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Frédéric Boily
Mario
DUMONT
et l’Action démocratique du Québec
ENTRE POPULISME ET DÉMOCRATIE
MARIO DUMONT
ET
L’ACTION DÉMOCRATIQUE
DU QUÉBEC :
ENTRE POPULISME ET DÉMOCRATIE
Frédéric Boily
MARIO DUMONT
ET
L’ACTION DÉMOCRATIQUE
DU QUÉBEC :
ENTRE POPULISME ET DÉMOCRATIE
Les Presses de l’Université Laval
2008
Les Presses de l’Université Laval reçoivent chaque année du Conseil
des Arts du Canada et de la Société d’aide au développement des entreprises
culturelles du Québec une aide financière pour l’ensemble de leur programme de
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Maquette de couverture : Hélène Saillant
ISBN-13 978-2-7637-8630-8
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Tous droits réservés. Imprimé au Canada
Dépôt légal 2e trimestre 2008
Les Presses de l’Université Laval
Pavillon Maurice-Pollack, bureau 3103
Université Laval
Québec (Québec) Canada
www.pulaval.com
Table des matières
AVANT-PROPOS . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . IX
INTRODUCTION . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 1
Pourquoi et comment étudier le discours de l’ADQ ?
Chapitre un
LE POPULISME OU LE CONFLIT DES INTERPRÉTATIONS. . . . . . . . . 13
1.1 Le populisme : idéologie ou style politique ? . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .16
1.2 Du populisme protestataire au populisme identitaire . . . . . . . . . . . . . . 20
1.3 Populisme et démocratie : une relation ambiguë . . . . . . . . . . . . . . . . . 27
Chapitre deux
RETOUR SUR LA NAISSANCE D’UNE NOUVELLE
FORMATION POLITIQUE . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 35
2.1 Mario Dumont : « enfant du Lac Meech »
ou « enfant de Bourassa » ?. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 36
2.2 La bonne fortune de l’ADQ : le référendum de 1995. . . . . . . . . . . . . . . .41
2.3 Les premières élections : 1994 et 1998 . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 49
2.4 Mettre fin à la Révolution tranquille ? . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 60
VIII
Mario Dumont et l’Action démocratique du Québec
Chapitre trois
LE POPULISME PROTESTATAIRE DE L’ACTION DÉMOCRATIQUE
DU QUÉBEC À L’ÉLECTION DE 2003 . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 67
3.1 État des forces politiques : la montée de l’ADQ . . . . . . . . . . . . . . . . . . 68
3.2 La protestation populiste de l’ADQ. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 73
3.3 Pour un nouvel équilibre du pouvoir . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 82
3.4 Un populisme identitaire moins présent. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 97
Chapitre quatre
L’ÉLECTION DE 2007 OU LE FLIRT AVEC
LE POPULISME IDENTITAIRE . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 103
4.1 Configuration de l’espace politique . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 104
4.2 « Harperisation » de la campagne . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .107
4.3 À la défense de l’identité québécoise :
la question des accommodements raisonnables . . . . . . . . . . . . . . . . .122
4.4 L’autonomisme : une formule «niniste» . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .140
ÉPILOGUE . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 153
Gérer les contradictions
ANNEXE . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 159
BIBLIOGRAPHIE . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 163
Avant-propos
Une ébauche de la thèse défendue dans cet ouvrage se
trouve dans l’article « Le populisme protestataire de l’Action
démocratique du Québec », paru dans le Bulletin d’histoire
politique (vol. 12, no 4, hiver 2004). Un court article, publié au
lendemain des élections de 2007, contient aussi certaines idées
développées ici : « A new (old) right surfaces in this nuanced
society » (Edmonton Journal, samedi 31 mars 2007, p. A19). En
ce qui concerne le premier chapitre sur le populisme, j’ai repris
et peaufiné les idées avancées dans mes articles sur l’Union
nationale et le Front national de Jean-Marie Le Pen (« Le
duplessisme ou le populisme inachevé », Politique et sociétés,
vol. 21, no 2, 2002 ; « Aux sources idéologiques du Front national : le mariage du traditionalisme et du populisme », Politique
et sociétés, vol. 24, no 1, 2005).
Enfin, j’aimerais remercier une étudiante, Karlynn
Grenier, qui, au cours de l’été 2007, m’a aidé dans la recherche
d’informations et dans la collecte d’articles de journaux. Pour
effectuer ce travail, elle bénéficiait de la Bourse Roger-Smith,
offerte par le Campus Saint-Jean. Son aide a été fort appréciée.
J’aimerais enfin remercier deux lecteurs anonymes dont la
perspicacité m’a permis d’affiner considérablement le propos.
À Natalie Boisvert, fidèle lectrice.
Introduction
POURQUOI
ET COMMENT
ÉTUDIER LE DISCOURS
DE L’ADQ ?
Depuis près d’une quinzaine d’années, l’Action démocratique du Québec (ADQ) hante le paysage politique québécois.
Née dans le tourbillon constitutionnel du début des années
1990, l’ADQ est demeurée dans les premiers temps une formation politique plutôt marginale, organisée essentiellement
autour de la figure de son chef, Mario Dumont. Pendant toutes
ces années, ce dernier est parvenu à maintenir la barque adéquiste à flot, parfois difficilement, celle-ci menaçant de couler
à pic à quelques reprises, notamment après l’élection de 2003.
Il s’agit d’un parti qui jure dans le décor politique québécois, puisqu’il est considéré comme étant résolument à droite.
Peut-être est-ce cela qui explique le regard distrait, parfois
dédaigneux et souvent dénonciateur que certains intellectuels
ont posé sur cette formation politique. Cette tendance à juger
l’ADQ de manière négative n’est pas étrangère au fait qu’il s’agit
d’un parti dont la cote de popularité n’est guère élevée auprès
de la faune intellectuelle québécoise. C’est comme si, avec ses
positions de droite, l’ADQ venait tout simplement ternir la
réputation progressiste du Québec.
