Les addictions sans drogue et les conduites ordaliques
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Les addictions sans drogue et les conduites ordaliques
L’Information psychiatrique 2005 ; 81 : 423-8 ADDICTIONS, SUBSTITUTIONS Les addictions sans drogue et les conduites ordaliques Marc Valleur* RÉSUMÉ Un abord psychopathologique des addictions doit faire appel aux approches phénoménologiques et aux données fournies par la clinique. L’auteur propose un modèle de compréhension des addictions, issu de la clinique des toxicomanies, mais pouvant s’appliquer aux addictions sans drogue. La conduite addictive comporterait, en proportions variables, deux versants opposés : d’une part la recherche de sécurité, à travers la routine de l’habitude, puis l’instauration de la dépendance physiologique ; d’autre part la recherche de sensations et de risque, constituant la dimension ordalique des addictions. Le jeu pathologique, addiction sans drogue la plus universellement admise, occupe une place centrale dans ce qui serait une classification des addictions selon un axe dépendance/conduite ordalique. Mots clés : addiction, drogue, conduite ordalique, jeu pathologique ABSTRACT Non-drug addictions and ordalic behaviour patterns. A psychopathological approach to addictions must draw on phenomenological approaches and clinical data. The author puts forward a model for understanding addictions drawn from the clinical study of drug addiction, although applicable to non-drug addictions. Addictive behaviour would seem to include two opposing aspects, in varying proportions: on the one hand the search for security, through routine, and a gradual physiological dependence; on the other hand the search for strong sensations and risk that constitutes the ordalic dimension of addictions. Pathological gambling, the most universally acknowledged non-drug addiction, occupies a central role in what could constitute a classification of addictions according to a dependence/ordalic behaviour axis. Key words: addictions, ordalic behaviour, dependence, pathological gambling RESUMEN Las adicciones sin droga y las conductas ordálicas. La psicopatología de las adicciones debe tener en cuenta el punto de vista fenomenológico y los datos recogidos gracias a la observación clínica. El autor propone un modelo para analizar las adicciones inspirado en la clínica de las toxicomanías, pero que puede ser aplicado a las adicciones sin droga. La conducta adictiva comporta, en proporciones variables, dos vertientes opuestas : por un lado la búsqueda de seguridad, a través de la rutina del ábito y la instauración de la dependencia fisiológica y por otro la búsqueda de sensaciones y de riesgo que constituyen la dimensión ordálica de las adicciones. El juego patológico, la adicción sin droga más unánimemente reconocida como tal, ocupa una posición central en lo que podría considerarse como una clasificación de las adicciones según un eje dependencia/conducta ordálica. Palabras clave : adicciones, conductas ordálicas, dependencia, juego patológico * Centre médical Marmottan, 19, rue d’Armaillé, 75017 Paris L’INFORMATION PSYCHIATRIQUE VOL. 81, N° 5 - MAI 2005 423 M. Valleur Dans les publications scientifiques comme dans les discours médiatiques et, de façon générale, dans les représentations sociales, les addictions sont en passe de remplacer la toxicomanie. La contrainte par corps venant en lieu et place de la folie pour le poison, on peut voir dans cette évolution le résultat d’une médicalisation du champ des dépendances, privilégiant les approches biologiques au détriment de la psychopathologie. On peut aussi y voir de façon schématique – l’esclavage remplaçant la passion – la poursuite d’un mouvement déjà ancien de transformation en victimes de sujets auparavant considérés avant tout comme des coupables. Le primat des approches « processuelles » biomédicales sur les approches « symptomatiques » psychosociales serait ainsi avéré. Mais le mouvement n’est pas si univoque : alors que le toxicomane substitué tend à ressembler au diabétique ou à l’hypertendu, malades qui ont « simplement » besoin de traitements d’équilibre au long cours, le tabagique se rapproche de plus en plus du toxicomane classique, victime de son vice, et l’alcool au volant est l’objet d’une criminalisation qui réduit l’écart entre