GOREE : les signares et l`histoire

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GOREE : les signares et l`histoire
GOREE : les signares et l’histoire
Introduction
« C'est cinq heures
C'est cinq heures, tu dirais, le thé. Dix-sept heures.
Ta lettre de pain tendre, douce comme le beurre, sage comme le sel.
Et la lumière sur la mer trop verte et bleue
Et la lumière sur Gorée, sur l'Afrique noire blanche mais rouge.
Il y a - pourquoi le Dimanche? - la guirlande des bateaux blancs
Vers les rivières du Sud, vers les fjords du Grand Nord.
Ta lettre telle une aile, claire parmi les mouettes voiliers.
Il fait beau, il fait triste.
Il y a Gorée, où saigne mon cœur mes cœurs.
La maison rouge à droite, brique sur le basalte
La maison rouge du milieu, petite, entre deux gouffres d'ombres et de lumière
Il y a ah! la haute maison rouge, où saigne si frais mon amour, comme un gouffre
Sans fond. Là-bas à gauche au nord, le fort d'Estrées
Couleur de sang caillé d'angoisse. »
Léopold Sédar Senghor, Lettres d'hivernage, 1973
Introduction
Gorée, terre de souffrances, terre au passé lourd de sang et de pleurs. Le
poème exprime les sentiments de l’auteur. Senghor nous fait ici part, au détour
d’un poème, de son profond attachement à cette île et son histoire. La « maison
rouge », Maison des Esclaves de Gorée, était tout particulièrement importante à
Senghor. Ceux qui la visitèrent en sortirent émus, choqués, voire en pleurs, car
elle représente à elle seule le vestige de plusieurs siècles durant lesquels la
population noire d’Afrique fut transportée et échangée comme le serait un vil
objet.
Du fait du commerce des esclaves, Gorée fut totalement transformée. D’îlot
habité par quelques pêcheurs, elle devint, du fait de sa position stratégique
quasi-parfaite un des centres de transit majeurs de la traite en Afrique de l’ouest.
La traite négrière créa une société goréenne spéciale, qui jusqu’à ce jour, est très
dissemblable de la société sénégalaise en général.
La société goréenne d’alors fut construite autour de la traite des Noirs.
Paradoxalement, la domination blanche se réduisit progressivement du fait de la
montée en puissance d’une « inter-race » : les métisses signares.
Comment le commerce le plus vil et destructeur qui fut se retrouva à
l’origine de la construction d’une société multiculturelle ? L’histoire de Gorée
présentée ici tente de retrouver les processus qui permirent l’émergence de la
classe des signares dans la société goréenne des XVIIIe et XIXe siècles, à travers
une analyse dans le temps long de l’histoire de Gorée, depuis le début de la traite
de Noirs à l’abolition de l’esclavage.
I-Gorée, île « commerçante »
L ‘île de Gorée est formée de pierre basaltique, de sable et de
latérite, située à trois kilomètres au large de Dakar, sur la côte occidentale de
l’Afrique. Des orgues de basalte plongent dans l’océan sur un de ses versants, face
à Dakar. Elle mesure 900 mètres de long, du nord au sud, et 300 mètres de large.
Gorée, fut occupée dès le Néolithique, et constamment jusqu’à l’arrivée des
navigateurs portugais au en 1506.
D’abord surnommée Biir par ses habitants, ce qui signifie « ventre » en
Wolof, à cause de sa forme (voir vue aérienne ci-contre), l’île fut aussi appelée
Ilha de Palmas par ses occupants portugais, puis Goede Reede par les Hollandais
de la Compagnie des Indes Occidentales, qui en prirent possession en 1627. De là
vient le nom actuel de l’île : « Gorée », qui est la version francisée de l’expression
hollandaise.
Ventre
L’occupation de l’île par des étrangers se fit en plusieurs étapes,
succèssives et bien démarquées. Elles furent aussi progressives, car à chaque fois,
le statut de l’île pour ses colonisateurs changea. Il y eut d’abord la découverte de
l’île, puis l’arrivée des compagnies monopolisitiques, puis des Etats.
