’ils risquaient de nourrir une prochaine notice Wikipédia. Il a épousé Julia Kristeva, raconte à nouveau comment, le jour de leur mariage, ils ont déjeuné dans un restaurant où se trouvaient Aragon et Elsa Triolet. Auparavant, il a rencontré Dominique Rolin, qui était née en 1913, et qu’il a accompagnée jusqu’à son dernier souffle, en mai dernier. Il aura choisi «une stabilité, d’ailleurs compliquée, de double vie». «Elle a 45 ans, j’en ai 22.» Comme dans le roman Passion fixe où Dominique Rolin figure sous le prénom de Dora, il raconte leurs principes de vie et de bonheur, on n’ose dire leur morale. Ils sont tous deux écrivains, elle lui apprend la discipline. Leur territoire : Venise et la musique. «Ecrire, marcher, dormir, et encore écrire et encore dormir. […] Ne nous dérangez pas, on est très forts, mais aussi très fragiles.» Portraits de femmes contient des pages propres à séduire des lectrices vertueuses, tout ce que l’auteur déteste, de belles pages sur la nécessité du retrait, du silence, de la non-transparence. Et sur l’amour. «Dans l’amour, quoi qu’il arrive, même aux confins de l’horreur ou de la démence, vous touchez du doigt la défaite de la mort.» CLAIRE DEVARRIEUX ALAIN MABANCKOU Lumières de PointeNoire Seuil, 304pp., 19,50€. E ntre Alain Mabanckou et son Congo natal, il y a la distance. Vingt-trois ans d’absence multipliés par des milliers de kilomètres de séparation, combien ça fait d’éloignement? Entre lui et là-bas, l’écrivain jette depuis son départ des ponts d’encre et de pages, comme autant de chemins le ramenant au pays par l’imagination. «Sur cette route je marcherai alors comme les crabes qui se baladent sur le sable de notre Côte sauvage: on croit qu’ils vont aller à gauche, ils font demitour, ils s’arrêtent sans savoir pourquoi, ils tournent en rond, et ils repartent en vitesse vers la droite avant de revenir à gauche. Mais ce que j’aime chez les crabes c’est qu’ils savent toujours où ils vont aller, et ils finissent par arriver tôt ou tard.» C’était en 2010, à la fin de Demain j’aurai vingt ans. Nous suivions l’auteur, progressant à pas chassés vers Lumières de Pointe-Noire. Et sans doute, à l’époque, lui-même ne faisait-il qu’entrevoir les lueurs qui le conduisaient à bon port. Après trois ans de course en biais, voici l’homme battant le pavé des rues de son enfance. Physiquement. Le prétexte de son retour est simple : Mabanckou est invité par l’Institut français de Pointe-Noire pour quelques jours de conférence. Mais la motivation profonde de ce séjour de deux semaines est autrement plus personnelle. Elle est livrée dès l’incipit: «J’ai longtemps laissé croire que ma mère était encore en vie. Je m’évertue désormais à rétablir la vérité dans l’espoir de me départir de ce mensonge qui ne m’aura permis jusqu’alors que d’atermoyer le deuil.» Pauline Kengué est morte en 1995. Et comme l’avait prédit l’une de ses cousines, son unique rejeton était en France lorsque celle-ci poussa son ultime soupir. Il ne fit pas le déplacement pour assister aux funérailles, de peur du «face-à-face avec le corps de cette femme que j’avais laissée souriante, pleine de vie». A la place, l’étudiant en droit, installé à Paris, s’engagea pour la première fois sur le chemin de l’écriture en rédigeant la Légende de l’errance, recueil de poèmes dédié à la défunte. Depuis, il a continué, puisant dans le déchirement d’avec la terre des origines la matière de ses livres. D’où l’on devine que son œuvre n’a peut-être été jusqu’ici qu’une variation autour de ce geste initial, par lequel l’écrivain cherche à revenir vers son passé pour mieux s’en départir. Bicoque. Dans Lumières de Pointe-Noire, Mabanckou sonde sans cesse l’écart entre le territoire mythique dont il garde la mémoire et le devenir réel des choses soumises au passage du temps. Ainsi lorsqu’il découvre l’ancienne parcelle de ses parents: «En remettant les pieds sur les lieux j’ai du mal à imaginer que c’était la même maison que nous possédions. […] Je tourne autour de la bicoque et bute contre les pierres disposées devant la façade principale. Autrefois c’étaient deux marches d’escalier. Les saisons avaient fini par les grignoter, ne laissant plus que ces débris épars que personne n’ose déplacer, par respect de la mémoire de ma mère.» Ou bien cette salle de ciné dans laquelle Dieu a mis Bruce Lee K.O.: «Le cinéma Rex me paraît minuscule alors qu’à l’époque je le trouvais immense, voire incommensurable. Est-ce parce que j’ai fréquenté d’autres salles plus grandes en Europe, à Los Angeles ou en Inde, où les spectateurs se transforment carrément en acteurs? J’observe notre ancienne salle et contiens à peine ma déception. Une banderole indique qu’un festival de musique chrétienne se déroulera dans l’enceinte.» Plus que celle des objets, c’est la métamorphose des gens qui trouble l’écrivain. L’expérience la plus traumatisante étant l’irruption de Yaya Gaston, son «grand frère», ivre mort dans une conférence de l’Institut français, à mille lieux du «maniaque de la propreté», de l’«idole», du «héros» immortalisé dans Demain j’aurai vingt ans. Car à force d’arpenter Pointe-Noire en souvenir, l’auteur a figé le portrait d’une ville dont le visage n’a cessé d’évoluer au fur et à mesure que passaient les années. A l’image de ces photos de famille, cornées, flétries, fripées qui, enchâssées dans les pages du livre, opposent obstinément à la contemplation de ce qui est devenu l’empreinte indélébile de ce qui a été. Et plus l’écrivain dresse «l’inventaire du passé» plus s’accroît le hiatus entre ces deux périodes qu’il ne parvient plus à relier. Alors Mabanckou pérégrine dans les vestiges de son enfance avec, dans le regard, la stu- peur du romancier découvrant que sa galerie de personnages mène une vie autonome, affranchie des rôles étriqués dans lesquels il pensait les avoir enclavés. Sentiment d’étrangeté qui provient en même temps d’un basculement identitaire que le Ponténégrin lit dans les yeux de ses compatriotes: «Ceux qui me croisent pressentent que je ne suis pas d’ici – ou plutôt que je ne suis plus d’ici.» Zigzag. A 46 ans, l’écrivain a partagé sa vie à égalité entre l’Afrique et l’Occident. Mais on sent dans Lumières de Pointe-Noire qu’un cycle touche à sa fin. Déjà en 2012, la publication d’un essai, sur la nécessité pour la diaspora africaine d’investir pleinement ses territoires d’immigration (le Sanglot de l’homme noir, Fayard), et d’un polar situé dans la communauté congolaise à Paris (Tais-toi et meurs, La Branche) amorçait le recentrage du territoire de la fiction en dehors du cadre continental africain. Connaissant le pas zigzagant d’Alain Mabanckou, on ne se risquera pas à prévoir vers où marche désormais son écriture. Seule certitude, la nouvelle année s’ouvre par une rupture amiable avec la cité natale: «Au fond, cette ville et moi sommes dans une union libre, elle est en quelque sorte ma concubine et, cette fois, je semble lui dire adieu.» ÉMILE RABATÉ X • L Littérature étrangère On achève bien d’imprimer On s’en fout grave Par ÉDOUARD LAUNET A u Qatar, un tribunal de Doha vient de condamner le poète Ibn al-Dhib à la prison à perpétuité pour avoir écrit un poème dans lequel il compare tous les pays arabes à la Tunisie en lutte contre une élite despotique. Mais soyons francs : cette affaire, on s’en fout. En Hongrie, l’écrivain Péter Esterházy a été censuré par une radio publique parce qu’il avait critiqué la politique culturelle du gouvernement du très conservateur Premier ministre, Viktor Orbán, lequel a mis les médias sous contrôle. Que les choses soient claires : on n’en a rigoureusement rien à battre. A Moscou, l’écrivain Edouard Limonov a été interpellé le 31 décembre pour avoir tenté de participer à un rassemblement non autorisé : il s’agissait de défendre, comme tous les 31 des mois comportant 31 jours, l’article 31 de la Constitution, qui garantit la liberté de rassemblement. Prenez note : nous n’en avons absolument rien à foutre. En Chine, le poète ouïghour Nurmemet Yasin a été torturé et condamné en 2004 à une peine de dix ans de prison pour avoir publié une nouvelle intitulée le Pigeon sauvage, considérée comme un réquisitoire déguisé contre les autorités. Qu’il crève ! D’ailleurs, il semble que cela soit fait : on vient d’apprendre qu’il serait mort en prison en décembre 2011. En Chine toujours, le poète dissident Li Bifeng, emprisonné depuis 2011, vient d’être condamné à douze années de prison… pour escroquerie. Ce chien puisse-t-il pourrir comme l’autre, bon débarras ! Gérard Depardieu, acteur français de talent, est aux prises avec le gouvernement français qui veut lui piquer ses sous. Cette fois, on franchit les bornes du scandaleux et de l’inacceptable. Car l’affaire ressemble fort à une persécution politique doublée d’une chasse à l’homme : Gérard voulait juste profiter de ses millions, péter dans la soie, roter son vin sans se faire emmerder par la collectivité. Or on le traque, on l’impose à 75%, on l’oblige à fuir en Belgique, et peut-être même jusque dans les montagnes de l’Oural. On aimerait se lancer ici dans une défense argumentée de ce comédien tyrannisé, mais la rage est trop forte, les mains tremblent, les mots se bousculent sous la plume, et tout ce que nous parvenons à écrire est : c’est vraiment dégueulasse. Mais à quoi bon s’indigner ? Tout le monde s’en moque et Depardieu, comme tous les autres sans voix, est condamné à subir le chapelet d’avanies que lui a concocté un régime despotique. Ayons une pensée émue pour ce grand lecteur de saint Augustin. Et pendant ce temps-là, avec quoi nous bassinet-on ? Avec l’écrivain et blogueur cubain Angel Santiesteban Prats qui, le mois dernier, a été condamné par un tribunal de La Havane à cinq ans de prison pour… violation de domicile. Inutile de dire qu’on s’en moque éperdument. Avec l’écrivain saoudien Turki al-Hamad, arrêté le 24 décembre pour avoir diffusé sur Twitter des propos jugés offensants envers l’islam. On s’en bat l’œil au point de se faire des cocards. Avec le journaliste et blogueur Hamza Kashgari, livré l’an dernier par la Malaisie au royaume saoudien afin qu’il soit jugé pour blasphème, suite à ses commentaires sur Twitter regardés comme insultants à l’égard du prophète. Nous nous en tamponnons férocement le coquillard. • LIBÉRATION JEUDI 10 JANVIER 2013 «Anne Frank, pour la plupart des gens, c’est Jésus et la vierge Marie à la fois» Comment le romancier Shalom Auslander a retrouvé l’icône SHALOM AUSLANDER L’Espoir, cette tragédie Traduit de l’américain par Bernard Cohen. Belfond, 350pp., 20€. S halom Auslander est végétarien, alors il commande une salade. On lui apporte une César, avec des lardons, et c’est le genre de choses qui le fait rire. L’exercice de l’interview l’amuse moins, mais il donne le change. A 42 ans, il vit «dans [s]a bulle», près de Woodstock, avec sa femme et ses enfants. Il a grandi dans une famille juive orthodoxe avec laquelle il a coupé les ponts. De son enfance, il a tiré la Lamentation du prépuce (Belfond, 2008), autobiographie et blasphème, puis il a continué à régler ses comptes dans un recueil de nouvelles, Attention Dieu méchant (2009). L’Espoir, cette tragédie est son premier roman. L’histoire de Solomon Kugel, juif non pratiquant, qui découvre une très vieille dame cachée dans son grenier, Anne Frank, la vraie, celle du Journal. Comment se débarrasser d’elle ? Quel est le rapport entre la Shoah et Bob l’éponge ? «Quel mal y a-t-il à oublier? Qu’est-ce que nous gagnons à nous souvenir ?» Pourquoi avoir choisi cette fois la forme romanesque? Lorsque je travaillais sur la Lamentation du prépuce, j’avais commencé par essayer de faire une fiction, mais ça ne fonctionnait pas. Je me suis rendu compte que j’avais besoin de dire la vérité de mon expérience pour écrire quelque chose de pertinent. Avec ce texte, ça a été l’inverse: je suis parti d’une idée extravagante, et j’ai tenté de la rendre la plus réaliste possible. La question, c’était de savoir comment j’allais m’y prendre. J’ai écrit une demidouzaine de versions, très mauvaises, jusqu’au moment où je me suis dit qu’il allait falloir relire ce foutu journal. Et, en fait, ça s’est révélé intéressant. Parce que cette gamine était cool: elle détestait sa mère, elle n’aimait pas les trucs religieux, elle voulait être célèbre… Puis c’était une fille coriace, résistante. C’est comme cela que j’ai fini par trouver sa voix. La première scène que j’ai composée est celle où elle avoue son identité. Kugel, évidemment, ne la croit pas, il la sermonne. Elle montre les chiffres tatoués sur son bras et lâche : «Ça vous dit quelque chose ?» J’ai ri, et j’ai su que je tenais un truc. Avoir Anne Frank au grenier, c’est une métaphore? Elle incarne quelque chose de l’histoire, du passé. On a presque tous Anne Frank en commun, en tant qu’exemple, en tant qu’image de LIBÉRATION JEUDI 10 JANVIER 2013 Littérature étrangère L • XI Sauvé du tiroir de la mort Débuté en 1943, enterré et enfin exhumé, le roman de Dinu Pillat met en scène de jeunes fascistes roumains Anne Frank au musée de cire Madame Tussauds, à Berlin. PHOTO ODD ANDERSEN.AFP quelque chose qui pourrait revenir, Anne Frank n’était pas une sainte, qui pourrait nous arriver à nouveau. de la même manière que Hitler Quand Kugel la découvre, il refuse n’était pas un monstre. C’était un de la mettre dehors. Mais comment homme, qui pensait faire pour le peut-il continuer à vivre en présence mieux, un optimiste en fait. S’il y a d’Anne Frank ? Comment peut-on d’un côté Anne Frank et de l’autre vivre avec la présence permanente Hitler, le blanc et le noir, on est dans du passé ? Lui permettre de rester, le domaine du cartoon. La vie ne c’est permettre aux fantômes de marche pas comme ça. Si je choque contrôler nos vies. Alors, oui, il y a des gens, c’est dommage, c’est juste une part de métaphore. Cela dit, je ma manière de voir le monde. la considère comme bien réelle. J’ai Au bout du plus grand désespoir, il y passé beaucoup de temps à lire des a le rire? choses sur l’Holocauste pour rendre Si vous le trouvez, oui. Quand j’étais son histoire crédible, surtout les ré- petit, l’humour était ma seule arme, cits des survivants de Bergen-Belsen je distrayais mon père quand il vou[le camp de concentration où Anne lait me foutre une raclée. Plus tard, Frank mourut du typhus en 1945, j’ai découvert des écrivains qui ndlr]. Dans un de ces livres, j’ai fini riaient des choses les plus noires et, par trouver la manière dont Anne avec eux, je suis passé du rire défenaurait pu survivre. Un jour, dans un sif au rire offensif. C’est ce genre bar, j’ai voulu partager ma trouvaille d’humour qui me permet d’atteindre avec quelques amis. Un peu fort, j’ai la fin de la journée. J’ai mis trois ans dit : «On pense qu’Anne Frank est à écrire ce livre, trois ans à ne pas morte, mais voilà ce qui s’est passé…» tenter de me suicider, c’est déjà Les gens d’à côté se sont levés, ils pas mal. sont partis. Quand il est question Quels sont vos grands souvenirs de d’elle, la fiction paraît interdite. lecture? Anne Frank se fait traiter de «vieille J’ai été élevé avec l’Ancien Testapute» à plusieurs reprises par votre ment, on ne pouvait lire que ça chez personnage. On pourrait y voir une moi. Du coup, après l’école, je filais provocation. dans les librairies. C’étaient des Pas du tout, c’est simplement ce que lieux dangereux, radicaux, undervous feriez dans la même situation. ground, où j’ai rencontré des gens Je le trouve même assez gentil avec Après l’école, je filais dans les librairies elle, moi je l’aurais […] où j’ai rencontré des gens extra: jetée dehors imméKafka, Beckett, Flannery O’Connor, diatement. Et puis, est-ce que je dois Jonathan Swift… J’ai été triste quand écrire en pensant à je me suis aperçu que Kafka était mort, tous les gens qui j’aurais bien aimé traîner avec lui. pourraient être choqués par mes propos ? Cela extra : Kafka, Beckett, Flannery n’aurait eu aucun sens d’édulcorer O’Connor, Jonathan Swift… Des les choses, ce n’est pas mon job. marginaux, des alcooliques, des reC’était une manière de briser une belles. Je les ai trouvés drôles et fous. icône? Je ne savais pas du tout d’où ils vePlutôt de la réparer. Anne Frank, naient, ni même qu’ils étaient impour la plupart des gens, c’est Jésus portants. J’écoutais les Ramones à ce et la vierge Marie tout à la fois. Mais moment-là, et toutes ces voix semil faut que je vous dise : c’était une blaient raconter la même chose. Je enfant, elle était