idées clés - Cyberlearn

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idées clés - Cyberlearn
THE SIXTH SENSE
Kees van der Heijden, Ron Bradfield, George Burt,
George Cairns et George Wright
Les auteurs sont directeurs du Centre for Scenario Planning and Future
Studies.
Editions Wiley, 2002, 307 pages.
Avec le commentaire de Michael Wheeler, Professeur de
Management à Harvard Business School.
idées
clés
Mieux gérer
l'incertitude
grâce à la
méthode des
scénarios.
Face à l'incertitude, nous avons tendance à ne nous préparer qu'à l'avenir le plus probable. La planification stratégique en est une illustration caractéristique : une analyse détaillée de l'entreprise et de son environnement permet d'effectuer des prévisions, à partir desquelles une stratégie
et des plans d'action adéquats sont élaborés.
Dans un environnement relativement stable, cette approche est tout à
fait fondée. Mais elle conduit à des déconvenues lorsque l'incertitude est
forte. En effet, les prévisions peuvent constituer des œillères qui empêchent de voir la réalité en face, et mener ainsi à des décisions erronées.
The Sixth Sense préconise une toute autre approche. Les auteurs recommandent de systématiser le raisonnement par scénarios, qui consiste
à envisager en parallèle plusieurs évolutions possibles de son environnement – même si certaines sont peu probables. L'objectif est d'inciter chacun à être en permanence à l'écoute des évolutions de l'environnement,
et de favoriser la prise des décisions nécessaires pour parer à diverses
éventualités. Une démarche applicable tant à la stratégie qu'à de nombreuses décisions de la vie quotidienne de l'entreprise !
- Prenez conscience des pièges dans lesquels nous avons
tendance à tomber face à l'incertitude.
Les synthèses Manageris sont des œuvres
originales. Elles sont le résultat d'une analyse
critique de l'ouvrage, visant à faire ressortir
les enseignements pratiques qui nous
semblent les plus utiles et novateurs. Elles ne
constituent en aucun cas un simple condensé
de l'ouvrage, et ne peuvent à ce titre se
substituer à la lecture de celui-ci.
The Sixth Sense
- Découvrez les vertus du raisonnement par scénarios.
- Apprenez à élaborer des scénarios provocants mais
crédibles, de façon à ce qu'ils incitent à l'action.
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1
analyse de l’ouvrage
1 Reconnaître
l'incertitude
- Une mauvaise
gestion de
l'incertitude
Nous avons tendance à
ignorer l'incertitude en
pariant exclusivement
sur l'avenir le plus
probable.
Les entreprises sont souvent démunies pour faire face à l'inconnu
et réagir à une situation changeante. En effet, l'incertitude est
génératrice d'anxiété. Très peu de
personnes se sentent à l'aise face à
un avenir qu'elles ne parviennent
pas à se représenter. La plupart
d'entre nous préfèrent donc inconsciemment ignorer ou minimiser l'incertitude.
Ainsi, nous préférons fonctionner à partir de probabilités : nous
estimons quel est l'avenir le plus
probable et bâtissons un plan en
fonction de cette estimation. C'est
le principe même de la planification stratégique. A partir d'une
analyse de la situation actuelle et
des tendances observées, les planificateurs font une estimation de ce
que sera l'avenir le plus probable.
Ils développent ensuite une stratégie et des plans d'action pour que
leur entreprise tire le meilleur parti
possible de cette situation.
Cette approche est pertinente
dans un environnement relativement stable. Mais l'évolution de
l'environnement économique s'accélère, et celui-ci est de moins en
moins prévisible. L'avenir est généralement très différent de ce qui
avait été envisagé, ce qui rend les
plans d'action rapidement caduques.
Dans un environnement incertain, se préparer exclusivement à
l'avenir le plus probable est dangereux à plusieurs titres. Non seulement parce que les prévisions peuvent être erronées. Mais aussi
parce que cela génère des comportements néfastes :
2
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• Se fermer aux évolutions
imprévues.
Parier sur l'avenir le plus probable donne l'illusion de la certitude. Nous considérons inconsciemment comme acquis que la
situation évoluera comme prévu,
et ne sommes de ce fait plus à
l'écoute des éléments qui viendraient infirmer nos hypothèses.
Si le pari s'avère malchanceux, les
résultats peuvent être catastrophiques. Dans les années 70, Xerox
détenait 95 % du marché des photocopieurs, essentiellement dans
les grandes entreprises. L'analyse
du marché laissait alors penser
que le principal risque venait de
concurrents qui parviendraient à
baisser les coûts unitaires grâce à
des volumes importants. Monopolisant ses forces pour minimiser
ce risque, le leader a alors œuvré
pour verrouiller le marché des
grandes entreprises : licences, service client remarquable, forte présence de la force de vente, etc.