A-Histoire brève de l’occupation de l’île
Découverte et premières occupations
Au XVème siècle, à la recherche du royaume du Prêtre Jean, les navigateurs
portugais commencèrent à sillonner les mers d’Afrique. Ils en profitèrent pour
récupérer des esclaves dans la région d’Arguin, la Mauritanie actuelle, et
organisèrent la première vente publique d’esclaves en août 1444. Dès 1506, un
navigateur portugais, Valentim Fernandez, décrivit l’île de Gorée dans ses
journaux de bord. Le danger que représentait pour les Portugais le fait de
descendre sur le continent les poussa à utiliser l’île comme base arrière.
Il construisirent alors en 1481 les premiers bâtiments solides de l’histoire
de Gorée : un cimetière pour les marins morts, ainsi qu’une église de pierre
couverte de paille. Sans s’installer de manière permanente, ils pouvaient
maintenant sillonner les côtes africaines tout en ayant un bastion dans lequel
retourner en cas de problèmes. Ils entretinrent une intense activité commerciale
avec les royaumes locaux. ¨Pourtant, les portugais furent amenés à voir leur
influence se réduire considérablement dès 1578, quand ils se soumirent à
l’Espagne. En même temps, d’autres pays européens commencèrent à fréquenter
de plus en plus les côtes africaines.
Le temps des compagnies
Dès 1596, des navigateurs hollandais commencèrent à commercer avec des
royaumes d’Afrique de l’Ouest, suivant la libération des Provinces-Unies de la
tutelle de l’Espagne, et donc la libération des contraintes autrefois imposés par
celle-ci.
Dès 1627, la Compagnie Néerlandaise des Indes Occidentales acheta l’île à son
roi, le roi Biram. La Compagnie y fit construire une batterie sur la colline : le
Fort d’Orange, ainsi que le fort de Nassau, accompagné d’un magasin qui
approvisionnait les comptoirs du continent. Pourtant, l’île fut plusieurs fois
capturée, notamment en 1629, par les Portugais, puis en 1645 et 1659 par les
Français, et en 1663 par les Anglais. La Compagnie en récupéra à chaque fois le
contrôle, et parvint, jusqu’en 1677 à commercer de manière assez soutenue avec
le continent, à travers le comptoir de Gorée et ceux situés dans le Djolof (actuelle
« Sénégambie ») situés à Rufisque, Portudal, Joal. Le commerce comportait
principalement des peaux, de la cire, de l’ivoire, de l’ambre, de l’or et des esclaves.
En 1677, une flotte française, commandée par l’amiral Jean d’Estrées, prit l’île et
détruisit les forts de la Compagnie. De nouveaux forts furent construits sur les
mêmes emplacements : le Fort Saint-Michel et le Fort de Vermandois. Vint alors
le temps des disputes autour de Gorée, entre la France et l’Angleterre. De 1677 à
1762, l’île changea de mains quatre fois. Finalement, en 1763, par le Traité de
Paris, mettant fin à la Guerre de Sept Ans, Gorée redevint une possession
française.
La France
Dès 1763, Gorée devint le centre du gouvernement des établissements
français d’Afrique de l’Ouest, et fut administrée par des militaires auxquels le
titre de Gouverneur de l’île était attribué par le Roi lui-même.
Pourtant, malgré l’instauration d’un pouvoir autoritaire et omnipotent sur l’île,
les gouverneurs n’exercèrent pas une si grande influence sur la population
goréenne, qui était alors de 1000 habitants environ, car ils restaient peu de
temps à la tête de l’île. Certains mouraient de maladies tropicales, d’autres
retournaient en France à cause du mal du pays. Il y eu entre 1763 et 1778 sept
gouverneurs différents, la durée de vie moyenne d’un gouverneur étant de trois
ans.
Dès 1764, un traité avec les populations continentales donna à la France toute la
presqu’île de Dakar. L’île fut réorganisée en camp militaire, avec une partie
dédiée aux habitations alors en paille des habitants.
L’histoire de l’occupation de l’île par les Français fut ponctuée de scandales
commis par les soldats. Ces scandales étaient bien connus de leurs supérieurs,
qui tentèrent d’y remédier en changeant assez régulièrement leurs troupes. En
effet, en plus d’être des gens de sac et de corde, les soldats étaient poussés au vice
par le désœuvrement, la chaleur et le mal du pays.