réelle, elle avait des ne voyais pas de différence entre Sagoûts, et un vagin, et elle pétait oc- muel Beckett et Joey Ramone, pas de casionnellement. Ça ne fait de mal à différence entre le «Nothing to be personne de dire ça. C’est le con- done» de En attendant Godot et Now traire qui est dangereux, la glorifica- I Wanna Sniff Some Glue. J’ai eu l’imtion de la souffrance. Chacun sait pression de fréquenter des personque 99% des hommes sont des con- nes qui me ressemblaient. D’ailleurs, nards – et c’est probablement une j’ai été triste quand je me suis aperçu estimation large. Or, si on suit cette que Kafka était mort il y a longlogique, il y a des connards qui sont temps, parce que j’aurais bien aimé morts à Auschwitz. Mais d’un coup, traîner avec lui. Je me dis que, quand non, la mort vous élève. Eh bien, ça je mourrai, s’il y a quelque chose m’énerve, parce que je ne suis pas après, ce serait sympa de les retroucertain que les morts seraient d’ac- ver. Ils seraient tous défoncés, il y cord avec ça. Et puis aussi, qu’est-ce aurait une chaise où je pourrais qui se passe pour ceux qui ne souf- m’asseoir. Et quelqu’un dirait : frent pas ? Est-ce que ça nous rend «Anne Frank arrive dans vingt mimoins grands ? Moins heureux ? Il nutes, elle apporte de la bière !» n’y a aucune grandeur à souffrir. Recueilli par THOMAS STÉLANDRE DINU PILLAT En attendant l’heure d’après Traduit du roumain par Marily Le Nir. Edition des Syrtes, 222pp., 21€. C’ est un livre qui n’aurait jamais dû être publié. Enterré dans les archives de la Securitate, la police politique, il était toujours considéré comme disparu même quand elles furent ouvertes après le renversement du régime communiste. «Le plus étonnant dans le cas du roman En attendant l’heure d’après, c’est sa biographie qui entretient une étrange relation avec le titre lui-même», résume dans la postface le philosophe et ancien dissident Gabriele Liiceanu, qui l’a publié dans sa maison d’édition Humanitas, juste après qu’un chercheur a retrouvé par hasard le dossier avec l’une des deux copies dactylographiées du manuscrit. «Il a son heure d’après, celle où il ressuscite après que le temps de l’histoire, qui l’avait fait naître puis l’avait condamné à mort, atteint son terme», écrit le philosophe, qui ne cache pas son émotion face à ce qu’il considère être «la plus bouleversante biographie de livre de toute l’histoire du roman roumain». Roman psychologique mais aussi roman politique, ce livre au destin mouvementé a été commencé en 1943 par un jeune et prometteur intellectuel de bonne famille, Dinu Pillat. Il le continua clandestinement pendant les années les plus noires du communisme et l’acheva en 1955, sans aucun espoir de le voir un jour publié. Son thème sentait pour le moins le soufre : il met en scène une certaine jeunesse roumaine de l’entre-deux-guerres qui, par rejet du vieux monde bourgeois, milita dans le mouvement fasciste «Légionnaire» fondé sur la mystique d’une violence rédemptrice et un antisémitisme virulent. Ils rêvaient d’une «transfiguration de la Roumanie», selon le titre d’un ouvrage d’Emil Cioran, fasciné comme nombre d’autres jeunes intellectuels de l’époque, dont Mircea Eliade, par ce mouvement qui mena plusieurs attentats retentissants avant d’être finalement écrasé par le maréchal Antonescu, dictateur allié du Reich hitlérien, qui les trouvait trop extrémistes. Basculement. Comment et pourquoi devient-on un fanatique de l’antiliberté? Cette question était déjà au cœur du roman de Mihail Sebastian Depuis deux mille ans, où ce jeune écrivain juif tentait de comprendre les raisons du basculement de ses amis dans ce que Ionesco, nourri de la même expérience, appela «la rhinocérite». Dans des séquences bien découpées, au rythme presque cinématographique, Dinu Pillat raconte la Roumanie rongée par la corruption et l’injustice sociale où une jeunesse désespérée et révoltée se laissait séduire par ceux qu’il appelle dans le livre «les messagers». Il y a là Rodaru, l’étudiant en médecine qui va de village en village susciter la révolte et les attaques contre les Juifs, Vassia, le fils de paysans hébétés par une misère séculaire, Stefanuca, le fils de grand bourgeois qui, par fidélité à son christianisme, hésite à tuer, etc. Autant de personnages écœurés par les éternels arrangements et compromis «de ce pays roumain à la périphérie de l’Orient» et que fascine un terrorisme purificateur. Travaux forcés. Raconter sans complaisance mais aussi sans anathème idéologique cette jeunesse perdue dans le mouvement légionnaire représentait un défi ouvert au pouvoir communiste. Dinu Pillat fut arrêté en 1959, et son manuscrit saisi. Les phrases prononcées par les protagonistes du roman servent à nourrir l’acte d’accusation sur ses prétendues «sympathies avec le mouvement légionnaire». Il fut jugé en même temps que le philosophe Constantin Noica et d’autres écrivains dans l’un des plus retentissants procès mené par les communistes contre les intellectuels. Condamné à vingt-cinq ans de travaux forcés, il sortira finalement quatre ans plus tard. Interdit de toute publication, il resta dans le collimateur de la police politique jusqu’à sa mort, en 1975. Ses premiers livres –Journal d’un adolescent, Etrange Jeunesse, la Mort quotidienne –, publiés avant la prise du pouvoir par les communistes, étaient ressortis dès la fin des années 90. Il manquait ce qu’il considérait être son meilleur roman. «Il reste maintenant à la critique littéraire la mission de dire la place de ce livre troublant dans l’histoire de la littérature roumaine, après cinquante années perdues par l’Histoire», écrit Gabriele Liiceanu. MARC SEMO Gabriele Liiceanu est un des 27 auteurs roumains invités au Salon du livre de Paris, du 22 au 25 mars, en compagnie, notamment, de Lucian Boia, Mircea Cărtărescu, Dan Lungu, Norman Manea, et Marius Daniel Popescu. XII • L Littérature étrangère Comment ça s’écrit Scrii-iik! Scrii-iik! Scrii-iik! Par MATHIEU LINDON LIBÉRATION JEUDI 10 JANVIER 2013 Des revenants coulés dans le béton Buenos Aires, un saut dans le vide, un roman de César Aira «C e livre est constitué de deux esquisses d’un seul et même homme, une âme en peine du nom de Joe Gould», écrit Joseph Mitchell dans une «Note de l’auteur» liminaire. Le livre se présente comme un roman quoique les deux textes en question soient parus dans la rubrique «Portraits» du New Yorker, le premier, «le Professeur Mouette», en 1942, le second, qui donne son titre à l’ensemble et est trois fois plus long, en 1964. Le Secret de Joe Gould, célèbre aux EtatsUnis, n’a certes pas encore acquis cette notoriété en France (quoiqu’il soit déjà paru en 2000, dans la même traduction, chez Calmann-Lévy). Son héros ou anti-héros est «le dernier des bohèmes», une sorte d’érudit qui a résisté à la mort et à la publicité et se trouve constamment «aux prises avec trois fléaux: l’absence de toit, la faim et la gueule de bois. […] Il fait un mètre soixante-deux et pèse rarement plus de quarantecinq kilos». Surtout, l’homme est un auteur qui renouvelle le genre du chef-d’œuvre inconnu. Depuis vingtsix ans, dès le texte de 1942, il travaille «sur un livre sans forme passablement mystérieux qu’il intitule Une histoire orale de notre temps». Il y rassemble des conversations sur tout et rien dont son un traître depuis «les Barricades». Extraits: «Derrière ces barricades,/ Derrière ces barricades,/ Les camarades meurent!/ Les camarades meurent!/ Les camarades meurent!/ Et derrière ces barricades,/ Les camarades meurent…/ D’indigestion.» Récit du jour où Joe Gould a voulu réciter son poème «la Mouette»: «Je lui en ai donné la permission et il a bondi hors de sa chaise et s’est mis à agiter les bras en sautant et en glapissant: Scrii-iik! Scriiiik ! Scrii-iik ! C’était affligeant. Nous sommes des poètes sérieux et nous n’approuvons pas ce genre de comportement.» Mais l’Histoire orale serait en quelque sorte le vrai poème de Joe Gould. Elle «est un grand bric-à-brac, un méli-mélo de ouï-dire, un sanctuaire de potins, un ramassis de boniments, de palabres, de foutaises, de blagues, de bobards». Elle parle de tout et n’importe quoi mais Joseph Mitchell, et le lecteur avec lui, ne remet jamais en question le fait que, si on pouvait la lire, ce serait effectivement passionnant. Sa diversité exagérée fait son prix, même si Joseph Mitchell ne parvient à mettre la main que sur des extraits donnant au contraire un caractère répétitif à l’œuvre. Né en 1908, Joseph Mitchell est mort en 1996, plus de trente ans après avoir écrit le Secret de Joe Gould. Il a continué à travailler au New Yorker mais n’a quasiment plus rien écrit durant «Derrière ces barricades,/ Derrière ce temps, en tout cas aucun livre. Comme si, au fil des ces barricades,/ Les camarades il avait découvert meurent!/ Les camarades meurent!/ années, que Joe Gould n’était pas Les camarades meurent!/ Et derrière pour lui un étranger, mais un ces barricades,/ Les camarades personnage excessivement familier qui aurait permis à meurent…/ D’indigestion.» sa propre marginalité de se extraordinaire mémoire lui permet de se développer de façon immaîtrisable. Les souvenir, qui passent souvent du coq à aléas du mystère de l’Histoire orale amèl’âne et n’ont aucun sujet stable, mais neront d’ailleurs l’écrivain à devenir le qui devraient permettre, mieux que complice de son personnage. Il y a un n’importe quelle œuvre, de le mettre au moment où la pile des manuscrits du pinacle des historiens, tant l’époque texte inédit dépasse la taille de son dont il fut contemporain, ses présuppo- auteur. C’est comme si l’écrivain était sés et ses sous-entendus, y serait photo- dépassé au sens propre par sa propre graphiée par le langage pour le profit de création, réelle ou fictive, comme si la la postérité. «Gould est obsédé par la peur littérature n’était concevable que de mourir avant d’avoir fini le premier jet comme une lutte, qu’elle empêchait de de l’Histoire orale. Elle est déjà [dans le respirer autant qu’elle le permet. texte de 1942, ndlr] onze fois plus longue Salman Rushdie voit le Secret de Joe que la Bible. Il estime que le manuscrit Gould comme «une merveille, à classer contient neuf millions de mots, rédigés en au même rang que les plus grands toutes lettres. Il se peut fort bien que ce soit chefs-d’œuvre de la littérature» et Martin le plus long inédit au monde.» Amis estime : «Voilà ce qu’aurait pu Joe Gould a un don pour se rendre mar- écrire Borges s’il avait été originaire de ginal. En plus d’historien, il est poète et New York.» Malgré son humour, le livre sa poésie est un facteur d’exclusion. Par se déroule dans une atmosphère d’une exemple, il se flatte de maîtriser le lan- grande tristesse. Voici comment gage des mouettes, d’où le titre du pre- s’achève «le Professeur Mouette» : mier texte. «“J’ai traduit un certain nom- «Vous voulez savoir ce que Joe Gould bre de poèmes d’Henry Wadsworth pense du monde et de tout ce qui s’y Longfellow en mouette”, dit-il.» Il a inti- trouve? Scrii-iik! Scrii-iik! Scrii-iik!» • tulé «Ma religion» un poème qui ne fait pas un tabac chez les mystiques: «En hi- JOSEPH MITCHELL Le Secret de ver je suis bouddhiste,/ Et en été je suis nu- Joe Gould Traduit de l’anglais (EtatsUnis) diste.» La gauche le considère comme par Sabine Porte. Autrement, 190pp., 18€. Tout le livre est armé pour exploser à la dernière page. PHOTO BOBSAIRPORT.PLAINPICTURE CÉSAR AIRA Les Fantômes Traduit de l’espagnol (Argentine) par Serge Mestre. Christian Bourgois, 156pp, 15€. C omment fait-on pour rafraîchir le vin dans un immeuble en construction de six étages, au sommet duquel ceux qui le gardent et le construisent, des maçons argentins et chiliens, s’apprêtent à passer le réveillon? Il faut «s’approcher de façon décidée d’un fantôme» et «lui introduire une bouteille dans le thorax», où elle reste «dans un équilibre surnaturel». Deux heures plus tard, non seulement la bouteille est «toute fraîche», mais, d’une part, «pendant le processus, le vin s’échappait des bouteilles et circulait comme une lymphe dans tout le corps des fantômes», d’autre part, «cette distillation transformait le vulgaire vin bon marché, élevé dans les barriques en ciment, en un exquis cabernet sauvignon millésimé que même les gens riches ne pouvaient pas se permettre de boire au quotidien». Cordon. Dans cet immeuble de Buenos Aires, les cloisons ne sont pas encore montées. Quand un robinet fonctionne, les autres s’arrêtent, «mais il fallait bien que quelqu’un vive là avant que les propriétaires ne commencent à y habiter définitivement eux- mêmes». La famille Viñas a accepté de rester tant que les travaux ne sont pas finis. Le père, Raul, est un ivrogne, mais la mère, Elisa, s’en accommode. «Ce n’est pas qu’il n’y ait pas d’hommes, dit-elle à sa fille Patri en étendant le linge dans le chantier, c’est qu’ils ne sont jamais là au moment voulu.» Au moins, le sien est là. Parmi les habitants qui précèdent les propriétaires, il y a donc des fantômes. Ils sont nus, couverts de plâtre, ils pissent et rient à tort et à travers. Ils ont des sourires distanciés. Les maçons ont l’habitude de tirer sur leurs sexes comme sur un cordon destiné à sonner ce domestique incontrôlable qu’est l’imagination. Ce sont les fols du logis. Les histoires de fantômes sont à la mode. Elles l’étaient moins en 1987, quand César Aira a écrit ce bref et réjouissant roman, presque effrayant de liberté mélancolique. Il ressemble à Abel, un adolescent aux cheveux longs arrêté dans la queue du supermarché évangéliste du coin: «Pour lui, l’état naturel était le mouvement, y compris le mouvement qui consistait à fuir.» Dans les meilleurs livres de César Aira, chaque phrase semble écrite par surprise et par réaction, filant avec naturel dans le vide du livre à construire. Celle qui a un rapport privilégié aux fantômes est Patri, la fille qu’Elisa a eue jadis avec un homme disparu. Elle a 15 ans. «Très réservée, très sérieuse, elle avait des mains magnifiques», mais sa mère s’inquiète, car «elle ne finissait jamais ce qu’elle commençait, elle n’était absolument pas persévérante, elle n’avait pas la moindre passion». Patri est trop présente et trop absente. A quelques heures du réveillon, les fantômes lui disent qu’ils vont eux aussi faire la fête, et ils l’invitent. «Bien sûr, dit l’un d’eux, il faudra que tu sois morte.» Je vais y penser, répond-elle. Mais penser lui pèse et sa décision est prise. Lunettes. Tout le livre est armé pour exploser à la dernière page. Ses lignes apparemment désordonnées convergent comme celles de fuite vers l’horizon : Patri saute dans le vide à minuit. Le révéler n’est pas trahir l’histoire, mais l’accomplir. Si un fantôme rattrape ses lunettes au moment du saut, c’est parce que le roman conte aussi, à travers la vie quotidienne à Buenos Aires et une forme de lutte des classes, l’histoire de sa propre création : l’écrivain est une jeune fille solitaire qui bascule à chaque phrase pour rejoindre la fête et ses fantômes. Et l’un d’eux rattrape les lunettes de l’auteur pour que les lecteurs, ces survivants, puissent jouir de ce qu’ils lisent et pleurer ce qu’ils ont perdu. PHILIPPE LANÇON LIBÉRATION JEUDI 10 JANVIER 2013 ANNONCES FORMATION IMMOBILIER eCritUre edition ! Centre d’Ecriture et de Communication Portes ouvertes Samedi 19 janvier de 10 h à 17 h L'Emi forme aujourd'hui les éditeurs de demain. 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Formations qualifiantes Stages de perfectionnement 7, rue des Petites Écuries Paris 10e 01 53 24 68 68 - www.emi-cfd.com « de l’investigation au roman » Portes ouvertes Samedi 19 janvier de 10 h à 17 h Information et multimédia Découvrez notre formation qualifiante et toute notre offre de stages de perfectionnement au multimédia. 7, rue des Petites Écuries Paris 10e 01 53 24 68 68 - www.emi-cfd.com (%$'"!)%& "- '#!)*$ +* ,%$$*,!*-$ -,&!%#, '"%$ )+*( ,;# 30! $0!!@5770<! 30 <; �!!0 0A 30 <(=3@A@57 ) ' :*+,* .5<@"757- 40 15730' 2* 9;<;30- 40 >580#A' /* 9;73078#5?6%?0- /0<$573* .#?@3?6%3"#8%@>/* ,>$$>4=9?:! 1/ 98 985"=/ $#85(8>!/* +354?=8?>35* <::4#>?=#/* ;;;*4/5?#//4*437 )' 20 -' '& )- 01 53 24 68 68 - www.emi-cfd.com La formation de l’auteur Portes ouvertes Samedi 19 janvier de 10 h à 17 h 17 [email protected] Contact: Tél: 01 40 10 51 66 [email protected] Contact: Tél: 01 40 10 52 11 PreSSe • Atelier d’écriture et coaching hebdomadaires ouverture le 18 mars 2013 rtes Portes ouve à Paris Vente MaiSon Vente PROVINCE IMMEUBLES MarSeiLLe Maison T3 les pieds dans l'eau. 70 m2 en R + 1 avec toit terrasse de 20 m², qui domine le Vallon des Auffes. 