Mais une concurrence inattendue
est apparue sous la forme du photocopieur personnel, inventé par
Canon. Obnubilé par l'enjeu du
marché des grandes entreprises,
Xerox a ignoré Canon pendant
10 ans… avant de se rendre
compte que ce concurrent imprévu
lui avait ravi sa place de leader !
• Repousser les décisions.
Miser sur un seul avenir probable nous conduit à reporter les
décisions qu'il faudrait prendre
pour parer aux éventualités
moins probables. Nous attendons
d'obtenir les informations qui
confirmeraient que les évolutions
inattendues surviennent effectivement. Des entreprises retardent ainsi leur action… jusqu'à
ce qu'il soit trop tard pour agir.
Yahoo! a ainsi attendu qu'AOL
annonce officiellement le rachat
de Time Warner pour développer des moyens de lutter contre
ce nouveau concurrent particulièrement dangereux. Les dirigeants se retranchaient derrière
le fait qu'ils ne pensaient pas que
la fusion aurait lieu. Un temps
précieux a été perdu, et Yahoo! a
vu ses revenus fondre de 42 % !
• Répéter les recettes du passé.
Enfin, sauf rupture évidente
dans l'environnement, nous avons
tendance à penser que l'avenir sera
dans la continuité des évolutions
observées dans le passé. Cela nous
conduit à privilégier les recettes du
passé, ignorant que ce ne sont pas
nécessairement les plus adaptées
aujourd'hui. Foster Brothers était
une enseigne de vente de vêtements masculins très en vogue
dans les années 70 en Angleterre.
A cette époque, elle a répondu
avec succès à une chute des ventes
en achetant des matières premières
moins chères, et en répercutant
cette baisse de coûts sur les prix.
Forte de ce succès, elle a continué
à réagir aux aléas du marché en réduisant ses coûts et ses prix. Mais
les consommateurs sont devenus
moins sensibles au prix. Ils se sont
alors tournés vers des enseignes
comme Gap ou Next, certes plus
chères, mais plus modernes. Foster
Brothers a périclité pour être restée
figée dans une même analyse du
marché et n'avoir pas su adapter sa
stratégie.
Ainsi, se préparer à ce que nous
pensons être l'avenir le plus probable est une tentation dangereuse. Il
faut au contraire apprendre à tenir
compte dans ses raisonnements
des différentes évolutions possibles
d'une situation. C'est l'objectif du
raisonnement par scénarios.
- Raisonner
par scénarios
Raisonner par scénarios
permet de se préparer
aux différentes
éventualités.
La méthode des scénarios a été
développée initialement à des fins
militaires. La stratégie militaire repose depuis toujours sur la capacité
d'imaginer les différentes actions
et réactions possibles de l'adversaire. Ce principe a donné lieu à
une approche scientifique dans les
années d'après-guerre, lorsque la
Rand Corporation a développé
pour l'US Air Force des modèles
The Sixth Sense
Concrètement, la démarche
consiste à confier à un groupe de
projet soigneusement sélectionné
la tâche d'analyser un domaine
dont l'évolution est incertaine et
dont l'issue détermine la stratégie à
suivre.
Dans un premier temps, ce
groupe doit conduire des entretiens semi-directifs auprès d'individus d'horizons aussi divers que
possibles (figure B). L'objectif est
d'identifier les avenirs envisageables, du plus optimiste au plus pessimiste, et de reconstituer le fil des
événements qui pourraient mener
à ces cas de figure.
A partir de ces interviews, le
groupe peut lister l'ensemble des
variables qui ont une influence sur
l'évolution de la situation. Par
exemple, un projet sur le développement du e-commerce a fait apparaître l'influence du temps de
loisir, de la capacité d'épargne, du
temps de travail, etc. On identifie
ainsi typiquement plusieurs centaines de variables.
L'étape suivante consiste à repérer parmi ces variables lesquelles exercent une influence déterminante et conditionnent ainsi les
autres. Il faut pour cela identifier
les liens de cause à effet qui conduisent certaines variables à en
déterminer d'autres. Par exemple :
"la diminution du temps de travail
The Sixth Sense
Planifier par scénarios
Identification
des variables
motrices
Sélection des
2 variables les
plus influentes
Elaboration
des scénarios
TRAVAUX
Le principe de la méthode des
scénarios est relativement simple
(figure A). Il s'agit d'imaginer les
différentes évolutions possibles
d'une situation donnée, plutôt que
son évolution la plus probable. A
partir de ces différents tableaux de
l'avenir, il est possible de déterminer quelles décisions doivent être
prises immédiatement, que ce soit
pour limiter les risques ou pour se
donner les moyens de profiter
d'une opportunité éventuelle. A
l'inverse, cela permet aussi d'identifier quelles décisions peuvent
être repoussées dans l'attente d'informations complémentaires, sans
mettre pour autant l'avenir en péril.