En 1777, une épidémie de fièvre jaune se répandit dans toute l’île, venue du
continent. En même temps, les Anglais déclaraient la guerre à la France pour
avoir scellé une alliance avec les colons d’Amérique. L’épidémie sur le continent
permit à la France de récupérer la ville de Saint-Louis, alors possédée par les
Anglais. Gorée ayant été déclarée ville ouverte à cause de l’épidémie, elle fut
désertée, et ses constructions démantelées, ses habitants purent se réfugier à
Saint-Louis tandis que d’autres s’en allaient pour la Guyane.
L’Angleterre
Profitant de l’abandon de Gorée, les Anglais réoccupèrent l’île dès 1779. Ils
ne reconstruisirent pas de fortifications, mais accordèrent les parcelles aux
habitants dans et en dehors de l’enceinte autrefois formée par les remparts,
créant ainsi de facto le droit à la terre des habitants, important dans la
construction de la société goréenne, et son évolution, comme nous le verrons par
la suite.
Le retour de Gorée à la France fur signé en 1783, au sein du traité de paix de
Versailles. Pourtant, le libertinage et le vice, courants à Gorée, inquiétaient les
autorités françaises, qui firent alors venir une compagnie antillaise de 100
hommes de couleur, afin de moraliser les Noirs d’Afrique. Ils le firent, et de bien
belle manière, en incendiant l’église de Gorée à la nuit de Noël 1799, et en
refusant de se battre en avril 1800, quand les bâtiments anglais attaquèrent l’île,
forçant le Gouverneur à abandonner son fort sans pouvoir livrer de résistance.
Les Français reprirent Gorée en 1804, la reperdirent la même année, la
contrôlèrent à nouveau dès 1817. A partir de là, les Anglais ne tentèrent plus de
prendre l’île, ce qui est probablement dû au fait qu’ils avaient aboli l’esclavage
depuis 1807, ce qui réduisit leur intérêt pour Gorée. Gorée resta donc aux mains
des français jusqu’à 1960, date de l’indépendance du Sénégal.
Tout au long de l’occupation de Gorée par les Blancs venus d’Europe, et
jusqu’à l’abolition finale de l’esclavage en 1848, Gorée fut un centre important de
la Traite des Noirs dans l’Atlantique, et il se construisit sur l’île une société
organisée autour de cette Traite, qui alimenta d’intenses relations avec le
continent.
B-La Traite des Noirs à Gorée
Gorée dans le commerce triangulaire
Jusqu’à la fin du XVIIe siècle, le commerce maritime se pratiquait dans les
comptoirs du continent, la Grande Terre. La Compagnie jouait un rôle important
dans ce commerce, en tant qu’arrière poste pour ses commerçants.
Cela se perpétua avec l’occupation française, Gorée fut pendant longtemps
un entrepôt de marchandises et une captiverie dans laquelle étaient parqués les
esclaves destinés à être vendus en Amérique. Ces esclaves venaient de toute la
côte allant du Cap Vert jusqu’au fleuve Gambie. Le statut de Gorée était très
particulier, c’était un gîte de traite, les vaisseaux négriers partis de France
pouvaient donc y séjourner, et s’enquérir du marché actuel, des prix etc.
Chaque bateau comportait plus de 600 captifs dans sa cale en moyenne, ils
étaient entassés de manière très insalubre, et ne sortaient que pour le nettoyage
de la cale, ou pour faire leurs besoins. Un grand nombre de captifs mouraient
ainsi dans le trajet, environ 15% d’entre eux.
La plupart des esclaves étaient vendus à des propriétaires de plantations qui
avaient besoin de main-d’œuvre pour travailler leurs champs. En échange, les
vendeurs d’esclaves récupéraient des épices et du sucre afin de le revendre en
Europe de l’Ouest principalement. Les destinations principales des vaisseaux
français étaient Saint-Domingue, avec 60% des ventes, le Delta du Mississippi,
avec 26% des ventes, le reste des esclaves était vendu en Martinique.
Une société organisée autour de la traite des Noirs et l’esclavage
Avec les échanges importants qui transitaient par Gorée, une société
urbaine commença à se créer, dépendante de la Traite. En effet, les marchands,
maçons, charpentiers et autres titulaires de petits métiers profitaient de la
présence en grand nombre de français, pour vendre leurs services ainsi que leurs
produits sur un marché dont la demande était devenue constante depuis que les
Anglais eurent arrêté d’essayer de capturer l’île. De plus, les français avaient
souvent besoin de traducteurs, d’émissaires, de rabatteurs, afin de commercer
avec les populations du continent, ce qui créa et mobilisa une nouvelle classe de
population, travaillant comme intermédiaire entre les Blancs et les autres Noirs
du continent.