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Info et dossier de candidature : Louise Muller [email protected] 01 46 34 02 30 ou 24 27 www.aleph-ecriture.fr REPERTOIRE Portes ouvertes Samedi 19 janvier de 10 h à 17 h Journalisme Multimédia Les formations de référence. Formations diplômantes Stages de perfectionnement 7, rue des Petites Écuries Paris 10e 01 53 24 68 68 - www.emi-cfd.com [email protected] Contact: Tél: 01 40 10 51 66 a Votre SerViCe Carnet de déCoration DÉMÉNAGEURS ANTIQUITÉS/BROCANTES "déMénaGeMent UrGent" MiCHeL tranSPort devis gratuit. Prix très intéressant. 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Car la classe Imoca et les monocoques fait, c’est le sistership de Macif, le bateau depuis qu’il est passé professionnel 60 pieds. Avec son nouveau partenaire, de François Gabart mais avec un autre en 1999, Armel Le Cléac’h a pratique- Britair, il s’aligne au départ du Vendée moule coque et pont. ment mis la main sur tout ce qu’il trou- Globe 2008 qu’il termine vait. Ce grand gars brun au regard pé- deuxième derrière Michel «Il est toujours heureux en société, tillant s’est même forgé une certaine Desjoyeaux. Un exploit. jamais râleur. Même quand il faut réputation, tant il navigue de façon chi- En 2010, il tue la Solitaire du rurgicale. S’il est loin de ses premières Figaro en remportant trois sortir en mer par un temps compétitions d’Optimist dans la baie de étapes sur quatre. Sur le po- de chien.» Morlaix (Finistère), à près de 38 ans, dium juste derrière lui figure Le skippeur Gildas Morvan au sujet de Le Cléac’h Le Cléac’h reste ce garçon bien élevé, un jeune, François Gabart. toujours souriant et disponible. Marié, Ce dernier, actuel leader du Vendée Parallèlement, Ronan Lucas s’embarpère de deux enfants, il a quitté Globe, confiera : «Je suis simplement que pour le Trophée Jules-Verne sur le Saint-Pol-de-Léon et habite heureux de terminer deuxième trimaran géant Banque populaire. «J’ai aujourd’hui à La Forêt-FouesPROFIL derrière le maître du large.» eu une double casquette durant le Tronant. «Il est toujours heureux en Le Cléac’h avait, en plus cette phée», précise le directeur de l’équipe, société, jamais râleur, confiait Gildas année-là, remporté la Transat AG2R qui a été un peu moins présent dans la Morvan, un de ses adversaires en Fi- avec Fabien Delahaye, sa 2e victoire première partie du programme. Mais garo. Même quand il faut sortir en mer par dans cette traversée en double. Quel- pendant que Lucas faisait le tour du un temps de chien.» ques mois plus tard, il ne manquera pas monde, Le Cléac’h et son nouveau bason rendez-vous avec la Route du rhum teau bleu terminent 3e de la JacquesBIZUTH. Il est vite remarqué dès ses dé- et montera sur la 2e marche du podium Vabre en duo avec Christopher Pratt. buts en Figaro. A sa première participa- à Pointe-à-Pitre. Lucas et Le Cléac’h suivent leurs avention à la Solitaire 2000, il termine pre- Lorsque Britair arrête le sponsoring, tures respectives depuis la mer, ils s’apmier bizuth et deuxième de l’épreuve. en 2011 Banque populaire le recrute par pellent souvent. Mais trois ans plus tard, Le Cléac’h, qui l’intermédiaire de Ronan Lucas, 40 ans, suit des études d’ingénieur à Rennes, devenu son patron, en quelque sorte. «SANGFROID». Le projet Vendée Globe entre dans l’histoire de la course en «Un jour, Ronan m’a contacté pour me est alors bien lancé. Ronan Lucas gère tout l’aspect financier et juridique. C’est aussi lui qui a recruté l’équipe. Il est en REPÈRES contact régulier avec le décisionnaire voile chez Banque populaire. «Je suis le «On navigue sur un BRÉSIL 1 - François Gabart chef d’orchestre du team, le garant de la Macif mise en œuvre, affirme-t-il. Banque pop cimetière à bateaux Distance de l’arrivée 5 034,5 milles m’a confié les rênes de l’équipe, j’ai reet j’ai un respect énorme cruté tout le monde.» Lucas, qui a égale2 - Armel Le Cléac’h pour tous ces marins qui ment participé à deux défis français de Banque populaire Distance au premier nous ont précédés ici.» la Coupe de l’America, connaît son ma100,3 milles rin : «Il ne va pas s’enflammer. C’est un 4-Thomson Dominique Wavre (Mirabaud) lors animal à sang-froid qui ne va jamais lâARGENT. de son passage du cap Horn. Le Suisse cher. En météo, il est meilleur que nous 3 - Jean-Pierre Dick e fois en course le franchissait pour la 9 tous réunis.» L’équipe du 60 pieds est Virbac-Paprec Distance au premier une SARL, une filiale voile créée et gérée 444 milles par un banquier et dont Lucas est le diIles recteur. «Il gère l’équipe, les embauches, Malouines Océan il rédige les contrats… Nous, on propose et Atlantique lui, il valide en CDD ou CDI, explique Cap Horn 6-Golding G Le Cléac’h qui, lui-même, a signé un 7-Wavre 1 000 km contrat de skippeur. Aujourd’hui, c’est 8-Stamm* 9-Boissières milles, c’est la distance qui séparait devenu un ami.» 10-Sansó 12 concurrents encore en course, hier aprèsmidi Le Cléac’h du lea Les deux hommes qui n’avaient jamais 7 abandons, der Gabart. Jamais dans cette travaillé ensemble s’appellent souvent 11-De Broc 11-De 1 hors course* 12-De 12-De Lamoe course l’écart n’avait été aussi impor ou communiquent par texto, mais Lu13-Di Benedeo 13-Di (à 4 532,3 mn) milles) ANTARCTIQUE tant entre les deux bateaux. cas vit assez mal tout ce temps passé à CHILI V 100,3 terre. Le téléphone est toujours à portée de main. «Un tour du monde n’est jamais anodin, continue Lucas. La démarche est très pro, très compétitive, mais en trois mois il y a forcément quelque chose qui se passe. J’appelle ça l’aventure.» Depuis, les deux hommes ont appris à se connaître, à partager leur histoire. «C’est un pince-sans-rire qui ne s’énerve jamais», dit Lucas de son skippeur à qui il envoie chaque week-end les résultats sportifs. Car Armel Le Cléac’h est un vrai passionné. De tous les sports. «Pour cette course, il fallait se donner les moyens d’être au départ dans la peau d’un favori, sans aucune pression particulière, confie encore le directeur d’équipe. Il a vécu son premier Vendée comme un parcours initiatique. C’est un travailleur acharné, méthodique et déterminé. Il ne veut rien avoir à se reprocher. Mais je le trouve encore plus incisif qu’avant. Ensuite, c’est la mer qui décidera.» Hier dans sa remontée de l’Atlantique, Le Cléac’h, après plus de soixante jours de course, bataillait pour ne pas perdre le contact avec Gabart. • Armel Le Cléac’h (à gauche) et Ronan Lucas, patron de l’équipe Banque populaire, aux Sablesd’Olonne en novembre. LIBÉRATION JEUDI 10 JANVIER 2013 SPORTS • 19 VENDÉE BLOG Par MARC GUILLEMOT (skippeur de «Safran»*) «Penser au pire comme au meilleur» artis depuis soixante jours, nous sommes toujours 20 en course, mais seulement 13 vivent en ciré, et nous font vibrer. Pour ceux qui ont dû y renoncer prématurément, la vie continue avec des poussées de frustrations plus ou moins espacées, plus ou moins intenses à chaque nouvel événement. Il est impossible de se sortir complètement de cette épreuve tant l’engagement est fort. Chacun des marins à terre tente de se remplir la tête de nouveaux défis, ça ne coûte rien et ça éclaircit les idées sombres. REUTERS P Dans le Pacifique, les skippeurs ont envie d’en finir avec le stress et les conditions de vie difficiles du Grand Sud. Il faut tenir, ne pas casser et gagner les milles qui rapprochent de la porte de la délivrance, celle du cap Horn. Ils voient virtuellement les premiers aborder des températures humaines, mais un continent les sépare. Ceux qui viennent de dépasser le Horn sont soulagés, les têtes s’allègent des tensions des jours passés, mais ils savent que le chemin plus clément qui les attend ne les épargnera pas. Il pourrait devenir tortueux et compliqué si Sainte-Hélène, le fameux anticyclone, n’en faisait qu’à sa tête. Bernard Stamm, contraint de ravitailler en gazole, s’est mis hors course. Gabart creuse l’écart dans l’Atlantique rançois Gabart (Macif) serait-il en train de semer son compagnon de route Armel Le Cléac’h (Banque populaire) ? Les deux hommes qui se disputent la tête de la course pratiquement depuis leur entrée dans l’océan Indien avaient choisi deux options différentes après les Malouines jusqu’à ce que le skippeur de Banque populaire ne décide de se remettre dans le sillage de Macif. Hier, 100 milles séparaient les deux marins, jamais leur écart n’avait été aussi important depuis le début de la course. Les deux monocoques remontent actuellement au près et ont pratiquement lâché JeanPierre Dick (Virbac-Paprec) qui pointait hier à plus de 444 milles. Le Britannique Alex Thomson (Hugo Boss), entré plus tard dans l’Atlantique, a pu choisir l’option au portant le long de l’Argentine. Il pourrait bien profiter des vents faibles qui freinent la tête pour faire F un retour en force sur le podium provisoire. Quatre autres bateaux ont franchi le cap Horn. «C’est un grand moment», a déclaré Jean Le Cam (SynerCiel), fatigué et ému d’avoir conjuré le sort. Il y a quatre ans, il avait chaviré au même endroit et avait été sauvé par Vincent Riou. Mike Golding (Gamesa) et Dominique Wavre (Mirabaud) naviguent aussi dans l’Atlantique depuis le matin, juste derrière eux Bernard Stamm (Cheminées Poujoulat) a effectué le stop inévitable pour pouvoir continuer sa remontée. Un ravitaillement en gazole en mer était prévu après le cap Horn avec Pakea Bizcaia, un 70 pieds appartenant à Unaï Bazurko, ami de Stamm et actuellement à Ushuaïa pour une mission scientifique. Stamm a besoin de gazole pour pouvoir fabriquer l’énergie nécessaire à son pilote automatique et sa centrale de navigation. Le seul hy- drogénérateur qu’il avait réussi à réparer a été arraché dimanche par un ofni, d’où son rendez-vous avec Bazurko. Mais ce pit stop signifie aussi que Stamm sera mis hors course, lui qui avait déjà été disqualifié pour assistance et qui avait obtenu la réouverture de son dossier. Son équipe a stipulé que le skippeur avisera la direction de course de son abandon, une fois les batteries rechargées. Mais hier, un autre élément est venu expliquer tant de malchance. Yannick Bestaven, fournisseur en hydro de 19 bateaux sur 20, a déclaré que les hydrogénérateurs de Bernard Stamm avaient été (mal) montés par l’école polytechnique de Lausanne, un des partenaires. Bestaven avait essayé de les réparer avant le départ, mais devant l’ampleur des dégâts sa société s’était désengagée de toute responsabilité. D.D.M. Devant, les premiers jouent aux échecs face au vent, à droite puis à gauche. Le sommeil gagne en qualité et favorise la réflexion. Plus ils vont se rapprocher du but, plus les visites de contrôle dans tous les recoins du bateau seront rapprochées. Impossible de ne pas penser au pire comme au meilleur, et ils y pensent. Les échanges avec la terre sont plus détendus, mais ils restent concentrés. Les demandes des médias vont s’intensifier, avec les questions habituelles des uns: «Dans quel état d’esprit es-tu?» Bref ! Je ne vais pas me moquer, ce sont peut-être les questions basiques que je demanderais si j’étais journaliste. Pas de chance, ce n’est pas le cas. Mon boulot, pour cette petite chronique, se limite à essayer de traduire les sentiments que, par pudeur et peut-être par stratégie, un marin ne dévoilera pas. Et il s’en passe des choses dans leur tête. François Gabart semble serein et déterminé, sa position le lui permet. Il est si concentré depuis des semaines entières en bagarre avec Armel Le Cléac’h qu’il avance avec un œil figé sur le rétroviseur, situation enviable mais usante. Le Cléac’h, qui ne lâche rien, est déterminé à prouver que les pronostics hâtifs de la terre sont hasardeux. Vivement la suite. Dicton du jour: «La patience mène à tout, la précipitation à rien.» Almanach du marin 2007. • * Marc Guillemot a subi une avarie de quille quelques heures après le départ et a dû abandonner. Il continue sa chronique hebdomadaire pour «Libération». 20 • REBONDS LIBÉRATION JEUDI 10 JANVIER 2013 Se prostituer pour payer ses frais de scolarité? Par ELSA BOULET Etudiante en sociologie à l’université de Warwick (Angleterre) DAVID FLACHER Economiste, directeur du CEPN (université Paris13 et CNRS) HUGO HARARI KERMADEC Economiste, IDHE (ENS Cachan et CNRS) LÉONARD MOULIN Doctorant en économie, CEPN (université Paris13 et CNRS) L e journal anglais The Independent a révélé, il y a quelques semaines, l’existence d’un site proposant aux étudiantes un «sponsor» prenant en charge leurs frais d’inscription en échange de rapports sexuels (1). Ce site, qui revendique 1 400 sponsorisées, profite de la situation créée par le triplement récent du plafond des frais en Angleterre, désormais fixé à 9000 livres (soit plus de 11 000 euros). La prostitution étudiante n’est pas une nouveauté, elle fait même l’objet de campagnes des syndicats étudiants français. Mais la misère étudiante propice à son développement se généralise dans de nombreux pays avec l’explosion des frais d’inscription. La libéralisation de la tarification universitaire et la crise économique forment en effet un piège infernal pour les étudiant(e)s des classes moyennes et populaires : avec la crise, les subventions publiques diminuent, ce qui pousse les universités à augmenter leurs tarifs ; le chômage des jeunes, et en particulier des non-diplômé(e)s, rend les études supérieures pratiquement impératives, même si elles sont chères; d’où un endettement étudiant qui explose. Aux Etats-Unis, l’endettement étudiant a désormais dépassé les 1000 milliards de dollars, et arrive en deuxième position des encours de crédit, derrière l’immobilier. L’éventualité d’une nouvelle crise des subprimes liée à cette dette est d’ailleurs sérieusement envisagée. Cette situation est en effet d’autant plus préoccupante qu’elle reproduit tous les mécanismes dénoncés dans le cas des prêts immobiliers «toxiques» qui ont déclenché la panique de 2008. Un récent rapport d’un think tank progressiste américain (2) pointe ces similitudes : titrisation du risque, taux d’intérêt variable, ciblage des familles à bas revenus et peu informées. De surcroît, le gouvernement américain soustraite la gestion des crédits à des agences qui sont mieux payées pour recouvrir des remboursements de débiteurs en défaut que pour prévenir ces défauts! Si bien qu’aujourd’hui un(e) étudiant(e) endetté(e) sur six ne parvient pas à rembourser son crédit, le total de la dette étudiante en défaut dépassant désormais la somme des frais annuels d’inscription de tous (tou- plus modestes. Ils posent pourtant deux problèmes rédhibitoires : ils ne semblent pas coûter moins cher à l’Etat que la gratuité des études financée par l’impôt, puisqu’il faut faire face au défaut mais aussi aux frais de gestion et de recouvrement (plus de 1 milliard d’euros en 2011 uniquement pour ce dernier poste aux Etats-Unis); ils ne suppriment pas, d’après les études réalisées, le poids de la dette ressenti par les individus des classes moyennes et populaires et les conséquences de ce poids sur la poursuite d’études. Et, de fait, ils n’ont pas empêché les situations les plus extrêmes révélées par The Independent, le paiement Le paiement des frais d’inscription «en nature» des frais d’inscription «en nature» étant une conséquence malheureuse, mais est une conséquence prévisible du prévisible, du parachèvement de la parachèvement de la construction d’un marché construction d’un marché universitaire universitaire largement financiarisé. largement financiarisé. Si nous pouvons convenir avec Romain Rancière (Libérates) les étudiant(e)s des universités publiques. Et en- tion du 27 novembre 2012), que Sciences-Po a ouvert core, il ne s’agit que des crédits étudiants encadrés par cette voie en France en appuyant une part de son fil’Etat fédéral américain. nancement du supérieur sur des droits d’inscription Le cas des Etats-Unis démontre que l’existence de élevés, nous en tirons une conclusion inverse: mener prêts publics répondant à la hausse des frais de scola- une généralisation du «modèle» de Sciences-Po aurait rité ne permet pas de corriger les inégalités écono- des conséquences sociales dramatiques. miques. Même les mécanismes d’accompagnement de ces prêts (remboursement conditionnel) qui re- (1) The Independent: Sex for Tuition Fees Anyone? Students Being Offered up to £15,000 a Year to Cover poussent le remboursement après l’entrée dans la vie Cost of University, in Exchange