la « substance psychoactive » et la « drogue ». Ce contexte mérite un examen attentif et une particulière vigilance quant aux discours et aux pratiques en matière d’addictions sans drogue, autour desquelles se restructurent les théorisations psychopathologiques. L’une des lignes de force de toutes ces évolutions est la tension entre discours cliniques et discours de santé publique, trop souvent confondus. De faux consensus masquent trop souvent des oppositions, notamment quant aux limites de la réduction des risques ou autour de la notion de « conduites à risque ». Il convient donc de revenir sur les liens entre conduites de risque et dépendances, qui furent un champ de recherche central dans le cadre des toxicomanies et méritent aujourd’hui d’être réexaminés. Le statut des addictions : maladies ou mauvaises habitudes ? Les arguments cliniques en faveur d’un regroupement des addictions sont nombreux. Citons simplement [1] : – La parenté entre les divers troubles qui s’y trouvent regroupés et qui sont définis par la répétition d’une conduite, supposée par le sujet prévisible, maîtrisable, s’opposant à l’incertitude des rapports de désir, ou simplement existentiels, interhumains. – Ensuite, l’importance des « recoupements » (overlaps) entre les diverses addictions : nous connaissons par exemple la fréquence de l’alcoolisme, du tabagisme, des toxicomanies, voire des troubles des conduites alimentaires, chez les joueurs pathologiques. – Aussi, le passage, fréquemment rencontré, d’une addiction à une autre, un toxicomane pouvant par exemple devenir alcoolique, puis joueur, puis acheteur compulsif... 424 – Enfin, la parenté dans les propositions thérapeutiques. Particulièrement importante est ici l’existence des groupes d’entraide, fondés sur les « traitements en douze étapes », de type Alcooliques Anonymes. Cette multiplication des groupes d’entraide en douze étapes pour toutes sortes de conduites, de la dépendance à internet aux achats compulsifs, mais aussi pour les « codépendances » ou les dépendances affectives est probablement le signe le plus important de la place que prennent les dépendances dans la société actuelle. L’addiction devient en fait une notion courante et déjà les publicitaires en ont compris l’ambiguïté (c’est une maladie, mais si l’on devient addict, c’est que l’objet de dépendance est source d’un plaisir intense) et proposent par exemple « le jeu le plus addictif du monde » comme ils ont pu promouvoir une boisson alcoolique avec le slogan paradoxal « ne commencez jamais »... Passer d’approches centrées sur les produits à des approches centrées sur les conduites des sujets est donc aujourd’hui une façon de se mettre en accord avec une évolution sociologique de la place des dépendances dans les discours et les représentations. Mais les scientifiques hésitent à entériner ce mouvement et les « toxicomanies sans drogue » ou « addictions comportementales » sont encore l’objet de controverses où se retrouvent, de façon à peine décalée, les débats qui continuent d’opposer, en matière de toxicomanie, les tenants d’approches biomédicales aux défenseurs d’approches psychosociales. Un article de la revue Science en novembre 2001 résumait ainsi le problème : « Behavioral addiction do they exist ? Aided by brain imaging advances, scientists are looking for evidence that compulsive nondrug behaviors lead to longterm changes in reward circuitry » [2]. Nombre d’auteurs se placent en effet dans une position d’attente, partant du principe que ces « nouvelles pathologies » ne mériteront un réel droit de cité que lorsque des marqueurs biologiques – l’hypersensibilité acquise des circuits dopaminergiques par exemple – en démontreront l’existence au plus profond des mécanismes vitaux. Une forme de dépendance aussi peu discutée cliniquement et phénoménologiquement que le jeu pathologique souffre ainsi d’une difficulté à s’inscrire dans un cadre « scientifique ». La dépendance à une substance psychoactive est en effet évaluée expérimentalement assez facilement, notamment par des épreuves d’auto-administration chez l’animal, alors qu’en matière de jeu, comme pour toutes les addictions sans drogue, il n’existe guère de dispositif expérimental permettant les mêmes mesures. L’éthologie doit encore progresser pour nous proposer des équivalents, chez le rat, de la