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GISME, Centre d’Addictologie
* Informations, Soins, Recherche sur les conduites
addictives *
*
La personne alcoolique
et ses proches
une interdépendance relationnelle ambivalente
*
27, rue Emile Zola 38400 Saint Martin d’Hères Tél : 04 76 24 69 24. Fax : 04 76
62 51 10
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* Introduction
* Les récidives alcooliques transgénérationnelles
* L'alcoolisme et la dynamique relationnelle au sein de la famille
* L'alcoolisme et l'expression de l'amour et de la haine
* Les déboires du "malade du voir-boire"
* De la plainte déversée, au questionnement sur soi-même
* Conclusion
* Introduction
Toute personne soucieuse d'aider quelqu'un à se sortir de son alcoolisme
risque tôt ou tard de se trouver confrontée à des difficultés majeures et à des
échecs cuisants. Face à "l'inconscience" et "la mauvaise volonté" de l'intéressé,
elle risque d'éprouver des sentiments d'impuissance rageuse et de rejet (« on ne
peut rien pour lui, il ne veut pas guérir »). Dans certains cas, ses réactions
défensives pourront même la conduire à dévaloriser l'autre, et à nourrir
d'épuisantes ruminations mentales à son encontre. Elle pourra ainsi, malgré elle,
en venir à invalider l'intéressé et devenir complice d'un processus complexe qui
fige les positions et aliène chacun des protagonistes.
Le présent écrit aborde l'alcoolisme sous l'aspect de ces relations - complexes
douloureuses et aliénantes - qui se jouent et se nouent entre "l'alcoolique" et ses
proches. Cette désignation - très réductrice - a été ici choisie pour désigner celui
qui est ressenti comme "déviant, différent de soi, et devant changer de
comportement" : "l'alcoolique" de ce fait, existe, peu ou prou, dans toutes les
familles et dans tous les contextes. On a tous, en effet, un "alcoolique" dans son
entourage, et peut-être l'est-on soi-même, pour les autres. "L'alcoolique" sert
donc ici d'exemple - caricatural - pour décrire des mécanismes relationnels
qu'on retrouve chez "le toxicomane", "l'anorexique"… des mécanismes qui ont
cours même dans des familles "normales".
* Les récidives alcooliques transgénérationnelles
Les problèmes d'alcool apparaissent fréquemment dans des familles où
existent des précédents en la matière. On ne saurait, pour autant, en conclure
qu'il s'agit là d'une maladie héréditaire. L'alcoolisation excessive est en effet une
conduite acquise. Sa transmission à la descendance relève d'un processus
analogue à celui qui, par exemple, amène une forte proportion d'enfants de
détenus à faire eux-mêmes, un jour ou l'autre, l'expérience de la prison. Un tel
phénomène n'est pas d'ordre génétique. Chaque être humain est amené, par le
jeu de motivations inconscientes, à reprendre à son compte tel ou tel modèle de
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référence et se déterminer par rapport aux exemples familiaux. Au cours de son
développement, il reproduira certaines des manières d'être dont il aura été
imprégné, et en rejettera d'autres. Cette dialectique de l'identification et du refus
d'identification aux modèles familiaux constitue une pièce maîtresse dans la
dynamique d'évolution des individus. Elle oriente pour une grande part le destin
de chacun. Chacun est lié de façon invisible par des attentes familiales
explicites ou implicites. Les obligations dont il est le dépositaire peuvent être
assumées ou rejetées par lui, leur influence sur sa vie n'en restera pas moins
déterminante.
Le fait d’avoir subi, étant enfant, les conséquences de l'alcoolisme d'un
proche, ne constitue pas, par la suite, une garantie contre le fait de devenir, soimême, alcoolique. On peut bien sûr s'étonner de ce qu'un individu ayant souffert
pendant des années des abus de tel ou tel de ses parents en arrive, plus tard, à
reproduire de semblables situations avec ses propres enfants. On peut s'étonner
qu'il fasse vivre à ses proches cela même qu'il aurait, justement, voulu leur
épargner à tout prix. Mais il faut comprendre que la tendance à la répétition
avec inversion des rôles (qui consiste à faire subir à autrui ce qu'on a soi-même
subi) est largement conditionnée par la recherche d'une maîtrise active de
situations vécues jusque-là dans la passivité. L'alcoolisme fournit ainsi de
multiples exemples de processus transgénérationnels complexes dans lesquels
les individus tentent, tant bien que mal, de se faire exister en fonction des
modèles dont ils ont hérité.