for Having Sex With active et adaptent le niveau de remboursement au re- Strangers, 29 novembre 2012. venu, se révèlent peu efficaces. Massivement dévelop- http://www.independent.co.uk/news/uk/crime/sexfor pés aux Etats-Unis et en Angleterre, défendus par les tuitionfeesanyonestudentsbeingofferedupto15000a yeartocovercostofuniversityinexchangeforhaving partisans d’une tarification de l’enseignement supé- sexwithstrangers8364894.html rieur en France, ils permettraient de desserrer la con- (2) Center for American Progress, The Student Debt Crisis, trainte d’endettement qui pèse sur les étudiant(e) s les 25 octobre 2012. Une autre presse est possible Par ÉDOUARD LAUNET Journaliste à Libération L aurent Beccaria et Patrick de Saint-Exupéry, cofondateurs de la belle revue XXI, viennent de rendre public un manifeste soustitré : «Un autre journalisme est possible» (1). Pour être long (vingt pages au format demi-tabloïd), ce texte n’en est pas moins remarquable: il est clair, argumenté, et puis on n’avait rien lu d’aussi tonique sur la presse depuis bien longtemps. Les deux auteurs affirment en substance que La plupart des journaux ont le journalisme écrit ce soit sur choisi de courir vers le Web –leque papier ou sur et la pub en ligne comme s’il le Web – a un bel n’y avait pas d’alternative. avenir. Encore faut-il que nous considérions froidement, rationnellement la situation critique dans laquelle la presse se trouve aujourd’hui. Depuis quelques années, les journaux – à quelques exceptions près – voient leurs effectifs fondre, leurs moyens d’enquête se réduire, leur lectorat se dissoudre, leurs rédacteurs s’autoconvaincre que la presse est une nouvelle sidérurgie. Certains mettent – à tort – ce lent effondrement sur le compte d’Internet, comme si le numérique et le papier s’opposaient. Beccaria et Saint-Exupéry se gardent de tomber dans ce travers. Ils disent : regardez le Canard enchaîné, le site Mediapart, la revue XXI ou le site ArrêtsurImages. Ces titres se portent bien parce qu’ils ont choisi leur support, Web ou papier, qu’ils s’y consacrent entièrement, qu’ils le nourrissent avec des informations ou des traitements qu’on ne trouve nulle part ailleurs, et que leur modèle repose non sur la publicité mais sur l’acte d’achat ou l’abonnement. On objectera: était-il vraiment nécessaire de noircir vingt pages pour établir une telle évidence ? Eh bien, oui, car la violence des déjà nombreuses réactions à ce manifeste (en substance: c’est l’œuvre de vieux cons technophobes) montre à quel point le sujet est miné et qu’il n’y faut avancer que prudemment, en évitant tout raccourci. Internet est un outil formidable. Il a, comme tous les outils, ses bons et ses moins bons côtés. Disons : ses effets secondaires non prévus. Le train, la voiture et l’avion, pour ne parler que du secteur des transports, ont considérablement changé la société, mais il a fallu un certain temps pour se rendre compte que le cadeau était en partie empoisonné : pollution, congestion, accidents, satellisation des banlieues. Aujourd’hui, on en est réduit à tenter de bouter l’automobile hors de la ville, et l’effervescence autour et sur le site de Notre-Dame-des-Landes montre que le transport aérien n’est pas perçu uniquement comme une bénédiction. Ces inconvénients ne condamnent évidemment pas les outils en eux-mêmes, ils appellent à mieux les maîtriser. Internet ne fait pas exception, mais c’est plus difficile à percevoir. Près de vingt ans après son émergence dans le grand public, la vision de l’outil Internet reste engluée dans une gangue d’illusion collective. Pour une raison simple : sur le Réseau, les innovations n’ont cessé de surgir les unes des autres comme des poupées russes. Cela ne laisse guère de temps à la décantation et à la réflexion. En sus, dans un monde où toutes les perspectives de rêve – ou presque– sont bouchées, le Réseau reste le dernier vecteur d’investissement idéologique, politique, marketing, technique. Ce totémisme est problématique. En pratique, les gros sites du Web (Google et consorts) ont siphonné les ressources publicitaires de la presse et se sont imposés comme aiguilleurs de l’information. On ne reviendra pas sur cet état de fait: ainsi soit-il. Cela oblige les organes de presse à revoir leur mode de fonctionnement, sinon à mourir. La plupart ont choisi de courir vers l’horizon du Web et de la publicité en ligne comme s’il n’y avait pas d’alternative. Le manifeste de XXI pointe d’autres pistes, on l’a vu plus haut, et ne craint pas le sacrilège : «Et si cette “conversion numérique” était un piège mortel pour les journaux ? Et si les dirigeants de la presse mondiale se trompaient en investissant à tour de bras dans les applications, les sites et les rédactions multimédias?» interrogent Saint-Exupéry et Beccaria. Puis ils se donnent vingt pages pour répondre précisément à ces questions, en ne négligeant pas quelques rappels historiques. Ils concluent, vous le verrez, que oui, «un autre journalisme est possible». Formule un peu radicale à laquelle on peut préférer: une autre presse est possible. Il faut lire ce texte. Il mérite mieux que quelques réactions énervées sur Twitter. (1) Disponible à partir d’aujourd’hui avec la livraison «Hiver 2013» de «XXI». LIBÉRATION JEUDI 10 JANVIER 2013 Par ALAIN DUHAMEL REBONDS 21 L'ŒIL DE WILLEM La résurrection du peuple de droite Dimanche, les Français seront plusieurs tement les Eglises et notamment la plus centaines de milliers à défiler dans les puissante d’entre elles, l’Eglise cathorues de Paris contre l’extension du ma- lique. Les très influents réseaux confesriage et de l’adoption aux couples ho- sionnels, familiaux, scolaires et médiamosexuels. C’est la résurrection du tiques ont sonné le tocsin. Les fidèles les peuple de droite qui s’imposera ainsi plus pratiquants constituent aussi le dans les esprits et dans la réalité. cœur de l’électorat de droite, également La manifestation sera à coup sûr la plus surreprésenté chez les plus de 65 ans, importante depuis l’élection de Fran- majoritairement allergiques aux maçois Hollande à la présidence de la Ré- riages gay et à l’adoption par les couples publique. Il n’est pas impossible qu’elle homosexuels. soit même la plus massive depuis la fa- Tous les facteurs se conjuguent donc meuse manifestation en faveur de l’en- pour mettre dimanche le peuple de seignement privé en juin 1984, il y a droite dans la rue malgré les dissenmaintenant vingt-huit ans. sions des appareils. Ce qui les choque Autocars et TGV spéciaux, covoiturage est beaucoup plus fort que ce qui les dià grande échelle, toute la panoplie des vise. La question est évidemment de rassemblements de masse est déjà à savoir ce que changera cette démonsl’œuvre. Ce n’est d’ailleurs tration de force du peuple POLITIQUES pas une surprise, même si de droite. Elle n’empêcela s’annonce impreschera évidemment pas le e sionnant. Sous la V République, le projet de loi gouvernemental d’être peuple de droite a mis dans la rue les voté, bien au contraire. Le gouvernemanifestations les plus suivies, qu’ils ment dispose d’une large majorité à s’agissent de celle du 30 mai 1968 son- l’Assemblée nationale comme au Sénat nant la fin de la «commune étudiante» pour voter l’extension. Il organisera pour reprendre l’expression d’Edgar d’autant plus volontiers le scrutin que Morin ou de celle du 24 juin 1984 qui le projet figurait en bonne place le plus avait contraint François Mitterrand à clairement du monde parmi les engagereculer à propos de l’enseignement ments de François Hollande sous la privé. Même les grandes grèves de no- forme finalement retenue et que le sujet vembre 1995 n’avaient pas atteint pa- rassemble l’ensemble des formations de reils effectifs. gauche, par ailleurs si divisées à propos Lors des moments décisifs, la droite de la politique économique et sociale du défile en masse et c’est vraisembla- gouvernement. Le vote ne fait donc blement ce qui va se produire de nou- aucun doute. La loi sera certainement veau dans trois jours. Les raisons de déférée devant le Conseil constitutioncette mobilisation n’ont rien d’obscur, nel mais a priori la censure apparaît peu ce sont plutôt leurs conséquences qui probable. intriguent. Le peuple de droite était déjà En revanche, dès dimanche, il va de soi très mobilisé durant la campagne pré- que les manifestants réclameront l’orsidentielle, les principaux meetings ganisation d’un référendum et que de Nicolas Sarkozy rassemblaient des l’UMP les relaiera : le peuple de droite foules et cette mobilisation, malgré le le souhaite et les dirigeants de l’UMP y score élevé du Front national, malgré ont intérêt. Mais François Hollande, lui, l’hostilité d’une fraction de l’électorat n’a aucun avantage à organiser ce réfétraditionaliste envers le président sor- rendum que dans les conditions actueltant explique largement l’étroitesse du les il aurait toutes les chances de perdre. score final. Outre qu’il n’entre pas dans le champ Depuis huit mois, loin de se disperser de l’article 11 permettant l’organisation et de s’éloigner, le peuple de droite est de ce type de référendum, l’entreprise entré violemment dans l’opposition à serait électoralement suicidaire. ConstiFrançois Hollande et à son gouver- tutionnellement contestable, un réfénement. Les sondages l’illustrent cha- rendum serait politiquement désasque semaine, les élections législatives treux. La frustration du peuple de droite partielles l’ont confirmé : le peuple de au lendemain du vote parlementaire du droite apparaît à la fois hostile et com- projet sera donc immense. Elle créera batif, malgré l’absence d’échéance un climat de tensions et de nervosité, à électorale cette année et malgré le l’opposé de l’apaisement que souhaitait spectacle lamentable offert par la François Hollande lors de son élection. guerre des chefs à l’UMP. Et puis, les L’atmosphère politique et sociale débats sociétaux l’ont toujours fait réa- deviendra donc inflammable, à la merci gir, voire surréagir ou contreréagir. du moindre embrasement. Pour le pouL’extension du mariage et de l’adoption voir en place, les années sans élections aux homosexuels interpelle direc- peuvent être les plus redoutables. • Ecole privée: il faut solder les comptes Par BENOÎT SCHNECKENBURGER Professeur de philosophie dans l’enseignement public E n rappelant à l’ordre l’enseignement catholique qui entend faire preuve de prosélytisme dans le débat sur le mariage pour tous, Vincent Peillon a déclenché les foudres de la droite, et Mme Boutin sort de sa retraite pour l’accuser de «réveiller la guerre scolaire». Si seulement! Car Vincent Peillon fait mine d’ignorer ce fait désormais incontestable: l’enseignement privé confessionnel catholique reste un enseignement privé confessionnel et catholique. Il est donc en effet l’artisan de l’œuvre prosélyte de l’Eglise dont il constitue un moyen privilégié d’atteindre les consciences. Les combats des philosophes des Lumières ont toujours souligné l’enjeu que représentait l’école pour les dogmes religieux, l’enfance étant un moment propice pour son œuvre de propagande. En intervenant dans le débat de société, l’enseignement privé catholique accomplit bien en effet ce qu’il considère être sa mission. Le préambule du statut de l’enseignement catholique rappelle notamment son objet : promouvoir «une communauté chrétienne ayant pour base un projet éducatif enraciné dans le Christ et son évangile. […]. L’enseignement catholique ne peut pas renoncer à la liberté de proposer le message et d’exposer les valeurs de l’éducation chrétienne. […]. L’Ecole catholique est donc elle-même un lieu d’évangélisation». Le problème tient donc moins à cette intervention, qu’à la situation dans laquelle l’enseignement peut encore être confié dans la France républicaine à une entreprise prosélyte. Voilà qui devrait faire réfléchir tous ceux qui croient qu’en mettant leurs enfants à l’école privée, ils ne font que les exempter des influences fantasmées des pauvres et des immigrés : ils les soumettent également à une influence religieuse. Quelle situation inique, car là où l’enseignement public, avec une diminution des moyens financiers et humains, se doit d’accueillir tous les enfants, l’enseignement privé déroge à la carte scolaire. Voilà qui doit nous interpeller dans un pays où, malgré le principe de laïcité, l’Etat et les collectivités locales financent encore très largement les établissements privés, souvent bien au-delà des obligations légales: ainsi, 10 milliards d’euros seront versés par la puissance publique à l’enseignement privé en 2013, et, pour ne prendre que la région Ile-de-France, ce sont près de 8 millions d’euros de travaux qui ont été votés en 2012 pour des travaux non prévus par la loi. Les régions, dirigées par des socialistes pour la plupart, continuent d’entretenir une inégalité d’accès à l’éducation au profit de l’enseignement privé. Voilà qui devrait inquiéter quand on sait la place de l’enseignement privé – essentiellement catholique d’ailleurs– dans certaines régions de France ou dans l’enseignement privé agricole. Alors oui, cette intervention de l’école catholique dans un débat de société doit nous conduire à réaffirmer le principe simple, mais garant de l’égalité et de la laïcité: école publique fonds publics, école privée fonds privés. Il est temps, non de rouvrir la guerre scolaire, mais de solder les comptes. 22 • CULTURE LIBÉRATION JEUDI 10 JANVIER 2013 Paysage de Bretagne ou d’Ecosse (18751880) de Gustave Doré. PHOTO MRB HUGO MAERTENS CRYPTE A la Conciergerie, «Rêve de monuments» explore en près de 300 œuvres les arcanes d’un style architectural qui n’a cessé de nourrir l’imaginaire collectif. Le gothique, hanté des artistes Par PATRICE GIUNTA S ous les voûtes de la salle des gardes, à la Conciergerie, des exclamations enfantines ponctuent les murmures polyglottes. Les premières s’expliquent par le fait que l’exposition parisienne en cours, «Rêve de monuments», regorge de trésors tels que maquettes de châteaux forts, jouets vintage, jeux vidéo et extraits de films dont les décors font la part belle au style gothique. Quant aux seconds, ils émanent de touristes venus visiter la SainteChapelle voisine et, dans la foulée (un billet jumelé permettant de faire d’une vieille pierre deux coups), découvrir cette présentation qui met en évidence les liens étroits entre l’architecture médiévale et l’imaginaire collectif. L’inconscient du visiteur est constam- ment sollicité, depuis les enluminures des XIV et XVe siècles, imprimées sur d’immenses voilages ou servies en diaporamas, jusqu’à la célèbre école Poudlard de Harry Potter, véritable forteresse magique qui cumule en son sein château et abbaye, les deux facettes architecturales dont il est ici question. DÉCOUPAGE. Près de 300 œuvres illustrent les six sections relatant l’empreinte durable de l’architecture gothique dans notre vision du Moyen Age. Christian Corvisier, commissaire de l’exposition (lire ci-contre), justifie ainsi ce découpage thématique : «Le cheminement, irrégulier, est un constant jeu de miroir entre le monument gothique, ruiné ou non, et sa représentation, mentale ou picturale. Il est représenté pour lui-même, mais aussi imité, réinventé comme château, vestige d’abbaye ou cloître fictif, mis en scène par exemple sous forme de décor d’opéra, de diorama, de film.» Erudit sans être élitiste, le parcours est, selon son commissaire, «l’occasion de faire découvrir des œuvres d’artistes moins connus qu’Hubert Robert, Victor Hugo, Gustave Doré ou Viollet-le-Duc, bien sûr Tennyson, répondent aux croquis de restaurations de Viollet-le-Duc. Mais, parmi ces incontournables, se cachent quelques perles, comme le plan-reliquaire orfévré de Soissons, rarement sorti des réserves du musée municipal, ou le Daniel dans la fosse aux lions, tableau du XVIIe siècle signé Monsù Desiderio, alias FranCitadelles inexpugnables ou lieux çois de Nomé – un prêt du de claustration, les châteaux forts musée de la Cour d’or, à et abbayes deviennent des univers Metz. Signalons encore les mystérieux qui recèlent forcément toiles de Louis Daguerre, conçues pour servir d’arrièbien des turpitudes. re-plan à ses dioramas. présents et indispensables» parmi les ar- Dans une scénographie de circonstance tistes convoqués. –des grands panneaux de bois en forme Certes, les peintures d’Hubert Robert, de livres ouverts ou de silhouettes de témoignant de la destruction de bâti- donjons –, on croise aussi des œuvres ments à