Survivre après le traumatisme irakien

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Survivre après le traumatisme irakien
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HISTOIRE VIVANTE
LA LIBERTÉ
VENDREDI 30 AVRIL 2010
Survivre après le traumatisme irakien
APRÈS-GUERRE • En Californie – où des générations de vétérans se croisent – une organisation d’anciens
soldats du Vietnam se mobilise pour ceux qui reviennent d’Irak. Et les aide à guérir de leurs traumatismes.
AURÉLIE CHARON,
REPORTAGE À SAN DIEGO
Bob et Steve sont assis
côte à côte. L’un a 60
ans et a fait le Vietnam,
l’autre, 30 ans, était en
Irak. Sous les palmiers
californiens, on ne
pense pas être dans un
pays en guerre. Mais, assis sur leur canapé, les deux hommes portent la marque
de la poussière, de la boue et des tirs. Le
jeune homme, ex-sergent, a le regard
fuyant, comme les autres soldats qui se
retrouvent ici chaque semaine. Bob est
le mentor: «Vous savez, on a fait la
même chose, on a tué des gens; ce n’est
pas normal, mais on l’a fait.»
«C’était comparable
à l’offensive du Têt
au Vietnam...»
Steve rêvait d’être militaire depuis
l’âge de 14 ans. Le plus dur a été le retour
au pays: «Aucun de mes amis ne voulait
admettre qu’il y avait quelque chose qui
n’allait pas, qu’on avait des angoisses.
Dans l’armée, tu ne peux pas en parler.
C’est trop stigmatisé. Bob m’a aidé à voir
que ce n’était pas normal de boire tous
les soirs un pack de douze bières juste
pour trouver le sommeil.» Ils se sont
rencontrés dans le petit bureau de
l’American Combat Veterans of War
(ACVOW), à San Diego, une organisation où les anciens se mobilisent pour
accueillir les jeunes.
LE DÉNI
DE L’ARMÉE
Sur le papier, l’armée américaine reconnaît le syndrome posttraumatique. Mais dans la pratique, les soldats soignés sont
renvoyés, parfois trois ou quatre fois, en Irak... KEYSTONE
Difficile retour à la vie
«Voilà une dent de coyote, signe d’un
bon warrior»: Bill Rider, le fondateur
d’ACVOW, nous tend une dent blanche
et pointue. On comprend vite qu’ici
c’est un clan. L’univers militaire a pris
tout l’espace: affiches, insignes, drapeaux. Une fois à l’intérieur, on ferme la
porte. Dans le couloir, c’est l’hôpital
pour vétérans de Californie: psychologues et médecins les attendent. Les
anciens du Vietnam et les jeunes d’Irak
sont chez eux.
Bill Rider, Bob Garcia, John Meade et
Mike Sloan ont eu 20 ans dans les années 70. Ils ont fait le Vietnam et ont tous
vécu le même retour: dans l’hostilité et
les insultes. Ils incarnaient le premier
échec militaire des Etats-Unis. «C’est
impossible de décrire la réalité du combat sans avoir été sur le terrain. Sur un
champ de bataille couvert de morceaux
LA SEMAINE PROCHAINE
POUR CHANGER
LE MONDE
Chaque année, la
conférence TED
réunit en Californie
les cerveaux de la
planète. Visionnaires de l’internet,
gourous des
médias viennent
exposer leurs idées
novatrices en 18
minutes chrono.
Immersion par
l’image dans cette
fête de l’intelligence où chacun
partage ses idées.
RSR-La Première
Du lundi au vendredi
15 h à 16 h
Histoire vivante
Dimanche 20 h 30
Lundi 23 h 25
de corps, marcher dans des flaques de
sang, sentir l’urine, les explosifs… On ne
voit pas ça à la télé, ça ne se raconte pas»,
explique Mike Sloan. On estime que 15%
à 17% des jeunes qui ont fait la guerre en
Irak sont atteints d’anxiété chronique.
Depuis sa retraite, Bill consacre son
temps à les faire parler. Surmonter le silence en leur donnant une liste à cocher:
cauchemars, anxiété, tension… trente
symptômes répertoriés.
Un lancinant récit...
Shane Krushton s’est engagé à 17
ans dans la même unité que son père
qui était au Vietnam. Il rentre d’Irak en
2005 et décide de venir vivre à San Diego,
pour être entouré de marines, pour
«être compris»: «C’est très dur de se
confier à un conseiller qui n’a pas combattu... Il y a un mur entre nous.»
Casquette à l’envers, Shane est suivi
par un bouledogue haletant habillé
d’un petit treillis militaire et par sa femme, Amber. Elle est là mais invisible,
discrètement fière de son mari quand il
raconte, encore une fois, la bataille de
Fallujah: «C’était comparable à l’offensive du Têt qu’avait vécue mon père: il y
avait des bombes qui explosaient, 147
hommes ont été blessés en moins d’une
semaine. Ce que tu ressens quand tu
tires sur un autre être humain, c’est un
truc qui te dépasse. J’étais tireur d’élite.
Ils me donnaient les photos des gens
que je devais tuer. Tu fixes cette personne dans le viseur. Son âme te hante.
C’était au-delà de ce que mon père
m’avait raconté.»
Quand il rentre aux Etats-Unis, il est
comme anesthésié, il ne ressent plus
rien. Quatre ans après, dans la rue, il vé-
rifie encore derrière lui si quelqu’un ne
vient pas pour l’abattre.
Tatouage du souvenir
Dans son dos, Shane Krushton a tatoué les noms de ses amis morts et cette
phrase: «Only the Brave Die Young»
(«seuls les braves meurent jeunes»).
