Addictions n° 18, juin 2007
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Addictions n° 18, juin 2007
Addictions18_10-15 23/06/07 1:08 Page 10 Dossier Jeux de hasard et d'argent Ce n'est plus d Pas joueurs, les Français ? Moins que leurs homologues européens, peut-être. Mais la roue tourne, et nous sommes aujourd’hui de plus en plus nombreux à nous lancer dans des paris… parfois risqués ! chaque semaine la petite somme qui, selon la célèbre formule, pourrait ❝ Parieurs de PMU, gratteurs de la FDJ, stakhanovistes des machines à sous... ❝ C haque jour, 55,6 millions d’euros s’envolent en direction de la Française des Jeux, du PMU ou des casinos. Chaque année, 2 à 3000 nouveaux joueurs se voient «interdits de jeu» par le Ministère de l’Intérieur. Incontestablement, le jeu gagne du terrain. Mais qui sont ces «parieurs de PMU, ces gratteurs de la FDJ, ces stakhanovistes des machines à sous», comme les désigne François Trucy, sénateur du Var à qui l’on doit un rapport très complet sur «L’évolution de jeux de hasard et d’argent» (1). Traditionnellement, le jeu est plutôt l’apanage des couches populaires et moyennes. En particulier de nombreux «inactifs», retraités, chômeurs ou personnes âgées, investissent chaque jour ou leur rapporter gros. Un profil qui pourrait se renouveler avec l’arrivée de nouveaux jeux -il s’en crée chaque année- et surtout de nouvelles technologies offrant la possibilité de jouer à toute heure et en tout lieu. Le jeu est donc effectivement entré dans nos mœurs. Entre 1999 et 2005, les mises ont fait un bond de 55% auprès de la Française des Jeux (Loto, Keno, Euromillions, Rapido…), opérateur-leader disposant de 40 000 points de vente (soit un pour 1530 habitants) et qui se flatte de drainer des joueurs aux mises généra- 10 - Juin 2007 - N°18 Addictions La FDJ, opérateur-leader disposant de 40 000 points de vente. Addictions18_10-15 23/06/07 1:08 Page 11 us du jeu lement modestes mais de plus en plus nombreux. Etat seul maître à bord L’Etat est souvent désigné comme le premier gagnant au secteur du jeu. La formu- le ne manque pas de piquant mais mérite d’être commentée. Il faut savoir que l’actuelle politique des jeux en France est issue d’une conception très ancienne selon laquelle le jeu, source de gains obtenus sans travail, est par 11 - Juin 2007 - N°18 Addictions nature immoral. D’où le principe qui prévaut encore d’une interdiction générale des jeux, souffrant toutefois quelques exceptions. C‘est l’Etat qui décide de ces exceptions, s’arrogeant ainsi une situation de monopole, avec les privi- lèges et les obligations qui en découlent. Seul maître à bord, le voilà tenu d’encadrer un secteur plus que d’autres sujet à dérives. Au premier rang desquelles figure le blanchiment d’argent, toujours en ligne de mire des politiques et qui Addictions18_10-15 23/06/07 1:08 Page 12 Dossier Jeux de hasard et d'argent en 1983 a justifié l’interdiction des machines à sous dans les cafés, aujourd’hui reléguées dans les seuls casinos. Mais l’Etat s’est récemment imposé d’autres devoirs, en particulier vis-àvis du consommateur qu’il entend protéger, de l’endettement ou de l‘addiction par exemple. Ces préoccupations sont justifiées par la nouvelle expansion des pratiques, et l’alerte lancée par plusieurs pays étrangers confrontés à des problèmes spécifiques. D’où l’éclosion de mesures nouvelles visant le consommateur. Déjà exclus des casinos (jeux de table et machines à sous), les mineurs se voient désormais interdire l’accès aux jeux de loterie et pronostics sportifs (2). La loi sur la prévention de la délinquance (3) renforce par ailleurs les mesures dirigées contre les jeux en ligne illégaux (seuls sont autorisés les loteries et paris relevant de la FDJ et du PMU). Enfin, un Comité consultatif pour l’encadrement des jeux et du jeu responsable a été mis en place en juin 2006 (4). De son côté, la FDJ a adopté depuis 2003 une charte éthique. Les détaillants sont ainsi invités à observer avec vigilance les habitudes de consommation des joueurs, afin