Tel individu, par exemple, voudra ressembler à ses grands parents
(alcooliques), plus attentionnés à son égard que ne l'ont jamais été ses parents
(farouchement "non-buveurs"). En s'alcoolisant, il adressera à ces derniers une
protestation muette pour le manque d'amour dont il a été l'objet. De leur côté, ils
pourront lui reprocher son alcoolisation excessive (qui le rend, à leurs yeux,
manifestement indigne d'être aimé), et adresser du même coup des critiques
indirectes à leurs propres parents ou beaux-parents.
L'alcoolisme transgénérationnel, dans une telle famille, est porteur d'un
message. Il permet notamment aux différents protagonistes d'exprimer de
manière détournée les reproches qu'ils n'oseraient pas se faire ouvertement. Les
chromosomes, là, n'y sont pour rien.
Telle autre personne, fille d'alcoolique, aura eu d'innombrables occasions
de voir son père manifester toutes sortes de sentiments négatifs à l'égard de ses
proches. Elle aura maintes fois constaté qu'elle-même ne valait finalement pas
grand chose aux yeux de cet homme.
Cette femme aura gardé de son enfance et de son adolescence un besoin vital de
vérifier ce qu'elle vaut dans la vie. Devenue adulte, elle choisira "par hasard" un
conjoint alcoolique, et tentera par tous les moyens de le transformer en bon mari
et en bon père. Elle le mettra au défi de choisir entre l'alcool et elle. Elle
s'efforcera de réaliser dans sa vie conjugale ce que sa mère n'a pas su faire :
changer l'autre et le faire arrêter de boire. L'alcoolisation de son mari lui
permettra ainsi de mobiliser toute son énergie dans une lutte au bout de laquelle
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elle espérera pouvoir administrer la preuve irréfutable de sa patience, de sa
valeur et de ses mérites.
Le fait de devenir femme d'alcoolique, comme sa mère, ne s'explique pas, là non
plus, par la transmission d'un gène.
Tel autre individu aura suivi pendant des années les mises en garde
réitérées de sa mère par rapport aux méfaits de l'alcoolisme - incarné, en
l'occurrence, par le père, et stigmatisé comme étant la pire des catastrophes -. A
une étape de son évolution, il s'éloignera de sa mère et voudra se rapprocher de
son père. Il devra alors s'acquitter de sa dette vis-à-vis de ce dernier, payer le
prix du rejet et de la disqualification sur lesquels s'était construite l'alliance
étroite mère-fils. Il pourra alors boire comme son père, en un geste de
rapprochement vis-à-vis de celui-ci et d'insoumission vis-à-vis de celle-là. Ce
geste, riche de signification symbolique, lui permettra tout à la fois d'éponger
une partie de sa culpabilité inconsciente et de se démarquer de l'emprise
maternelle.
L'alcoolisation du fils pourra, paradoxalement, provoquer un certain
soulagement chez la mère, qui ne manquera pas de penser et de répéter qu'« elle
l'avait bien dit », qu'« avec le père qu'il a, ça devait arriver ». Cette alcoolisation
lui donnera la consolation de n'avoir désormais plus rien à craindre, le danger
tant redouté s'étant finalement concrétisé, justifiant a posteriori le bien fondé de
toutes ses appréhensions et de ses mises en garde.
Attribuer cette alcoolisation à une fatalité héréditaire permettra aux personnes
concernées de faire l'économie d'une remise en question d'elles-mêmes et de
leur relation. Personne, en effet, n'a à se sentir coupable de quoi que ce soit, dès
lors que tout est de la "faute" à la génétique...
* L'alcoolisme et la dynamique relationnelle au sein de la famille
Pendant des années, "l'alcoolique" s’efforce de croire - et de faire croire à
ses proches - qu'il peut contrôler sa consommation. Il se sent donc harcelé et
injustement persécuté par un entourage qui ne le laisse pas boire en paix et qui
voit des problèmes là où, selon lui, il n'y en a pas.
Lorsque, plus tard, il se met à prendre de "bonnes résolutions", il croit, sur le
moment, qu'il va effectivement s'arrêter de boire. Ses proches y croient aussi…
au moins au début. Chaque réalcoolisation est perçue par eux comme une
confirmation supplémentaire de sa mauvaise foi et de sa mauvaise volonté.
Au travers de ces promesses et de ces espoirs déçus mais toujours renaissants,
finit par se mettre en place, au sein de la famille, un véritable mode de
communication, avec ses codes et ses repères. Dans ce contexte, chaque
personne impliquée tente de se faire exister et de trouver sa place.