la Révolution, côtoient les des- contemporaines, preuve que l’architecsins hugoliens et les gravures de Doré, ture gothique demeure prégnante. pour la légende arthurienne d’Alfred Francis Adoue, commissaire adjoint en LIBÉRATION JEUDI 10 JANVIER 2013 CULTURE • 23 Christian Corvisier, commissaire de l’exposition, livre les raisons du regain d’intérêt pour le gothique, du XVIIIe siècle à aujourd’hui: «La contemplation des ruines comme trace d’un paradis perdu» S VIVIANE AUBRY pécialiste de l’étude des châteaux médiévaux et expert indépendant en histoire de l’architecture depuis vingtcinq ans, Christian Corvisier est le commissaire de l’exposition «Rêve de monuments», dont il livre certaines clés. Les œuvres présentées dans l’exposition concernent uniquement des châteaux et des abbayes. Est-ce un parti pris? Oui. A la différence de la cathédrale ou de l’église, lieux de culte ouverts à tous, le château et l’abbaye sont des lieux de vie privilégiés, fermés sur le monde extérieur par une clôture. Pour le château, c’est une enceinte fortifiée entourée de fossés, dotée de tours et d’un pont-levis ; pour l’abbaye, une barrière plus symbolique mais tout aussi infranchissable, car sacrée. Dans les deux cas, celui qui n’y est pas admis n’a qu’une idée fantasmée des richesses et secrets qui y sont enfermés. Le style gothique avait donc aussi une fonction pratique… L’enceinte des châteaux, des villes fortifiées –Carcassonne, le Mont-Saint-Michel– et la clôture des abbayes avaient pour fonction de préserver cette société morcelée tenue par de grands dynastes. Expression d’une société féodale aux pouvoirs non centralisés, en quête de légitimité puis d’idéal chevaleresque, ce style s’exprimait principalement par ces architectures «autarciques», admirables mais fermées. L’avènement de l’Etat moderne centralisé a transformé le chevalier en courtisan. L’architecture de l’élite avait changé, maîtrisant la nature par la géométrie au lieu de s’y intégrer harmonieusement. C’en était fini du gothique ! Du moins l’at-on cru… A quand remonte le regain d’intérêt pour la ruine gothique ? A la seconde moitié du XVIIIe siècle en Angleterre, un peu plus tard en France, où il s’est installé en réaction à la Révolution et à ses destructions de biens nationaux, au premier rang desquels les abbayes. Ce fut une grande entreprise de fabrication de ruines pittoresques, objets de contemplation et de nostalgie des voyageurs romantiques! Né en Europe à l’époque du déclin du gothique, l’attrait pour les monuments ruinés comme témoin d’un âge d’or se portait alors sur l’antique, le romain. Cet engouement ne s’est pas démenti jusqu’au Piranèse et Hubert Robert, mais la contemplation des ruines comme trace d’un paradis perdu s’est reportée sur les monuments du passé national en Angleterre, en France et en Allemagne, donc sur les monuments gothiques, qu’on a commencé par imiter sous forme de fausses ruines dans les jardins anglais. La Cathédrale engloutie (2012), de Didier Massard. PHOTO DIDIER MASSARD charge de la partie consacrée au château virtuel et ses déclinaisons ludiques, propose une sélection d’installations réalisées cet été (lire ci-contre). Tel ce Château fantôme, constitué de divers récipients en plastique transparent, ou encore la silhouette du mont Saint-Michel réinterprétée en ombre chinoise à partir de baguettes de bois. CONTES. La fin de l’ère médiévale sonnera le glas du gothique au profit du style classique, symbole d’ordre planifié. Il ne ressurgira qu’à la fin du XVIIIe siècle, grâce à la littérature anglaise et allemande. Dès lors, la vision d’un romantisme noir va imprégner jusqu’à nos jours l’imagination des artistes, à la recherche d’un monde perdu. Citadelles inexpugnables ou lieux de claustration, les châteaux forts et abbayes deviennent des archétypes fantasmagoriques aux codes dramatiques – des univers mystérieux qui recèlent forcément bien des turpitudes. Quel que soit le degré de connaissance historique, chacun trouvera un intérêt dans ce voyage à travers les siècles et les contes de fées. Y compris les plus jeunes, car, comme s’en amuse Christian Corvisier, «les enfants percevront plus spontanément que nous l’étrange parenté qui lie les couleurs improbables des châteaux-jouets Disneyland en plastique à celles des châteaux irréalistes des enluminures du Moyen Age, auxquelles seule avait accès une élite aristocratique». • UN CATALOGUE À DOUBLE DÉTENTE RÊVE DE MONUMENTS Conciergerie, Plus qu’un simple catalogue, la parution richement illustrée qui accompagne l’exposition est un objet à deux faces, un «livre Janus». La première prolonge la réflexion historique et artistique développée dans les thématiques mises en scène à la Conciergerie. L’autre versant rend compte d’un projet qui s’est déroulé l’été dernier sous la houlette de Christian Caujolle, un des fondateurs de l’Agence VU. L’idée était de proposer à des artistes contemporains de s’imprégner de l’atmosphère d’une trentaine de sites français du Centre des monuments nationaux pour y créer des œuvres qui s’intègrent parfaitement aux lieux choisis et dont certaines sont reprises dans l’accrochage parisien. P.Gi. 2, bd du Palais, 75001. Tlj 9h3018heures. Jusqu’au 24 février. Rens.: www.monumentsnationaux.fr «Rêve de monuments», éditions du patrimoine, Centre des monuments nationaux, 184 pp., 29€. Quels sont les apports de la vision romantique? Au XIXe siècle, deux clans se sont formés. D’une part, ceux qui voulaient réveiller la Belle au bois dormant: les restaurateurs, les aménageurs et refondateurs d’un style national avec, au premier rang, en France, Viollet-le-Duc. D’autre part, ceux qui préféraient la contempler dans son sommeil, comme Ruskin en Angleterre, ou Hugo le visionnaire en France. Nombre d’artistes et d’architectes des beaux-arts œuvrant dans l’une ou l’autre de ces voies avaient fait leurs classes sur les routes de l’ancienne France, invités à en dessiner les monuments en péril, à l’instigation du baron Taylor et du conteur Charles Nodier, pour la vaste entreprise éditoriale des Voyages pittoresques et romantiques dans l’ancienne France, menée à bien de 1820 à 1878. Quel rôle la littérature a-t-elle joué dans ce retour en grâce? Le rôle de la littérature anglaise a été décisif. On peut citer, bien sûr, Alfred Tennyson, qui réécrivit le cycle arthurien, d’autant que ses éditions sont illustrées par Gustave Doré. Mais, bien avant, dans la seconde moitié du XVIIIe siècle, c’est le roman gothique anglais qui réhabilite le château et l’abbaye comme objet d’une fascination sombre et inquiétante. Plus ou moins déchus –en Angleterre, pour cause de Réforme, les abbayes étaient abandonnées depuis deux siècles, avec une connotation négative – ces vestiges y sont montrés comme des lieux effroyables de transgression, de secrets cachés, de hantise. Cette littérature, très prisée en son temps et très lue en France, a ouvert la voie au genre fantastique occidental, y compris ses sousgenres : histoires de fantômes ou de vampires, qui, comme chacun le sait, exigent des châteaux, des cryptes, des souterrains, des tombeaux, forcément gothiques… On ressent également cette influence dans les contes et les films… Certains contes populaires recueillis par Perrault à l’époque classique étaient en quelque sorte «prégothiques». Barbe bleue, par exemple, exhibe les poncifs du genre : seigneur inquiétant, château avec chambre secrète, enfermement, crimes cachés, coulisses macabres. Le cinéma a peu adapté les romans gothiques anglais, mais il s’est emparé des récits littéraires merveilleux ou sombres, dont le château, plus qu’un simple décor, est un préalable. Parmi les extraits de films présentés, il faut signaler le magnifique plan-séquence qui ouvre Rebecca, d’Alfred Hitchcock: Manderley, manoir Tudor dévasté, en est l’unique objet, dévoilé selon la vision onirique de l’héroïne. Recueilli par P.Gi. 24 • LIBÉRATION JEUDI 10 JANVIER 2013 CULTURE 30% C’est la hausse des recettes du cinéma chinois en 2012 selon l’agence Chine nouvelle. Avec 17 milliards de yuans (2 milliards d’euros) de profit, le cinéma chinois arrive à la 2e place mondiale, derrière les EtatsUnis. Les recettes proviennent, pour 51,5%, de 34 films étrangers, essentielle ment hollywoodiens, «mettant ainsi fin à neuf ans de domination des [productions chinoises] au boxoffice». Mort du réalisateur David R. Ellis Réalisateur de Des serpents dans l’avion, avec Samuel L. Jackson, de Destination finale 2 et 4, et surtout de Shark 3D, le cinéaste cascadeur américain David R. Ellis est mort à 60 ans à Johannesburg mardi. Son corps a été retrouvé dans une chambre d’hôtel, mais sa mort ne serait pas suspecte. Scorsese s’expose à Berlin Le musée du Film et de la Télévision de Berlin a inauguré, hier, une exposition qui se présente comme la première au monde consacrée à Martin Scorsese. Pour l’occasion, ce dernier a ouvert son vaste fonds d’archives. L’exposition retrace un demi-siècle du travail du réalisateur américain, et montre des reliques comme la chemise de Robert De Niro dans les Nerfs à vif. Scorsese, 70 ans, n’était pas en mesure d’assister au gala d’ouverture en raison de la production du Loup de Wall Street, son cinquième film avec Leonardo DiCaprio. La fille de Klaus Kinski accuse Dans un entretien accordé au magazine Stern, Pola Kinski, fille aînée de l’acteur allemand Klaus Kinski (Aguirre), mort en 1991, révèle que son père désaxé l’a violée de 5 à 19 ans. L’actrice Pola Kinski, 60 ans, qui va publier un livre sur le sujet, a beaucoup joué au théâtre et dans des téléfilms. Besson veut recapitaliser EuropaCorp La société de production et distribution EuropaCorp, fondée par Luc Besson, va présenter aujourd’hui, en conseil d’administration, deux projets concomitants d’augmentation de capital visant à lever «entre 25,3 et 30,3 millions d’euros», selon un communiqué du groupe diffusé hier. LES GENS APRÈS DEPARDIEU, KASSOVITZ Alors que le théâtre de Tioumen, en Sibérie, s’engage à fournir à Gérard Depardieu un logement et une embau che à 16000 roubles par mois (400 euros), l’acteur cinéaste Mathieu Kassovitz choisit à son tour l’exil. «Je suis en train de dégager de ce pays comme Depardieu», a lancé mardi sur Canal+ l’artiste, boudé pour son dernier film l’Ordre et la Morale, rebuffade qui lui avait fait dire, non sans rudesse, qu’il «enculait le cinéma français». «Mais pas pour raisons fiscales», a souligné de façon sibylline l’auteuracteur. S’expliquant: «Créativement par lant, j’ai du mal à continuer de travailler dans un pays qui a enfermé le cinéma. J’aime le cinéma, c’est devenu un média, mais c’est avant tout un art. J’aime l’industrie qui tourne autour de ça.» Selon le réalisateur de la Haine, «aux EtatsUnis, les choses sont plus carrées, car il y a des empires basés autour de cela. En France, on a tout cela, mais malheureusement le public ne suit pas.» Interrogé sur Depardieu, Kassovitz a lâché: «Il fait ce qu’il veut, mais il a oublié que Depardieu c’est un copyright, comme le camembert.» PHOTO REUTERS «Ce serait chouette si vous pouviez tous parler du nouvel album de mon père. C’est le premier en dix ans, et il est bon!» A Lyon, Soulages tire au blanc Les superlatifs ne manquent pas au sujet de Pierre Soulages : le plus grand artiste français, soixante-dix ans de carrière, l’ultra noir. Mais voilà, Soulages reviendrait au blanc. Avec une trentaine de ses derniers travaux, l’exposition lyonnaise, épatante, remet en risque un créateur qui, à 92 ans, ne quitte pas son atelier. Expérience sensorielle, l’entrée se fait par un long corridor blanc. Eclairées par une lumière indirecte, quatre grandes peintures à l’épaisseur traversée de larges bandes. Il faut se laisser happer par ces ouvertures tout en nuances. Avant de passer à la suite, dont les polypty- Duncan Jones rejeton réalisateur de la vedette funkyglitter pop britannique David Bowie, rematérialisée après une longue éclipse le jour de son 66e anniversaire, mardi sur Twitter, en écho à la diffusion du titre d’appel de son père, Where Are We Now ques laissent affleurer des passages blancs. En fait, cet appel au blanc n’est pas inédit. Mais l’exposition confirme avec éclat que Pierre Soulages ne peint pas le noir, il est le peintre de la lumière. V.N. PHOTO GEORGES PONCET. COLL. PART. ADAGP 2012 «Soulages XXIe siècle», musée des BeauxArts de Lyon, jusqu’au 28 janvier. BOXOFFICE Film, CD, concerts… Le chanteur, héros rock réactivé par un docu, crée la sensation. «Sugar Man» paie sa tournée à Rodriguez A vec plus de 4 millions d’entrées en quatre semaines, le Hobbit de Peter Jackson écrase le box-office français. Mais un Petit Poucet se paie le luxe d’afficher une moyenne de spectateurs par salle deux fois plus élevée: en première semaine, Sugar Man a attiré 7 000 spectateurs dans trois salles (deux à Paris et une à Lyon), soit 2333 spectateurs par écran, et plus de 5000 en deuxième. Hier, pour sa troisième semaine d’exploitation, le film arrivait à Bordeaux, Rennes et Nancy. D’autres grandes villes vont suivre progressivement. Premier film du réalisateur suédo-algérien Malik Bendjelloul, Sugar Man est un «rockumentaire» consacré au chanteur Sixto Rodriguez, figure oubliée de la scène soul-folk américaine des années 70. Fragile. Michèle Halberstadt, directrice de la maison de distribution ARP, avait repéré le film au festival de Sundance (Californie), en janvier 2012. «J’ai été subjuguée, raconte-t-elle. En tant qu’ex-animatrice d’émissions rock à la radio, une telle histoire ne pouvait que me toucher. Et pile au moment où je me demandais si tout cela n’était pas trop beau, voire inventé de toutes pièces, Sixto Rodriguez à la grande époque. PHOTO HAL WILSON Rodriguez en chair et en os a surgi sur scène pour chanter quelques titres. Un moment inoubliable.» Pour lancer le film en France, ARP décide d’appliquer la même recette: une avant-première le 21 novembre au Max-Linder à Paris, devant 600 invités, suivie d’un miniconcert de 5 chansons. L’émotion avait fait chavirer la salle. Mais quels que soient l’enthousiasme des premiers spectateurs et le soutien de la presse (Libération du 26 décembre), un documentaire musical, à plus forte raison quand il s’agit d’un premier film, est un objet fragile. «Pour sortir Sugar Man, reprend Halberstadt, nous avons opté pour une platform release, pratique courante aux Etats-Unis pour les films d’auteur, mais rare en France: projeter un film dans une petite combinaison de villes et, si le succès est au rendez-vous, ouvrir un mois plus tard à l’ensemble du pays. Un peu comme une tournée où l’artiste commence à Paris, puis se produit en province.» Complet. L’effet Rodriguez ne s’arrête pas au grand écran. Le disque des chansons du film, mis en place à 10 000 exemplaires dans les magasins par Sony, se vend à un rythme soutenu. Et le concert de Rodriguez du 5 juin à la Cigale affiche déjà complet: les 1300 places sont parties en quarantehuit heures, sans pub… Le tourneur lyonnais Loud Booking, responsable des tout premiers concerts de Rodriguez en France, en 2009 au Nouveau Casino puis aux Transmusicales de Rennes, en est à monter une date supplémentaire à Paris pour satisfaire la demande, et les festivals d’été commencent à jouer des coudes pour inviter la sensation au futur antérieur de l’année. On n’a donc pas fini de parler de Sixto Rodriguez, 69 ans, revenu par la grande porte dans le rock’n’roll circus qu’il avait quitté sur la pointe des pieds en… 1972. FRANÇOIS-XAVIER GOMEZ LE SITE LA CULTURE À LA SAUCE «WOK» Tiens, on écouterait bien un peu de reggae rugueux, aujourd’hui. Juste pour emmerder le monde, genre une robe couleur du temps. On va sur cultu rewok.com, le «premier moteur de recherche sensi tive» (ah bon, on trempe sa b… dans le clavier de l’ordi?). On choisit livre, jeux, cinéma ou musique, puis on s’amuse à déplacer des curseurs. Quatorze choix d’humeurs et qua torze pour le genre, mais on n’est pas obligé de tout cocher. Donc «rugueux» pour la tonalité, «reggae» pour le genre. La machine crache The Aggrolites et Fishbone avec clips You Tube ad hoc. Pas sot, et ça fait des découvertes. On essaie littérature: «poésie», «limpide» et «violent». Ordonnance: Alcools d’Apollinaire et la Route de Cormac McCarthy. A l’origine de ce site labo, l’artiste Renaud Garcia, et un wok en wiki précédent intitulé simplement le Wok, site de création participa tive fomenté avec les UFR d’art Michel de Montaigne et de musicologie de BordeauxIII, la faculté des sciences de BordeauxII, l’Institut de Cognitique BordeauxII, où l’on peut ajouter sons, textes et images pour construire des «objets complexes […], sous un mode opératique (musi que, livrets, décors) […] à partir d’un choix arbitraire de critères subjectifs […]. Et pour un jeu vidéo «indie», «contemplatif» et «expérimental», on prendra Machinarium, à lire avec Gus (tome 2) de Blain (Dargaud), recommande l’algorithme. page meteo du 10:LIBE09 09/01/13 15:42 Page1 LIBÉRATION JEUDI 10 JANVIER 2013 Directeur de la publication et de la rédaction Nicolas Demorand Directeur délégué de la rédaction Vincent Giret Directeurs adjoints de la rédaction Stéphanie Aubert Sylvain Bourmeau Eric Decouty François Sergent Directrice adjointe de la rédaction, chargée du magazine Béatrice Vallaeys Rédacteurs en chef Christophe Boulard (technique) Gérard Lefort Fabrice Rousselot Françoise-Marie Santucci (Next) Directeurs artistiques Alain Blaise Martin Le Chevallier Rédacteurs en chef adjoints Michel Becquembois (édition) Jacky Durand (société) LIBÉRATION www.liberation.fr 11, rue Béranger 75154 Paris cedex 03 Tél. : 01 42 76 17 89 Edité par la SARL Libération SARL au capital de 8726182 €. 