Avant de nous quitter, le jeune homme
avoue: «Une partie de mon visage est
fausse, elle a été recomposée.» Il a
quatre plaques de titane dans la joue.
On ne le devine pas, mais de la colonne
vertébrale au fémur, en passant par les
genoux, trente-six broches le tiennent
debout. Les protections sont plus solides, la médecine s’est perfectionnée,
des soldats qui seraient morts au Vietnam reviennent vivants. Mais gravement blessés. Et de blessures souvent
invisibles. © LIBÉRATION
Les anciens du Vietnam veulent éviter la réédition du
drame qu’ils ont connu: trois
fois plus de morts sur le sol
américain par suicide qu’au
combat. En Irak, après une
bavure, les soldats doivent être
placés en observation pendant
trois jours, sans armes. C’est
rarement le cas, explique
Ashley Gilberston, photojournaliste. Quand ils rentrent, les
«gamins» ne pourront jamais
parler de ce dont ils ont honte:
«Si tu rentres et que tu dis: «Je
souffre du syndrome posttraumatique» (PTSD), les gens traversent la rue pour t’éviter
parce qu’ils pensent que tu es
fou.» Le docteur Tom McGoldrick, à New York, explique:
«L’armée nie les effets à long
terme sur le psychisme»,
explique-t-il. Quand ils refusent
de repartir, l’opposition d’un
psychologue ne suffit plus. Les
soldats sont renvoyés 3 ou 4
fois de suite à la guerre. A.C.
La tension monte autour de la manne pétrolière
PASCAL BAERISWYL
La question peut paraître iconoclaste: «A
qui appartient l’Irak?» Tel est pourtant le
titre du documentaire de Marc Berdugo
(diffusé dimanche soir sur TSR 2) consacré
à l’épineuse question de la maîtrise des réserves fossiles, dans un Irak en pleine reconstruction. Sept ans après la chute de
Saddam Hussein, un premier constat s’impose: les Etats-Unis – du moins leurs investisseurs – n’ont pas mis la main sur le pactole pétrolier irakien, le 3e au monde.
Désormais, le nouveau pouvoir fait jouer le
principe de la concurrence entre compagnies internationales: Russes, Chinois ou
Turcs ne sont en pas en reste...
Sur le terrain, des cas de figure très
contrastés se déclinent du nord au sud du
pays. Au nord, en zone kurde, la présence
du business américain est la plus forte.
C’est là aussi que le maintien des forces
américaines est le plus souhaité.
Au sud, dans la région de Bassorah – région la plus riche potentiellement mais
aussi la plus délabrée et miséreuse – la
perspective est radicalement différente. La
proximité économique iranienne y est
tangible, son influence aussi. Toutefois,
contrairement au Kurdistan, Bagdad est
parvenu depuis 2008 à imposer sa loi au
«gouvernorat» de Bassorah.
En Irak, plus qu’ailleurs, celui qui «contrôle le pétrole contrôle le pays». Ainsi, derrière la lutte acharnée pour maîtriser les ressources énergétiques se dessine la future
structure du nouvel Etat. Au nord, la cause
semble entendue, à l’image du directeur
du nouvel aéroport d’Erbil, Ninos Bahram:
«Les Kurdes du monde entier rêvent
d’avoir un pays indépendant. Nous ne disons pas que nous allons devenir un pays
indépendant dès demain ou dans les dix
prochaines années, mais nous devons garder ce rêve...»
Tout autre son de cloche, évidemment,
est celui du ministre irakien du Pétrole.
Après des années où les contrats d’exploitation se sont conclus en toute opacité,
surtout au nord, le chiite Hussein Sharistani tente de remettre de l’ordre dans l’attribution des marchés pétroliers. Surtout, il
veut soumettre à la loi du gouvernement
central le secteur pétrolier de la région autonome du Kurdistan.
Bagdad estime ainsi que tous les contrats
signés directement avec le gouvernement
régional kurde sont illégaux. L’ennui, c’est
nement kurde décidait, en octobre 2009,
d’arrêter provisoirement ses exportations
de fioul...
Le niveau de tension est tel que la région de Kirkouk est considérée comme
une véritable bombe à retardement. Très
impliqués en zone kurde, les Américains
tentent néanmoins de jouer les modérateurs. Représentant d’une compagnie pétrolière privée (kurde), Robert Gordon
rassure: «Une fois que nos soldats seront
partis, que la paix régnera, ce qui restera
dans les relations de nos deux pays ce sont
les affaires...»
Entre régions pétrolières et pouvoir central
irakien, la tension s’exacerbe. KEYSTONE
que sur le terrain, les forces kurdes contrôlent la situation, l’accès aux ressources...
Car l’enjeu financier et politique est considérable. Et le bras de fer est engagé: Bagdad
bloquant les revenus du pétrole réclamés
par la région rebelle, alors que le Gouver-
Menacé de partition, l’Irak reste donc sous
haute influence. Conclusion de l’enquête
réalisée par Marc Berdugo: «Dans le nord,
l’heure n’est plus au triomphalisme. La région est étranglée financièrement par Bagdad, les projets immobiliers s’arrêtent les
uns après les autres et le doute s’installe
chez les investisseurs qui ont tout misé sur
la région autonome kurde.» Quant au sud, la
population chiite attend toujours une redistribution des richesses. Plus que jamais,
le pays est à la croisée des chemins menant
au pétrole. I
> A noter que ce dossier sur l’Irak fait aussi l’objet d’une
fiche pédagogique. A retrouver sur: www.e-media.ch

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