Le 1 août à la Tour-de-Peilz Le 1 août 1911, il y a donc cent ans

Transcription

Le 1 août à la Tour-de-Peilz Le 1 août 1911, il y a donc cent ans
Le 1er août à la Tour-de-Peilz
Le 1er août 1911, il y a donc cent ans exactement, l’écrivain
genevois Philippe Monnier se livrait à une réflexion à propos de
notre fête nationale.
« Cette fête, disait-il, est une fête que j’aime. Elle me sourit de
préférence à d’autres pour son caractère de modestie, d’intimité
discrète et d’allégresse fine. Elle n’exige point d’appareil, ni ne
donne de la tablature aux gens. Elle se commémore pour ainsi
dire à huis clos. Elle ne fait presque pas de bruit… Elle n’a
d’autre origine que l’accord inopiné des esprits et des cœurs.
Et, chose à observer : alors qu’elle est destinée à glorifier la
patrie, elle ne porte pas de toast à la patrie. Voilà qui est
curieux….Il ne faut pas toujours dire patrie, patrie, c’est une
profanation…Le sentiment de patrie est
un sentiment
extrêmement délicat, qui a ses pudeurs et ses réserves, ses
silences et son extrême discrétion. Il appartient à l’ineffable…
Monnier dit cela en août 1911. Trois ans avant août 14. Avant
ce déferlement de patriotismes opposés qui a mené à la
catastrophe que vous savez et qui, pour ce qui est de la Suisse,
a failli provoquer l’éclatement - le patriotisme des Romands
n’étant plus le même que celui des Suisses alémaniques.
Ce fut une très grande épreuve pour l’unité nationale, qui
n’avait que soixante-six ans. La plus grande sans doute que
nous ayons eu à passer.
Cette grande déchirure européenne est réparée. Du moins
voulons-nous le croire. Il ne nous paraît plus possible que des
Français ou des Allemands lèvent leur drapeau les uns contre
les autres et crient « patrie, patrie ».
Les ennemis d’hier sont devenus des alliés. Et pas n’importe
quels alliés ! Pas des alliés rassemblés autour de deux ou trois
choses sur lesquels ils seraient tombés d’accord. Non, des
alliés forcenés, des alliés qui s’acharnent à mettre leur alliance
au-dessus, très au-dessus de leurs désaccords, qui sont
1
pourtant nombreux et qui sont objectivement difficile à
résoudre.
***
Pour nous, qui nous vantons de notre diversité, il y a vraiment
de quoi réfléchir devant le spectacle de l’Europe actuelle.
Regardez bien : des gens aussi différents que des Grecs, des
Allemands, des Irlandais et des Portugais cherchent une façon
commune de piloter leur monnaie et leur budget domestique !
N’est-ce pas inouï ?
Vous pouvez dire, bien sûr, que ça ne marchera pas, qu’il est
impossible de soumettre le contribuable moyen grec à la
discipline du contribuable moyen allemand, suédois ou français.
Vous pouvez en conclure que l’euro est sans avenir, que
l’Union européenne est une entreprise en déroute et que les
Etats nationaux - les patries - reprendront bien vite leur
espace, leur droit et leur souveraineté pleine et entière.
Si vous le dites, vous ne serez pas les seuls, c’est un mode de
pensée très en vogue en ce moment. Mais ce n’est pas le plus
intéressant.
Le plus intéressant, c’est de constater que cela ne s’est pas
encore produit, malgré tous les pronostics catastrophistes.
C’est d’observer tout ce que les Européens font pour que cela
ne se produise pas.
Au dernier moment, quand une
négociation est près d’échouer et que le découragement est
palpable, il y a toujours quelqu’un pour dire non, ce n’est pas
possible d’échouer. Et une solution est trouvée.
Qui peut être bancale, insatisfaisante par maints côtés. Mais
qui évite le pire. Vous avez vu ces derniers jours encore,
l’accord sur la Grèce.
Le pire, pour les Européens, c’est de défaire leur union. Je me
suis souvent demandée pourquoi.
Après tout, l’Europe est une « Willens Union » une union de la
volonté, fondée sur l’intérêt commun des parties, sur une vision
2
commune de leur intérêt général. Si cet intérêt commun
disparaît, ou semble disparaître, il reste d’autres formes, plus
modestes, de coopération auxquelles les nations peuvent
recourir.
Or non, ces nations continuent de travailler à leur alliance. Par
attachement à une idée? Peut-être. Par esprit de grandeur,
pour préserver ensemble dans le monde cette puissance que
chacun des membres avait mais n’a plus à lui seul ? C’est
incontestable.
Ces motifs ne suffisent cependant pas à expliquer l’énorme
quantité d’efforts qui sont consentis par les membres de l’Union