L’île de Gorée, en plus d’être duale dans sa composition sociale, était duale
dans son organisation spatiale. En effet, l’île comprenait deux secteurs distincts :
celui des Européens, au nord-ouest de l’île, et le village africain à l’opposé, au
sud-est. Les esclaves étaient nombreux, et constituaient la principale force de
travail permanente de l’île. La traite avait besoin d’ouvriers maritimes pour
s’occuper de l’entretien des bateaux, ainsi que de femmes, qui s’occupaient des
tâches domestiques. Il y avait aussi des auxiliaires domestiques de couleur, qui
servaient d’interprètes ou de manœuvres.
Dès 1734, la Compagnie commença à employer des équipages mixtes,
composés d’esclaves ainsi que d’ouvriers libres. En cette première moitié du
XVIIIe siècle, la présence Européenne est très importante sur l’île et à tous les
postes, de l’officier au soldat, en passant par le boulanger ou le cuistot. Pourtant,
avec l’arrivée des anglais, au milieu du siècle, cette situation évolue, et l’on a un
déclin de la présence européenne sur l’île, car les compagnies préfèrent désormais
utiliser leurs esclaves en transition afin d’effectuer les travaux nécessaires, ainsi
que la petite besogne. Cela traduit un intérêt plus prononcé pour la vente des
esclaves à l’extérieur, que pour la stabilisation d’une main-d’œuvre mixte.
Le
développement
d’une
classe
d’intermédiaires
subordonnés
aux
européens et servant leurs intérêts tout en s’enrichissant favorise l’acquisition
d’esclaves par ceux-ci. De plus en plus de Noirs acquièrent, en plus de la terre,
des esclaves domestiques. Pourtant, ces esclaves possèdent un statut différent de
celui des esclaves de traite, car leurs maîtres leur accordent beaucoup
d’importance, et se font un honneur de ne pas les vendre.
De même, certains intermédiaires commerçaient de manière non officielle
avec les capitaines des navires, afin d’éviter les taxes imposées par les
compagnies ou les Etats, s’enrichissant encore plus, et agrandissant leur pouvoir
sur l’île.
Ainsi, au fil de l’histoire, le développement de la traite créa une partie de la
population qui en profitait directement, parallèlement aux européens. A son
paroxysme, cette classe autochtone profitant de la traite deviendra elle-même
esclavagiste, à la faveur de la libéralisation du commerce des esclaves.
II-Du comptoir à la ville, histoire du métissage de Gorée
A-Libéralisation du commerce et partage des richesses
Quand les Anglais prirent le contrôle total de l’île en 1758, ils
augmentèrent le nombre de leurs employés indigènes, afin de réduire les coûts.
Cela favorisa l’accroissement rapide de la population résidant sur l’île en
permanence. Les habitants, prenant de plus en plus de place dans les échanges,
se rendirent compte de l’avantage qu’ils auraient à ce que le commerce des
esclaves soit libre et non plus contrôlé par des puissances étrangères. Ils
protestèrent donc plusieurs fois, plaidant pour un commerce libre. En décembre
1772, ils envoyèrent une lettre au Ministre de la Marine, accusant les
commerçants français de : « ravir notre bien [les esclaves] pour en faire le leur ».
Il peut sembler paradoxal que des Noirs revendiquent le droit de commercer leur
semblables, pourtant, cela n’en était rien à l’époque, car l’esclavage était très
courant, que ce soit en Afrique ou partout ailleurs dans le monde, où, d’ailleurs, il
pouvait prendre la forme du servage par exemple, et de l’attachement des
populations à la terre. Par ailleurs, il y avait peu de risques d’identification des
Goréens avec les esclaves, car ceux-ci étaient principalement des prisonniers de
guerre, qui étaient vendus à la suite du déroulement de celles-ci.
Il est important de noter que l’instabilité dont souffre l’Afrique aujourd’hui n’est
pas seulement le fruit du démarquage arbitraire des frontières par les puissance
occidentales, c’est aussi celui des guerres intestines qui furent des siècles durant
alimentées par la forte demande en esclaves, et qui poussa les seigneurs et rois
d’Afrique à s’entretuer pour de la pacotille.