L'entourage se positionne tout à la fois comme victime et comme juge de la
conduite déviante. "L'alcoolique", de son côté, mobilise des mécanismes
défensifs pour contrer la pression exercée sur lui. Il a, par exemple, recours à
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toutes sortes de tactiques de dissimulation pour boire à la dérobée. Les émotions
éprouvées dans ce contexte de clandestinité deviennent partie intégrante des
moments - intenses - d'alcoolisation. Le plaisir éprouvé, en effet, ne réside pas
seulement dans l'ingestion de l'alcool mais aussi, et surtout, dans ce que
l'intéressé y ajoute en fantasmes et en peur mêlée de jouissance, lorsqu'il brise
l'interdit et court le risque d'être découvert en train de "faire ça". En buvant de
l'alcool, il a le sentiment de "tromper" l'autre, de déjouer sa vigilance et sa
méfiance. Il échappe aux injonctions qui lui ont été faites, et s'auto-administre
des sensations fortes tout en "faisant la nique" aux empêcheurs de jouir.
Ces productions mentales inconscientes constituent une part essentielle de tout
comportement considéré socialement comme "déviant". Les plaisirs défendus
procurent certainement plus de délectation que les autres ; et pour pouvoir y
goûter, il est nécessaire de projeter hors de soi la partie morale qui, en soi,
interdit, condamne et punit. Ainsi libéré provisoirement de ses conflits
intérieurs, on peut s'adonner aux jouissances prohibées et en tirer furtivement
un sentiment bienfaisant de toute-puissance. Très vite, cependant, la honte et la
culpabilité reviennent en force et ruinent, de l'intérieur, la satisfaction. Pour se
défendre contre cet ennemi intérieur, on peut transformer son conflit intrapersonnel en conflit inter-personnel. Il suffit, pour cela, d'instaurer une relation
d'opposition avec un proche que l'on aura figé dans un rôle de persécuteur. La
relation conjugale peut ainsi se transformer en un défi permanent. L'intéressé
boira par exemple pour prouver qu'il est un homme, tandis que son épouse lui
répétera qu'il n'en est pas un, puisqu'il ne peut pas contrôler sa consommation.
Mais lui continuera à boire pour prouver qu'elle est incapable de l'obliger à
s'arrêter de boire...
Lorsqu'ils s'aperçoivent "des cachotteries qu'il leur fait", les proches de
"l'alcoolique" réagissent généralement en cachant les bouteilles, en mettant en
place un système de surveillance et en tentant de susciter des sentiments de
honte et de culpabilité chez "le fautif". Ils s'efforcent par tous les moyens de
reprendre contrôle, physiquement ou moralement, de la conduite déviante et de
la ramener dans le bon chemin. Une telle emprise ne peut s'établir qu'avec la
participation inconsciente de l'intéressé. Dans tous les cas, l'alcoolisme de l'un
des membres de la famille se construit, se négocie et se maintient en
interrelation avec les autres partenaires. Les relations disqualificatrices,
culpabilisantes, autoritaires ou violentes ne peuvent, par exemple, se mettre en
place que si s'établit une connivence d'inconscient(s) à inconscient(s) entre les
intéressés.
Chacun trouve dans ce jeu des avantages substantiels, même si, en fin de
compte, il les paye au prix fort. Ainsi, au fur et à mesure que "l'alcoolique" se
soustrait aux charges, devoirs et obligations qui lui incombaient jusque-là, ses
proches assument à sa place ses responsabilités. Grâce à l'incapacité
grandissante et à la mise à l'écart de l'un, les autres peuvent ainsi expérimenter
pour eux-mêmes des rôles valorisants... tout en se mettant en position de
victimes, et en sommant le "coupable" de changer de comportement.
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Les périodes d'alcoolisation constituent des moments intenses où se
confirment le rôle et la place de chacun, et où s'expérimentent toutes sortes de
jeux d'alliance et de rejet. "L'alcoolique" contribue à maintenir la cohésion
familiale en permettant aux autres membres de se solidariser entre eux, face à la
tension qu'il est implicitement "chargé" de maintenir. Il suscite des sentiments
de compassion ou de rejet à l'occasion de ses conduites d'alcoolisation
excessive, et celles-ci remplissent ainsi une fonction de régulation de la distance
dans les relations intra-familiales.
Vis-à-vis de l'extérieur, l'alcoolisme est dissimulé, tant bien que mal, derrière
une façade de conformité sociale. Ce secret honteux à garder entre soi, ainsi que
la peur d'être jugé et rejeté, servent alors de ciment familial.