de détecter d’éventuels comportements excessifs. Bookmakers voraces Le monopole détenu par l’Etat français a été récemment critiqué par la Commission européenne, qui se réclame d’une autre logique, et persiste à voir dans les jeux de hasard un service écono- mique comme les autres. D’où ses remontrances à l’égard de la France, accusée de «bafouer les règles du marché intérieur» et d’enfreindre la liberté de prestations de service. De fait, ce monopole interdit tout accès aux opérateurs privés étrangers, des bookmakers anglais par exemple qui ne cachent pas leur voracité à l’égard des paris sportifs en ligne. L’Union Européenne ne se prive pas au passage de stigmatiser l’ambiguité d’une politique qui d’un côté appâte les joueurs pour rentabiliser son entreprise et en même temps prétend les protéger de tout excès. Elle admet toutefois la mise en place de certaines mesures de protection, «à condition qu’elles soient proportionnées à l’objectif visé». Les limites Des joueurs nombreux, aux mises généralement modestes. 12 - Juin 2007 - N°18 posées par la France sontelles si draconiennes ? Maladie du jeu Est-ce parce que l’engouement pour le jeu est relativement récent, mais Au secours! La dépendance vous guette ? Tentez votre chance auprès de l’un de ces organismes : SOS Joueurs (association 1901 sans but lucratif, financée par les grands acteurs du secteur) : 0 810 600 115 (prix d’un appel local) Institut du jeu excessif : 04 78 42 46 84 (accueil téléphonique par un ancien joueur) Gamblers Anonymous : www.gamblersanonymous.org Hôpital Marmottan : 17-19 rue d’Armaillé 75017 Paris 01 45 74 00 04 (addictions avec ou sans produits) Addictions Addictions18_10-15 23/06/07 1:08 très peu d’études se sont intéressées à un comportement qui pourtant se révèlerait passionnant à l’analyse, avec ses composantes ludiques, rituelles, obsessionnelles ou fatalistes. Activité récréative au départ, le jeu peut entraîner ses adeptes sur des pentes dangereuses : désorganisation du temps, obligations délaissées, problèmes financiers. Si les Français ont dépensé en moyenne 0,9% de leur budget dans les jeux pour l’année 2005, certains l’ont fait plus que d’autres, au point de perdre toute limite. Selon les observations de SOS Joueurs (voir encadré Au secours !), un joueur dépendant sur six passe devant une commis- Page 13 sion de surendettement ou se retrouve en tutelle. Mais c’est surtout en termes psychiques que la question se pose. Lorsque le jeu devient obsessionnel, compulsif, il peut modifier le comportement de fond en comble, entraînant des conséquences dramatiques sur la vie sociale, professionnelle ou personnelle. On commence à parler de pathologie quand le jeu devient réellement le cœur de l’existence du joueur, malgré les rappels quotidiens à la réalité : accumulation des dettes, mises en garde de l’entourage. Les conséquences sont connues : oubli du travail, voire du sommeil ou de l’alimentation, dépression, conduite suicidaire, consommation accrue d’alcool ou substances psychoactives, achats compulsifs. Le psychisme du joueur prend les couleurs de son obsession, marquée par les Jouez responsable Inscrits sur son site en lettres défilantes, voici quelques conseils prodigués par la Française des Jeux : Restez maître du jeu…N’empruntez pas pour jouer…Fixez-vous des limites de temps et d’argent…N’oubliez jamais que la chance ne se contrôle pas… rituels, les pensées irrationnelles, l’illusion du contrôle, les pseudo-stratégies, et…un stress perpétuel, qui agit à la manière d’une drogue. Combien sont-ils dans ce cas ? 300 000 ? 