Nouvelles addictions sans substance: de l

Transcription

Nouvelles addictions sans substance: de l
ACTUALITÉSOCIALE | POINT FORT
N o1 8 _ J A N V I E R – F É V R I E R 2 0 0 9
Texte: Jean-Daniel Barman, secrétaire général de
la Ligue valaisanne contre les toxicomanies (LVT)
Sortir du cloisonnement légal-illégal?
Qui nierait la complexité à traiter et à gérer les problématiques découlant des différentes formes de dépendances aux
substances psychoactives? Nous assistons plus que jamais à une confrontation
entre les discours fondés sur des évidences scientifiques et d’autres privilégiant
idéologie et dogmatisme. La reconnaissance des nouvelles addictions sans substance n’échappe pas à ces regards croisés,
pour ne pas dire contradictoires. Peutêtre parce qu’elles font craindre une évolution vers une société de plus en plus liberticide.
Deux tendances se dessinent déjà. La
classification des substances en «légales
et illégales» et l’approche globale des produits pouvant engendrer une dépen­dance.
Il s’agit de trancher entre une option pour
des paquets de mesures morcelés ou pour
la conceptualisation d’une politique globale. En Suisse, l’Office fédéral de la santé
publique (OFSP) a développé trois pro-
Nouvelles addictions sans substance:
de l’indispensable changement de paradigme
grammes spécifiques concernant le tabac,
les drogues illégales et l’alcool. Mais
quelle place donner aux dépendances
sans produit? Certains partis politiques,
mais aussi les lobbys alcool et ­tabac,
s’opposent déjà à tout assemblage des
genres. Alors est-ce utopique de leur demander d’élargir encore le spectre?
Les addictions sans substance
Au cœur des débats d’idées, sur fond
éthique, un troisième courant souffle sur
le champ des dépendances. Il concerne le
phénomène des addictions sans substance auquel s’intéressent les acteurs de
la santé mentale. Dans son rapport intitulé Une nouvelle politique des dépendances
en Suisse?, le Dr Markus Spinatsch pose
les bases et prémisses d’une politique
­fédérale plus intégrée en matière de dépendances.
«Est-il possible de tout mélanger?», direzvous. Va-t-on pousser le raisonnement
jusqu’à y inclure et problématiser la gour-
mandise, le goût pour les belles voitures,
la passion de la nature, la soif des voyages, le besoin du jogging quotidien et la
passion du jardinage? Ne serait-ce pas
élargir encore le terrain de chasse de certains intégristes de l’hygiénisme? Le développement du concept d’addictions
sans substance aurait pour conséquence,
selon le Dr Marc Valleur, «de penser les
addictions en terme de conduite des sujets plutôt que d’une approche à partir des
produits psychotropes». Mais où finit la
passion et où commence la dépendance?
A la recherche d’un dénominateur
commun
Alors, où classer les dépendances très
contemporaines qui ont pour nom jeu
pathologique, cyberdépendance, achats
compulsifs, addiction sexuelle, troubles
obsessionnels compulsifs, pour n’en citer
que quelques-unes? Les problèmes liés
au jeu excessif ont été assez rapidement
assimilés aux dépendances «classiques».
13
POINT FORT | ACTUALITÉSOCIALE
Selon la Dr Christine Davidson: «Pour les
addictions à des comportements, la description des symptômes rejoint celle des
dépendances aux substances. Par exemple, les critères du jeu pathologique ont
une réelle similarité avec ceux des produits. Ils en ont six en commun: le désir
compulsif; le temps consacré et l’abandon d’autres activités; la tolérance; la
poursuite du comportement malgré les
effets négatifs, le syndrome de sevrage,
les difficultés à contrôler l’utilisation.»
Les centres spécialisés, souvent pris de
court, sont régulièrement interpellés par
des parents pour qu’ils abordent avec
leurs adolescents la dépendance aux
écrans en général et à internet en particulier. Selon une récente publication de
l’ISPA, la Suisse compterait quelque
70 000 cyberdépendants ou netaholics.
Aux Etats-Unis, ce type de dépendance
serait reconnu lorsque l’internaute consacre plus de 40 heures par semaine à internet durant ses loisirs. Comme pour le jeu
excessif, les offices fédéraux ne manifestent aucun empressement à s’y intéresser,
trop absorbés qu’ils sont par les tentatives de développement d’une politique
intégrée des substances psychoactives.