Même s'ils souffrent profondément de cette situation honteuse et
anormale, les proches n'en sont pas moins partie prenante et se construisent à
partir d'elle. Les conduites alcooliques de l'un des membres de la famille
permettent, par exemple, de cristalliser toutes les causes de mécontentement et
de donner corps à toutes les insatisfactions des membres de la famille. Sans
doute, ces derniers préfèreraient-ils que les choses se passent différemment.
Mais toutes leurs craintes et détresses particulières finissent par se focaliser
autour de ce problème commun.
En se fixant sur cette catastrophe, les inquiétudes propres à chacun deviennent
palpables, voire manipulables. Même dans les moments les plus cruciaux,
chacun sait à peu près comment il va réagir et comment va réagir l'autre. A la
longue, les incartades du principal acteur déclenchent dans la famille une scène
mille fois répétée, dans laquelle les protagonistes jouent un rôle qu'ils
connaissent par cœur. Ces scènes favorisent les rapprochements et les
séparations, les unions et les exclusions. Elles permettent aux divers partenaires
d'exprimer leurs liens, leurs peurs, leur colère, leur honte, leur culpabilité, leur
impuissance partagée, leurs sentiments d'amour et de haine.
En général les partenaires jouent sur la scène conjugale une pièce
commencée bien auparavant dans leur famille respective d'origine. Ainsi,
« lorsqu'un homme épouse une femme qu'il prend pour remplacer sa mère, alors
que de son côté la conjointe règle des comptes avec lui, qu'elle prend pour son
père, il y a un certain flou dans les frontières transgénérationnelles et ce n'est
pas l'alcool, bien au contraire, qui permettra de mieux se repérer. Dans cette
confusion la fille est d'autant plus facilement considérée comme objet possible
du désir, que la femme se refuse à son mari (puisqu'il est le père) et/ou ne peut
être abordée sans le secours de l'alcool (puisqu'elle est la mère) ».1 Dans un tel
cas, l'interdit de l'inceste s'inscrit davantage entre les conjoints qu'entre parents
et enfants. Ce mode d'organisation modèlera le devenir de ces derniers. Ils en
tireront les éléments essentiels pour construire - tant bien que mal - leur identité,
en mobilisant, en proportions diverses, leurs capacités de rejet, de révolte, de
soumission, d'imitation, d'identification, etc.
1
Maisondieu J. Les Alcooléens Paillard, Paris, 1992, p16
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* L'alcoolisme et l'expression de l'amour et de la haine
L'alcool facilite l'expression des sentiments ambivalents, c'est-à-dire des
sentiments opposés que l'on peut éprouver à l'égard d'une même personne. Les
rituels sociaux d'alcoolisation permettent par exemple de manifester une
certaine agressivité dans un contexte convivial qui en limite les effets trop
dangereux. Ainsi, en ayant bu 2 ou 3 verres d'alcool, on peut se dire des choses
peu agréables à entendre, sans pour autant que cela prête à conséquence. Le
lendemain on pourra faire à peu près comme si rien ne s'était passé et dire qu'on
était complètement "bourré", qu'on ne se rappelle plus du tout de ce qu'on a dit,
et que de toute façon cela n'a aucune importance.
Dans le cadre familial, l'expression des sentiments est particulièrement
difficile, tant pèsent sur elle toutes sortes de menaces, fantasmatiques ou réelles.
Il arrive ainsi souvent que les membres d'une famille retiennent en eux une
violence énorme - nourrie de tous les reproches, griefs et frustrations accumulés
au fil des ans -, qui se manifeste sous forme de ruminations mentales
incontrôlées.
Les moments d'alcoolisation permettent de laisser échapper une partie de cette
violence accumulée et de s'en soulager quelque peu. A ces moments-là, on peut
en effet toucher l'autre au plus profond de lui-même, voire le blesser… quitte,
ensuite, à lui demander pardon. La prise d'alcool peut même permettre tout à la
fois d'exprimer une partie de la haine accumulée en soi, de calmer la pression
intérieure et l'angoisse nées de cette haine trop longtemps retenue, de s'autodétruire pour se punir de cette haine, et de se soulager du même coup d'une trop
lourde culpabilité.