600 000 ? Impossible de se prononcer, aucune évaluation n’ayant été tentée en France. En attendant la prochaine expertise collective INSERM sur le jeu pathologique et autres addictions sans substance, on peut se référer aux études épidémiologiques menées notamment en Amérique du Nord, qui montrent des taux de prévalence situés entre 1 et 3% de la population générale. L’intrusion des jeux en ligne ne peut qu’accentuer les phénomènes de dépendance : n’importe qui peut désormais opérer des paris à distance, seul, face à son ordinateur ou sur son téléphone mobile. Sites attractifs, absence de surveillance, univers complètement dématérialisé, autant de dangers potentiels pour les individus fragiles. Auxquels s’ajoute aujourd’hui le problème de l’illégalité. Selon une estimation Littérature Le secret de la Dame de pique Le jeu a inspiré de belles pages à la littérature. Au nombre desquelles La Dame de Pique, une nouvelle de Pouchkine dont Tchaikovski reprendra la trame pour composer, en 1890, son opéra également intitulé La Dame de pique. Hermann, jeune aventurier, prétend arracher son secret à une vieille comtesse : les trois cartes qui, au jeu, assureront sa fortune. Sous la menace de l’arme qu’il brandit, la vieille dame s’effondre et meurt, sans rien révéler. Hermann fait alors un songe, au cours duquel lui apparaissent les trois cartes fatidiques. Qu’il s’empresse d’aller jouer : le trois, puis 13 - Juin 2007 - N°18 Addictions le sept, avec succès. Mais au moment d’abattre son as, il voit surgir…la dame de pique, qu’un maléfice a glissé dans son jeu ! Ruiné, le héros se suicide. A lire aussi : Le Joueur, de Dostoïevski Le Joueur d’échecs, de Stefan Zweig Addictions18_10-15 23/06/07 1:08 Page 14 Dossier Jeux de hasard et d'argent récente, plus de 2000 sites opèreraient actuellement en dehors du cadre légal. Que peuvent les thérapeutes pour les joueurs qui se sont laissés prendre au piège ? Très rares sont les structures aptes à assurer une prise en charge spécifique. A priori, les thérapies les mieux adaptées au profil du joueur semblent être les thérapies cognitives, particulièrement indiquées pour contrer les pensées irrationnelles. Mais aussi toutes les formes de travail motivationnel susceptibles d’aider la personne à prendre conscience de sa situa- tion. Les groupes de parole, qui permettent à la fois des échanges d’expérience et des phénomènes d’identification, ont naturellement un rôle essentiel à jouer. La création toute récente des CSAPA, centres de soin, d’accompagnement et de prévention en addictologie est d’autant plus susceptible de répondre à l’objectif de prise en charge de cette dépendance qu’elle vise un ensemble de comportements soustendus par la composante addictive. Or la moitié des joueurs en traitement souffrent également d’abus ou de Quarté gagnant FDJ, PMU et casinos : ce sont les trois grands opérateurs du secteur qui, en 2006, ont réalisé un chiffre d’affaires de 20 milliards d’euros, dont 6 sont allés…dans les caisses de l’Etat. Bingo ! En 15 ans, la FDJ, qui se situe aujourd’hui dans les 50 premières entreprises du pays, a triplé son activité, atteignant en 2006 un chiffre d’affaires de 9,5 milliards d’euros, dont 60% sont revenus aux joueurs. Une belle ascension qui toutefois semble toucher ses limites, en raison notamment des nouvelles mesures de prévention mises en place. Rapport dépendance à l’alcool ou aux drogues. Le jeu pathologique, une addiction sans substance psycho-active A la demande du président de la MILDT, un rapport vient d’être remis sur les jeux de hasard et d’argent. Les auteurs soulignent que, chez le joueur pathologique, les conséquences du jeu (abandon de toute autre activité, graves conséquences personnelles, sociales et professionnelles) renforcent son comportement, et que le fait d’en avoir conscience n’empêche pas le joueur de poursuivre son activité, dans l’espoir irrationnel d’un gain important, défiant les lois du hasard. Pour beaucoup d’auteurs, le jeu pathologique représente aujourd’hui un modèle d’addiction comportementale, c’està-dire sans substance psychoactive. Les thérapeutes sont frappés par la spécificité des troubles cognitifs qu’ils rencontrent dans ce cadre. Au nombre des pensées irrationnelles qui assiègent le joueur, les superstitions ou rituels censés augmenter les chances de gagner, l’illusion de contrôle, la minimisation du hasard. Les auteurs du rapport font également mention Renforcer le contrôle des jeux vidéo (sur Internet