A
Entretiens
exploratoires
auprès
d’observateurs
d’horizons
divers
Recherche des
liens de cause à
effet pour
identifier les
variables qui
déterminent les
autres
Classement des
variables clés
selon leur degré
d'incertitude et
leur impact sur la
stratégie à
adopter
Description
détaillée des
situations
associées aux
valeurs extrêmes
des 2 variables
retenues
RÉSULTAT
de simulation fondés sur l'analyse
systémique. Cette technique a ensuite été transposée par l'entreprise : d'abord pour la gestion de
crise, très proche dans les faits de
situations de guerre ; puis, à partir
des années 70, pour la prospective.
Identification
des variables des
scénarios d’avenir (typiquement
une centaine)
Choix d’environ
10 variables clés
Choix des 2
4 "histoires"
variables autour
provocantes
desquelles
mais plausibles
construire les
scénarios extrêmes
Recensement
des variables
B
Guide d'entretien
L'élaboration des scénarios commence par une série d'interviews auprès
d'individus d'horizons aussi différents que possible, qui peuvent s'inspirer de
la structure suivante :
- Partir de l'avenir (se projeter à un horizon donné, par exemple 5 ans)
– Quelles sont les caractéristiques clés qui définiront l'environnement externe
de l'entreprise ?
– Quel serait le scénario idéal ?
– Quel serait le pire scénario ?
– Quelles seront les principales zones d'incertitude ? Les menaces ?
Les opportunités ?
– Qu'espérez-vous voir changer d'ici là ?
- Poser des questions sur la situation présente
– Quelles sont les principales décisions à prendre ?
– Quelles sont les compétences et les ressources actuellement possédées
par l'entreprise qui permettront de saisir les opportunités identifiées ?
– Quelles compétences et quelles ressources font-elles défaut pour saisir
ces opportunités ?
– Quelles sont les contraintes qui s'opposent le plus au scénario idéal ?
– Quelles mesures doivent-elles être prises immédiatement pour empêcher
le pire scénario de se réaliser ?
- Investiguer le contexte historique
– Quels développements clés de ces dernières années ont-ils permis de
renforcer la capacité de l'entreprise à répondre aux opportunités
de son environnement ?
– Quelles leçons, positives ou négatives, peut-on tirer du passé ?
conduit à un accroissement du
temps de loisir, donc à une augmentation des dépenses de loisirs
et à une baisse de l'épargne".
Cette relation de causes à effets
fait ressortir la variable "temps de
travail" comme structurante. Ce
processus conduit généralement à
identifier ainsi une dizaine de variables clés.
Ces variables clés doivent ensuite être classées selon leur degré
d'incertitude et leur impact sur la
stratégie à adopter. Cela permet
d'identifier celles dont l'influence
est la plus forte sur ce que serait la
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stratégie appropriée. Par souci de
simplicité, on n'en retiendra généralement que deux.
Il faut alors déterminer quelles
peuvent être les évolutions extrêmes de ces deux variables. Par
exemple, pour la variable "temps
de travail", les limites pourraient
être "un temps de travail hebdomadaire de 28 heures et la retraite à
60 ans", et "un temps de travail
hebdomadaire de 45 heures, et la
retraite à 70 ans".
En combinant les deux évolutions extrêmes des deux variables
retenues, on aboutit à quatre situations extrêmes, qui représentent le
champ des évolutions possibles.
On peut alors reconstituer les scénarios correspondant à chacune de
ces situations, étudier en détail
leurs implications, et envisager
l'avenir de l'entreprise ou la décision à prendre sous l'angle de chacun de ces quatre scénarios.
Nous allons voir que cette démarche permet de mieux gérer les
environnements incertains. Non
pas parce qu'elle permet de prévoir
l'avenir : parmi ces scénarios, il est
fort probable qu'aucun ne se réalisera. Mais parce qu'elle met en évidence que différentes évolutions
sont possibles, et incite ainsi chacun à rester dans une logique d'observation et d'apprentissage.
2 Les vertus
du raisonnement
par scénarios
Le raisonnement
par scénarios permet
de changer les états
d'esprit et de développer
l'apprentissage
permanent.