En quête d'un amour total et inconditionnel, certains alcooliques se rendent
haïssables pour être sûrs que l'autre les aime envers et contre tout. Par le biais
de l'alcoolisation ils extériorisent leur détresse et tentent de la faire reconnaître
de force à leur entourage. Ils ont alors la satisfaction de voir l'entourage ébranlé,
déprimé, culpabilisé, impuissant, en colère, "obligé de devenir méchant". Ils
réussissent ainsi à imposer leur présence "dans la tête de l'autre". Ils éprouvent à
ce moment-là un sentiment furtif de toute-puissance qui calme leur angoisse de
sentir diminuer peu à peu leur maîtrise sur leur propre vie. En outre, ils se
montrent activement décevants et "mauvais", alors que jusque-là ils ont pu être
ainsi perçus - parfois depuis leur naissance - sans qu'ils n'aient jamais pu savoir
exactement pourquoi. Leur alcoolisation leur permet alors de retrouver une
identité familière, fondée sur le sentiment d'être incompris, exclus, rejetés,
abandonnés, seuls. Ils se sentent comme des cas "uniques", exceptionnels, seuls
capables d'aller jusqu'au bout de leur destin en bravant la réalité, en narguant le
bon sens des gens normaux, et en disant "merde" à tout le monde.
"L'alcoolique" offre un miroir de misère humaine à qui se penche vers lui.
Il donne aux gens "normaux" une image caricaturale de leurs propres conflits,
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de leurs aliénations, de leurs ambiguïtés. Sa manière d'être au monde peut dès
lors susciter chez son entourage tout un registre d'émotions - des plus
spontanées au plus contenues - et toutes sortes de réactions d’autodéfense.
On peut par exemple le considérer comme fondamentalement différent de soi, et
conjurer par là même l'appréhension de devenir comme lui. On peut avoir pitié
de ce grand enfant qui ne devrait pas se détruire et ferait mieux d'essayer de s'en
sortir. On peut se dépenser sans compter pour le sauver, et trouver dans cet
apostolat la conviction que l'on se trouve du bon côté. On peut aussi lui
prodiguer conseils, interdictions, injonctions, admonestations... dans un
message qui s'adresse en fait à soi-même et à ses propres tendances. On peut
s'efforcer de réparer ce qui ne va pas chez lui pour s'éviter de prendre en compte
ce qui, en soi-même, devrait être soigné.
Le concept de "manque de volonté" permet de considérer "l'alcoolique" comme
un être faible qu'il faut absolument aider. Enrobées de bienveillance, peuvent
alors s'exercer, à son encontre, toutes les formes de mépris, d'agressivité et
d'exclusion. On peut ainsi porter secours à celui qui s'est laissé aller aux
mauvais penchants, tout en se réjouissant secrètement des "punitions" qui le
frappent et sanctionnent son penchant pour les jouissances interdites. On peut
souhaiter que ses "rechutes" soient aussi douloureuses que possible... pour qu'il
comprenne bien, dorénavant, dans quelle voie il doit s'engager. On peut en
arriver à ne plus s'empêcher de lui prodiguer toutes sortes de bons conseils pour
qu'il redevienne "normal" (c'est-à-dire : comme soi-même). L'adhésion
intermittente de "l'alcoolique" à de telles recommandations et admonestations
finit immanquablement par se dissoudre dans des réalcoolisations ayant valeur
de protestation et de revanche.
Dans certains cas, "l'alcoolique" est par ailleurs implicitement "chargé"
d'exprimer ouvertement tout ce que les autres membres de la famille ne peuvent
pas eux-mêmes assumer en matière de colère, d'agressivité et de sentiment de
rejet à l'encontre de la famille élargie, des "amis", des voisins.
L'alcoolisation excessive sert aussi aux rapprochements et mises à distance dans
les relations de couple. Ainsi, la mise en scène d'une mésentente spectaculaire
au moment où "l'alcoolique" arrive à la maison, peut devenir le préliminaire
indispensable à la réconciliation amoureuse qui a lieu ensuite dans la chambre à
coucher. Dans certains cas les partenaires ne peuvent avoir de relations
sexuelles sans s'être préalablement enivrés. Dans d'autres cas l'alcool sert au
contraire à se renvoyer la responsabilité des frustrations partagées.
* Les déboires du "malade du voir-boire"
Le partenaire de "l'alcoolique" vit de douloureux conflits internes. Il
assiste à la lente dégradation de la personne qu'il a jadis estimée et finit parfois
par éprouver une véritable répulsion à son égard. Il cherche tant bien que mal à
se démarquer de l'autre, ne serait-ce que pour se rassurer sur son propre sort. Il
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souffre de se sentir impuissant, face à la déchéance de l'autre. Il s'interdit
d'interdire et de faire la morale, mais, tôt ou tard, ne peut pas s'en empêcher.
D'ordinaire, le proche de "l'alcoolique" doit à l'invalidation de ce dernier, d'être
lui-même devenu quelqu'un de valable et compétent. Sa capacité à assumer des
responsabilités s'est construite sur la disqualification de l'autre. Il a pris la place
de "l'alcoolique", au fur et à mesure que ce dernier devenait inapte à l'occuper.