pour sauvegarder leur alliance.
Je vous en propose un autre : les Européens ne savent peutêtre pas faire une très bonne union, mais ils ne savent plus du
tout comment ne pas faire d’union.
Ils se sont installés dans un ensemble de pratiques communes
qui sont devenues un habitus, qui ont un rapport
coûts/bénéfices favorable et qui, confrontées à d’autres
manières de faire, leur paraissent supérieures.
Sans présager du tout de la qualité de l’avenir européen, je puis
assurer qu’un point de non-retour au national a été atteint.
L’Union ne se défait pas parce que la non Union est sortie de
l’agenda.
Vous pouvez vous moquer de la façon dont les Européens
barbotent là-dedans mais vous pouvez aussi admirer le
développement sous vos yeux d’un phénomène politicoéconomique durable en train de prendre corps.
***
Je reviens à la jeune Suisse d’août 1914. Elle avait pris corps.
Elle avait passé par des crises terribles, celle du Kultur Kampf,
celle de l’unification du code civil entre des cultures fortement
opposées, elle avait changé sa constitution, en s’y prenant par
deux fois. Et là, en 1914, elle était atrocement divisée entre une
3
Suisse alémanique qui se sentait proche de l’Allemagne et une
Suisse romande passionnément pro-française. Alarmé,
l’écrivain et poète Carl Spitteler était intervenu par un appel,
resté célèbre, « Notre point de vue suisse » :
« Voulons-nous ou ne voulons-nous pas rester un Etat suisse,
qui, vis-à-vis de l’étranger, représente une unité politique?... Si
nous le voulons, si nous avons la ferme volonté de rester un
Etat suisse, nous devons nous persuader que les frontières de
notre pays ont aussi des lignes de démarcation pour nos
sentiments politiques. Tous ceux qui vivent au delà de nos
frontières sont nos voisins, et, jusqu’à nouvel ordre, nos chers
voisins; tous ceux qui vivent en deçà sont plus que des voisins,
ce sont des frères. Or, la différence entre voisin et frère est
immense. Même le meilleur voisin peut, suivant les
circonstances, tirer sur nous à boulets, tandis que le frère, dans
la bataille, combat à nos côtés…. » Etc.
La Suisse a tenu. Elle avait pris corps. Elle avait beau être
dramatiquement secouée, elle ne savait plus comment faire
pour n’être plus la Suisse.
La seconde guerre mondiale n’a pas été une épreuve d’unité
mais une épreuve d’endurance et de savoir-faire, ce qui est tout
autre chose.
Et nous sommes à présent entourés de voisins réconciliés,
amis, alliés. Alliés forcenés, comme je vous l’ai dit. Ils nous
encerclent de leur amitié. Ils nous invitent à leur fédération. Et il
y a chez nous quantité de gens qui crient « patrie, patrie »,
patrie ! »
Je pense que nous sommes dans une épreuve entièrement
nouvelle : l’épreuve de la paix. Il n’y a plus de risque de guerre
entre nos voisins. Il n’y a plus de guerre froide sur le continent.
Que faire ? Mon dieu, que faire ?
La neutralité, une institution inventée pour le temps de guerre,
ne sert plus à nous dicter une conduite.
4
Nous n’avons donc pas de conduite, nous flottons, comme un
bouchon.
Protégés de toute initiative par ceux qui crient patrie, patrie.
Et tant que ça ca, ça va, n’est-ce pas ?
Nos voisins pensent que ça ne va plus si bien. Haro sur les
voisins !
Le Tessin ne rembourse à l’Italie plus les impôts retenus à la
source des travailleurs italiens ! Et nous ne sommes pas dans
les meilleurs rapports, ni avec l’Allemagne, ni avec la France.
Notez, ça ne va pas très bien non plus avec les Etats-Unis.
Heureusement qu’il y a la Russie, avec elle, ça roule !
***
Le 1er août 1911, Philippe Monnier louait le patriotisme discret
des Suisses, « ce mystère enfoui au pli des âmes closes ».
Cent ans, deux guerres et deux réconciliations plus tard, le
patriotisme, qui n’a plus d’ennemi, qui n’est contesté par
personne, est promené sur un char fleuri comme un slogan
électoral. Patrie, patrie !
Nous sommes en année d’élection fédérale. Cette patrie-là se
fait aigre, méchante, mégère, elle veut du sang, dehors, les
étrangers !
Mais ce n’est pas la nôtre. La nôtre reste celle de Monnier. Elle
n’aime pas le bruit. Le 1er août, elle s’assoit dans le pré.
Le 2 aout, évidemment, elle recommence à réfléchir pour savoir
comment régler ses différends avec l’Union européenne. Car
c’est urgent. Mais c’est demain.
Joëlle Kuntz
5

Documents pareils