- Pourquoi l'utiliser ?
Raisonner par scénarios permet
de lutter contre les biais qui pous-
C
Les biais psychologiques
qui influencent la perception de l'avenir
Différents biais psychologiques, inconscients, nuisent à l'objectivité de la
collecte et de l'interprétation des informations. Ils conduisent ainsi à une
vision erronée de l'avenir, minimisant les risques et sous-estimant les
évolutions par rapport à la situation actuelle.
Biais personnels
- Le biais de confirmation
Nous ne retenons que les
informations qui confirment nos
a priori et négligeons
inconsciemment les autres.
- L'excès de confiance en soi
Nous avons naturellement
tendance à surestimer la validité
de nos estimations.
- Le refus de la décision
Nous sommes enclins à repousser
le plus possible le moment
d'affronter les problèmes ou les
décisions difficiles.
- L'escalade
Lorsque nous avons pris une
décision, nous ne voyons plus que
les faits qui prouvent que cette
décision était bonne, et ignorons
les autres.
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Biais du raisonnement
de groupe
- La pensée unique
La pression sociale fait que le
groupe supprime toute idée
contraire ou divergente et
s'enferme dans la routine.
- La fragmentation
Parfois, deux sous-groupes antagonistes se forment, et le débat se
limite à des querelles stériles,
empêchant de tenir compte de
toute information qui ne renforce
pas la position de son sous-groupe.
- L'identité
Le groupe prend ses décisions en
fonction de son identité collective,
forgée par les décisions qu'il a
prises par le passé. Cela conduit à
répéter les recettes du passé sans
les remettre en cause.
sent les entreprises à l'inertie et au
conformisme lorsqu'elles sont confrontées à l'incertitude (figure C).
Ce mode de raisonnement a en effet plusieurs vertus :
• Favoriser l'écoute.
Lorsque nous observons une situation, nous cherchons inconsciemment confirmation de nos a
priori. Cela nous conduit à négliger les informations qui viendraient les infirmer, et explique
que nous sous-estimions souvent
les risques. Un corollaire de ce
travers psychologique est que,
lorsque nous avons pris une décision, nous fermons les yeux aux informations qui montreraient que
cette décision est erronée. Un
exemple typique est celui du serveur dans un café qui, ne pouvant
bien servir tout le monde, se concentre sur les clients dont il pense
qu'ils lui donneront un bon pourboire. Satisfaits du service, ceux-ci
laissent effectivement un pourboire supérieur aux autres. Le serveur en déduit que cette catégorie
de clients est la plus rentable.
Ignorant que sa collecte d'information a été biaisée, il décide de focaliser ses efforts sur cette catégorie
de clients.
Afficher que plusieurs avenirs
sont possibles fait prendre conscience de son ignorance. Chacun
est ainsi naturellement plus ouvert
aux informations qui pourraient
contredire ses a priori. Ainsi, Shell
estime que la planification par scénarios lui a permis de passer de la
7e à la deuxième place mondiale à
l'occasion du choc pétrolier de
1973. A la fin des années 60, la demande de pétrole croissait régulièrement de 6 à 8 % par an depuis
1945. La plupart des compagnies
pétrolières, à l'instar de Shell, prévoyaient une évolution des tarifs
dans la droite ligne des années passées. Mais une équipe de planification de Shell a eu l'idée d'imaginer
d'autres scénarios. Au lieu de considérer la situation comme un acquis, elle s'est penchée sur ce qui
pourrait la faire évoluer. Elle s'est
ainsi rendu compte que les pays
producteurs de pétrole n'avaient
pas besoin de revenus supplémentaires, et pourraient choisir de réduire leur production pour économiser leurs réserves. Elle a aussi
imaginé que la demande pourrait
The Sixth Sense
croître de façon spectaculaire si les
Etats-Unis devenaient importateurs au lieu d'être exportateurs de
pétrole. Des scénarios fort peu
probables à l'époque, mais qui ont
incité Shell à se préparer à une
hausse imprévue des prix, et à être
à l'écoute des signes avant-coureurs d'une telle évolution –
comme la constitution de l'OPEP.
Lorsque les prix ont quintuplé soudainement en 1973, Shell était la
seule compagnie pétrolière qui
s'était réellement préparée à cette
éventualité. Ce qui lui a permis de
se faire une place de choix sur
l'échiquier mondial.
• Susciter la discussion
stratégique.