dépendance aux machines à sous, au sport, au travail ou aux relations amoureuses passionnelles et destructrices. Ne doutons pas que les recherches vont se multiplier, qui finiront par prouver que l’intensité des sensations éprouvées dans les séquences de jeux de casino, mais aussi de jeux vidéo, sans parler des transports amoureux, se tradui- L’INFORMATION PSYCHIATRIQUE VOL. 81, N° 5 - MAI 2005 Les addictions sans drogue et les conduites ordaliques sent par des modifications tangibles, et possiblement durables, des circuits de récompense. Mais il convient, de toute façon, de prendre acte de l’émergence de quantité de « nouvelles addictions » qui constituent indéniablement, aux côtés de la dépression, les maladies emblématiques de la modernité. La question épistémologique de leur statut, maladies ou simples habitudes envahissantes, socialement ou sanitairement « non correctes », repose celle des formes prises, en fonction de la culture, par les expressions de la souffrance psychique. Rappelons que Thomas Szasz [3] avait pu dénoncer la « chimie sacramentelle » et la construction des toxicomanies comme fabrication de victimes émissaires d’une société qui promeut la prescription médicale comme unique mode de régulation de l’usage de substances psychoactives. Mais que le même auteur avait aussi dénoncé, non sans arguments, le « mythe de la maladie mentale » [4], assimilation de toutes les formes de souffrance psychique à des maladies somatiques... En matière d’addictions sans drogue, plus encore que de toxicomanies, voire de maladies mentales, se posent les questions des frontières entre normal et pathologique, des déterminants sociologiques et culturels des troubles, autant que de leurs assises biologiques. Les repères ici nécessaires sont d’abord descriptifs, phénoménologiques et ne doivent pas être subordonnés à la découverte de fondements biologiques démontrés. La pathologie, la maladie, est d’abord une notion subjective, liée au sentiment intime d’aliénation vécu par le sujet, qui, à travers une dépendance, s’éprouve comme aux prises avec un processus qui le dépasse, qui échappe à sa volonté, qui n’apparaît pas réductible, de façon symptomatique, à son histoire et à son univers psychique préexistant. Mais la notion de maladie amène aussi naturellement à reposer celle de la responsabilité, dans un domaine où la « faiblesse de la volonté » a souvent pu être mise en avant comme élément explicatif. L’extension de la notion d’addiction à certaines formes de criminalité montrera que cette question, ancienne en matière d’usage de substances ou de toxicomanies, reste d’une actualité aiguë. Elle montre aussi pourquoi les addictions, avec ou sans drogues, ne seront jamais des maladies tout à fait comme les autres. Avec Giulia Sissa [5], il est en effet permis de remarquer que les champs de ces nouvelles addictions ne sont autres que les champs de l’activité humaine qui, de tout temps, ont relevé du sacré et de la religion, avant de fonder la morale des anciens. La nourriture, le sexe, l’alcool et les drogues, l’argent et le hasard : objets de cultes et de rites, donc de prescriptions et d’interdits religieux, puis d’exercice du contrôle de soi, puisque pouvant devenir l’objet d’un désir sans frein, de passions impossibles à assouvir. Il faut attendre la fin du XVIIIe siècle pour que, parallèlement à la séparation de la médecine et de la religion, des conduites aussi anciennes que l’ivrognerie ou l’abus du jeu deviennent des maladies et que les médecins humanistes tentent d’infléchir le regard de la société envers des sacrilèges, des profanateurs, des vicieux : c’est à 1785 que remonte le texte que la plupart des auteurs nord-américains considèrent comme fondateur du champ médical des addictions, An inquiry into the effects of ardent spirits upon the human body and mind, de Benjamin Rush ; à 1850 l’introduction de la notion d’alcoolisme par Magnus Huss, l’intoxication chronique devant remplacer l’ivrognerie. À la suite des travaux de Morel (1857), les alcooliques, les toxicomanes, avec les tuberculeux et les syphilitiques, vont entrer dans la vaste catégorie des « dégénérés » qui, pour évidemment malades, n’en restèrent pas moins pervers, vicieux et relevant de traitements aussi durs que des criminels. Toutes les questions les plus actuelles sur les addictions montrent