Le développement d’un pouvoir économique détenu par une partie de la
population non-blanche favorisa l’émergence d’une hiérarchie des races plus
sophistiquée que celle qui existait entre Noirs et Blancs. Tous les mulâtres et
toutes les mulâtresses étaient libres, quelles que soient les origines de leur mère.
Cette hiérarchie des couleurs reflétait la pensée raciste européenne des
européens, . La couleur comptait plus que la religion. La religion cathollique
donnait des privilèges de rand, d’uniforme et d’armement, mais elle n’effaçait pas
le statut d’esclave.
Les habitants qui jouaient le rôle d’intermédiaires, plus tard appelés les
« laptots » (aux alentours de la fin du 17e siècle, note le spécialiste Pierre Cariou)
virent leur population augmenter entre 1763 et 1776, ce qui reflétait le rôle de
plus en plus important des intermédiaires dans la traite à travers Gorée.
En même temps, les mulâtres, qui prenaient de plus en plus de place dans le
domaine économique, achetèrent de plus en plus d’esclaves. La progression du
nombre d’esclaves sur l’île, qui passa de 131 en 1763 à 1200 en 1773.
Cette progression de l’esclavage domestique n’était pas le fruit de la volonté des
autorités françaises, bien au contraire ! Le gouverneur de l’île, Le Brasseur, note
en 1776 dans une lettre, que ces esclaves domestiques ne servent nullement à
l’Etat français et qu’il vaudrait mieux en limiter le nombre, il n’y parviendra pas,
à cause du refus des populations de vendre ces esclaves, signes extérieurs de
richesse et de réussite.
Ces esclaves sont donc bien le résultat d’un
enrichissement des populations et d’une volonté de celles-ci d’en exhiber les
fruits.
Les habitants exerçaient sur leurs captifs, seule source de travailleurs qualifiés
pour le commerce, un contrôle qui leur donnait une liberté d’action face aux
français. Ils surent en tirer profit afin de construire des bâtisses de plus en plus
sophistiquées.
Au long de cette prise de pouvoir progressive des non-Blancs, qui fut
principalement économique, se développa au sein même de la population
enrichie, une classe aisée et favorisée, celle des signares
B-Les signares : un héritage incommensurable
Le mot signare vient du portugais senhora, qui signifie « dame ». Ce nom
commun désigne les femmes qui, du fait de leur cohabitation avec des Blancs
influents, avaient un rôle économique et un rand social élevé, surtout celles qui
avaient une maison. Les enfants de celles-ci disposaient, du fait de leur parenté
avec les colonisateurs, d’un statut particulier, car ils étaient mulâtres, comme
expliqué supra.
Le métissage dans l’histoire de Gorée
Pour comprendre la place des signares dans l’histoire de Gorée, il faut tout
d’abord connaître l’histoire du métissage dans l’île de Gorée.
Premiers à arriver sur l’île de Gorée, les lançados étaient des renégats portugais.
Ceux-ci, arrivés sans femmes, prirent pour compagnes celles du pays, et furent
ainsi à l’origine des premières communautés métisses de l’île.
Lorsque les français étaient à la tête de l’île, il leur fut d’abord interdit
d’entretenir des relations personnelles de quelque nature que ce soit avec les
femmes autochtones. Pourtant, afin de donner aux employés et soldats de l’île
une vie plus équilibrée, et ainsi éviter d’avoir à les remplacer trop souvent, il fut
autorisé aux soldats dès 1734 d’avoir une femme pour concubine durant leur
service (il leur était avant interdit d’amener leur propre femme sur place). Ces
femmes assuraient aux époux une bonne hygiène alimentaire et leur faisaient
bénéficier des remèdes de la pharmacopée africaine. Les métissages, nombreux,
furent favorisés par la mise en place du mariage « à la mode du pays ».
Le mariage « à la mode du pays »
Le mariage « à la mode du pays » est une coutume qui dura du début du
XVIIIe siècle à la fin du XIXe siècle.
Afin de compléter un tel mariage, certaines formalités devaient être respectées à
tout pris, afin qu’il ne soit pas simplement un concubinage. Il fallait que le jeune
homme déclare d’abord son intention en public, ensuite, ses proches se
chargeaient de négocier avec les parents de la fille. Par la suite, si l’accord est
obtenu, le jeune homme peut alors rencontrer la fille, et prendre connaissance
avec, dans le cadre de sa maison, sans pour autant avoir de rapports intimes avec
elle. Après une certaine période-test, qui allait d’une à quatre années, le jeune
homme devait envoyer les notables de la ville afin d’effectuer la demande en
mariage officielle.