Un autre facteur qui limite la
perception du risque est le conformisme de groupe. Les membres
d'un groupe ont en effet inconsciemment tendance à se rallier à la
pensée dominante pour éviter de
se distinguer. Cela peut conduire à
prendre collectivement une décision avec laquelle personne n'est
d'accord. Un travers que le sociologue Jerry Harvey a très bien illustré par le "paradoxe d'Abilene" :
lors d'une réunion de famille au
Texas par une chaude journée
d'été, le grand-père propose d'aller
déjeuner à Abilene, à 50 kilomètres de là. Tout le monde acquiesce et la famille se met en
route pour un voyage éprouvant
par 40 degrés à l'ombre dans une
voiture non climatisée. En discutant le soir, ils se rendent compte
qu'aucun des membres de la famille n'avait en fait envie d'aller à
Abilene. Le grand-père avait proposé par peur que les autres ne
s'ennuient, sa femme pensait que
cela ferait plaisir aux enfants, sa
fille voulait lui faire plaisir, son
gendre ne voulait pas avoir l'air
d'être négatif, etc. Le conformisme
de groupe leur a ainsi fait prendre
une décision aberrante. Un phénomène qui s'observe fréquemment
dans le monde de l'entreprise.
En affichant clairement la volonté d'investiguer différents scénarios possibles, la planification
par scénarios ouvre la possibilité
d'approfondir la réflexion stratégique et d'éviter ainsi le conformisme de groupe. Deux raisons
l'expliquent :
The Sixth Sense
D
A quels sujets appliquer la méthode des scénarios ?
Le raisonnement par scénarios peut s'appliquer à divers types de problèmes,
qui tombent généralement dans les 4 catégories suivantes :
Problèmes ponctuels
Questions à long terme
Comprendre une situation Anticiper l'évolution
complexe
de son environnement
Investigation
Prise de
décision /
aide
à l'action
Exemples :
Exemples :
– Comprendre comment
– Dans les années 60, Shell
est en train de se
refuse de se contenter
structurer le e-commerce.
d'une projection de
l'évolution des prix et de
– Analyser les raisons de la
fin de l'euphorie de l'année la demande.
2000.
Développer une stratégie Développer
l'apprentissage
Exemples :
organisationnel
– Scénarios d'évolution de
l'environnement en
support à la planification
stratégique.
– Scénarios portant sur un
enjeu spécifique, tel que
"dans quels métiers
d'avenir investir ?"
– Elle crée un espace de dialogue
officiellement consacré à l'investigation en dehors de la pression du
temps et des objectifs, et ce dans
un contexte non politique. Elle
offre ainsi un cadre qui permet
d'exprimer sans contraintes des
idées non conventionnelles.
– Elle fait une place aux idées dissidentes. En effet, lorsqu'un membre d'un groupe émet une objection ou une idée saugrenue, le
groupe a souvent tendance à
ignorer cette idée, en cataloguant
cette personne comme "négative"
ou "irréaliste". Au contraire, dans
le cadre d'une démarche de scénarios, chacun est incité à être à
l'écoute des raisonnements des
autres, de façon à identifier une
éventuelle matière à un scénario
original.
• Inciter à l'action.
Elaborer différentes visions du
futur crée souvent un électrochoc
qui suscite à lui seul l'action. Par
exemple, une multinationale en
Asie connaissait une croissance
spectaculaire et régulière depuis 25
ans. Aucun membre de la direction
ne voyait de raison que cela
change. Une équipe a été missionnée pour étudier l'évolution de la
structure du secteur. Parmi les trois
Exemple :
– Nos méthodes sont-elles
valables dans tous les cas ?
– Peut-on poursuivre la
même stratégie quelle
que soit l'évolution de
l'environnement ?
scénarios présentés, aucun ne permettait la continuation du succès
connu jusqu'alors. A la suite de
cette analyse, la stratégie et l'organisation du groupe ont entièrement été remises en cause. Une
décision nécessaire, mais qui, de
l'avis des dirigeants, n'aurait pas
été prise sans l'étincelle créée par
les scénarios.
De plus, la planification par scénarios est une démarche participative. Elle favorise ainsi l'appropriation de la stratégie par ceux qui
ont contribué à l'élaboration des
scénarios, ce qui renforce encore la
propension à agir.
- Quand l'utiliser ?
La méthode des scénarios est
particulièrement utile en support
de la réflexion stratégique (figure
D). Elle est ainsi vivement recommandée en amont du processus de
planification stratégique, comme
moyen d'ouvrir les débats et d'assurer que l'ensemble des éventualités d'avenir sont prise en compte.