notamment), différents dans leur définition des jeux de hasard et d’argent, mais relativement comparables dans leur épidémiologie. Une réflexion collective pluridisciplinaire orientée sur la prévention devait pouvoir être menée dans le cadre d’une structure indépendante type Observatoire des jeux. J.L. VENISSE, avec la collab. de J. ADES et M.VALLEUR . Rapport pour la Mildt concernant le problème des addictions aux jeux. 2007 14 - Juin 2007 - N°18 Addictions Défini depuis 1980 par le DSM (5) comme «pratique inadaptée, persistante et répétée», le jeu pathologique est pris peu à peu en considération dans les politiques de santé. C’est ainsi que le Plan Addictions (2006) fait expressément référence aux enjeux de santé posés par les addictions sans substance, rappelant l’absence de prise en charge spécifique de la dépendance au jeu. Plusieurs pays membres de la Communauté Européenne disposent déjà d’une autorité de régulation chargée de contrôler les opérateurs. C’est la solution préconisée en France par le sénateur Addictions18_10-15 23/06/07 1:08 Trucy pour super viser l’ensemble des activités et fournir au Parlement l’occasion de légiférer. La mission du Comité consultatif pour l’encadrement du jeu (COJER) (4), actuellement axée sur la Française des Jeux, s’inscrit dans cette perspective. Institué pour conseiller le ministre dans la mise en œuvre de la politique d’encadrement des jeux, le Comité a par exemple pointé les risques addictifs particulièrement élevés présentés par le jeu Rapido, en raison même de sa configuration (le joueur n’attend que quelques minutes pour connaître le sort de sa mise, ce qui l’incite à la rejouer immédiatement…). Si cette mission du COJER s’avère Page 15 Un observatoire devrait effectuer une veille sur internet. concluante, elle sera étendue ultérieurement au PMU. Un plan d’action interministériel spécifique est par ailleurs développé à l’encontre des jeux illégaux, avec notamment la création d’un observatoire des jeux d’argent liés aux nouvelles technologies, piloté par le ministère de l’intérieur, et chargé d’effectuer une veille sur Internet. Enfin, la collecte de données régulières, confrontées aux données internationales, s’avère incontournable dans une perspective de contrôle. Toutes mesures prises en amont qui témoignent d’une prise de conscience progressive : le jeu effréné, avec ses multiples répercussions tant au niveau individuel qu’à l’échelle de la société - monde du travail, justice et circuits économiques compris pourrait s’avérer déstabilisant, voire compromettant, pour le fonctionnement de la collectivité. D’où les mises en garde qui fleurissent actuellement tous azimuts. Pour que les joueurs ne perdent pas le contrôle de leur pratique. Et que le jeu reste le jeu. I Un code de bonne conduite (1) François Trucy. L’évolution des jeux de hasard et d’argent en France. Rapport d’information. Sénat, Commission des Finances, 2006 (2)décrets publiés au J.O. du 8 mai 2007 (3)loi promulguée le 5 mars 2007 (4)Créé par décret le 17 février 2006, le COJER, qui réunit représentants de l’Etat et personnalités qualifiées, est chargé de conseiller le ministre de l’Economie dans sa politique. Il s’agit notamment de prévenir le développement des phénomènes de dépendance et d’éviter toute incitation envers les moins de 16 ans. Le COJER est distinct de l’autorité de tutelle du secteur des jeux qu’est la Direction du budget. (5)Diagnostic and statistical manual, outil de référence pour la classification des troubles mentaux 15 - Juin 2007 - N°18 Un code de bonne conduite sur les paris sportifs vient d’être signé par 23 loteries d’Etat européennes, aux termes duquel seront exclus des pronostics les événements présentant un risque de corruption. La France fait partie des signataires. Il s’agit de préserver le sport des dérives potentiellement attachées aux paris sportifs (fraude, blanchiment, addiction). Sont visés les sites de paris en ligne, tels Bwin, partenaires majeurs de clubs servant eux-mêmes de support à des pronostics. Addictions