2
Mario Dumont et l’Action démocratique du Québec
Ainsi, la formation adéquiste a suscité bien des réactions négatives, notamment en provenance de la gauche et des
intellectuels, peu nombreux à soutenir ce parti au contraire du
Parti québécois (PQ) qui a toujours su attirer en son sein de
nombreux penseurs. À part Guy Laforest, politologue respecté
et président de l’ADQ jusqu’en 2003, rares sont ceux ayant
osé s’affirmer publiquement en faveur de ce parti ou encore
ayant démontré une certaine sympathie pour les orientations
politiques de cette formation. Récemment, et même s’il trouve
le parti adéquiste trop provincialiste, Mathieu Bock-Côté, un
jeune et prolifique intellectuel conservateur (comme lui-même
aime se décrire), a loué le parti de Mario Dumont pour avoir
« “fait sauter le loquet qui interdisait le débat public” sur la
question de l’identité1 ». De façon générale, le regard porté sur
l’ADQ, fortement teinté par la crainte du populisme, comme
nous le verrons, s’exprime sous la forme d’une sorte de dédain
intellectuel à l’égard d’un parti de droite que l’on a jugé marginal dans le paysage politique québécois.
D’une certaine façon, on semble oublier que la vie des
partis politiques n’est pas faite seulement d’épisodes glorieux,
les passages à vide étant normaux et fréquents pour un parti
qui cherche à devenir un acteur incontournable du jeu politique. Cela est d’autant plus vrai pour une « jeune » formation
politique qui doit trouver ses marques, sur le plan idéologique,
par rapport aux rivaux œuvrant dans le même champ politique
et qui doit aussi se doter d’une « machine », pour reprendre
l’image du politologue Stephen Clarkson2, c’est-à-dire d’une
organisation et d’une équipe sur le terrain permettant au parti
de faire une campagne électorale respectable.
1.
2.
Antoine Robitaille, « Bock-Côté, citoyen polémiste », Le Devoir,
21 septembre 2007, p. A1.
Nous faisons ici référence à l’ouvrage The Big Red Machine. How the
Liberal Party Dominates Canadian Politics, Vancouver, UBC Press,
2005.
Introduction
3
À cet égard, la progression électorale de l’ADQ a été
constante. En effet, lorsque l’on compare, en fonction du
pourcentage de votes obtenus, les élections auxquelles Mario
Dumont et ses troupes ont participé (entre 1994 et 2007),
on s’aperçoit que la récolte électorale de l’ADQ ne cesse de
progresser d’une élection à l’autre. Il faut se souvenir que seulement 6,5 % des électeurs accordent leur confiance au parti
de Mario Dumont en 1994, presque 12 % des électeurs font
la même chose en 1998 alors qu’en 2003, 18 % des votants se
rangent sous la bannière adéquiste pour atteindre 31 % lors de
la dernière campagne électorale (voir le tableau en annexe pour
un aperçu des chiffres précis). En chiffres absolus, l’ADQ a ainsi
obtenu 252 721 voix, en 1994, contre 1 224 412 en 2007, soit
une augmentation de près d’un million d’électeurs. Bref, la dernière élection est venue prouver que le potentiel de croissance
était bien présent, les 31 % de votes obtenus confirmant une
tendance qui se préparait depuis un certain temps, tendance
patiemment développée par son très persévérant chef, qui a
toujours cru au succès de sa formation politique.
Or, malgré des résultats électoraux somme toute appréciables, l’ADQ n’a peut-être jamais été vraiment prise au sérieux
d’un point de vue universitaire. Ainsi, même si de nombreux
articles ont été publiés sur l’ADQ, la majorité d’entre eux l’ont
été dans des journaux et des revues d’opinion. On ne trouve
presque rien concernant ce parti dans les revues spécialisées3.
Récemment, le journaliste Denis Lessard a rédigé une éclairante biographie du chef adéquiste4. Reposant sur de nombreuses entrevues, l’auteur affirme que Mario Dumont, guidé par
3.
4.
L’utile bibliographie de Michel Lévesque et Martin Pelletier permet
en effet de constater qu’il n’y a pas de textes consacrés à l’ADQ
dans les revues spécialisées comme Politique et sociétés ou encore
Recherches sociographiques. Il faut cependant préciser que les études
sur les partis politiques au sein de ces revues sont plutôt rares.
Denis Lessard, L’ instinct Dumont, Montréal, Les éditions voix
parallèles, 2007.
4
Mario Dumont et l’Action démocratique du Québec
son instinct, a manœuvré habilement pour se retrouver là où il
est, même si par ailleurs il a failli lancer la serviette à quelques
reprises. Cela dit, bien que fort utile, l’ouvrage ne propose pas
une analyse systématique du discours et de l’idéologie défendus
par l’ADQ et son chef. Le discours adéquiste a donc été peu
étudié de manière rigoureuse, sauf exception5.
L’analyse du discours et du message envoyé par Mario
Dumont et son parti ne peut pourtant plus être différée dans
la mesure où il est maintenant établi que ce parti n’est pas
seulement un phénomène passager (ou un météorite dans le
ciel politique québécois) mais un joueur important, peut-être
même appelé un jour à former le gouvernement ou à remplacer
le PQ comme second parti. Plusieurs commencent à croire
que le PQ traverse une crise existentielle majeure dont il aura
de la difficulté à se sortir. Doit-on penser comme la journaliste
Lysiane Gagnon que le mouvement souverainiste est « mort »
comme force politique6 ? Que les jeunes ont déserté le PQ et
qu’ils sont maintenant passés à autre chose que la souveraineté7 ? Certains signes laissent entendre qu’il y a peut-être
un changement fort important en cours. Un rapport interne
du PQ rapporte en effet que la formation souverainiste a eu
plus de succès, lors de la dernière élection provinciale, dans
les circonscriptions où la moyenne d’âge est élevée, et ce, au
contraire de l’ADQ. L’étude, qui concerne les circonscriptions à 75 % francophones, révèle que la formation de Mario
Dumont « a gagné la bataille dans les six circonscriptions où
résident le plus d’électeurs âgés de 25 à 44 ans8 ». À l’inverse,
5.
6.
7.
8.
Nous pensons ici au collectif de Jean-Marc Piotte (sous la direction
de), À droite toute. Le programme de l’ADQ expliqué, Montréal,
HMH, 2003.
Lysiane Gagnon, « Autonomy : Saving face in Quebec », The Globe
and Mail, 20 août 2007, p. A13.
Tel est l’argument avancé par Martin Patriquin. « The End of
Separatism ? », Macleans, 13 août 2007, p. 26-29.
Michel Corbeil, « Le choc des générations », Le Soleil, 10 août 2007,
p. 5.
Introduction
5
le PQ remporte ses meilleurs succès dans les circonscriptions
où les citoyens sont âgés de 45 ans à 64 ans.