que le partage des champs de la justice et de la morale, de la médecine et de la maladie est toujours en refonte, et que les frontières entre normalité, crime et pathologie ne peuvent simplement dépendre de vérifications scientifiques de facteurs biologiques. De nos jours, les pathologies du trop agir peuvent être considérées comme l’envers du « trop de refoulement » névrotique qui avait conduit, à la fin du XIXe siècle, à une reformulation radicale des façons de penser la souffrance psychique, avec les inventions de la psychanalyse et de l’inconscient. Il convient d’ailleurs de rappeler que c’est de l’intérieur de la psychanalyse que provient la notion de « toxicomanies sans drogue », introduite par Otto Fenichel [6] en 1945, dans sa Théorie psychanalytique des névroses. S’interrogeant sur les différences entre les troubles impulsifs, commis par le sujet de façon « egosyntone » et les obsessions, qui s’imposent à un sujet qui tente d’y résister, cet auteur est probablement à l’origine du découpage actuel de la classification du DSM [7] qui fait une place aux troubles du contrôle des impulsions, avec les dépendances à une substance, les paraphilies (perversions sexuelles), le jeu pathologique et quelques troubles comme la pyromanie, la kleptomanie, la trichotillomanie... L’un des auteurs ayant contribué le plus à l’élargissement des conduites addictives aux toxicomanies sans drogue est sans doute le psychosociologue Stanton Peele [8] qui, en 1975, tenta de démontrer l’équivalence (et non la simple ressemblance) entre certaines formes de relations amoureuses et la toxicomanie. Sa visée était sans doute iconoclaste et, à la suite de Thomas Szasz, il tendait surtout à montrer que la toxicomanie ou l’alcoolisme n’étaient pas des « maladies » méritant obligatoirement des soins médicaux, mais relevaient aussi du choix personnel, de la responsabilité individuelle. Mais aujourd’hui, après notamment le succès de travaux comme ceux de Robin Norwood (auteur de Ces femmes qui aiment trop [9]), la toxicomanie est toujours considérée comme une maladie sérieuse, mais certains conjoints tentent de régler leurs difficultés de couple par l’engagement dans des traitements en douze étapes : « nous avions admis que nous étions impuissants devant L’INFORMATION PSYCHIATRIQUE VOL. 81, N° 5 - MAI 2005 425 M. Valleur les relations, et que nous avions perdu le contrôle de nos vies »... Le besoin de définir des critères non exclusivement liés à un objet précis de dépendance, mais excluant les simples habitudes quelque peu originales a conduit A. Goodman, en 1990, à proposer, dans le British Journal of Addictions [10], une définition regroupant des critères du jeu pathologique et de la dépendance à une substance. Si les critères de Goodman sont aujourd’hui bien connus et souvent utilisés comme base de définition des addictions avec ou sans drogues, il faut constater qu’ils n’ont pas de valeur officielle, la catégorie des addictions au sens large n’ayant pas – ou pas encore – intégré les manuels internationaux de classification des maladies. Addictologie de santé publique, addictologie clinique Les dangers pour la santé des conduites addictives ont, au cours des vingt dernières années, conduit à une prééminence progressive des approches de santé publique et à une évolution radicale du regard, tant sur les conduites de dépendance que sur les conduites dites « à risque ». En matière de toxicomanie aux drogues illicites, héroïnomanie particulièrement, les stratégies de « réduction des risques » forment désormais le cadre explicite de la plupart des interventions thérapeutiques ou préventives. Promue dans ce contexte, la diffusion des traitements de substitution aux opiacés, dans une optique de « maintenance » au long cours, a fait passer l’accent sur les modalités de la gestion de la dépendance et donc sur le versant processuel, biologique, des addictions, reléguant au second plan les considérations sur les aspects psychologiques et sociaux des usages de drogues ou du « choix » de l’addiction. De l’héroïnomanie qui, au début des années 1970, symbolisait au mieux une toxicomanie des jeunes symptomatique d’un malaise psychologique, social, culturel, le regard s’est déplacé sur des conduites moins chargées de « sens » et moins propices aux interprétations, mais beaucoup plus immédiatement