Dans le cas d’un prétendant Européen, la démarche était beaucoup plus rapide,
du fait du caractère temporellement limité de leur présence. Le demandeur
devait porter une somme à la famille de l’épouse. Une fois le mariage effectué, le
fiancé devait faire de nombreux cadeaux à sa fiancée et aux parents, afin de se
montrer plus généreux que les potentiels rivaux. Un contrat verbal faisait le
bilan de l’apport de chacun des deux époux.
Les cérémonies de mariage étaient très fastueuses, et l’on mangeait pendant huit
jours, tout en dansant et en chantant les louanges des époux. L’épouse était parée
d’or, vêtue de blanc, et suivie d’une multitude de captives, des esclaves
domestiques, dont la tête était couverte de louis d’or percés, à la manière d’un
casque. Tout cela mettait en valeur sa richesse et sa place dans la société.
Bien sûr, le lendemain du mariage, était exhibé le pagne blanc sur lequel les
nouveaux époux avaient passé la nuit, afin de montrer à tout le village la preuve
de la virginité de la fille. Cette tradition, que l’on retrouvait aussi en France
jusqu’au XIXe siècle dans les campagnes, était comme en France, d’ailleurs,
souvent le vestige d’une société passée. Souvent, en effet, la mariée n’étant pas
vierge, les parents ou les époux eux-mêmes s’arrangeaient pour qu’il y ait quand
même du sang sur le drap de la mariée, eut-il fallu que ce soit du sang de poulet !
Puis le mari remerciait les parents d’avoir gardé leur fille vierge, et leur donnait
de nouveaux présents. Ce fut pour beaucoup de femmes, un ascenseur social très
efficace. La femme gardait souvent son propre nom, selon la tradition Wolof. De
plus, le mari ne restait jamais bien longtemps, et elle se remarierait sûrement
peu de temps après. Ces mariages étaient respectés et reconnus comme légitimes
par la plupart de la population, dont les notables et patriarches. Le mariage était
dissous par le départ ou la mort d’un des deux époux.
Les signares, histoire d’une prise de pouvoir
Les premières femmes à s’unir de cette manière aux Européens étaient
principalement des « gourmettes », c’est-à-dire qu’elles étaient issues de la
communauté des noirs catholiques affranchis, ou de la collectivité des captifs
domestiques.
Mais peu à peu, les cadres les plus élevés de la
colonisation se mirent à choisir les plus belles des
habitantes de l’île, et, après plusieurs métissages
successifs, celles-ci eurent le teint de plus en plus
clair (voir photo ci-contre). Leur connaissance du
pays, de la langue, et des traditions leur
permettaient d’aider leur mari dans ses activités
commerciales. Leur poids économique devint de
plus en plus importante. Cela était d’autant plus
amplifié que le conjoint restait rarement pour de
longues durées sur l’île, la plupart repartant après quelques années. Elles
obtinrent donc en quelque sorte une fonction dans le commerce local,
indépendantes de leurs maris, qui leur permit de s’affirmer économiquement
dans la vie de l’île sur le long terme. Elles accumulèrent ainsi du capital,
notamment grâce au mariage à la mode du pays, car l’époux se devait de leur
donner une somme importante lors du processus de mariage, mais il lui laissait
aussi tous ses biens lorsqu’il partait. Du fait qu’elles pouvaient se remarier
plusieurs fois, elles agrandissaient donc à chaque fois les richesses amassées.
Les signares furent donc les premières à s’assurer une place dans l’ordre colonial,
et les mariages à la mode du pays sont la stratégie par excellence d’intégration
aux affaires. Les signares se rendirent ainsi indispensables à leurs maris pour
faire des affaires en marge de leurs activités officielles. Les signares les plus
riches envoyèrent même leurs fils faire des études en France.
De l’apparence à la réalité
Comme
indiqué
précédemment,
la
population
indigène,
et
tout
particulièrement les signares possédaient de nombreux esclaves. Ces derniers
jouissaient d’un traitement de faveur, car ils étaient en eux-mêmes un signe
ostentatoire de richesse. Ils étaient donc souvent parés de riches ornements,
exprimant la richesse de leur maîtresse.