Certes, comme le rappelle le politologue François
Rocher, il est encore trop tôt pour rédiger l’avis de décès du
PQ, car l’ADQ peut bien retomber en troisième place lors de
la prochaine confrontation électorale si la formation péquiste
entame, sous la gouverne de Pauline Marois, une sorte de
renaissance9. À moins que le Parti libéral du Québec (PLQ)
ne glisse en troisième place derrière les deux autres partis,
scénario qu’on ne peut plus maintenant écarter. La configuration actuelle des partis politiques est très instable. Dans ce
contexte, l’ADQ constitue un phénomène politique devant être
analysé, ce parti ayant marqué, au moins pour un temps, la vie
politique québécoise, et il pourrait laisser une marque encore
plus profonde dans l’avenir.
ANGLE D’ANALYSE DE L’OUVRAGE
L’étude des partis politiques a souvent donné lieu, comme
l’écrivent Jean-Marc Donegani et Marc Sadoun, à des analyses
où dominent les jugements de valeur. « Plus fortement que
celles concernant d’autres objets politiques, les considérations
sur les partis ont longtemps été affectées de représentations ou
de prénotions marquées par le finalisme et la normativité10. »
L’ADQ n’échappe pas à ce type d’analyse marqué par les jugements de valeur.
De manière générale, le regard porté sur cette formation
politique s’est révélé surtout normatif (et négatif). Jusqu’ici,
les quelques chercheurs qui se sont penchés sur le phénomène
9.
10.
François Rocher, « La disparition du PQ, ou comment prendre ses
rêves pour la réalité », Options politiques/Policy Options, vol. 28,
no 6, juin 2007.
Jean-Marc Donegani et Marc Sadoun, La démocratie imparfaite,
Paris, Gallimard, 1994, p. 29.
6
Mario Dumont et l’Action démocratique du Québec
politique adéquiste l’ont généralement fait pour le critiquer. Par
exemple, François Grégoire, professeur de science politique au
collégial, tente de montrer, entre autres, que Mario Dumont,
loin d’être aussi intègre qu’il le prétend, n’hésite pas comme
les autres politiciens à mentir11. Les intellectuels, comme nous
l’avons mentionné plus haut, se sont plutôt opposés au programme avancé par l’ADQ12. Dans ce contexte, si certaines
études sont rigoureuses sur le plan analytique, d’autres se
révèlent surtout être de simples (et convenues) charges contre
un parti politique de droite13.
En général, l’ADQ est perçue comme exprimant un rejet
de la politique au profit d’une approche platement « individualiste14 » ou « consumériste15 ». Plusieurs se sont contentés de
dénigrer l’ADQ en lui accolant une étiquette infamante. Usant
d’une tactique maintes fois utilisée, comme on l’a aussi fait sur
la scène canadienne pour dénoncer le Parti conservateur de
Stephen Harper – ce dernier étant accusé d’être un clone de
Georges W. Bush et des Républicains –, on a voulu diaboliser
l’ADQ en la dépeignant comme une sorte de Front national
(FN) made in Québec. L’idée consiste à présenter l’ADQ comme
un parti politique appartenant à la droite populiste, semblable
à celle évoluant en Europe et, parfois, au Reform Party lorsque
la formation politique de Preston Manning pouvait encore être
utilisée comme épouvantail politique16. Ainsi, tant à l’élection
11.
12.
13.
14.
15.
16.
François Grégoire, La face cachée de l’ADQ, Outremont, Lanctôt
Éditeur, 2003.
Voir Jean-Marc Piotte (sous la direction de), À droite toute. Le programme de l’ADQ expliqué, op. cit. ; Julien Béliveau, Mario Dumont.
Le pouvoir de l’image, Montréal, Éditions du Trait d’union, 2002.
Jean-Claude St-Onge et Pierre Mouterde, ADQ : voie sans issue. Un
jeune parti, de vieilles idées, Montréal, Écosociété, 2002.
Jean-François Bissonnette, « Succès de l’ADQ ou rejet de la politique », Le Devoir, 31 mars 2007, p. B5.
Gil Courtemanche, « Jetables et remplaçables », Le Devoir, 31 mars
et 1er avril 2007, p. A4.
Tel est le parallèle fait par la Centrale de l’enseignement du Québec.
Voir Lia Lévesque, « La CEQ blâme Bouchard pour son obsession
Introduction
7
de 2003 qu’à celle de 2007, Mario Dumont et l’ADQ sont comparés au FN ; le candidat libéral Pierre Arcand traite Mario
Dumont, dès le début de la campagne de 2007, de « Jean-Marie
Le Pen du Québec17 ». Aujourd’hui, une nouvelle tendance est
en émergence sur le marché de la recherche des parentés honteuses, soit avec Nicolas Sarkozy18.
Mais, comme l’a remarqué l’historien Jocelyn Létourneau,
affubler Mario Dumont de l’étiquette de populiste simplement
pour le dénigrer conduit, paradoxalement, à ne pas comprendre
la montée et la signification de ce parti et les changements au
sein de la société québécoise :
On peut bien, avec hauteur ou condescendance, traiter le chef
de l’ADQ de populiste ou d’opportuniste. Les résultats qu’il
a obtenus lundi [26 avril] rendent compte de sa capacité à lire
correctement les attentes (de moins en moins) sourdes de la
société québécoise, ce que plusieurs commentateurs, pris dans
de vieux paradigmes interprétatifs, ne sont à l’évidence plus
capables de faire19.
Toutefois, que le populisme soit utilisé comme arme de
combat pour miner la crédibilité d’un adversaire politique ne
doit pas discréditer l’idée qu’il demeure un concept analytique
utile, nécessaire même, pour qui veut comprendre l’émergence
de certaines formations politiques ayant vu le jour depuis
une quarantaine d’années. Il existe à cet égard de nombreux
travaux en science politique qui montrent bien la pertinence
de ce concept pour comprendre la montée de ces partis politiques. S’inspirant de ces travaux, le présent ouvrage va dans
la même direction, c’est-à-dire que le concept de populisme
17.
18.
19.
du déficit zéro », La Presse, 16 novembre 1998, p. A13.
André Pratte, « Du calme, M. Dumont », La Presse, 16 février 2007,
p. A16.
Gil Courtemanche, « Mario Sarko », Le Devoir, 1er et 2 septembre
2007, p. B2.
Jocelyn Létourneau, « Des élections historiques ? », Le Devoir,
29 mars 2007, p. A7.