préoccupantes pour la santé publique : l’alcoolisme et surtout le tabagisme constituent évidemment des « fléaux » quantitativement bien plus importants et il est légitime que la société en fasse une priorité, quitte à les rapprocher pour cela, dans les représentations sociales, des classiques toxicomanies. L’accent est, en matière de conduites addictives, mais de façon plus vaste dans les champs de la santé et de la sécurité au sens le plus large, de plus en plus mis sur les dommages – maladies, accidents, décès, handicaps – qui peuvent être imputés aux conduites des sujets et la prévention tend de plus en plus à s’orienter vers la modification des « comportements », qu’il s’agisse par exemple d’usages de substances psychoactives, mais aussi de respect du code de la route, de conduites alimentaires... 426 Le besoin d’agir de façon large, au niveau de grandes populations, favorise dans ce contexte les abords les plus objectifs et scientifiques des comportements, des croyances et cognitions, ainsi que les évaluations quantitatives et les validations statistiques : l’addictologie, pour toutes ces bonnes raisons, est avant tout une addictologie de santé publique. Mais le consensus sur la réduction des risques masque trop souvent l’amalgame constitué par la notion de « conduites de risques » où vont désormais se retrouver toutes les formes d’activités objectivement dangereuses, indépendamment de la relation subjective au risque. Il existe de fait des différences, des tensions entre l’appréhension des risques issue d’une visée de prévention ou de santé publique et celle provenant des approches cliniques, dans lesquelles il est particulièrement important de comprendre la place ou le rôle, positif ou négatif, du risque dans le fonctionnement psychique d’un sujet : la « conduite de risque » subjective ne recoupe pas tout à fait la « conduite à risque » de la prévention. Dans une optique de réduction des dangers, des dommages, des méfaits, la conduite à risque peut être définie comme le surcroît de probabilité d’accident, de maladie, de handicap, de mort, lié aux conduites de consommation. Dans une approche « psychologique » ou clinique, elle désigne l’engagement du sujet dans des situations dangereuses et hasardeuses, de façon plus ou moins consciente, plus ou moins activement recherchée, et la place, la fonction, des éprouvés et des sentiments reliés à ces situations. Que le risque soit non seulement parfois inévitable ou nécessaire, mais aussi puisse, au moins subjectivement, avoir une connotation positive est l’une des raisons pour lesquelles le terme de « réduction des risques » est de plus en plus remplacé par celui de « réduction des dommages » ou « réduction des méfaits ». Autrement dit, le risque est le plus souvent considéré comme subi et le sujet cherche évidemment à l’éviter : il y a ici plein accord entre les individus et les stratégies préventives collectives, la demande de sécurité pouvant aller jusqu’à des extrêmes dans la recherche du « risque zéro » et dans le besoin d’attribuer une cause évitable à tous les dangers imaginables. Mais il existe aussi des risques « choisis », non par simple ignorance des dangers, mais pour des raisons éminemment « psychologiques ». Les stratégies de santé publique vont – en visant des modifications des « comportements » – contribuer à la construction par la société de « nouveaux risques » qui ne vont pas être perçus par tous les sujets de façon homogène. Le risque routier ou l’usage de tabac sont des exemples actuels de modification des représentations sur des conduites longtemps considérées comme anodines ou inévitables et aujourd’hui rapprochées des déviances graves ou des toxicomanies. Cette évolution se traduit par des résultats très positifs au niveau quantitatif, la majorité tenant à respecter la règle et les lois, mais les actions préventives vont L’INFORMATION PSYCHIATRIQUE VOL. 81, N° 5 - MAI 2005 Les addictions sans drogue et les conduites ordaliques presque toujours se heurter à une petite part incompressible de « récidivistes », de « rebelles », de marginaux, pour lesquels des stratégies spécifiques doivent être élaborées. Au moins de ce fait, il peut continuer à y avoir une place pour une réflexion sur le sens individuel de la prise de risque, pour les données issues d’une clinique individuelle peut-être