La richesse des signares venait du travail de leurs captifs, mais aussi du
commerce et de l’entretien des esclaves de traite en transit. Avec l’augmentation
progressive du capital qu’elles possédaient, allié à la solidarité de leurs réseaux
d’affaires, ces femmes en virent à posséder des bateaux de traite, ainsi que des
maisons sur l’île et en dehors (à Saint-Louis principalement).
Il faut donc retenir que la traite insulaire à Gorée était devenue principalement
le fait des signares, à cause de qui des guerres étaient causées sur La Grande
Terre, à cause de qui des hommes étaient faits prisonniers, leurs femmes et
enfants vendus sur des marchés, à cause de qui tant de souffrances furent
possibles. Les signares, dans toute leur élégance, qui fut maintes fois louée par
les gouverneurs successifs de l’île, furent le moyen décisif à travers lequel la
traite put se perpétuer de manière si prospère et pendant aussi longtemps. Bien
que belles, les signares n’en étaient pas moins cruelles.
Une population de privilèges
Vu la taille réduite de l’île de Gorée, il était impossible d’y produire assez
de nourriture afin de nourrir toute la population. Les denrées provenaient donc
du continent. Les signares en obtenaient une plus grande part, de par leur
importance économique et sociale, et grâce à leurs réseaux influents auprès des
infrastructures colonisatrices. Leurs privilèges furent même relatés par Adanson,
dans les mémoires de son voyage au Sénégal. Il nota d’ailleurs que les signares et
certains de leurs proches profitaient d’un niveau de vie et d’une reconnaissance
sociale bien supérieurs à ceux de la plupart des employés et cadres français.
Signares : influences contemporaines
Un certain nombre de récits de voyageurs ou soldats passés par l’île de
Gorée souligne la beauté exceptionnelle que pouvaient avoir les signares.
Aujourd’hui encore, elles entretiennent le mythe. En effet, il est admis dans la
société sénégalaise contemporaine que plus une femme est claire plus elle est
considérée comme étant jolie. La clarté comme beauté est admise sans
questionnement. Ce phénomène, qui est principalement dû à la reconnaissance
sociale que les signares recevaient, ainsi qu’à l’image de grandeur et de majesté
qu’elles répandaient dans toute la région, et même en France. Les jeunes
sénégalaises vont même jusqu’à utiliser des produits pour se dépigmenter la peau
afin de paraître plus claires.
Les signares, métisses, développèrent aussi une façon de s’habiller propre à elles,
et qui perdure aujourd’hui dans les vêtements traditionnels portés par la haute
société, ou par presque tout le monde durant les grandes occasions : mariages et
baptêmes. Ces costumes sont très bien décrits par Pierre Cariou dans Costumes
d’autrefois à Gorée :
« Ces métisses ont toutes une longue chemise
blanche de toile fine, qu’elles serrent à la taille au
moyen de pagnes d’étoffe de coton formés par une
réunion de bandes tissées à trente centimètres de
largeur au maximum et bordées de fils de laine où
domine le bleu, le rouge, le jaune, le vert et l’aurore.
Les pagnes de fabrication européenne sont peints de
divers motifs ou rayés. Tous ces pagnes pendent jusqu’à terre et balayent de leurs
longues franges les dalles ou babouches de maroquin jaunes ou rouges. Un autre
pagne souvent très fin, appelé corail, jeté négligemment sur les épaules, confère à
certaines silhouettes un aspect vaguement romain. Les mains de ces mulâtresses,
leurs bras, leurs oreilles et leur poitrine scintillent de bijoux d’or artistement
travaillés et de cascades de pièces d’or … »
La manière de s’habiller même des signares semble métisse, depuis les pagnes
fabriqués en Europe, en passant par les babouches héritées de l’influence arabe
sur le royaume du Djolof, sans oublier les vêtements typiquement ouestAfricains, tel le foulard, et le pagne de coton. Aujourd’hui encore, les stylistes
sénégalaises comme Adama Paris s’en inspirent ouvertement (voir photo cicontre)
Economiquement,
culturellement
et
artistiquement,
les
signares
représentent aujourd’hui un outil très important pour comprendre la façon de
penser des femmes sénégalaises. On comprend mieux, après les avoir étudiées la
place du « paraître » dans les relations sociales, qui explique pourquoi certaines
femmes qui ont pourtant du mal à envoyer leurs enfants dans une école
convenable peuvent néanmoins se targuer de posséder plusieurs kilos d’or en
bijoux, ainsi que d’innombrables tenues. On comprend aussi mieux le rôle que
joue la couleur de peau dans les critères de beauté, qui favorisent aujourd’hui
beaucoup les populations métisses et peuhles.