8
Mario Dumont et l’Action démocratique du Québec
constitue l’élément central servant à analyser l’idéologie de
l’ADQ. L’examen du discours adéquiste à la lumière du populisme comporte cependant son lot de difficultés en raison de
l’aspect négatif charrié par ce concept. L’analyse menée ici se
veut conduite sans volonté de diabolisation politique, volonté
malheureusement trop fréquente lorsque l’on parle du populisme en général et de l’ADQ en particulier. S’il est difficile
d’éviter les jugements de valeur en la matière, nous tenterons,
dans la mesure du possible, d’aller au-delà des dénonciations
de l’orientation néolibérale du programme adéquiste – d’autres
l’ont déjà fait – au profit d’une analyse cherchant à montrer
l’architecture de son idéologie.
Certes, ce n’est pas la première fois qu’une analyse autre
que journalistique traite du phénomène adéquiste sous l’angle
du populisme. Par exemple, Gérard Boismenu, professeur de
science politique de l’Université de Montréal, a lui aussi soutenu
la thèse voulant que l’ADQ présente de troublantes analogies
avec les populismes européens (voir section 1.3). Cela dit, les
analyses universitaires voulant montrer le caractère populiste
de la formation adéquiste ne sont pas légion et, comme nous
le verrons, celles-ci sont souvent restées quelque peu partielles
dans la mesure où elles ne prennent guère en compte toutes
les dimensions du populisme. Ce qu’il s’agit de faire ici, c’est
donc de pousser plus avant la réflexion concernant le caractère
populiste de ce parti.
DESCRIPTION DE L’OUVRAGE
Plusieurs dimensions d’analyse sont à prendre en considération lorsqu’il s’agit de comprendre les succès d’un parti politique. Pour avoir une compréhension globale d’un parti politique,
il est nécessaire, ainsi que l’écrit le politologue Jean-Guy Prévost
(au sujet des partis populistes de la France, de l’Autriche et de
l’Italie), d’examiner ce que l’on peut appeler la configuration du
système politique national, la dynamique des partis, le travail
Introduction
9
des entrepreneurs politiques sur le terrain ainsi que le comportement de l’électeur20. À cela s’ajoute la dimension idéologique,
ou l’offre politique du parti, qui doit aussi être prise en compte,
puisque c’est par elle que le parti communique avec les électeurs
pour les convaincre du bien-fondé de son projet.
Au surplus, l’analyste devrait aussi être en mesure de
situer le parti politique étudié dans son contexte ou, pour le
dire comme Vincent Lemieux, dans les trois espaces (partisan, extrasociétal et intrasociétal) où il évolue21. En d’autres
termes, pour avoir une compréhension exhaustive d’un parti
politique, l’analyse devrait être menée sous plusieurs angles, ce
qui implique que celle-ci ne doit être ni univoque ni unidimensionnelle. Une tâche, comme on peut s’en douter, qui se révèle
considérable. À ce sujet, Friedrich A. Hayek disait : « Chacun
de nous ne peut que se sentir très humble quand il réfléchit à ce
qu’il devrait vraiment savoir pour rendre compte du processus
social le plus simple, ou pour pouvoir donner un avis raisonné
sur presque toute question politique22. »
Modeste dans ses intentions, le présent ouvrage se
concentrera surtout sur la question du message ou de l’idéologie adéquiste, et ce, à partir de l’examen d’un certain nombre
de documents (programmes et mémoires du parti, ouvrage et
textes écrits par le chef lui-même, nombreuses déclarations
dans les journaux) que le parti a produits au fil des années.
20.
21.
22.
Jean-Guy Prévost, L’extrême droite en Europe. France, Autriche,
Italie, Montréal, Fides Points chauds, 2004, p. 25 et 118.
Selon Vincent Lemieux, l’espace partisan désigne « l’environnement
interne du parti » alors que les deux autres évoquent le gouvernement fédéral et les partis fédéraux (pour l’espace extrasociétal) et
les milieux d’affaires ou nationalistes, les syndicats, etc. (en ce qui
concerne l’espace intrasociétal) dans lesquels évolue un parti. Le
Parti libéral du Québec. Alliances, rivalités et neutralités, Sainte-Foy,
Les Presses de l’Université Laval, 1993, p. 7-8.
Friedrich A. Hayek, « Le dilemme de la spécialisation », Essais de
philosophie, de science politique et d’économie, Paris, Les Belles
Lettres, 2007, p. 198.
10
Mario Dumont et l’Action démocratique du Québec
Nous ferons aussi appel à d’autres dimensions lorsque cela semblera nécessaire. Par exemple, la question de la configuration
des forces politiques québécoises sera brièvement évoquée, afin
de voir dans quel environnement politique évolue l’ADQ. Cela
dit, c’est surtout le message idéologique véhiculé par ce parti
qui est ici objet d’analyse. Et, nous le précisons, ce n’est pas tant
de dire s’il s’agit d’un « bon » ou d’un « mauvais » message que
de comprendre le type d’idéologie qui sous-tend ce parti et de
voir dans quelle mesure celui-ci relève bien du populisme.
C’est pourquoi il est nécessaire, dans un premier chapitre,
d’examiner plus attentivement ce qu’est le populisme. Celui-ci
est appréhendé non pas tant comme une idéologie que comme
un style politique particulier, susceptible par ailleurs d’être
adopté à tout moment par n’importe quel homme politique.
Après avoir défini deux types de populisme (protestataire et
identitaire), nous nous pencherons aussi sur les rapports complexes que le populisme entretient avec la démocratie.
Le second chapitre revient sur la naissance de l’ADQ.
Quels sont les moments forts lors des premières années d’existence du parti et comment peut-on comprendre l’émergence
de cette nouvelle formation politique ? C’est donc à une brève
genèse du parti que le lecteur est convié, afin de déterminer
quels ont été les facteurs ayant contribué à son émergence. Il
s’agit aussi de voir quel a été le discours adéquiste lors des élections de 1994 et de 1998 et si celui-ci est déjà populiste.
Les deux chapitres suivants, consacrés aux campagnes
électorales de 2003 et 2007, visent à dégager les principaux
thèmes du discours, de manière à voir comment l’ADQ
avance et articule son idéologie. Nous allons plus particulièrement comparer l’idéologie politique du parti avec celles des
partis politiques populistes. Dans quelle mesure, au-delà des
controverses partisanes, ce parti politique s’inscrit-il dans la
logique de la droite populiste ? Sur le fond, l’ADQ montret-elle un visage populiste tel qu’il se présente dans certains
Introduction
11
partis politiques européens ? Nous verrons essentiellement
que le populisme véhiculé par le parti de Mario Dumont
n’est pas de la même nature d’une élection à l’autre et que si,
en 2003, l’ADQ s’inscrit dans une logique de protestation, en
2007, la logique populiste se fait davantage identitaire.