Tôt ou tard, néanmoins, le proche "en a assez" d'endosser toutes les charges. Il
aimerait parfois être pris en charge, lui aussi. A partir du moment où ses rôles
de chef de famille et de garde-malade ne lui apportent plus suffisamment de
gratifications, il oscille entre compassion et rejet, et vit des déchirements
intérieurs intenses. Pendant toute une période il a eu recours à un chantage à
peine déguisé, pour que l'autre "se ressaisisse". Il s'est employé par tous les
moyens à le "forcer à prendre conscience" des effets désastreux de sa conduite.
Mais ces attitudes n'ont guère eu pour effet que de renforcer, en retour, les
attitudes de transgression et de défi. Le proche a alors essayé de se montrer
indifférent et insensible. Lorsqu'une telle attitude est devenue intenable, il s'est
efforcé de taire sa réprobation qui, quoique muette, n'en est pas moins restée
criante. Vivant dans un tourment permanent, il s'est efforcé, en vain, de masquer
sa peur.
Cette peur donne à "l'alcoolique" un sentiment de toute-puissance qui
contrebalance la dévalorisation dont il est l'objet. Plus le familier a peur (de la
violence, de "ce qui pourrait se passer", des menaces sur la vie familiale ou sur
la santé etc.), plus il a tendance à manifester de la colère et du rejet. Mais
"l'alcoolique" y trouve en retour de "bonnes raisons" de continuer à boire.
D'ailleurs chaque partenaire justifie son comportement comme une réponse à
celui de l'autre.
Le "malade du voir-boire" finit ainsi par être sujet à une dépendance qui
alimente celle de l'autre et se nourrit d'elle. Il s'est laissé affecter de manière
incontrôlée par les conduites de ce dernier. Il s'est fait fort de le remettre sur le
bon chemin et nourrit l'obsession de parvenir à contrôler ses conduites. Il a
perdu tout contrôle sur sa propension à contrôler l'autre, et se montre d'autant
plus dominateur qu'il ne parvient ni à maîtriser cette tendance, ni à discipliner
l'autre. Toute son attention et son énergie sont mobilisées par la peur d'être
submergé et de perdre pied. Il mène son combat, à coup de reproches, de
menaces, de chantage, de conseils et de pressions en tout genre, et ce, jusqu'à la
hantise, jusqu'à la rage, jusqu'à l'épuisement. Il se sent responsable de l'autre, de
ses sentiments, de ses pensées, de ses actes, de ses choix, de ses besoins, de son
bien-être. Il se sent obligé de l'aider à résoudre ses problèmes, qu'il endosse et
prend en charge comme s'ils étaient les siens. Et lorsqu'il voit ses efforts nonreconnus, il se sent frustré et rempli d'amertume d'avoir tant donné de lui-même
et d'avoir obtenu, en retour, si peu de reconnaissance.
L'angoisse et la politique du pire deviennent alors un lien, un mode
d'incommunication, une "drogue". Les protagonistes se sont laissés d'autant plus
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facilement piéger dans ce mode de fonctionnement, que chacun d'entre eux en a
tiré, en son temps, quelque profit essentiel.
Au fil du temps, les rôles familiaux se rigidifient ; les interactions deviennent de
plus en stéréotypées ; les mêmes reproches, les mêmes injonctions se répètent.
Chacun connaît les pensées et sentiments qu'il suscite en l'autre. Chacun essaye
de se débarrasser de sa culpabilité en faisant en sorte que ce soit l'autre qui se
sente responsable du mal-être existant. Chacun a besoin de la présence de
l'autre, qu'il ressent pourtant comme envahissante, étouffante, insupportable. Le
conjoint et les membres de la famille deviennent ainsi, à la longue, aussi
dépendants de l'alcoolisme du buveur excessif, que ce dernier ne l'est lui-même
de ses conduites d'alcoolisation. Il n'y a rien d'étonnant, dès lors, à ce qu'ils
s'ingénient parfois à mettre en échec les mesures mises en place par les
intervenants extérieurs chargés de remédier à ce "désordre".