11, rue Béranger, 75003 Paris RCS Paris : 382.028.199 Durée : 50 ans à compter du 3 juin 1991. Cogérants Nicolas Demorand Philippe Nicolas Associée unique SA Investissements Presse au capital de 18 098 355 €. Président du directoire Nicolas Demorand Philippe Nicolas Olivier Costemalle et Richard Poirot (éditions électroniques) Jean-Christophe Féraud (éco-futur) Luc Peillon (économie) Nathalie Raulin (politique) Mina Rouabah (photo) Marc Semo (monde) Bayon (culture) Sibylle Vincendon et Fabrice Drouzy (spéciaux) Pascal Virot (politique) Directeur administratif et financier Chloé Nicolas Directeur commercial Philippe Vergnaud [email protected] Directeur du développement Pierre Hivernat PuBLICITÉ Directrice générale de LIBERATION MEDIAS Marie Giraud Libération Medias. 11, rue Béranger, 75003 Paris. Tél. : 01 44 78 30 68 Amaury médias 25, avenue Michelet 93405 Saint-Ouen Cedex Tél.01 40 10 53 04 [email protected] Petites annonces.Carnet. LE MATIN Arrivée d'un front par le nord-ouest. Ailleurs, le ciel sera couvert avec des pluies. Peu de régions seront épargnées. 9 MOT CARRÉ Y 8 2 4 5 6 7 1 5 6 3 Y 9 1 9 4 Lille 0,6 m/11º Caen Paris 5 6 4 A 6 8 O H G X Orléans L A Y Limoges 1 m/11º H H Dijon Nantes P A P G Strasbourg Brest O G E 8 H L’APRÈS-MIDI Les pluies progressent vers l'est et les averses deviennent plus fréquentes à l'ouest. Mieux au sud-est et sur le Finistère. 0,1 m/9º IMPRESSION Cila (Héric) Cimp (Escalquens) Midi-print (Gallargues) Nancy Print (Nancy) POP (La Courneuve), Imprimé en France Tirage du 09/01/13: 132 651 exemplaires. Membre de OJDDiffusion Contrôle. CPPP:1115C80064. ISSN0335-1793. Nous informons nos lecteurs que la responsabilité du journal ne saurait être engagée en cas de non-restitution de documents ABONNEMENTS Marie-Pierre Lamotte 03 44 62 52 08 [email protected] abonnements.liberation.fr Tarif abonnement 1 an France métropolitaine : 371€. Lyon Bordeaux 4 2 7 8 7 3 8 A 5 X 2 G G 6 SUDOKU 9 H H X L 25 JEUDI 0,3 m/12º SUDOKU MOYEN • JEUXMETEO 0,6 m/13º Nice Montpellier Toulouse Marseille A Y Ajaccio 0,3 m/13º MOT CARRÉ 1 9 3 5 7 4 8 2 6 D L E B M I 5 4 6 9 2 8 3 1 7 W O M I L B N D E 2 7 8 6 3 1 5 9 4 N B I M E D O W L 6 3 9 4 8 2 7 5 1 O I N B D M L E W 7 2 4 1 5 6 9 3 8 M E B L W N I O D 8 1 5 3 9 7 4 6 2 L W D E O I M N B 4 5 2 7 1 3 6 8 9 B M D I W E L N 3 6 1 8 4 9 2 7 5 E N W O B L D I M 9 8 7 2 6 5 1 4 3 I D M E W B O O L W N N O 0,3 m/14º Insecte amateur de bois NUMÉRO SPÉCIAL MARSEILLE 11 JANVIER RENCONTRE AVEC NICOLAS DEMORAND ET LA RÉDACTION AUTOUR DU THÈME DE LA PRESSE ENTRÉE LIBRE 18H-20H GRANDES TABLES DE LA FRICHE Infos pratiques sur le site FRANCE MIN/MAX FRANCE 5/6 6/10 8/11 6/11 5/9 6/14 2/5 Lille Caen Brest Nantes Paris Nice Strasbourg MIN/MAX SÉLECTION 1/6 1/9 6/12 4/13 1/10 4/14 5/12 Dijon Lyon Bordeaux Ajaccio Toulouse Montpellier Marseille MIN/MAX 10/16 3/6 3/7 3/6 -1/5 2/12 0/7 Alger Bruxelles Jérusalem Londres Berlin Madrid New York VENDREDI SAMEDI Parfois neigeux en moyenne montagne dans l'est. Ailleurs, ciel variable avec un faible risque d'averse. Températures de saison. La perturbation traversera le pays avec son lot de pluie et de vent. Limite pluieneige relativement basse en montagne. 0,6 m/9º 0,3 m/9º Lille 0,6 m/11º Lille 1 m/11º Caen Caen Paris Paris Strasbourg Brest Strasbourg Brest Orléans Orléans Dijon Nantes Dijon Nantes 0,6 m/11º 1 m/11º Lyon Lyon Bordeaux Bordeaux 0,3 m/13º 1 m/13º Toulouse Nice Montpellier Toulouse Marseille Nice Montpellier Marseille 0,3 m/13º 0,3 m/13º Soleil Éclaircies Nuageux Couvert Averses Pluie Orage Neige Faible Modéré Fort Calme Peu agitée Agitée Débat diffusé en direct sur -10°/0° 1°/5° 6°/10° 11°/15° 16°/20° 21°/25° 26°/30° 31°/35° 36°/40° 26 • ECRANS&MEDIAS LIBÉRATION JEUDI 10 JANVIER 2013 AUDIOVISUEL Malgré ses promesses sur l’indépendance de l’instance, le président de la République a nommé, hier, l’ancien dircab de Lionel Jospin à la tête du CSA. Hollande: mon Schrameck à moi Par RAPHAËL GARRIGOS et ISABELLE ROBERTS «M oi, président de la République, je n’aurai pas la prétention de nommer les directeurs des chaînes de télévision publique, je laisserai ça à des instances indépendantes.» Etait-elle belle l’anaphore télévisuelle déclamée par François Hollande face à un Nicolas Sarkozy dont l’essentiel du mandat aura consisté à s’immiscer dans les affaires des médias… «Des instances indépendantes», ça faisait rêver. Et puis voilà que lui, président de la République, a nommé, hier, Olivier Schrameck à la tête du Conseil supérieur de l’audiovisuel (CSA), aka «l’instance indépendante». Rien moins que celui qui fut le directeur de cabinet de Lionel Jospin à Matignon entre 1997 et 2002 ; plus même qu’un dircab, un quasi vice-Premier ministre qui prenait part à chaque réunion et mijotait chaque décision. Alors que Hollande avait fait de l’indépendance de l’audiovisuel public un argument de campagne scandé à chaque meeting, une telle nomination fait mauvais genre. COCHONS. Mais pas du tout, sommes-nous médisants. Sitôt l’annonce faite hier, la porte-parole du gouvernement, Najat VallaudBelkacem, a sorti les rames: il ne s’agit «nullement d’une nomination politique». «Vous verrez à l’épreuve des faits, a-t-elle lancé lors de son point de presse hebdomadaire, on ne peut pas faire de procès d’intention à M. Schrameck.» Et même que sa «compétence est reconnue». Compétent, l’homme l’est certainement. Mais en matière d’audiovisuel, on ne voit pas. Peut-être a-t-il la télé. Pour la première fois depuis sa création en 1989, le CSA –où se sont succédé Jacques Boutet (ancien patron de TF1), Hervé Bourges (ancien patron de la Une et de France Télévisions), Dominique Baudis (certes encarté à droite, mais journaliste) et Michel Boyon (qui avait été surtout dircab de Jean-Pierre Raffarin à Matignon, mais avait tout de même dirigé Radio France)– sera présidé par un homme extérieur au sérail audiovisuel. De son côté, le président du Sénat, Jean-Pierre Bel, a choisi la journaliste de France 3, Memona Hintermann. Tandis que Claude Bartolone, président de l’Assemblée nationale, a désigné Sylvie Pierre-Brossolette, rédactrice en chef au Point. Etranger à l’audiovisuel, c’est sûr, mais ainsi qu’Olivier Schrameck le disait à Libération en 1997, «un parcours peut subir des inflexions inattendues». Jusqu’alors, le sien a été celui, classicos, d’un serviteur de l’Etat: ENA, Conseil d’Etat, chargé de mission chez Deferre à l’Intérieur, en 1984, et dircab de Jospin à l’Education, en 1988. Les deux deviennent copains comme cochons et Jospin fait de Schrameck son homme de confiance à Matignon. Au point qu’il se serait même rêvé en Premier ministre d’un Jospin président. Sauf que non: après la débâcle de 2002, Schrameck devient ambassadeur à Madrid, retourne au Conseil d’Etat et retrouve l’an dernier son poteau Lionel au sein de la Commission chargée de la rénovation et de la déontologie de la vie Olivier Schrameck, en mars 2010 à Paris. A 61 ans, il a connu un parcours classique: ENA, Conseil d’Etat, ambassadeur… PHOTO BRUNO CHAROY publique. L’homme –né en 1951 d’une mère parmi les rares rescapés d’Auschwitz– aime Gide, Gracq; on le dit rigoureux et précis. Son surnom : «l’horloger». pour le premier semestre 2013. Un CSA au cœur de la future loi, puisque c’est l’instance elle-même qui pourrait être bouleversée. D’abord par un rapprochement, mis à l’étude par le gouvernement, entre CSA et Arcep, son alter ego pour les téléHollande entend rendre au CSA Les ministres de la Culture, le pouvoir de nomination des présidents coms. de l’Economie numérique et du de l’audiovisuel public. Un retour à la Redressement productif ont rendu normale qui doit passer par une nouvelle un rapport à Jean-Marc Ayrault qui préconise un rapprochement mouture de la loi sur l’audiovisuel. a minima, avec la création d’une Ça tombe bien, il y a des pendules à remettre instance paritaire commune aux deux genà l’heure au CSA. Car, et c’était le sens de son darmes, composée, par exemple, de trois anaphore, François Hollande entend rendre membres issus de chacune des autorités. au CSA le pouvoir de nomination des présidents de l’audiovisuel public que s’était ar- RÉFORME. Sur ce point, le Premier ministre rogé Nicolas Sarkozy. Un retour à la normale doit encore trancher. Mais est prévue égaqui doit passer par une nouvelle mouture de lement dans la loi une réforme du mode de la loi sur l’audiovisuel, pour l’instant prévue nomination des neuf membres du CSA. Actuellement, ceux-ci sont renouvelés par tiers pour six ans, respectivement par les présidents de la République, de l’Assemblée et du Sénat. Ce qui fait qu’aujourd’hui, absence d’alternance politique pendant dix ans oblige, l’ensemble des conseillers a été choisi par la droite. Initialement, la réforme consistait à faire désigner les membres du CSA par «l’Assemblée nationale et le Sénat, les commissions culturelles» du Parlement, avait esquissé Aurélie Filippetti. Il semble à présent qu’on soit revenu au mode de nomination actuel par l’Elysée, l’Assemblée et le Sénat, mais avec, en plus, un simple avis des commissions culturelles. Bref, la réforme qui devait permettre au CSA de se débarrasser de sa détestable image d’autorité moyennement indépendante apparaît bien édulcorée. C’est qu’il est à gauche aujourd’hui, le pouvoir. • TV1001.qxd:Template Liberation 2 09/01/13 14:16 Page1 LIBÉRATION JEUDI 10 JANVIER 2013 L’HISTOIRE LA «SCRIPTED REALITY» AU CAS PAR CAS Statu quo pour la scripted reality: le Conseil supé rieur de l’audiovisuel (CSA) va continuer de décider au «cas par cas» si ces émis sions sont ou non des œuvres de fiction. Certai nes chaînes souhaitent que ces programmes bon mar ché, souvent des reconsti tutions de faits divers jouées par des comédiens, entrent dans leur quota de production de fictions. Les producteurs, eux, crai gnent que, parallèlement, les chaînes réduisent leurs commandes. Cette déci sion intervient après plu sieurs semaines d’audition par le CSA des chaînes de télé, des représentants des producteurs, des auteurs, et des scénaristes. DISPARITION PIERRE VEILLETET, «SUD OUEST» ET AUDELÀ Le journaliste et écrivain Pierre Veilletet, ancien pré sident de Reporters sans frontières (RSF) France et figure historique du quoti dien Sud Ouest, est décédé à l’âge de 69 ans. Le Landais avait reçu le prix AlbertLondres pour ses reportages publiés dans Sud Ouest sur l’Espa gne, où il se trouvait en vacances au moment de la mort de Franco en 1975. Au sein du quotidien régional, il occupa, dans les années 90, les fonctions de rédacteur en chef et lança l’hebdo Sud Ouest Diman che en 1979. Veilletet pré sida de 2003 à 2009 la section française de RSF, dont il était membre depuis sa fondation. Pierre Veilletet signa une dizaine de romans et essais (la Pension des nonnes, prix FrançoisMauriac, 1986). «Journaliste passionné et généreux, attentif à la mar che du monde et intéressé par de multiples sujets», écrit l’Association du prix AlbertLondres, il était «un humaniste exigeant et un esprit d’une grande et belle liberté». PHOTO AFP ECRANS&MEDIAS VU DE MA LUCARNE «Game of Thrones», médiéval féministe L’ On n’attendait pas vraiment HBO, mythique network à péage américain, connu pour ses séries majeures comme Oz, les Soprano, Six Feet Under ou The Wire, très ancrées dans le réel, sur un univers médiéval fantastique en costumes. Mais on comprend, dès le premier épisode, que le Royaume des sept couronnes n’a pas grand-chose à voir avec les Terres du milieu du Seigneur des anneaux. Si le souvenir lointain de la magie et des dragons est ici parfois évoqué, les éléments surnaturels sont relégués au second plan et servent de lointain décor. Et il n’y a aucun héros dans Game of Thrones, mais des dizaines de personnages aux destins entremêlés qui 27 A LA TELE CE SOIR Par ERWAN CARIO hiver vient. Une prévision météo pas bien originale en ce mois de janvier, certes. Mais ce n’est pas le propos. «Winter is coming», c’est le leitmotiv sibyllin et menaçant de Game of Thrones, série produite par HBO dont la diffusion débute ce soir sur Canal +. Adaptation brillante de la saga épique A Song of Ice and Fire de George R.R. Martin (cinq tomes parus sur un total prévu de sept), Game of Thrones a déjà conquis une bonne partie du public français. Pas forcément grâce à la première diffusion sur le confidentiel bouquet d’Orange, mais en étant, en 2012, la série la plus téléchargée sur le Net (illégalement, s’entend), après une deuxième place au classement 2011. • luttent pour la survie ou le pouvoir (souvent les deux). D’ailleurs, si on peut prendre peur dans les premières minutes face à la multiplication des protagonistes, la qualité de l’écriture amène le spectateur à intégrer très vite la généalogie des familles Stark, Lannister, Barathéon et Targaryen (liste non exhaustive) sans même s’en rendre compte. La force de Game of Thrones, au-delà d’un casting impeccable (mention spéciale à Peter Dinklage dans le rôle de Tyrion), c’est avant tout de prendre à contre-pied les codes de la fantasy (et même, peut-être, des séries télé). L’héroïsme viril à base d’honneur, de courage et de grosse épée est ainsi relégué au rang de comportement primaire un peu dépassé. L’intelligence, la malice et la politique sont bien plus importantes pour arriver à ses fins dans les luttes de pouvoir. Surtout, c’est la construction des personnages féminins qui réjouit. Elles possèdent toutes une ambition propre et luttent, chacune à sa manière, contre le carcan imposé par cette société patriarcale. Et quand ce n’est pas le cas, comme avec la jeune Sansa Stark, c’est bien à cause de ces pathétiques rêves de princesse qui arrivent à briser toute volonté d’émancipation. Game of Thrones est très ancré dans le réel, finalement. • Saison 1, ép. 1 et 2/10, Canal+, ce soir, 20h55. Réducteur Le message qui passe en boucle sur l’antenne de France Inter depuis le début de la grève lundi est «réducteur» et «décrédibilise le mouvement», selon la Société des journalistes. Les techniciens de la station ont reconduit la grève hier, pour protester contre des suppressions de pos tes. Selon le message de la direction à l’antenne, les reven dications portent sur «des modifications de tableaux de service des techniciens». «C’est la qualité des productions et de l’antenne qui est en jeu», souligne l’intersyndicale. «Pour le pluralisme, pour la liberté de la presse, je préfère que ce soit une personnalité française qui s’associe au groupe Hersant plutôt qu’un émir d’un pays lointain, ou même nos voisins belges.» JeanClaude Gaudin maire de Marseille ravi de l’arrivée de Nanard au capital des journaux d’Hersant, hier sur Europe 1. TF1 FRANCE 2 FRANCE 3 CANAL + 20h50. R.I.S Police scientifique. Série française : Londres-Paris, L’ombre du passé, Zone rouge. Avec Michel Voïta. 23h35. New York Section Criminelle. Autopsie d’un meurtre Une révolution en marche Série. 1h10. New York Police Judiciaire. 20h45. Envoyé spécial. Magazine présenté par Guilaine Chenu et Françoise Joly. 22h15. Complément d’enquête. Logement : la bataille des classes moyennes. Magazine présenté par Benoît Duquesne. 23h15. Grand public. Magazine présenté par Aïda Touihri. 0h50. Journal de la nuit. 20h50. Blood diamond. Film d’aventures américain d’Ed Zwick, 143mn, 2006. Avec Leonardo DiCaprio, Djimon Hounsou. 23h10. Météo. 23h15. Soir 3. 