Les nouvelles addictions attendront.
C’est ainsi que l’on prend du retard sur
l’horaire et, pire, que l’on rate des trains.
L’exemple du jeu excessif
Nous incluons ici les jeux d’argent pratiqués ou non dans le cadre de maisons de
jeux. L’éventail des offres ne cesse de
s’élargir si l’on songe aux diverses sollicitations des loteries et des jeux de paris.
De multiples possibilités sont offertes
aux joueurs via les sites internet spécialisés. La plupart des joueurs n’ont pas de
problèmes particuliers. Ils utilisent occasionnellement les possibilités offertes par
le marché dans un cadre légal. La prévalence du jeu pathologique varie selon les
études. 0,5 à 3% de la population adulte
serait concernée, avec une surreprésentation d’hommes. Selon le DSM IV, le jeu
pathologique se définit comme «une pratique inadaptée, persistante et répétée du
jeu». Il est question d’une addiction comportementale.
Le joueur dit pathologique est irrésistiblement attiré par le jeu pour satisfaire
ses besoins en sensations fortes. Il peut
être pris d’une envie irrésistible, à tout
moment. Pour lui, c’est comme un appel
ou une aspiration provoquée par sa compulsion. Il fait dans la démesure. Le jeu
14
N o1 8 _ J A N V I E R – F É V R I E R 2 0 0 9
est au centre de son existence, au détriment d’autres engagements familiaux,
sociaux, affectifs ou encore économiques.
Malgré les programmes de prévention et
les mesures sociales imposées, notamment aux casinotiers, la pression exercée
sur ce type de joueurs est faible. Les
contrôles et les interventions préventives
concernent, en général, des joueurs avant
tout perturbateurs. Est-ce un hasard si la
majorité des personnes qui fréquentent
les casinos suisses demandent leur exclusion volontaire des établissements de
jeu? Les casinotiers ont-ils intérêt à se
­priver de leurs meilleurs clients?
Il est de toute façon aisé de passer à travers les contrôles et les interdictions, fussent-elles volontaires. Le joueur est sollicité par d’innombrables offres alternatives échappant à tout filtrage. Il peut y
plonger à corps perdu. Il lui suffit par
exemple, s’il habite la région lémanique,
de prendre un bateau et de traverser le lac
en moins d’une heure. Le casino d’Evian
l’accueillera à bras ouverts. Les contrôles
d’identité n’y ont été introduits que depuis fin 2006. Le joueur n’a plus qu’à passer du franc suisse à l’euro, sur lequel
­reposeront alors ses espoirs de gains.
­Interdit sur la rive voisine du lac, il pourra
satisfaire son manque et accroître le niveau de ses dettes de jeu.
Nous pourrions multiplier de tels exemples mettant en évidence tant l’anarchie
caractérisant la législation européenne en
la matière que la difficulté pour le joueur
excessif de compter sur certaines mains
courantes pour freiner les appels du jeu.
Diverses études révèlent, par ailleurs, que
les joueurs abusent fréquemment d’al­
cool et qu’ils sont aussi de gros fumeurs
de tabac. Une alcoolisation peut influencer le comportement du joueur dans son
face à face avec la machine à sous. Elle
l’accompagne tant pour fêter un gain passager que pour anesthésier une nouvelle
perte douloureuse. Elle peut aussi le dés­
inhiber au moment de prendre la décision
de se rendre dans un établissement de
jeux, de tenter une nouvelle fois le sort
dans le but de se refaire.
En Suisse, les quelques centres spécialisés
destinés aux joueurs excessifs sont, pour
l’heure, relativement peu fréquentés.
Cela pourrait signifier que les personnes
concernées n’osent pas aborder cette problématique ouvertement. Le sujet seraitil encore tabou? Des groupes d’entraide
de joueurs anonymes ont vu le jour ici et
là. Mais leur effectif demeure très confi-
dentiel. De nouveaux moyens sont dégagés par les sociétés de loterie auxquelles il
a été reproché de multiplier les offres. Il
faudra pourtant patienter pour mesurer les
premiers effets des actions préventives.