Sortir de cette spirale morbide impliquerait que les partenaires familiaux
puissent reconnaître les différents besoins qui en sont à l'origine et qui
correspondent souvent à des éléments d'une pièce commencée bien
antérieurement dans leur passé familial respectif. Une telle prise de conscience
supposerait que les intéressés puissent considérer toutes les vicissitudes
présentes et passées comme une histoire nécessaire et riche de sens, où il n'y a
pas tant un "coupable" et des "victimes", qu'une dépendance partagée, des
pièges relationnels, de la souffrance, et, partant de là, des possibilités de
développement pour chacun. Mais lorsque quelqu'un s'alcoolise au point de
nuire à sa vie et à celle des autres, ses proches s'emploient d'abord à mettre en
œuvre tous les moyens susceptibles de le faire changer de comportement. Ce
n'est que lorsqu'ils se sentent désemparés, impuissants et remplis d'agressivité à
l'encontre de celui qui les met en échec, qu'une nouvelle étape de
développement est rendue possible.
* De la plainte déversée, au questionnement sur soi-même
En désespoir de cause, et après avoir tout fait "au-delà du possible",
certains membres de la famille finissent par demander de l'aide. Ils demandent
aux spécialistes comment il faut s'y prendre avec "l'alcoolique" pour "le ramener
à la raison", pour "le faire arrêter", pour l'obliger à reconnaître qu'il boit et qu'il
doit se faire soigner. Cette demande de recettes révèle l'intolérable sentiment
d'impuissance que "l'alcoolique" fait éprouver à ses proches.
La première fois qu'il vient en consultation, le proche "porte plainte"
contre l'alcool de l'autre. Cette plainte se déverse en bloc, comme quelque chose
de trop longtemps retenu :
« ... Moi, ça va, je n'ai pas de problèmes ; c'est mon mari... Il boit trop ; il fait
des bêtises. Je suis inquiète pour sa santé, pour nos enfants, pour notre avenir.
Je ne sais plus que faire pour l'aider. J'ai tout essayé, mais il ne m'écoute pas.
Qu'est-ce qu'il faut faire ? C'est devenu infernal. Il boit ; il me fait des dettes ; il
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me fait honte ; c'est insupportable. Quand il est alcoolisé, il devient violent. Je
ne peux plus vivre comme ça... Il boit parce qu'il a eu une enfance
malheureuse ; maintenant il a tout pour être heureux. A cause de ça, on est en
train de tout perdre. S'il n'y avait pas l'alcool, tout irait bien. Je fais tout pour
qu'il s'arrête de boire. Je peux dire que j'ai tout fait pour l'aider. Qu'est-ce qu'on
peut faire pour qu'il s'arrête ? Je voudrais que tout redevienne comme avant,
lorsqu'il buvait raisonnablement ».
Ces récriminations lancinantes portées contre l'autre empêchent de voir ce
qui souffre au plus profond de soi. Elles tentent de donner forme à une
insatisfaction radicale. Pris dans le désir de vouloir aider l'autre à tout prix, et
dans la certitude que "s'arrêter de boire" est le seul remède à tous les maux du
présent, le proche souffre de son incapacité à résoudre le problème. Il n'est pas
conscient du fait qu'il déprécie et disqualifie systématiquement l'autre, et qu'il
veut son bien à sa place. A coup de preuves et de justifications, il montre qu'il
"n'y est pour rien" dans la dégradation en cours et que la faute en provient
entièrement de l'autre. Sa culpabilité affleure. Tout son mal-être est
massivement projeté à l'extérieur.
Parfois il s'efforce d'avoir une parole qui se veut parfaitement "objective". Il
dénonce le mal "là où il est" et prend à témoin le soignant. Il s'applique à décrire
la situation de manière neutre et impartiale, à la manière d'un observateur
désintéressé. Il tente ainsi de se désengager émotionnellement, de mettre à
distance les sentiments douloureux, de faire comme si son propre désir n'était
pas en jeu.
On entend souvent dire que boire de l'alcool "fait voir double". En fait, c'est ce
qui semble se produire pour le "malade du voir-boire" plus encore que pour
"l'alcoolique" lui-même. Le conjoint procède souvent en effet à un véritable
dédoublement manichéen de l'image de son partenaire :
« ... Si vous saviez comme il est gentil, comme il est drôle, comme il est
débrouillard, quand il n'a pas bu... Mais lorsqu'il rentre ivre le soir, ce n'est plus
la même personne. C'est un monstre odieux, violent et dégoûtant ».
"L'alcoolique", pour sa part, doit se déterminer par rapport à cette double image,
tantôt idéalisée, tantôt dévalorisée. Il finit en tout cas par disparaître derrière ces
deux représentations plaquées sur lui, qui prennent, à la longue, valeur de
réalité.
Une fois sa plainte déversée auprès d'un tiers, le familier peut se sentir
plus léger et reprendre sa vie avec l'autre et son alcool, ... jusqu'à la prochaine
crise "insupportable". Dans son esprit, l'alcool restera le mal à combattre.