En somme, on a peut-être eu un peu trop tendance, au
Québec particulièrement, à penser le développement et l’évolution des partis politiques sans trop les comparer avec les
autres formations politiques d’ailleurs au Canada et en Europe :
prenant au sérieux la question du populisme, cet ouvrage se
propose de montrer en quoi l’ADQ appartient à cette famille de
partis politiques et aussi de quelle façon elle s’en distingue.
Chapitre un
LE
POPULISME OU LE CONFLIT
DES INTERPRÉTATIONS
« Nous avons la nausée des mots
qui ne servent plus, dans l’absence
totale de pensée, qu’à disqualifier
l’adversaire 1. »
Emmanuel Mounier
L’ADQ, notamment lors des deux dernières campagnes
électorales, est étiquetée comme étant populiste. Avant le
déclenchement de l’élection en 2007, un candidat libéral fait
le parallèle entre Mario Dumont et Jean-Marie Le Pen. Par la
suite, la question du populisme adéquiste est fréquemment
évoquée. À un point tel que le journaliste bien connu, Bernard
Derome, s’est senti obligé de poser directement la question à
Mario Dumont lors d’une entrevue télévisée, réalisée dans
1.
Emmanuel Mounier, « La pause des fascismes est terminée », Esprit,
16 e année, no 140, décembre 1947, p. 797, cité par Pierre-André
Taguieff, Les contre-réactionnaires. Le progressisme entre illusion
et imposture, Paris, Denoël, 2007, p. 22.
14
Mario Dumont et l’Action démocratique du Québec
les derniers moments de la campagne2. Il ne faut donc pas se
surprendre qu’une fois les résultats de l’élection connus, le
quotidien français Le Monde ait décrit l’arrivée de l’ADQ, en
seconde position, comme étant un phénomène s’inscrivant
dans la logique du populisme à l’européenne3.
Cela dit, comme nous l’avons mentionné en introduction, on ne sait pas toujours très bien à quoi on a affaire
lorsque l’on parle de populisme. À vrai dire, celui-ci semble se
confondre avec la démagogie, l’extrême droite ou alors dans
les versions les plus accusatrices comme un fascisme que l’on
n’ose pas appeler ainsi. Le populisme fait partie de ces motsvalises qui, bien qu’utilisés dans toutes sortes de contextes et
pour décrire de nombreuses situations politiques, demeurent
imprécis et, en raison de cette imprécision, acquièrent ainsi
une « force de péjoration4 » de plus en plus forte dans le champ
politique. Le populisme sent le soufre, c’est-à-dire que, par
rapport à la démocratie, il est perçu comme une perversion de
celle-ci. Ou pour le dire comme Alain Touraine, le populisme
est vu comme la « maladie infantile de la démocratie5 ». Ainsi,
il fait maintenant partie de ces mots qui, à l’instar du fascisme,
du totalitarisme ou encore de l’impérialisme et du racisme,
sont utilisés autant de manière idéologique que scientifique.
2.
3.
4.
5.
« Monsieur Dumont, êtes-vous populiste ? », demande Bernard
Derome. Ce à quoi Mario Dumont répond que, si le populisme
« ça veut dire que quand moi je parle, les gens comprennent, [alors]
j’aime ça ». Bernard Derome, SRC Télévision-Le Téléjournal/Le
Point, 22 mars 2007.
Plus exactement, d’une « formation populiste de droite », Anne
Drolet, « Un vote qualifié de “populiste” par Le Monde », Le Soleil,
28 mars 2007, p. 11.
Pierre-André Taguieff, Les contre-réactionnaires. Le progressisme
entre illusion et imposture, op. cit., p. 127. Taguieff parle ici du fascisme, mais l’expression vaut également pour le populisme qui lui
aussi est devenu un terme à connotation fortement péjorative.
Cité par Jean-Pierre Rioux, « Le peuple à l’inconditionnel », Les
populismes, sous la direction de Jean-Pierre Rioux, Paris, Perrin,
2007, p. 13.
Le populisme ou le conflit des interprétations
15
Ils servent, comme le remarque Pierre-André Taguieff, à stigmatiser des adversaires politiques :
Ces termes paraissent entretenir des relations d’affinités ou de
parenté dans l’imaginaire sociopolitique contemporain, d’abord
en ce qu’ils font tous l’objet d’usages polémiques dont l’intensité
varie de la simple désapprobation à la démonisation intégrale,
ensuite en ce qu’ils sont employés dans le langage ordinaire
comme des équivalents approximatifs pour dénoncer un mixte
de passions et de pratiques supposées intolérables et, partant,
condamnables – haine et mépris, intolérance, rejet ou exclusion,
domination, etc.6.
Dans ce contexte, le populisme est perçu comme venant
fausser le débat démocratique. Traiter un adversaire de populiste a pour but de le discréditer auprès de l’opinion publique.
Rares donc sont les hommes politiques qui osent utiliser de
manière positive l’épithète, même si Mario Dumont ne répugne pas à se décrire comme populiste à l’occasion (voir la note
2). Voilà pourquoi il paraît essentiel, avant d’aller plus loin, de
mieux définir le populisme et d’en montrer le caractère polyvalent, notamment au regard de la démocratie dont il tire une
partie de sa force de persuasion.
En nous inspirant des nombreux travaux publiés sur
le populisme (dont les nôtres), nous verrons (section 1.1) que
celui-ci peut se définir comme un style politique plutôt que
comme une véritable idéologie7. Après avoir brossé un rapide
tableau de l’évolution historique du populisme (section 1.2),
nous distinguerons deux types de populisme, l’un protestataire,
l’autre identitaire (section 1.3). Une dimension importante de
l’analyse consiste à montrer (section 1.4) que le populisme ne
6.
7.
Pierre-André Taguieff, Les contre-réactionnaires. Le progressisme
entre illusion et imposture, op. cit., p. 126-127.
Voir les textes suivants : Frédéric Boily, « Le duplessisme ou le populisme inachevé », Politique et sociétés, vol. 21, no 2, 2002 ; Frédéric
Boily, « Aux sources idéologiques du Front national : le mariage du
traditionalisme et du populisme », Politique et sociétés, vol. 24, no 1,
2005.