les plus aptes à fournir des éléments sur le fonctionnement psychique de ces sujets quantitativement minoritaires, peu évalués par les grandes enquêtes en population générale, parmi lesquels vont se retrouver les « irréductibles » peu sensibles aux campagnes de prévention, comme les « récidivistes » auprès desquels les stratégies de modification des comportements valables pour le plus grand nombre ne paraissent pas s’appliquer : aux côtés de l’addictologie de santé publique, doit persister une place pour une addictologie clinique... Ces rapprochements entre clinique et santé publique ne sont pas toujours faciles et les tensions persistent entre des élaborations issues d’une clinique singulière auprès de personnes désignées comme déviants ou malades et les recherches plus objectives sur les comportements de groupes plus ou moins importants d’individus. Addictions et conduites ordaliques Il existe donc encore une utilité de recourir à la notion de conduites ordaliques qui désigne une forme très particulière de relation subjective au risque et qui est issue de la clinique et de l’abord psychopathologique des toxicomanies. Elle correspond à un versant extrême de la « conduite de risque », indépendamment des dommages quantitativement évaluables, des « conduites à risque » du groupe. La comparaison avec l’ancienne coutume du jugement de Dieu permet de définir cette forme d’épreuve autoimposée : l’ordalie désigne « toute épreuve juridique usitée au Moyen-Age sous le nom de Jugement de Dieu ». Au sens strict, le mot ordalie doit être réservé aux épreuves par les éléments naturels (eau, feu) et distingué des serments et des duels bien que ces deux dernières formes d’épreuves comportent une dimension possiblement ordalique. La conduite ordalique [11] peut être définie comme le fait, pour un sujet, de s’engager de façon plus ou moins répétitive dans des épreuves comportant un risque mortel : épreuve dont l’issue ne doit pas être évidemment prévisible et qui se distingue de ce fait tant du suicide pur et simple que du simulacre. Le fantasme ordalique serait le fait de s’en remettre à l’autre, au hasard, au destin, à la chance, pour le maîtriser ou en être l’élu et, par sa survie, prouver tout son droit à la vie, sinon son caractère exceptionnel, peut-être son immortalité. Cette conduite ordalique est donc toujours à deux faces : abandon ou soumission au verdict du destin mais aussi tentative de maîtrise, de reprise du contrôle sur sa vie. Elle implique donc une relation subjective très particulière au risque, qui peut nous permettre de donner les caractéristiques du « risque ordalique ». Celui-ci comprend : – Un rapport subjectif positif au risque : il s’agit d’un risque choisi et non d’un risque subi et le sujet en attend consciemment ou non un mieux-être. La prise de risque est vécue comme une épreuve que l’on peut traverser avec succès, voire comme une séquence de mort suivie de résurrection. – Une relation « animiste » à la chance, au hasard, au destin : fantasmatiquement, cette épreuve, bien que solitaire et auto-imposée, a toujours un juge. – Un sentiment d’emprise sur la situation : le paradoxe de la conduite ordalique est de s’en remettre totalement à l’autre mais avec l’idée de le maîtriser et, à un niveau ultime et de façon magique, la mort-renaissance devient alors autoengendrement. Plus banalement, il faut noter que l’impression de maîtrise, le sentiment intime d’emprise sur la situation, modifie radicalement la relation du sujet au risque, qui peut ici se comparer au risque « professionnel » des cascadeurs, des matadors, de tous les sportifs de l’extrême. Encore plus simplement, le sentiment de maîtrise explique la différence entre la perception du risque routier – facilement minimisé – lorsque l’on conduit un véhicule et la perception « phobique » du danger que l’on court en tant que passager d’un avion, d’un téléphérique, voire d’une voiture ou d’un ascenseur... – Un versant transgressif : la prise de risques, dans le mouvement ordalique, est une façon d’invalider tous les dépositaires de la loi, comme si le fait de risquer l’enjeu suprême plaçait le sujet au-dessus de toute règle et de toute convention. L’usage de drogues interdites tente les jeunes par l’attrait même de l’interdit et l’exposition au danger redouble la transgression d’une attaque