Pourtant, bien que les signares et leurs modes de vie retentissent jusqu’à
nous, elles furent un jour amenées à perdre la place qui était la leur dans la
société Goréenne.
1848 : une chute annoncée
Le déclin des signares commença en même temps que celui du mariage à la
mode du pays. En effet, cette sorte de mise en concubinage légitimée par la
société était à la source de la richesse des signares qui pouvaient ainsi profiter
des richesses apporter par un amant prodigue. Ces mariages déclinèrent tout
d’abord à cause de l’installation permanente à Gorée d’une clergé catholique de
religieuses, les Sœurs de Saint-Joseph de Cluny, installées en 1822.
La deuxième raison du déclin du mariage « à la mode du pays » fut l’arrivée
dans l’île des familles françaises, qui débuta dès 1776 et devint plus commun à
partir de 1817. Ces femmes françaises n’hésitèrent pas à refuser d’inciter les
signares à leurs fêtes si elles n’étaient pas mariées d’un mariage catholique,
quelle que soit leur richesse.
L’européanisation du commerce au début du XIXe siècle réduisit
considérablement les revenus des signares.
Le coup fatal leur fut porté en 1848, lors de l’abolition de l’esclavage. Ainsi
se tarit la principale source des revenus de ces femmes, qui, des décennies
durant, avaient bâti des empires sur la souffrance de leurs semblables, qui plus
est, de leur compatriotes.
L’abolition définitive de l’esclavage eut des conséquences retentissantes sur l’île
de Gorée, qui devint en l’espace de quelques années une ville, qui remplaça le
comptoir, s’organisant désormais autour de nouvelles activités telles la pêche ou
encore l’artisanat d’art. L’Eglise se développa beaucoup à partir de 1848, et les
mariages « à la mode du pays » finirent par disparaître complètement.
Conclusion
Aujourd’hui, Gorée reste une île à la population métisse, non seulement
entre Noirs et Blancs, mais aussi entre Noirs, Créoles, Blancs, Arabes, Juifs et
Latinos. Malgré la diversité, cette microsociété conserve une cohésion exemplaire.
Entre les récits de feu Joseph Ndiaye, ancien conservateur de la Maison des
Esclaves de Gorée, qui savait faire revivre les bâtiments, et les écriteaux du
Muséum des Femmes de Gorée, qui vantent, à moins de quelques centaines de
mètres de là les femmes de l’histoire goréenne, dont les signares, on retrouve à
Gorée cette acceptation du passé et de sa signification. Acceptation qui n’est pas
oubli, car la mémoire perdure à travers les débats qui continuent encore sur la
place publique.
Les signares, ces dames belles et cruelles, nées de l’esclavage et qui en
firent plus tard leur métier, sont le paradoxe de l’histoire goréenne. Pourtant, audelà des races, de la traite des noirs et de l’histoire, Gorée semble avoir accompli
ce que recherchent aujourd’hui les pays d’Europe occidentale, c’est-à-dire
l’éradication des conflits ethniques, et l’acceptation du passé sans son oubli. Nous
avons peut-être en Gorée l’argument le plus sincère et naturel contre le racisme
dans le monde. A nos politiques de savoir s’en inspirer.
Bibliographie
Histoire de Gorée, Abdoulaye Camara, Joseph Roger de Benoist (et al.) ;
préface de Christian Valentin ; avant-propos de Jean-Yves Marin. - Paris :
Maisonneuve & Larose, 2003.
Jean Delcourt, « Gorée, six siècles d'histoire », Dakar : Librairie
Clairafrique, 1984
Djibril Samb (éd.), « Gorée et l'esclavage » actes du séminaire sur Gorée
dans la traite atlantique : mythes et réalités (Gorée, 7-8 avril 1997),
Dakar : Institut fondamental d'Afrique Noire Cheikh Anta Diop, 1997
Sinou, Alain. - Comptoirs et villes coloniales du Sénégal. Saint-Louis,
Gorée, Dakar

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