Elle peut aussi être extrêmement
utile comme support à la réflexion
face à une décision ponctuelle difficile. Comment réagir face à tel
fournisseur stratégique qui impose
m • N° 111a
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soudain une hausse de prix ? Faut-il
prendre des mesures suite à l'entrée inattendue d'un concurrent
étranger sur le marché ? Raisonner
par scénario peut aider à mieux
comprendre les implications de la
situation en en imaginant les différentes évolutions possibles.
Mais au-delà de son utilité au
cas par cas, la méthode des scénarios constitue un important levier
d'apprentissage et d'évolution des
mentalités. C'est pourquoi il est
extrêmement utile d'en systématiser l'usage dans l'entreprise. Chacun prend ainsi conscience qu'il ne
suffit pas d'observer une situation à
un moment donné pour trouver
une solution, mais que l'on doit
rester en permanence à l'écoute
des signes qui montrent comment
la situation risque d'évoluer.
S'habituer à envisager en parallèle
plusieurs issues possibles à une
situation développe la capacité
d'écoute et l'aptitude à réagir aux
évolutions inattendues.
• Définir son horizon de
temps.
• Bâtir des scénarios
provocants.
Le temps alloué à l'élaboration
des scénarios doit être fixé dès le
départ. Cela permet de créer une
"zone de confort" au cours de laquelle aucun participant n'hésitera
à s'écarter des raisonnements conventionnels. Parallèlement, cela
borde le temps alloué à cette phase
exploratoire, pour éviter les dérapages. Typiquement, le projet peut
durer de 1 à 2 jours pour des décisions ponctuelles relativement simples, à environ 10 semaines dans le
cadre d'une démarche de planification stratégique (figure E).
On ne peut raisonnablement pas
travailler dans la perspective de
tous les scénarios possibles. La
complexité qui en résulterait serait
ingérable. C'est la raison pour laquelle il est recommandé de se limiter à quelques scénarios "extrêmes". En effet, l'enjeu n'est pas de
prévoir l'avenir le plus probable,
mais de mettre en lumière l'étendue des évolutions possibles. Par
leur caractère provocateur, ces scénarios poussent à imaginer des
stratégies pour pallier des cas extrêmes. Ils stimulent ainsi la créativité et incitent à l'action.
• Porter un grand soin à la
constitution de l'équipe.
Une règle d'or pour constituer
l'équipe chargée d'élaborer les scénarios est de rechercher la diversité
des perspectives et des opinions. Il
faut rassembler des individus de diverses divisions et diverses fonctions de l'entreprise. Mais aussi ne
pas hésiter à faire appel à des intervenants extérieurs. Par exemple, un
projet qui étudiait l'avenir du
voyage aérien bon marché en Europe a inclus des représentants de
compagnies ferroviaires, des membres de la communauté européenne, des écologistes et des spécialistes du terrorisme.
Il est en outre préférable de faire
appel à un facilitateur extérieur à
l'entreprise pour animer les débats.
Son indépendance par rapport aux
politiques internes et son objectivité sont en effet des garants de la
créativité du groupe.
3 Les conditions
de succès
La planification par
scénarios doit faire
l'objet d'une démarche
structurée.
Pour que la planification par
scénarios remplisse ses promesses,
la démarche doit être organisée en
veillant à respecter les facteurs clés
de succès suivants :
E
Planning type d'un projet d'élaboration de scénarios
pour une question stratégique
La durée moyenne de ce type de projets est de 10 semaines, réparties de la
façon suivante :
Recherche
complémentaire
Interviews
"Incubation"
Interviews
de validation
• Valider la crédibilité des
scénarios.
Il est important de veiller à la
crédibilité des scénarios. Aussi
provocants soient-ils, les scénarios
n'inciteront à l'action que si chacun estime qu'ils sont réalistes et
cohérents.
Deux tests sont utiles pour tester la robustesse des scénarios :
– Analyser les positions des différentes parties prenantes.
Un test simple et efficace pour
identifier les scénarios non crédibles consiste à lister les différentes
parties prenantes, internes ou externes à l'entreprise, et se demander de façon systématique si chacune réagirait effectivement de la
façon que suggère le scénario.
– Faire un diagramme complet des
influences.
Il est aussi pertinent de représenter graphiquement l'enchaînement des événements qui permettraient d'arriver à la situation
décrite par le scénario. Pour cela,
il faut partir du scénario d'avenir
et remonter le fil des événements
jusqu'à la situation présente en répondant systématiquement à la
question "pourquoi". Si on est
bloqué à un point de l'histoire,
c'est que celle-ci n'est pas entièrement cohérente.
• Soigner la communication.