16
Mario Dumont et l’Action démocratique du Québec
doit pas être vu comme étant strictement antidémocratique
et qu’il peut aussi être examiné, dans sa version protestataire,
à partir d’un mode moins négatif. C’est que le populisme
demeure intrinsèquement lié à la démocratie et qu’il en constitue, si on peut le dire ainsi, une sorte d’emballement.
1.1
Le populisme : idéologie
ou style politique ?
Généralement, les auteurs d’ouvrages consacrés au populisme aiment bien d’abord rappeler combien le populisme se
révèle un sujet actuel. Pour prendre un exemple parmi d’autres,
l’historien Jean-Pierre Rioux écrit, dans l’introduction d’un
recueil d’articles sur le sujet, que « [l]es populismes sont plus
que jamais d’actualité en France, en Europe et dans le monde.
Nul ne songe à nier qu’en dix ans leurs leaders ont montré leur
force et que leurs idées ont cheminé dans les têtes comme dans
les urnes8. » Il est vrai que la majorité des pays européens, sinon
tous, se doivent de composer avec une ou des formations politiques qualifiées de populistes, qui sont perçues comme autant
de menaces à la démocratie.
Le Canada n’échappe pas non plus à cette vague, puisque
ici aussi on a qualifié certains partis politiques de populistes. Essentiellement, c’est l’ancien Reform Party de Preston
Manning ainsi que l’Alliance canadienne de Stockwell Day qui
ont été décrits de cette manière. Mais, si on quitte le domaine
de l’étiquetage politique, que veut-on dire lorsqu’on associe un
parti politique au populisme ?
On peut suivre ici Pierre-André Taguieff lorsqu’il affirme
que le populisme ne constitue pas en lui-même une idéologie
comme le sont le libéralisme ou le socialisme, avec un corpus
d’auteurs et de penseurs bien identifiés comme populistes. Ou
8.
Jean-Pierre Rioux, « Le peuple à l’inconditionnel », op. cit., p. 7.
Le populisme ou le conflit des interprétations
17
alors si l’on tient vraiment à qualifier le populisme sous l’angle
de l’idéologie, il faut parler d’une « idéologie sans idéologie »,
pour le dire à la manière paradoxale d’Alexandre Dézé9. S’il est
préférable, selon Taguieff, de considérer le populisme comme
un style politique plutôt que comme une idéologie, c’est notamment parce que l’on peine à identifier des idées appartenant en
propre au populisme10.
Ne constituant pas un corps de doctrines au même titre
que le libéralisme ou le conservatisme, le populisme peut tout
aussi bien se greffer à une idéologie de tendance libérale sur le
plan économique qu’à un programme politique au socialisme11.
Ainsi, le populisme ne se laisse pas emprisonner à l’intérieur
des frontières idéologiques et il est présent aussi bien dans des
régimes de droite ou de gauche, que réactionnaire ou progressiste12. Insaisissable et compatible avec bien des idéologies, le
populisme échappe aux catégorisations trop étroites. Cette
compatibilité lui confère une sorte « d’omnipotence syncrétique », pour reprendre l’expression de Taguieff.
Si le populisme paraît aujourd’hui bien associé à la droite
et surtout à l’extrême droite, il est tout à fait possible qu’un
parti ou un homme de gauche, en déficit de légitimité ou plus
simplement de popularité, emprunte le style populiste pour
conquérir l’électorat, par exemple en se présentant comme le
défenseur du peuple contre les « puissances de l’argent ». À cet
9.
10.
11.
12.
Qui s’inspire ici de Paul Taggart (Populism, Buckingman, Open
University Press, 2000). Alexandre Dézé, « Le populisme ou l’introuvable Cendrillon. Autour de quelques ouvrages récents », Revue
française de science politique, vol. 54, no 1, février 2004, p. 183.
Nous nous inspirons ici de notre article « Le duplessisme ou le
populisme inachevé », op. cit.
Pierre-André Taguieff, « Le populisme comme style politique »,
Le retour du politique. Un défi pour les démocraties européennes,
sous la direction de Pierre-André Taguieff, Paris, Le Tour du sujet,
Universalis, 2004, p. 17.
Pierre-André Taguieff, « Le populisme et la science politique. Du
mirage conceptuel aux vrais problèmes », Vingtième siècle. Revue
d’histoire, no 56, octobre-décembre 1997, p. 10.
18
Mario Dumont et l’Action démocratique du Québec
égard, le continent sud-américain regorge d’exemples de partis
et de chefs qui adoptent le style populiste, Hugo Chavez n’étant
que l’un des derniers exemples en date à utiliser la rhétorique de
l’homme du peuple s’élevant contre les puissances d’argent.
Ainsi, tout homme politique peut, à un moment ou à un
autre, adopter un style populiste, ce que l’on peut alors qualifier,
à la manière de Margaret Canovan, de « populisme des politiciens » (Politicians’ Populism13). Par exemple, au moment de la
campagne présidentielle française de 1995, Jacques Chirac opte
pour certains traits du populisme lorsqu’il fait campagne sur
le thème de la « fracture sociale » en dénonçant la coupure qu’il
y aurait entre la « France d’en bas » et la « France d’en haut14 ».
Empruntant des accents gaulliens, Chirac se singularise tant
par rapport à François Mitterrand que, sur sa droite, à Édouard
Balladur qui recueille l’assentiment d’une certaine élite.
Plus près de nous, on peut faire l’hypothèse que Paul
Martin, dans une situation politique précaire au début de l’élection de 2006, a voulu lui aussi emprunter des accents populistes
pour se distinguer de Stephen Harper, et surtout se démarquer
de l’héritage de Jean Chrétien et de la Commission Gomery.
En effet, le chef du PLC dépeint alors le Canada comme étant
menacé à la fois de l’extérieur – par les forces d’extrême droite
néoconservatrices et républicaines qui cherchent à prendre
le contrôle du Canada avec leurs alliés intérieurs (les conservateurs de Stephen Harper) – et de l’intérieur par les forces
souverainistes cherchant l’éclatement du pays. Agitant ces deux
spectres, Paul Martin se présente comme le dernier rempart
faisant barrage aux forces qui veulent la fin du Canada.
Au-delà de savoir qui est ou non populiste, se pose une
redoutable question, celle des facteurs expliquant l’émergence
13.
14.
