heidi : une passion japonaise interview du docteur

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heidi : une passion japonaise interview du docteur
HEIDI : UNE PASSION JAPONAISE
INTERVIEW DU DOCTEUR TAKASHI KAWASHIMA
Par Jean-Michel Wissmer
Le Docteur Takashi Kawashima est germaniste et enseigne à l’Université de Kyoto. Il
est un spécialiste de l’œuvre de Kafka et de Johanna Spyri. A l’occasion du Salon du
Livre 2014 de Genève, il a été invité à donner une conférence sur la réception de Heidi
au Japon.
Jean-Michel Wissmer, auteur d’un essai récent sur le « mythe » de Heidi, a participé
avec lui à cette table ronde et nous propose une interview qui apporte un éclairage
nouveau sur le Japon et la littérature de jeunesse dans ce pays.
Jean-Michel Wissmer : Dr. Kawashima, comment vous êtes-vous intéressé à Heidi ?
Takashi Kawashima : En tant qu’enfant passionné de lecture, j’ai lu de nombreux
classiques de la littérature de jeunesse, et Heidi en faisait partie. Mais plus tard, j’ai été très
frappé par le fait que la plupart des gens avaient une image totalement différente de Heidi
parce qu’ils n’en connaissaient que le dessin animé de Isao Takahata (1974), contrairement
à moi qui avais lu les romans originaux de Johanna Spyri. Voilà pourquoi je me suis
intéressé au thème de la diversité des représentations de Heidi.
Heidi : une passion japonaise - Jean-Michel Wissmer
Pouvez-vous nous expliquer en quelques mots les raisons pour lesquelles Heidi est si
populaire au Japon?
Il y a plusieurs raisons à cela, mais il s’agit d’abord de distinguer le dessin animé du roman.
Après la Deuxième Guerre mondiale, le roman est devenu très populaire au Japon et de
nombreuses traductions ont été publiées. Une des explications possibles de cet intérêt est
l’apparition, après la guerre, d’une culture démocratique qui s’est accompagnée d’une forte
attirance pour l’Occident, et qui a poussé les Japonais à lire plus de livres considérés comme
des classiques de la littérature occidentale.
D’un autre côté, le grand succès du dessin animé Heidi, la petite fille des Alpes est dû à la
spécificité de la société japonaise autour de 1970. A une époque où la croissance
économique d’après-guerre montrait des signes d’essoufflement, les gens commencèrent à
être plus conscients des effets négatifs d’un développement économique rapide (comme
l’atteinte à l’environnement) et, au moment où le boom écologique a commencé, il y eut une
nouvelle aspiration pour des valeurs éloignées de la seule prospérité matérielle. Le monde
décrit dans Heidi épousait parfaitement cette nouvelle tendance. Takahata, le créateur du
dessin animé, élimina les éléments chrétiens du texte original, les remplaçant par une sorte
de religion animiste dans laquelle la nature des Alpes est vénérée.
Par ailleurs, il faut souligner que ce sont en particulier les femmes qui ont contribué au
succès de Heidi. Même si, de par son niveau de vie élevé, le Japon avait rejoint le groupe
des pays « développés », l’évolution de la condition sociale de la femme restait encore
tributaire d’un fort système patriarcal. Heidi a offert un refuge idéal à ces femmes vivant sous
un régime répressif.
Heidi, la petite fille des Alpes par Isao Takahata, studio Zuiyo Eizo.
Heidi : une passion japonaise - Jean-Michel Wissmer
En Romandie, dans les années 30, Charles Tritten fit de nouvelles traductions de Heidi
et inventa deux suites : Heidi jeune fille et Heidi et ses enfants. Les Japonais
connaissent-ils ces versions et ces suites (inconnues dans le monde germanique) ?
Oui et non… Deux suites de Charles Tritten ont été traduites en japonais en 2003, mais il
s’agit de traductions à partir de l’anglais de Heidi Grows Up (1938) et Heidi’s Children (1939)
qui sont très éloignées de la version française(1).
Pensez-vous que beaucoup de Japonais voient la Suisse comme une sorte de
« Heidiland » ?
Oui, je le pense. Beaucoup – en particulier les femmes – associent la Suisse aux belles
montagnes, aux alpages et au fromage, une image influencée en grande partie par le dessin
animé. Bien sûr, il y a d’autres images qui se greffent à l’arrière-plan comme celle d’un pays
toujours « neutre » (ce qui a une connotation très positive au Japon), d’un pays très riche,
etc.
Heidi : une passion japonaise - Jean-Michel Wissmer
En avez-vous appris davantage en venant en Suisse pour la première fois, en tant
qu’invité du Salon du livre de Genève, et votre image de ce pays a-t-elle changé à
cette occasion ?
Oui, bien sûr ! Mon image de la Suisse était celle d’une société relativement « fermée ».
Mais ici, à Genève, j’ai vu beaucoup d’immigrés venus de nombreux pays. J’ai eu le
sentiment que la société suisse était en train de changer rapidement.
Quelle est l’importance de la littérature de jeunesse au Japon ? Il doit y avoir quelque
chose en dehors de Heidi…
Comme je l’ai dit auparavant, les textes classiques de la littérature occidentale pour enfants
ont joué un rôle crucial dans la société japonaise d’après-guerre. Même si les jeunes
Japonais d’aujourd’hui ont tendance à lire de moins en moins (comme partout dans le
monde), on trouve encore de très bonnes traductions de ces livres dans les librairies et les
bibliothèques. L’un des romans les plus populaires est Anne of Green Gables (Anne… La
maison aux pignons verts) dont le dessin animé, également de Takahata (1979), a été un
immense succès.
En Occident, on considère le Japon comme une société encore très traditionnelle. Estce vraiment le cas ?
Je ne crois pas. Un changement très important a eu lieu depuis la fin de la guerre ou plus
exactement depuis la révolution Meiji de 1868(2). Dans le processus de modernisation et
d’occidentalisation, le mode de vie traditionnel a presque entièrement disparu. Aujourd’hui,
les temples bouddhistes et les sanctuaires shintoïstes appartiennent plus à l’industrie
touristique qu’à notre vie quotidienne. Alors que l’ancienne génération (née avant la guerre)
est encore fidèle aux traditions religieuses, ce n’est plus le cas des jeunes. C’est à mon avis
une des principales raisons pour laquelle Heidi - avec son message spirituel(3) - a connu une
telle popularité au Japon.
Traduction de l’anglais : Jean-Michel Wissmer, auteur de Heidi. Enquête sur un mythe suisse
qui a conquis le monde (Genève, Metropolis, 2012).
La version anglaise de cette interview a été postée sur le site de « International Diplomat ».
Elle sera publiée prochainement par ce magazine.
Notes du traducteur :
(1) Tritten avait en effet encore ajouté une partie inédite au deuxième tome de Heidi : Encore
Heidi, rebaptisé Heidi grandit.
(2) Cette période – appelée également « restauration de Meiji » (retour au pouvoir de
l’Empereur) - a suivi l’ouverture forcée du Japon au monde par la flotte américaine de
l’amiral Perry entre 1853 et 1854, et correspond au début de sa modernisation à travers de
profondes réformes politiques, économiques, sociales et culturelles.
Heidi : une passion japonaise - Jean-Michel Wissmer
(3) Takashi Kawashima se réfère à la forte connotation animiste (culte de la nature)
perceptible dans le dessin animé. Heidi devient en quelque sorte une « nouvelle religion » !
02.07.14
Heidi : une passion japonaise - Jean-Michel Wissmer

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