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Workshop
1/2 journée :
feedback
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Workshop
2 jours :
élaboration
des scénarios
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Workshop
Présentation
1 à 2 jours :
réflexion sur
les implications
Pour donner toute leur mesure,
les scénarios doivent être communiqués de façon à paraître plausibles. C'est pourquoi il est utile de
les raconter sous forme d'histoires : "Nous sommes en 2010. Le
temps de travail est de 28 heures
par semaine, que la plupart des enThe Sixth Sense
treprises ont organisé en semaines
de 4 jours. Les loisirs se sont développés, grâce à un investissement
croissant des collectivités. Les
Français consacrent un budget à
leurs dépenses de loisirs qui a doublé en 10 ans, essentiellement au
détriment de leur capacité d'épargne. L'industrie touristique est en
plein boom, etc." Ce type de scénario est plus évocateur qu'une
simple énumération de faits bruts –
temps de travail hebdomadaire de
28 heures, doublement des dépenses de loisir, réduction de la capacité d'épargne, etc. Ainsi, une société a choisi de présenter ses
scénarios sous la forme d'articles
de "The Economist". Cette présentation, ancrée dans le quotidien, a
joué pour beaucoup dans la forte
réactivité des collaborateurs.
•••
Développer le raisonnement par
scénarios favorise l'apprentissage.
En prenant l'habitude d'envisager
parallèlement différents avenirs
possibles, on contre les biais qui
nuisent à une saine gestion de l'incertitude : conservatisme, aveuglement, conformisme par rapport à
la vision dominante, etc. De plus,
cela permet d'améliorer la qualité
des décisions stratégiques, en permettant de prendre en compte de
plus nombreux points de vue. C'est
pourquoi cette démarche est à promouvoir, tant dans le cadre de la
planification stratégique que pour
des projets quotidiens de plus petite envergure.
commentaire critique de l’ouvrage
Par Michael Wheeler, Professeur de Management à Harvard Business School.
a survie d'une organisation dépend de son aptitude à reconnaître le
changement et à s'y adapter avant que ses concurrents ne soient capables d'y répondre. Une stratégie qui repose sur
des hypothèses statiques emprisonne les managers dans une vision
du monde tel qu'il a été, et non tel
qu'il pourrait devenir. The Sixth
Sense ressuscite une vieille technique – la planification par scénarios
– en tant qu'outil d'identification
des forces du changement ainsi que
comme moyen de changer les états
d'esprit. Plus fondamentalement,
raisonner par scénarios peut servir
de catalyseur pour l'apprentissage
organisationnel.
L
L'histoire de la planification par
scénario remonte loin – au moins
jusqu'aux exercices de jeux menés
par le Rand Institute lors de la
guerre froide et les initiatives sociales de Gaston Berger et du Centre d'Etudes Prospectives. Souvent,
cependant, la planification par scénarios a été détournée en un simple instrument de prévision, une
méthode pour générer les prédictions utilisées dans les modèles
d'optimisation. Les auteurs insistent sur le fait que la planification
par scénarios n'a jamais eu la prétention de prévoir toutes les évenThe Sixth Sense
tualités. Sa valeur est plutôt d'inciter les organisations à reconnaître
l'incertitude à laquelle elles devront inévitablement faire face.
Cet argument n'est pas nouveau,
bien sûr, mais ce livre apporte
deux contributions importantes.
Tout d'abord, il identifie explicitement les barrières individuelles et
organisationnelles à la "pensée latérale". En effet, les auteurs prennent le soin de faire un catalogue
complet des biais de la perception,
des processus sociaux et des politiques institutionnelles qui restreignent la pensée créative. D'autre
part, ce livre décrit de façon très
utile les différentes étapes d'exploration, d'analyse et de communication
essentielles pour que la planification par scénarios ait un impact
concret sur la stratégie de l'entreprise.
La méthode des scénarios ne doit
pas être entreprise à la légère. Des
participants représentant un éventail de fonctions doivent être impliqués, et une "personne remarquable" est requise – quelqu'un qui a
suffisamment de courage et d'expertise pour remettre en cause la sagesse conventionnelle. Des études
de cas illustrent le processus recommandé par les auteurs, remarquablement similaire à ce que font certains
médiateurs talentueux lors de conflits complexes. Ici, cependant, le
facilitateur externe utilise intentionnellement les scénarios pour créer
les turbulences internes nécessaires
pour faire jaillir la créativité et l'apprentissage.