23h40. La grande soirée cinéma. Les sorties de la semaine. Magazine. 23h45. Mort ou vif. 20h55. Game of thrones. Série américaine : Série, La route royale. Avec Sean Bean, Mark Addy. 22h50. Shameless. Le labo de meth’ Série. 23h40. Mad men. Lady Lazarus. Série. 0h25. Forces spéciales. Film. ARTE M6 FRANCE 4 FRANCE 5 20h50. Retour à Whitechapel. Série britannique : 1 & 2/6. Avec Phil Davis. 22h25. Le plastique : Menace sur les océans. Documentaire. 23h20. Les noces persanes. Documentaire. 0h10. Le dernier témoin. Amour d’enfance. Série. 20h50. Le transporteur. Série francocanadienne : Double jeu, Frères d’armes, À l’aveugle. Avec Chris Vance, François Berléand. 23h15. Criminal minds : Suspect Behavior. L’image du père, Une vie pour une vie, Les trois petits singes. Série. 20h45. F.B.I. : portés disparus. Série américaine : Des femmes sans histoires, Le caméléon, Contre-coup, Victimes. Avec Anthony LaPaglia, Poppy Montgomery. 23h30. La torpille. Téléfilm. 1h05. Faut pas rater ça ! Magazine. 2h05. Bons plans. 20h35. La grande librairie. Magazine présenté par Francois Busnel. 21h40. Les secrets de l’Égypte antique. La face cachée du sphinx. Documentaire. 22h30. C dans l’air. Magazine. 23h35. Dr CAC. Série. 23h40. Entrée libre. Magazine. LES CHOIX Le pied Le doigt Le talon 6ter, 20h45 D8, 20h50 Chérie 25, 20h45 On est le 10 janvier et vous avez déjà envie de faire une fugue en Alaska? Pen sezy devant Into the Wild (et ça fait mal aux pieds). L’avantage de D8, c’est qu’on peut revoir Engrena ges depuis le début. Sauf que ça démarre par la deuxième saison… Alors ces nouvelles chaî nes de la TNT ça donne quoi? Bof, on peut tou jours revoir des Almodo var, comme Talons aiguilles. PARIS 1ERE TMC W9 GULLI 20h40. Prédictions Film de science-fiction d’Alex Proyas, 120mn, 2008. Avec Nicolas Cage, Chandler Canterbury. 22h50. Kill Bill : volume 1. Film d'action américain de Quentin Tarantino, 112mn, 2003. Avec Uma Thurman. 0h45. Lie to me. Les affres de la tentation. Série. 20h45. Philadelphia. Drame américain de Jonathan Demme, 119mn, 1993. Avec Tom Hanks, Denzel Washington. 23h00. Quelqu’un de bien. Comédie dramatique française de Patrick Timsit, 100mn, 2002. Avec Patrick Timsit, José Garcia. 0h45. 90’ Enquêtes. Magazine. 20h50. Le convoi de l’extrême : L’enfer du Grand Nord. L’appel du nord, Maya la belle. Documentaire. 22h30. Le convoi de l’extrême : L’aventure continue. La route de tous les dangers, Le nouveau venu Impair et passe. Documentaire. 1h10. Météo. 20h45. Une famille formidable. Téléfilm français : Des invités encombrants. Avec Anny Duperey, Bernard Le Coq. 22h25. Princes et princesses. Film d’animation français de Michel Ocelot, 70mn, 1998. 23h35. Chérie, j’ai rétréci les gosses. Série. NRJ12 D8 NT1 D17 20h35. Star Academy Le prime. Divertissement présenté par Matthieu Delormeau et Tonya Kinzinger. 22h45. Les anges vous disent tout. Documentaire. 0h25. Poker. Jeu. 1h25. Programmes de nuit. 20h50. Engrenages. Série américaine : Épisodes 1 & 2. Avec Caroline Proust, Audrey Fleurot. 22h50. Touche pas à mon poste ! L’hebdo. Divertissement présenté par Cyril Hanouna. 0h25. Touche pas à mon poste ! Magazine. 1h55. Le grand 8. 20h45. Hitman. Thriller américain de Xavier Gens, 90mn, 2007. Avec Timothy Olyphant, Dougray Scott. 22h25. Femme fatale. Thriller américain de Brian De Palma, 114mn, 2001. Avec Rebecca Romijn Stamos. 0h25. Road House 2. 20h50. Baron rouge. Film de guerre allemand de Nikolai Müllerschön, 106mn, 2008. Avec Til Schweiger, Maxim Mehmet. 22h30. The Experiment. Téléfilm de Paul Scheuring. Avec Adrien Brody. 0h20. Les tops et flops de l’année. 28 • VOUS LIBÉRATION JEUDI 10 JANVIER 2013 ARCHI & DESIGN Bordeaux, chais devant DOMAINES Du Médoc à Saint-Emilion, les architectes bonifient les bâtiments de vinification. Par ANNEMARIE FÈVRE et STÉPHANIE LACAZE (à Bordeaux) L es vins de Bordeaux avaient leurs châteaux pour asseoir leur identité de vieilles maisons françaises «authentiques». Aujourd’hui, c’est sur la rénovation de leurs chais, longtemps considérés comme des outils industriels sans intérêt, qu’ils misent pour affirmer leur con- temporanéité. Et revitaliser le prestige du château, au diapason des nouvelles technologies qui bonifient aussi le nectar. NOUVELLE VAGUE. Le mouvement a démarré dans les années 90, avec Lafite Rothschild dans le Médoc, qui a fait travailler l’architecte catalan, alors en vogue, Ricardo Bofill. Ont suivi Faugères avec l’Italien Mario Botta, Cos d’Estournel avec Jean-Michel Wilmotte. Aujourd’hui, deux prix Pritzker français vont se faire face, à Saint-Emilion : Christian de Portzamparc qui a donné une nouvelle vague au Cheval-Blanc en 2011 et Jean Nouvel qui voit La Dominique en rouge cette année (lire ci-dessous). Pour l’architecte bordelais JeanBernard Nadau, il s’agit d’une stratégie de fond, lui qui a signé les nouveaux chais des châteaux Barde-Haut et Smith-Haut-Lafitte. Dans le cas de Barde-Haut, «les propriétaires l’ont fait, car ils aspirent à devenir un Premier Grand Cru classé», explique ce concepteur. Cette volonté d’embellir l’architecture fonc- tionnelle commence à essaimer en dehors du monde très particulier du vin et à attirer l’industrie. «Nous travaillons en ce moment pour GDF Suez, ajoute Nadau. L’architecture dans les Landes, qui lui a rapporté le prix de la Première Œuvre 2011 du Moniteur. Ce bâtiment en bois rappelle la forêt alentour, avec ses pins alignés en rangs serrés, par un jeu de poteaux verticaux assez rapprochés. Pour l’architecte, il s’inscrit Pour l’architecte bordelais «au cœur d’un domaine agricole Jean-Bernard Nadau, il s’agit d’une constitué de champs et d’entrepôts stratégie de fond. disposés de manière anarchique au fil des extensions successives». Il a touche à l’image de l’entreprise et les gens y sont permis de redonner une unité et une cohésensibles.» rence à l’ensemble. C’est ce qu’avaient bien compris les propriétaires de château Chasse-Spleen en confiant GRIFFE MÉDIATIQUE. Et si une architecture en 2005, à Moulis-en-Médoc, la construction exigeante avait droit de cité partout, au-delà de leur pôle agricole aux architectes bordelais du simple signal ou griffe médiatique ? Ces Jean-Philippe Lanoire et Sophie Courrian. nouvelles typologies du vin pourraient conLoin «du marketing de la nostalgie», deux taminer la majorité des bâtiments indusmonolithes anthracite, radicaux, implantés triels, agricoles et commerciaux récents, inau milieu des vignes, semblent vibrer. Autre supportables boîtes informes des périphéries. preuve plus récente, la jeune Vanessa Larrère Elles font tellement honte aux usines du a conçu un immeuble de bureaux pour l’ex- passé, qui elles, ironie de l’histoire, devienploitation agricole de sa famille, à Liposthey nent des fleurons du patrimoine. • Image numérique du projet de chai réalisé par Jean Nouvel à La Dominique et qui doit être terminé au mois de juin. PHOTO DR La maison, sise à Saint-Emilion, espère monter en gamme grâce à la rénovation de son chai par l’architecte. A La Dominique, la cuve Nouvel U n nouveau chai émerge pour le château La Dominique à Saint-Emilion. Il manque à ce vin l’appellation Grand Cru classé. Le directeur du domaine, Yannick Evenou, a convaincu le propriétaire, Clément Fayat, un industriel qui a fait fortune dans le bâtiment, de rénover les lieux et de faire appel à un grand nom de l’ar- chitecture. Il a donc commandé à Jean Nouvel la réinvention complète des bâtiments du domaine. Celui-ci a dessiné une sorte de vaisseau tout en longueur recouvert de plaques d’inox rouge, destiné à accueillir le nouveau cuvier du château. «Il s’agit en fait d’une grande boîte qui s’imbrique dans le château existant», explique Yannick Evenou. «Tous les murs extérieurs sont recouverts de grandes lames d’inox montées sur des rotules. Le mur est droit, mais les lames tournent, ce qui donne un effet de courbe et de miroir inversé qui répond à la vague de Cheval-Blanc.» Le directeur reconnaît que ce nouveau bâtiment témoigne d’une «volonté de s’aligner sur les propriétés alentour». Outre ChevalBlanc, La Dominique est aussi voisine de Petrus et la Tour-Figeac, deux autres Grands Crus classés. Le nouveau chai répond surtout à des contraintes: augmenter la production du château et accroître la qualité de son vin. La Dominique avait donc besoin d’un outil très technologique. Le cuvier bénéficie des dernières avancées. «Nous avons des cuves à double peau, c’est une isolation qui garantit une inertie thermique, précise le directeur, et les cuves sont de forme conique, ce qui assure une meilleure extraction des arômes.» Toute la partie supérieure du bâtiment sera dédiée à la réception et à la dégustation avec une grande terrasse panoramique et un restaurant. Avec ce nouvel outil, le château espère monter en gamme et peut-être égaler ses prestigieux voisins. Une initiative qui fait grincer quelques dents dans la propriété d’à côté, au Cheval-Blanc, même si on se garde bien de le dire tout haut. Certains avouent tout de même «ne pas comprendre» et ne voir dans ce futur chai qu’un «objet de la période rouge» de Jean Nouvel. On attend le mois de juin pour le «déguster». S. L. (à Bordeaux) LIBÉRATION JEUDI 10 JANVIER 2013 VOUS Les propriétaires du Cheval Blanc (cicontre et cidessous) ont imposé à Christian de Portzamparc un cahier des charges très strict pour respecter la façon de travailler la vigne. PHOTOS ÉRIC SAILLET • 29 LE LIVRE SI VENISE ÉTAIT WRIGHT Le nouveau bâtiment, fluide et léger, a été conçu pour s’intégrer parfaitement dans son environnement. Portzamparc et son Cheval-Blanc comme l’air omme une colline qui émergerait doucement des vignes, le chai du château Cheval-Blanc à Saint-Emilion se fond avec grâce dans le paysage environnant. Il est conçu par Christian de Portzamparc pour les deux propriétaires de ce Grand Cru classé, Bernard Arnault et Albert Frères. Ils souhaitaient «un geste architectural». Mais le bâtiment répond avant tout à un cahier des charges très strict. «Il s’agissait d’abord de ne rien changer dans notre façon de travailler pour la production du vin et dans les vignes», explique Pierre-Olivier Clouet, le directeur technique du domaine. Ce qui signifie, à Cheval-Blanc, qu’à chaque parcelle correspond une cuve dédiée. Le chai devait donc comprendre 52 cuves de neuf formats différents adaptées à la taille des parcelles et à la hauteur de la récolte. Une contrainte intégrée dès le départ dans le projet. Fidèle à ses partis pris antérieurs, Christian de Portzamparc a imaginé un bâtiment en forme de vague comme si le sol se soulevait. Pour l’intégrer parfaitement dans la propriété auprès des bâtiments existants, ses équipes ont réalisé pas moins de 22 essais pour trouver le ton juste avant de couler le béton qui forme toute la structure du chai. C’est là que réside la prouesse technique, comme le précise Olivier Chadebost, l’architecte bordelais qui a assuré tout le suivi du chantier: «La conception même de l’ouvrage était complexe. Il fallait absolument réussir les éléments de superstructure du premier coup. Il s’agit de voiles en béton courbe qui reposent sur un sol creux. Puis, nous avons des coques qui deviennent des poutres qui supportent des planchers. Nous avons dû adapter les techniques au projet.» Avec un budget limité à 12,5 millions d’euros. Tous ces éléments parfaitement imbriqués, sans aucune démarcation, donnent au bâtiment une impression de légèreté et de fluidité. Rien ne vient accrocher le regard. «C’était aussi une volonté de faire un chai à la fois beau et pratique, rappelle Pierre-Olivier Clouet. On peut faire le tour des cuves, ce qui permet de les nettoyer facilement. On peut aussi recevoir du public partout.» Mais les réceptions les plus chics adoptent plutôt le toit végétalisé, animé de graminées qui s’agitent au premier souffle de vent. C S. L. Venise auraitelle échappé (un peu) à sa pétrification si l’Américain Frank Lloyd Wright (18671959) y avait construit un palais moderne? En 1952, l’indus triel Paolo Masieri com mande à l’architecte «organique» de Chicago un mémorial, en l’honneur de son fils disparu, l’architecte Angelo Masieri. Ce palaz zino se serait niché dans la boucle du Grand Canal, mais a suscité un tollé et n’a jamais vu le jour. Un petit essai reprend le texte Wright et Venise de Sergio Bettini, professeur d’esthé tique italien qui a vivement défendu cette «poétique moderne» à l’époque. Il nous repromène dans la ville «si peu classique», et on imagine parfaitement ce palais en marbre blanc et en verre teinté de bleu qui, selon Wright, «aurait surgi de l’eau comme une gerbe de grands roseaux qui se verront en dessous de la surface de l’eau elle même». Le critique améri cain Troy M. Ainsworth revient sur la vive polémi que locale et internatio nale qu’a suscité ce projet. Elle était pétrie de l’anti américanisme d’après guerre et du «vénétia nisme» dévot, opposé à toute touche de moder nité. Hemingway a aussi combattu ce palais inno vant. La Sérénissime a raté sa rencontre avec l’abstrac tion organique de Wright. A.M.F. «Sergio Bettini, Wright et Venise», éditions de l’éclat/éclats, 96pp., 9 €. En librairies le 18 janvier. L’EXPOSITION MARSEILLE À PARIS Tandis que la Cité pho céenne se lance samedi dans son odyssée d’un an de capitale européenne de la culture (MP2013), la gale riste marseillaise Suzette Ricciotti et le distributeur Silvera envoient quelques embruns de la manifesta tion à Paris. Avec l’exposi tion «(M) comme Marseille, le design marseillais, mythe ou réalité». Ils inviteront à découvrir le travail de créateurs nés ou travaillant dans la métropole méditer ranéenne. Silvera Outdoor, Les Docks, cité de la mode et du design, 34, quai d’Austerlitz, 75013. Du 17 au 23 janvier. • GRAND ANGLE Gonaïves Port-auPrince 50 km Océan Atlantique HAÏTI Mer des Caraïbes REPDOMINICAINE 30 LIBÉRATION JEUDI 10 JANVIER 2013 Trois ans après le séisme, le système universitaire tente de se reconstruire alors que le pays manque cruellement de cadres bien formés. Haïti La tectonique des facs Par VÉRONIQUE SOULÉ Envoyée spéciale en Haïti Photos CORENTIN FOHLEN S tanley, étudiant en troisième année de comptabilité, et Yguens, en quatrième année, se sont mis sur leur trente et un. En costume et chemise blanche éclatante, ils observent, à l’ombre, les délégations qui arrivent. C’est un jour important pour la petite université des Gonaïves, à 150 kilomètres de Port-au-Prince : on inaugure une bibliothèque et une salle internet. «Jusqu’ici, il fallait aller dans un cybercafé pour faire des recherches, et payer à l’heure, ce qui est bien trop cher», se félicitent-ils. Sous la tente dressée dans la cour, le recteur, Auguste Roldano, un prêtre épiscopalien en col blanc dur, accueille ses hôtes: «Une délégation venue embellir l’espace universitaire.» Charles de Lamberterie, prof de langues anciennes à ParisIV-Sorbonne, explique comment il a eu l’idée de faire un don pour cette bibliothèque qui portera son nom : «Début 2010, j’ai été reçu à l’Académie des Inscriptions et des Belles Lettres. La tradition veut que vos amis se cotisent pour acheter une épée. Or, nous étions juste après le séisme. Je leur ai demandé de l’argent pour Haïti.» La cérémonie terminée, les étudiants se pressent pour découvrir la bibliothèque, une pièce tapissée de rayonnages en bois comptant 2000 livres au total. Des dictionnaires de français et de langues côtoient des manuels de droit, d’économie et de chimie, de la sociologie avec le Sens pratique, de Bourdieu, ou de l’écologie militante avec Tout voiture, no future, de Denis Baupin. A l’étage en dessous, les trente postes de la salle internet, équipée d’un système de visioconférence, sont tous occupés. A Haïti, les étudiants possèdent rarement des ordinateurs et peu de foyers sont connectés. «Ils vont avoir ainsi accès aux ressources numériques de nos 789 universités membres et pouvoir échanger entre établissements à Haïti et en dehors grâce à la visioconférence», explique un responsable de l’Agence universitaire de la francophonie (AUF), qui a installé la salle dans le cadre du Plan d’enseignement numérique à distance en Haïti (Pendha) et qui organisait un voyage de presse. A l’image de l’enseignement supé- rieur haïtien, la fac des Gonaïves est pauvre. Publique, elle dépend des subventions d’un Etat lui-même misérable. Pour ses 1500 étudiants, répartis en comptabilité, gestion, études d’infirmières et sciences de l’éducation, elle ne salarie qu’une vingtaine de profs. Tous les