Accro des nouvelles technologies
Nous pourrions aussi aborder les problèmes liés à la cyberaddiction. L’utilisation
abusive, voire franchement compulsive,
des nouvelles technologies informatiques
a trouvé sa place parmi les diverses déclinaisons des addictions. Constatons
qu’après l’obsession d’être «branché» le
plus longtemps possible, il s’agit encore,
maintenant, de rester connecté en permanence. On retrouve ce besoin de réponse
immédiate et du «tout, tout de suite»,
déjà observé, par le passé, chez certains
consommateurs abusifs de substances
psychotropes. E-mails, SMS, blog personnalisé, chat, Blackberry, téléphones
portables toujours en alerte, messageries
en tout genre sont, entre autres, les outils
géniaux de communication qui nous permettent d’être joints et de communiquer,
jour et nuit, d’un continent à l’autre. A en
oublier de temps en temps ses proches
qui n’ont comme seul défaut que celui
d’être en face de nous.
Certains experts considèrent que les jeunes adultes courent le risque de perdre
leurs liens avec l’univers réel. Ils donnent
l’impression de ne plus supporter le silence ou un moment de solitude. Il faut,
en permanence, être en contact, même
très superficiel, avec un maximum de
pseudo-amis, devenant complètement
tributaire des nouvelles technologies. Récemment, j’entendais un chanteur rap
entonner un «t’as pas trouvé l’âme sœur
sur ta planète, tu vas la trouver sur internet». Ou quand le virtuel envahit le
­monde des sentiments et de l’affectivité.
Où débute vraiment la dépendance?
«Autrefois, pour soulager leur mal-être,
les adolescents cherchaient le conflit.
Aujourd’hui, ils s’enferment dans leur
chambre devant un écran.» Pour le psychiatre et psychanaliste Serge Tisseron,
de Paris, «le problème principal du jeu vidéo est qu’il se substitue trop facilement
à des gratifications sociales défaillantes.
Un enfant en mal d’interactions, de gratifications ou même d’excitations, peut
être tenté de l’utiliser pour compenser ce
qui lui manque ou lui a manqué à un moment de son évolution. Le problème est
qu’il risque d’y rencontrer une frustration
encore plus grande!»
ACTUALITÉSOCIALE | POINT FORT
N o1 8 _ J A N V I E R – F É V R I E R 2 0 0 9
A la recherche d’un équilibre
Nous voilà appelés à gérer, encore une
fois, le dilemme représenté par la recherche d’un équilibre entre le trop et le trop
peu ou entre l’excès et le manque. Toutes
les dépendances ne comportent pas les
mêmes risques et n’engendrent pas les
mêmes effets sur la santé. Prenons garde
à l’outre-mesure et ne voyons pas des pathologiques là où il n’y en a pas. Le
Dr Marc Valleur, pourtant à l’origine des
nouvelles approches des addictions sans
substance, nous rend attentifs aux dangers de dérives. «On risquerait d’arriver
dans un monde à la Big Brother, où l’Etat
déciderait de la dose de plaisir à laquelle
on aurait droit, dans quel domaine […] Et
bien évidemment que l’idée que l’on se
fait de l’être humain et de la liberté indi-
viduelle va tout à fait à l’encontre de ce
genre de modèle.»
Il demeure que la gestion de ces phénomènes contemporains offre aux professionnels que nous sommes l’occasion
d’élargir notre regard et de sortir de la
seule obsession et différenciation des
produits pour définir nos stratégies d’intervention. Je prétends que tout être humain a un côté «accro». Commencer par
se poser des questions à la première personne, sans jugement de valeur, facilite la
compréhension des mécanismes de la dépendance, y compris celles des autres. Ce
changement de paradigme peut engendrer une sensibilisation large de la population et faciliter l’intégration des personnes toxicodépendantes dans notre société. Malgré les critiques émises vis-à-vis
d’une orientation liberticide de la santé
publique, nous nous devons de rechercher plus de cohérence entre nos visions,
nos croyances, nos objectifs et nos comportements. Et cela, personne ne pourra
le faire à notre place!
|
Bibliographie
Markus Spinatsch, Une nouvelle politique en matière des
dépendances pour la Suisse?, Rapport sur mandat de
l’OFSP, Berne, 2006
Marc Valleur et Dan Velea, «Les addictions sans
drogue(s )», Toxibase, no 6, juin 2002
Christine Davidson, «Les addictions sans substances»,
Dépendances, no 28, avril 2006, Lausanne, ISPA/GREA
Jean-Daniel Barman, Dépendances: tous accros?,
Editions Aire de famille St-Augustin, St-Maurice,
juin 2008
15

Documents pareils