Dans cet ouvrage, par ailleurs
très bien référencé, deux omissions
sont curieuses. Bien que les auteurs
préconisent de casser l'apprentissage "à simple boucle" (mettre en
cause les cadres et hypothèses tacites), ils ne font aucune référence
aux travaux pionniers de Donald
Schon et Chris Argyris, qui offrent
pourtant un éclairage puissant et
pratique. On ne trouve pas non
plus de mention du courant de
pensée émergent qu'est la prise de
décision "naturaliste", même si elle
fait appel aux mêmes principes
pour donner un sens à une situation complexe. En fait, "l'adaptive
learning", préconisé par l'ouvrage
est une version macro de ce que
l'on appelle la boucle OODA (observation-orientation-décision-action) que les pilotes de chasse utilisent en temps réel pour survivre en
milieu hostile. Les lecteurs que
cela intéresse pourront explorer les
dynamiques communes de la stratégie d'entreprise et de la guerre
sur www.belisarius.com.
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7
pour aller plus loin
Abonnés e-xecutive, retrouvez sur votre site Internet privatif les idées clés de cette synthèse
sous forme graphique, ainsi que les articles mentionnés en sources complémentaires.
conseils de lecture
e livre fait l'apologie du
raisonnement par scénarios, présenté par les
auteurs non seulement
comme une technique,
mais comme une "hygiène de vie"
qui doit permettre à chacun d'améliorer sa capacité de réflexion et de
perception de son environnement.
Une première partie de l'ouvrage
synthétise les travaux de divers sociologues et chercheurs en management pour analyser les problèmes
que rencontrent les entreprises face
à des situations incertaines. Les
auteurs montrent de façon systématique en quoi la planification par
scénarios répond à ces problèmes.
La deuxième partie est consacrée à
la description de la démarche et à
des conseils sur sa mise en œuvre.
C
- Nous vous recommandons de
commencer votre lecture par celle
du premier chapitre, consacré à la
nécessité de mieux prendre en
compte la diversité des avenirs
possibles. Si les idées exposées ne
sont pas révolutionnaires – chacun
sait que l'incertitude est mal maîtrisée par les entreprises – les exemples détaillés de Xerox, Yahoo!,
Lego, Tetra Pak et Nokia suscitent une prise de conscience salutaire sur les conséquences possibles
d'une mauvaise anticipation de
l'évolution de son environnement.
- Si les biais de la prise de déci-
sion vous sont familiers, vous pourrez vous dispenser de la lecture des
chapitres 2 à 4. Ceux-ci présentent
néanmoins une synthèse extrêmement claire des enseignements de
différents courants de recherche sur
ce sujet. Les biais personnels sont
développés en chapitre 2, les travers liés au fonctionnement des
organisations en chapitre 3, et
ceux liés aux cultures d'entreprises
et nationales en chapitre 4.
- Pour comprendre ce qu'est la
vertus, vous vous reporterez en
priorité au chapitre 6, qui en expose les grands principes. Assez
théorique, ce chapitre présente les
limites de la pensée rationnelle et
les vertus de la pensée systémique,
le concept de "modèles mentaux",
qu'il convient de rendre conscients, ainsi que les vertus de l'apprentissage "à double boucle" cher
à Chris Argyris. Il est complété utilement par le chapitre 7, qui présente la méthode pas à pas. En
particulier, nous vous conseillons
les pages 224 à 228 qui constituent
une check-list très complète.
- Vous pourrez compléter votre
lecture par celle du chapitre 8, qui
présente différents cas d'application de la planification par scénarios. Enfin le chapitre 5, qui retrace
l'historique de la méthode des
scénarios, constitue un complément utile pour accroître sa culture
générale.
planification par scénarios et ses
Vous pouvez vous procurer l'ouvrage sur www.manageris-executive.com
sources complémentaires
De l'anticipation à l'action
Strategy under uncertainty
Michel Godet – éd. Dunod. (Livre et synthèse
Manageris N°18b)
McKinsey. (Article accessible en ligne)
Tirer parti des meilleurs outils
d'analyse prospective.
Visionary Leadership
Burt Nanus – éd. Jossey-Bass. (Livre et synthèse
Manageris N°16b)
Développer une vision mobilisatrice
reposant sur différents scénarios d'avenir.
Un éclairage sur le champ de pertinence
de la méthode des scénarios.
A strategy for supporting
innovation and growth in times
of high uncertainty
Arthur D. Little. (Article accessible en ligne)
Un processus de réflexion stratégique
faisant appel à la méthode des scénarios.
Understanding the business
future
Arthur D. Little. (Article accessible en ligne)
Un exemple de scénarios construits à
partir des évènements du 11 septembre
2001.
The Logic of Failure
Dietrich Dörner – éd. Perseus Books. (Livre et
synthèse Manageris N°76b)
Mieux décider face à la complexité.
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