autres sont des vacataires, recrutés sur des critères assez flous et payés au lance-pierres. Mois de 5% des profs ont un doctorat Comme la plupart des universités, celle des Gonaïves a été touchée par le séisme du 10 janvier 2010, qui a fait entre 250000 et 300000 morts – dont plusieurs milliers d’étudiants et des centaines de profs de fac. Elle se remettait alors à peine des dévastations causées en 2008 par les cyclones Hanna et Ike… L’enseignement supérieur haïtien, déjà fragile avant le tremblement de terre, se reconstruit lentement. Le pays a un besoin crucial de cadres bien formés s’il veut se développer et sortir de son statut d’assisté. Mais tout le système éducatif est malade. Un quart des enfants en âge d’être scolarisés sont dans la rue. Et la qualité de l’enseignement est médiocre : la plupart des profs n’ont même pas le bac. Il y aurait 60000 étudiants en Haïti, où l’on compte 200 universités publiques ou Comment, dès lors, avoir de bons étudiants ? Beaucoup arrivent en fac avec un niveau de français – la seconde langue officielle– insuffisant. Les profs doivent repasser au créole pour se faire comprendre. Eux-mêmes n’ont souvent qu’une licence pour enseigner en fac –moins de 5% ont un doctorat. Du coup, de plus en plus de familles envoient leurs enfants étudier, en espagnol, dans la République dominicaine voisine où les diplômes sont davantage reconnus. Il faudrait ainsi tout faire à la fois : reconstruire une éducation digne de ce nom, faire respecter l’obligation scolaire – de 6 à 12 ans –, alphabétiser 3 millions de personnes (sur 10 millions d’habitants), structurer le supérieur, créer une recherche actuellement embryonnaire… Et il faudrait encore ensuite pouvoir retenir les diplômés. Haïti, où un habitant sur deux vit avec moins de 2 dollars par jour (1,50 euro), est l’un des pays au monde où la fuite des cerveaux est la plus importante: plus de 80% de ses cadres sont à l’étranger. «Ici, pour trouver un travail, il faut avoir un parrain, explique Stanley, l’étudiant des Gonaïves. On ignore la compétence et on ne fait pas confiance aux jeunes. Il y a plus de possi- bilités de travailler à l’étranger.» Stanley se verrait bien comptable en France où il a un oncle. Son copain Yguens, lui, vise le Canada, où sa famille a des contacts, pour y faire une spécialisation au niveau master. «On aime notre pays, d’accord, mais il faut bien du travail», dit-il. Des masters français suivis sur Internet Les ONG, présentes par milliers, se sont focalisées sur l’éducation de base. Les programmes d’aide pour le supérieur sont plus rares. La France a décidé d’y investir, misant sur le numérique. Elle a ainsi financé 17 salles informatiques, appelées aussi «points Pendha», avec des connexions à haut débit – 12 dans des universités pluridisciplinaires, comme aux Gonaïves, et 5 dans des CHU. L’Agence universitaire de la francophonie (AUF), qui les met en place, a trouvé d’autres bailleurs (1). Chacun de ces centres coûte 60 000 euros sur deux ans, l’idée étant d’en remettre ensuite les clés aux Haïtiens. Des ingénieurs ont été formés à cet effet. L’objectif final est de les retenir dans leur pays en leur offrant un plus grand éventail de formations. • LIBÉRATION JEUDI 10 JANVIER 2013 31 privées, beaucoup abusant de ce titre. Cidessus, l’université privée de Quisqueya à PortauPrince, la plus cotée du pays. A droite, des élèves de l’Ecole supérieure d’infotronique d’Haïti (ESIH). Au lendemain du tremblement de terre, Paris a par ailleurs accueilli 700 étudiants. Mais moins de 200 sont rentrés au pays à ce jour. Au total, si l’on ajoute les bourses, la France a dépensé 20 millions d’euros en trois ans pour l’enseignement supérieur haïtien. Wista Prabieu, 33 ans, a ainsi obtenu, l’an dernier, un master de l’université de Cergy-Pontoise dans la conception de technologies appliquées à l’éducation après avoir suivi deux ans de cours par Internet. Une exception en Haïti, où les masters sont rares et où l’on délivre essentiellement des licences. Et encore, beaucoup d’étudiants abandonnent avant même ce diplôme, faute de pouvoir financer des études qui s’éternisent avec des années interrompues par les violences politiques, les cyclones, les séismes… Wista, qui a reçu pendant deux ans une bourse annuelle de 2600 euros de l’AUF, n’a rien eu a débourser pour ses études. «J’aurais bien voulu changer de cadre et faire ce master à l’étranger, mais je n’en aurais jamais eu les moyens, explique-t-elle. Mais, finalement, on s’habitue à ne pas avoir de cours en présentiel. Des relations se nouent avec les autres étudiants avec qui on tchate. Parfois, nos tuteurs sont même plus proches que des enseignants qui seraient présents physiquement. On se parle par écrit mais on voit bien lorsqu’ils sont pressés ou fâchés. L’un d’eux a perdu son père, il a reçu plein de messages de sympathie.» Wista travaille aujourd’hui à l’Université d’Etat d’Haïti, le plus vieil établissement du pays. Elle installe une plateforme collaborative, met des cours en ligne ainsi que des formations à distance. «Ici, on manque d’enseignants-chercheurs, explique-t-elle, l’informatique nous ouvre des spécialités aux standards internationaux, ce qui n’est pas toujours le cas ici.» On estime à 200 le nombre d’universités, publiques et privées, mais guère plus d’une cinquantaine sont enregistrées. La plupart n’en ont que le nom et profitent de la naïveté de familles qui veulent éduquer au mieux leurs enfants. Les étudiants seraient autour de 60 000. Mais personne ne connaît le chiffre exact. La diaspora pour financer les études L’Etat, très désorganisé, n’a pas de politique en matière d’enseignement supérieur et de recherche. Une sous-direction du ministère de l’Education en est officiellement chargée, mais elle compte 10 personnes démunies. Il n’existe pas de statut d’enseignant-chercheur et de chercheur, et pas d’école doctorale non plus. Les profs de fac travaillent souvent en parallèle dans une administration, ou alors courent le cachet de fac en fac. A la tête de l’université Quisqueya de Port-au-Prince, Jacky Lumar- une bonne partie de son temps à voyager pour chercher des fonds. Il a réussi à mobiliser l’Ecole polytechnique de Lausanne et Polytech Montréal pour participer à un projet de bibliothèque interuniversitaire de 4 millions d’euros. Expert en levée de fonds et montage de projets, il en a fait une activité lucrative : 30% du budget de son université provient de contrats en conseils pour Beaucoup d’étudiants abandonnent l’Unesco, l’Unicef, etc. Les 70% resavant même la licence, faute de tants sont fournis pouvoir financer des études qui par les frais de scos’éternisent, interrompues par larité, payés par les les violences politiques, les cyclones, 5 000 étudiants de Quisqueya et qui les séismes… s ’ élèvent à que est un recteur «à l’améri- 1 500 dollars par an environ. Une caine», adepte des nouvelles somme considérable vu les niveaux technologies et du fundraising (col- de revenus dans le pays. De fait, ce lecte de fonds). Il dirige l’établisse- sont très souvent des Haïtiens de la ment privé le plus en vue du pays, diaspora qui financent les études de qui se pose en rival de la vénérable leurs proches. On estime que Université d’Etat d’Haïti. chaque année, ils envoient 2 milLes locaux de Quisqueya, détruits liards de dollars au pays, le double par le séisme, sont déjà reconstruits du budget annuel – lui-même –de petits bâtiments aux couleurs équivalent au total des aides interpastel plantés au milieu de la ver- nationales. dure. Pour cela, Jacky Lumarque a Jean Vernet Henry dirige l’Univerobtenu un prêt bancaire – une sité d’Etat d’Haïti, qui compte prouesse dans le pays – de 2 mil- entre 13 000 et 15 000 étudiants. lions de dollars. Le recteur passe Héritage de l’histoire, son établis- sement est autonome: il ne dépend pas du ministère, mais est directement rattaché à la présidence. Ce qui ne l’empêche pas de souffrir d’un sous-financement chronique – faute de places, l’examen d’entrée, très sélectif, laisse un grand nombre de candidats sur le carreau. «Nous avons besoin de plus de diplômés, notamment de techniciens supérieurs, mais comment éviter qu’ils partent ou aillent dans des ONG ?, s’interroge-t-il. L’Etat peine à proposer de bons débouchés face à la pléthore d’associations internationales qui opèrent sans aucun contrôle et qui nous prennent les meilleurs médecins, agronomes, sociologues… en offrant des salaires quatre à cinq fois supérieurs. Il faudrait une politique nationale de hausse des revenus, et des investissements pour créer des entreprises et des emplois.» Rester, partir ? Etudiants en médecine à Quisqueya, Magloire et Carlos disent hésiter. «Ça va dépendre du contexte, on ne sait pas ce qui viendra après», confient-ils, déjà fatalistes. • (1) La Fondation de France, l’ONG HaïtiPologne, des universités suisses et canadiennes participent aussi au projet Pendha, ainsi que l’AIRD (Agence interétablissements de recherche pour le développement) LIBÉRATION JEUDI 10 JANVIER 2013 PORTRAIT GRÉGORY GADEBOIS En devenant par hasard comédien, désormais salué au théâtre et au cinéma, ce motard timide de 36 ans a trouvé sa place. En rôles libre Par ALEXANDRA SCHWARTZBROD Photo SAMUEL KIRSZENBAUM P endant longtemps, il s’est demandé comment il allait bien pouvoir meubler les 40, 50 ou 60 années à venir. Diable, soixante ans à remplir, sans savoir quoi faire de soi-même, ça fait un bail quand on y pense. Un jour, il a su. Il était assis par terre dans un couloir du conservatoire d’art dramatique de Rouen. Il venait d’apprendre qu’il avait réussi le concours d’entrée et, pour la première fois de sa vie, il s’est senti en paix. «J’avais moins de colère en moi. Et c’est peut-être aussi la première fois où j’ai pu rentrer à la maison en disant “j’ai réussi.” J’ai toujours voulu faire comme tout le monde mais je n’y arrivais pas. Et là, tout à coup, j’étais dans une case.» C’était en 1999, Grégory Gadebois avait 23 ans. Treize ans plus tard, il se demande comment il va bien pouvoir dégager cinq jours dans son emploi du temps, juste cinq jours pour ne rien faire ou alors des activités qui ne nécessitent aucune énergie tant il aime ça: monter sur sa moto et rouler, ou regarder une série à la télé. C’est que Grégory Gadebois, désormais, occupe non seulement une case bien précise sur la scène française mais il n’arrête pas de jouer, il est devenu quelqu’un. Depuis plusieurs semaines, il est Charlie, ce simple d’esprit inventé par Daniel Keyes en 1959, que des chercheurs opèrent pour lui insuffler de l’intelligence après avoir expérimenté la chose sur une souris dénommée Algernon. Une heure trente de monologue qui laisse le spectateur cloué sur sa chaise, ventre noué et joues mouillées. Une heure trente au cours de laquelle Gadebois réussit à passer d’un QI de 68 à un QI de 250 en étant crédible à chaque fois. Le succès est tel que la pièce, jouée en fin d’année au Studio des ChampsElysées, est prolongée au Théâtre du Petit-Saint-Martin à partir d’aujourd’hui. Qu’on aime le théâtre ou pas, il faut s’y précipiter. Ne serait-ce que pour découvrir ce comédien atypique récompensé en 2012 d’un césar du meilleur espoir masculin pour sa prestation de marin-pêcheur dans le formidable Angèle et Tony et qui aurait fort bien pu mal tourner si, un jour de 1999, il n’avait découvert qui il était vraiment. En cette froide journée de décembre, il nous donne rendezvous chez Odette et Aimé, une brasserie de la rue de Maubeuge, dans le IXe arrondissement de Paris. Cet homme-là aurait aussi le talent de choisir des lieux qui évoquent sa filmographie ? Il ouvre des yeux ronds, met un moment à faire le rapprochement avec Angèle et Tony et sourit, comme un enfant. Non, c’est juste un endroit qu’il aime, à deux pas de l’appartement où il vient d’emménager avec sa copine, une assistante de production rencontrée sur le tournage d’Angèle et Tony. Il rougit. C’est sa première expérience de vie à deux. Avant, il vivait «dans des grottes» ou sur ses motos, bercé par cette phrase de Brassens: «Je n’ai pas confiance en l’avenir, je ne préfère pas me reproduire.» Mais c’était avant Clémentine. «On ne voit plus la vie de la même façon quand on est deux», dit-il. Il a grandi dans un village près de Fécamp, dans le pays de Caux, aîné d’un frère et d’une sœur. Sa mère est institutrice, son père ouvrier mais celui-ci disparaît vite du paysage et le reste de la famille s’installe à Rouen quand Grégory a 12 ans. «Ça m’embêtait, l’école, j’aimais bien y aller juste parce que j’avais des copains», raconte-t-il avec ce phrasé particulier qui colle à son sourire. «J’ai appris à lire, écrire, compter et puis j’ai arrêté. J’ai passé deux fois le BEPC, je ne l’ai pas eu. J’ai juste le 1 000 mètres nage EN 8 DATES libre et le permis moto.» Il pense s’engager dans la Lé24 juillet 1976 Naissance gion étrangère mais il est à GruchetleValasse trop jeune. Dans la police (SeineMaritime). alors, sous l’influence de… 1998 Premiers cours San Antonio, mais il y fait de théâtre. son service militaire et ça lui 1999 Conservatoire passe. «Ces gens sont devenus de Rouen (SeineMaritime). trop agressifs, les jeunes sur- 2000 Rencontre Catherine tout.» Il s’inscrit dans une Hiegel puis Clotilde Hesme. fac où le bac n’est pas néces- 2006 ComédieFrançaise. 2009 Tourne Angèle saire, «juste pour avoir accès et Tony et rencontre à la salle de gym». Puis, ceci Clémentine. entraînant peut-être cela, 2012 César du meilleur il devient déménageur, espoir masculin. deux ans durant. «Un jour, ils 2013 Des fleurs pour ont voulu m’embaucher, ils ne Algernon. m’ont plus revu.» Sa mère ne lui impose rien, elle l’observe. Il a 21 ans quand elle l’inscrit d’office à un cours de théâtre, une fois par semaine. «J’aimais bien l’ambiance, mais j’étais très timide, je n’arrivais même pas à parler fort.» Un copain le pousse à passer le conservatoire de Rouen et c’est ainsi que, sans même s’en rendre compte, Grégory Gadebois est devenu le grand comédien qu’il est aujourd’hui. Conservatoire de Paris avec Catherine Hiegel («dès le premier jour, elle m’a apaisé. Avec elle, je me suis dit que j’avais raison d’être comme je suis») puis Comédie-Française. «Je lui ai proposé de nous rejoindre car je l’avais vu jouer au conservatoire. C’est un garçon extrêmement sensible, plein de grâce et d’humanité. Et il a ce mérite d’être capable de traverser les classes sociales. Il peut aussi bien jouer un paumé qu’un patron», se souvient Marcel Bozonnet, ancien administrateur général de la Comédie-Française. Un de ses meilleurs amis, le comédien Vincent Winterhalter, raconte comment il lui a fait écouter le message téléphonique de Marcel Bozonnet lui proposant d’entrer au Français. «Il m’a tendu l’appareil et il m’a dit: “Tu crois que j’ai bien compris?”» Il accepte, passe quelques très bonnes années avec la troupe puis, il y a un an et demi, quitte la maison. «Il y avait une part de moi qui disait “Grégory, tu n’es rien, tu n’as même pas le bac, tu ne peux qu’être honoré d’être à la Comédie-Française.” Et en même temps, j’avais envie de voir ailleurs, j’aime pas prévoir.» Il a surtout très envie de cinéma. A peine s’y met-il que c’est le jackpot. Son premier grand rôle, dans Angèle et Tony, lui vaut un césar. Jour de gloire mais jour maudit aussi : le matin même de ce 24 février, il se fait piquer son Africa Twin. Depuis, il conduit une vieille BMW mais rêve d’une HarleyDavidson. «C’est un solitaire, dit de lui Winterhalter, il n’est pas dans le calcul, ne fait pas de mondanités. Mais il est toujours au bon endroit. Il a un vrai physique, à la Lino Ventura, et il aime les mots, les textes.» Il a adoré jouer dans la série les Revenants, diffusée il y a peu sur Canal +, d’autant qu’il y a retrouvé sa copine Clotilde Hesme, et rêve de la saison 2. Il dit qu’il ne connaît rien à la politique, qu’il ne vote pas car il ne saurait pas pour qui, que «le seul truc qui déconne c’est l’humain, pas les systèmes» et qu’il est «très pessimiste sur l’humain». Il ne veut pas rentrer dans la polémique Depardieu. «Je l’aime beaucoup, il a marqué le cinéma et son époque.» Il aime les figures d’hommes affirmés. Outre Depardieu et Brassens, Coluche («le seul homme politique que j’ai aimé») et Simenon dont il a presque tout lu. D’ailleurs, à bien le regarder, enfoncé dans son siège avec sa pipe et son chapeau, regard perdu au loin, il a… mais oui, lui qui aurait pu être flic ou voyou, il a des airs d’un Maigret des temps modernes. •