aux valeurs aujourd’hui sacrées que sont le corps, la santé, la jeunesse... – Un appel à la loi : le refus de règles et l’invalidation des dépositaires de la loi se double d’un appel à une loi supérieure en quelque sorte plus légitime. Ce paradoxe apparent est commun à bien des conduites de risque des adolescents et aux transgressions de nombre de sujets psychopathes ou antisociaux, selon un lien entre limite et transgression ainsi résumé par Michel Foucault [12]: « La limite et la transgression se doivent l’une à l’autre la densité de leur être : inexistence d’une limite qui ne pourrait absolument pas être franchie ; vanité en retour d’une transgression qui ne franchirait qu’une limite d’illusion ou d’ombre ». Leur dimension ordalique confère de fait à certaines prises de risque comme un indice de légitimité supérieure. De même que l’importance des sacrifices consentis par obéissance à une religion démontre la puissance sacrée des dogmes, c’est ici l’importance de la prise de risque qui témoigne de la légitimité de la conduite et de la revendication implicite du sujet. L’ordalie d’Iseut est ainsi, par exemple, depuis le Moyen-Âge, l’illustration littéraire d’un choix amoureux socialement non conforme mais légitimé par une prise de risque allant jusqu’à l’épreuve du fer rouge. L’INFORMATION PSYCHIATRIQUE VOL. 81, N° 5 - MAI 2005 427 M. Valleur Sur le même modèle, l’audace adolescente du « qui j’ose aimer » pose le principe d’une légitimité supérieure du désir, confortée par le caractère transgressif et dangereux du choix amoureux [13]. Il est permis de soutenir qu’il existe, pour toutes les addictions, une dimension possible de transgression et de prise de risque active, à côté des mécanismes de la dépendance, ce qui en fait des entités à deux faces à la fois liées et apparemment contradictoires. La dépendance est parfois décrite comme routine, habitude, refuge devant l’incertitude de l’existence, fuite de la nouveauté et de l’aventure [14]. Mais il existe aussi des addictions ouvertement transgressives et risquées, décrites, elles, comme déviances, recherche de sensation, de nouveauté et d’aventure... Dans certains cas, la mise en risque ordalique du sujet pourrait correspondre à une tentative de « repartir à zéro », de réintroduire du sens dans une existence réduite à la quête permanente de la drogue, ou plus généralement de l’objet de l’addiction. Si l’on fait de la conduite ordalique une dimension des constellations addictives, les diverses formes d’addictions peuvent s’ordonner selon leur « gradient ordalique », c’està-dire selon la part active, choisie, du risque encouru. Dans cette classification des addictions, le tabagisme, encore aujourd’hui plutôt vécu comme habitude et dépendance pure que comme transgression et prise de risque, s’opposera aux toxicomanies « historiques », héroïnomanie ou cocaïnomanie, dans lesquelles les dimensions ordaliques sont souvent au premier plan. Le jeu pathologique occupe dans cette « grille ordalique des addictions » une place centrale : le risque y est en effet perçu de façon très aiguë, même s’il ne s’agit pas, comme dans l’imagerie de l’overdose, d’un risque immédiatement vital. Le jeu est en effet un parfait laboratoire pour explorer les relations du sujet au hasard et au risque. Les façons d’aborder le jeu pathologique seront les paradigmes de toutes les approches des addictions, selon qu’elles privilégient l’abord processuel de la dépendance, la médecine ou la biologie ou, au contraire, les approches symptomatiques, 428 plus axées sur le choix de l’objet de passion et de dépendance, dans des optiques culturelles et sociales, mais aussi psychopathologiques. Références 1. VALLEUR M, MATYSIAK JC. Les addictions. Paris : Armand Colin, 2002. 2. HOLDEN C. Behavioral addictions: do they exist? Science 2001 ; 394 : 980-2. 3. SZASZ T. Les rituels de la drogue : la persécution rituelle de la drogue et des drogués. Paris : Payot, 1975. 4. SZASZ T. Le mythe de la maladie mentale. Paris : Payot, 1975. 5. SISSA G. Le plaisir et le mal. Paris : Odile Jacob, 1997. 6. FENICHEL O. La théorie psychanalytique des névroses. Paris : PUF, 1979. 7. DSM-IV. Paris : Masson, 2003. 8. PEELE S. Love and addiction. Taplinger Publishing, 1991. 9. NORWOOD R. Ces femmes qui aiment trop. 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