Il lui faudra beaucoup de temps pour sortir de cette impasse, accepter son
impuissance et renoncer à s'impliquer à corps perdu dans des tentatives de
sauvetage. Lorsque s'amorce une prise de conscience, la parole sort peu à peu de
l'accusation et s'oriente vers la reconnaissance d'une souffrance propre :
« ... Je ne supporte plus de le voir entrer ivre. Toute la journée je pense au
moment où il va rentrer. J'ai peur de lui. Je ne peux pas m'empêcher de le
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surveiller. Je me demande s'il ne va pas lui arriver quelque chose. Dès qu'il
arrive, je sais dans quel état il est. C'était pareil avec mon père... ».
Le conjoint entrevoit qu'il est impliqué dans une relation de dépendance
mutuelle où se joue quelque chose d'essentiel de l'histoire de chacun.
L'anticipation de ce qui va arriver au moment du retour de l'alcoolique, apparaît,
ici encore, comme une tentative de contrôler une angoisse sous-jacente,
profonde, indicible.
Le proche se focalise sur l'alcoolisme de l'autre et s'efforce de supprimer ce mal.
Mais cette lutte ne peut cesser tant que l'angoisse enfouie reste vivace. Le mal
extérieur doit être toujours présent pour que la personne puisse donner corps à
son angoisse et continuer à la combattre. Le jeu relationnel d'interdits et de
transgressions organisé autour de l'alcool peut ainsi se poursuivre pendant des
années, jusqu'à l'épuisement des intéressés. En continuant de faire ce qui lui est
interdit, l'alcoolique, sommé de "ne plus boire", maintient le mal nécessaire que
son conjoint a besoin de combattre sans répit. Ces injonctions et ces
désobéissances renvoient à d'autres interdits, à d'autres transgressions, apparus
bien avant, dans l'histoire de chacun des protagonistes.
Si le conjoint parvenait à se libérer de sa peur et de ses réflexes dévalorisants et
interdicteurs, la conduite déviante de l'autre ne disparaîtrait pas
automatiquement pour autant. Mais elle se trouverait en tout cas privée d'une
partie des composantes nécessaires à son maintien.
Lorsqu'elle a lieu, la désalcoolisation provoque toutes sortes de
bouleversements dans la vie de la famille. L'équilibre relationnel qui prévalait
jusque-là se trouve en effet complètement perturbé, et le réajustement des rôles
ne se fait jamais sans peine. Tenter de se libérer de ses dépendances pathogènes
implique en fait, pour la personne concernée comme pour son entourage, de
faire face à toutes sortes de tensions et de difficultés relationnelles. Après
l'étape d'euphorie qui suit parfois le sevrage, le parcours de "l'abstinent" et de
ses proches est inévitablement semé d'insatisfactions, de déceptions, de craintes,
de découragements, d'angoisses et de colère.
Devenu abstinent, "l'alcoolique" veut regagner la confiance perdue et récupérer
une place convenable. Mais ses proches ont tendance à lui rappeler ses
déviances et ses manquements passés. Leurs rancœurs, leurs peurs et leurs
espérances déçues nécessitent réparation. Ils sont partagés entre le désir de tout
effacer pour "recommencer à zéro" et le besoin de forcer l'autre à reconnaître
tous les dégâts et la souffrance qu'il a causés. Il importe que les personnes
traversant ces épreuves puissent alors en parler, pour ne pas demeurer figées
dans les reproches, dans les exigences d'expiation et de repentir.
Si l'alcool était effectivement la cause de tous les maux dans la famille, sa
suppression devrait en toute logique soulager totalement et définitivement
l'entourage. Or il n'en est rien. Ce qui se jouait autour de la prise d'alcool n'est
jamais résolu par le simple arrêt de la consommation.
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* Conclusion
Les demandes de soins à l'intention de l'alcoolique sont souvent faites à
l'instigation de tierces personnes, et notamment des proches qui souffrent de ne
pas pouvoir faire entendre raison à l'intéressé. Les erreurs et défaillances de ce
dernier les ont généralement conduit à prendre des responsabilités à sa place et
à adopter toutes sortes d'attitudes défensives à son égard. Ses conduites
autodestructrices ont, le plus souvent, fini par susciter chez eux de profondes
réactions de rejet, même si, parallèlement, une complicité, voire une
complaisance, perdure. Toute modification dans le système relationnel qui s'est
mis en place paraît d'autant plus difficile à négocier qu'elle menace le fragile
équilibre qui s'était jusque-là instauré.
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