Margaret Canovan, The People, Cambridge, Polity Press, 2005,
p. 77-78.
Yves Surel, « Populisme et démocratie », Le retour du populisme. Un
défi pour les démocraties européennes, op. cit., p. 104.
Le populisme ou le conflit des interprétations
19
du populisme. À cet égard, l’incertitude règne toujours, les
politologues et les sociologues ne parviennent pas encore, grâce
à une théorie générale, à donner une réponse véritablement
satisfaisante qui nous permettrait de comprendre pourquoi le
populisme fait irruption à certains moments. À vrai dire, il y a
de nombreuses manières de comprendre le phénomène.
L’une d’entre elles, l’approche fonctionnaliste15, paraît
éclairante parce qu’elle insiste sur l’idée que l’émergence du
phénomène populiste doit se comprendre dans un contexte
social particulier. Selon le sociologue Germano Germani, le
populisme prend son essor dans des sociétés entrées dans une
phase de dysfonctionnement16. Plus précisément, le populisme
serait propre aux sociétés qui, engagées dans des processus de
modernisation, sont aux prises avec des changements majeurs
dans la structure de leur organisation sociale. De tels changements, avance Germani, auraient à leur tour des répercussions
importantes sur les mentalités et la culture, ce qui produirait
des situations de « décalage culturel » entre une partie de la
société, organisée autour d’un système de valeurs particulier,
et une autre appuyant le processus de développement de la
société sur les plans économique et culturel. Certains chefs
politiques tireraient profit du contexte pour véhiculer un message défensif.
Prenant l’exemple du Brésil, Germani croyait qu’on pouvait « passer en peu d’heures d’avion de l’époque nucléaire à l’âge
de la pierre17 ». Une société entrée en phase « d’asynchronie »,
15.
16.
17.
Il est possible de regrouper, comme le fait Alexandre Dorna, les
théories en quatre approches : fonctionnaliste, psychosociologique,
marxiste et mythique. Le populisme, Paris, PUF, Que sais-je ?, 1999,
p. 106. Pour une présentation plus détaillée des facteurs explicatifs,
on consultera l’ouvrage de Pippa Norris, Radical Right. Voters and
Parties in the Electoral Market, New York, Cambridge University
Press, 2005.
Alexandre Dorna, Le populisme, op. cit., p. 107.
Cité par Diana Quattrocchi-Woisson, « Les populismes latinoaméricains à l’épreuve des modèles d’interprétation européens »,
20
Mario Dumont et l’Action démocratique du Québec
c’est-à-dire tiraillée entre les impératifs de la modernisation
et les exigences de ceux qui voient disparaître un monde
familier, constituerait donc un bon terreau pour l’émergence
d’un phénomène populiste. Il faudrait ainsi voir le populisme
comme une sorte de dysfonctionnement profond d’une société
qui cherche à se réarticuler sur le plan social. Dans ce contexte,
le populisme constitue un indice révélateur des dysfonctionnements des démocraties représentatives, qui ne semblent
plus répondre aux vœux de la population (voir la section 1.3).
En somme, les théories explicatives voient généralement le
populisme comme un symptôme des dysfonctionnements de
la démocratie qui frappent une société.
1.2
Du populisme protestataire
au populisme identitaire
Gérard Boismenu est l’un des rares politologues à avoir
examiné, de manière plus sérieuse, l’ADQ sous l’angle du
populisme. Selon lui, le programme adéquiste présente de
profondes analogies avec les mouvements populistes européens
tout comme avec la défunte Alliance canadienne de Stockwell
Day. « On peut dire, sans forcer le trait, que les choix de l’ADQ
s’encastrent très bien dans ces modèles frères18 », écrit-il. Selon
le politologue de l’Université de Montréal, les traits qui constituent le populisme sont : rejet du système politique en place,
accent accordé à l’individualisme, valorisation du marché et,
partant, restriction du rôle de l’État. L’égalité comme valeur
serait aussi rejetée puisque le populisme se caractériserait, nous
dit Boismenu, par « l’opposition à l’intégration des groupes
18.
Vingtième siècle. Revue d’histoire, no 56, octobre-décembre 1997,
p. 170.
Gérard Boismenu, « Une vision populiste de la démocratie », À droite
toute. Le programme de l’ADQ expliqué, op. cit., p. 227.
Le populisme ou le conflit des interprétations
21
marginalisés » ainsi que par la xénophobie, voire carrément le
racisme19.
Mais, fait-il remarquer avec justesse, les traits énumérés
plus haut sont présents à des degrés variables dans chaque
mouvement populiste. Car s’il fallait que la xénophobie et
le racisme soient intrinsèquement liés au populisme, ou que
ces éléments soient considérés comme étant consubstantiels,
on pourrait difficilement qualifier l’ADQ de populiste, force
étant d’admettre que sur ce plan le parti de Mario Dumont
fait preuve d’ouverture à l’égard de l’« Autre » (un aspect du
discours analysé dans les troisième et quatrième chapitres). Si
le parti peut être dit populiste, c’est parce qu’il se rapprocherait,
sur un certain nombre d’éléments essentiels, des partis populistes européens nouveaux genres que l’on connaît aujourd’hui.
Toutefois, la façon dont Boismenu définit le populisme,
sans être fausse, ne parvient pas à saisir le phénomène dans
toutes ses dimensions. Elle oublie que le populisme ne rime
pas seulement avec individualisme et néolibéralisme et qu’il y
a une forte dimension collective à celui-ci. Car si le populisme
valorise les valeurs néolibérales, il fonctionne aussi avec l’idée
d’une sorte de réconciliation collective du peuple contre ceux
qui vont à son encontre. Les populistes lancent en effet un
appel à refonder la communauté politique sur de nouvelles
bases, une communauté que les populistes présument divisée
par des clivages empêchant le peuple de s’exprimer ou de faire
entendre sa voix.
Pour y voir plus clair, on peut s’inspirer de la méthode
wébérienne et identifier deux types idéaux de populisme. Pour
Weber, l’idéaltype constitue un « tableau de pensée » que le
chercheur construit en vue d’une meilleure compréhension
de la nature des phénomènes sociaux et politiques. Il faut
bien comprendre que le type idéal est une exagération et qu’il
19.
Ibid., p. 228.
22
Mario Dumont et l’Action démocratique du Québec
n’existe pas comme tel dans la réalité20. Bref, il s’agit d’un instrument méthodologique qui se révèle particulièrement utile
pour les clarifications conceptuelles.
Le premier type de populisme, que l’on peut qualifier de
protestataire (ou encore de plébiscitaire), se caractérise essentiellement par la dénonciation d’une coupure fondamentale entre
le peuple et les élites, ces dernières étant accusées d’avoir abusé
du peuple. Le populisme protestataire est également le véhicule
d’une grande méfiance envers le gouvernement représentatif.
Sans chercher le renversement du gouvernement en place, les
populistes critiquent le fait que le gouvernement ne représente
plus qu’une infime fraction de la population. Le discours populiste va fréquemment dénoncer la « démocratie oligarchique »
qui règne en maître, selon eux, sur le pays. Anti-élitisme, le
populisme se reconnaît donc essentiellement à la dichotomie
établie entre « ceux d’en bas » (ou le petit peuple) et « ceux d’en
haut » (les élites).
Ce type de populisme se définit comme une profonde
protestation contre les abus parfois bien réels des élus parlementaires et des élites envers le peuple. C’est alors que, devant
la corruption, le populisme protestataire (ou plébiscitaire),
tel qu’il s’est par exemple incarné dans la figure du Général
Boulanger, en appelle directement au peuple, plus spécialement
par la voie du référendum, pour court-circuiter les politiciens
corrompus et la démocratie oligarchique21. Pour ce faire, il
20.
21.
« On obtient un idéaltype en accentuant unilatéralement un ou
plusieurs points de vue et en enchaînant une multitude de phénomènes donnés isolément, diffus et discrets, que l’on trouve tantôt en
grand nombre, tantôt en petit nombre et par endroits pas du tout,
qu’on ordonne selon les précédents points de vue choisis unilatéralement, pour former un tableau de pensée homogène […]. On ne
trouvera nulle part empiriquement un pareil tableau dans sa pureté
conceptuelle : il est une utopie. » Max Weber, Essais sur la théorie de
la science, Paris, Librairie Plon, 1965, p. 181.
Michel Winock, « Les populismes français », Les populismes, sous la
direction de Jean-Pierre Rioux, op. cit., p. 135. Le général Boulanger
Le populisme ou le conflit des interprétations
23
s’agit d’établir une relation directe avec le peuple, idéalement
par l’entremise de la figure du chef.
C’est ainsi qu’après le premier tour de l’élection présidentielle de 2002 qui a vu de manière tout à fait inattendue
J.-M. Le Pen arriver deuxième derrière Jacques Chirac, le chef
frontiste a rapidement entonné le style du populisme protestataire pour s’adresser à la « France souffrante » et à « ceux d’en
bas » pour les enjoindre de voter pour lui :
N’ayez pas peur de rêver, vous les petits, les sans-grades, les
exclus. Ne vous laissez pas enfermer dans les vieilles divisions
de la gauche et de la droite. […] Vous, les mineurs, les métallos,
les ouvrières et les ouvriers de toutes ces industries ruinées par
l’euro-mondialisme de Maastricht. Vous, les agriculteurs aux
retraites de misère et acculés à la ruine et à la disparition. Vous,
qui êtes les premières victimes de l’insécurité dans les banlieues,
les villes et les villages22.
Ce ne sont pas tous les Français de souche qui sont ici
appelés à voter pour le FN, mais l’humble Français, celui de la
France profonde, opposé à la France des élites qui vit paresseusement du travail du premier. Sachant bien que les ouvriers
faisaient maintenant partie de son électorat, Le Pen jouait sur
la dichotomie entre le petit peuple et les élites qui ne l’écoutent
pas et le trompent.
Fondamentalement, le populisme protestataire prend
donc appui sur un dêmos, c’est-à-dire sur un ensemble démocratique qui a été trompé, dit-on, par les élites. Ici, le peuple
22.
(1837-1891) a laissé son nom au boulangisme, mouvement populaire
qui lui a permis de récolter 12 % des voix à l’élection partielle du
23 mai 1887 et 43 % des voix à l’élection du 27 janvier 1889. Pour
plus de détails, voir Christophe Prochasson, « Les années 1880 :
au temps du boulangisme », Histoire de l’extrême droite en France,
sous la direction de Michel Winock, Paris, Éditions du Seuil, 1994,
p. 73-74.
Le Monde, 23 avril 2002, p. 3. Cité dans Frédéric Boily, « Aux sources
idéologiques du Front national : le mariage du traditionalisme et du
populisme », op. cit., p. 43.
24
Mario Dumont et l’Action démocratique du Québec
ne constitue pas une entité ethnoculturelle où tous sont frères,
puisqu’il se définit comme le peuple d’en bas, c’est-à-dire des
petites gens et du monde ordinaire.
Or, le populisme, sous sa forme identitaire, se fonde sur
un autre peuple, celui-là compris comme un ethnos. En effet,
alors que le populisme protestataire oppose les « petits » aux
« puissants », la forme identitaire du populisme (le deuxième
type idéal) oppose plutôt « ceux d’ici » à « ceux d’en face23 ». Le
populisme identitaire s’articule autour de l’existence fortement
affirmée d’un « Nous collectif » ou d’un « Moi collectif ». Les
populistes supposent que l’individualité historique et nationale
(ou l’ethnos) est menacée dans son existence même par un
« Autre », au visage changeant selon les époques et les contextes.
C’est ainsi que le populisme identitaire peut tout aussi bien se
faire antisémite, anti-immigrant ou antiprotestant.
Les manifestations de populisme identitaire sont nombreuses, notamment en France. Que ce soit avec Édouard
Drumont, féroce antisémite et fondateur, en 1892, du journal
La Libre Parole, ou Charles Maurras dans L’Action française,
on retrouve l’idée d’une France éternelle, pensée comme
une entité nationale sur le point de succomber à « l’invasion
juive », pour parler comme Drumont, ou aux « quatre États
confédérés », pour s’exprimer à la manière de Charles Maurras.
Fondamentalement, l’« Autre » recherche inlassablement
la destruction du « Nous ». La xénophobie constitue ainsi le
fonds de commerce de la forme identitaire du populisme,
la dénonciation de ceux qui sont considérés comme « étrangers » à l’individualité nationale étant toujours plus ou moins
présente dans sa rhétorique. Cette forme de populisme, parfois
appelé « national-populisme », s’articule autour d’un « Nous
national » présumé menacé dans ce qui fait l’originalité de
23.
Michel Winock, « Les populismes français », Les populismes, sous
la direction de Jean-Pierre Rioux, op. cit., p. 137.