Maison des Esclaves de Gorée Par Boubacar Joseph Ndiaye

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Maison des Esclaves de Gorée Par Boubacar Joseph Ndiaye
Maison des Esclaves de Gorée
Par Boubacar Joseph Ndiaye
L'escalier à deux flèches et le couloir central
La Maison des Esclaves est un édifice historique situé sur l'île de Gorée, tout près de Dakar au
Sénégal. En réalité cette maison fut celle de la Signare Anna Colas Pépin, niéce d'Anne Pépin;
elle n'abrita aucun esclave de traite.
Le bâtiment, tout badigeonné de rose, se trouve sur la côte est de l'île, dans la rue SaintGermain, face au Musée de la Femme Henriette Bathily.
Au-delà des controverses, c'est un lieu d'une grande portée symbolique et, il faut bien le dire,
une destination incontournable pour quiconque — personnalité en vue ou touriste anonyme —
se rend au Sénégal.
Le récit du conservateur
Au fil des décennies, les inventions de son conservateur Boubacar Joseph Ndiaye ont
contribué à faire connaître la Maison des Esclaves dans le monde entier.
La porte du "voyage sans retour"
De fait, ce bâtiment à deux étages construit au XVIIIe siècle — la date exacte reste sujette à
controverse, comme on le verra ci-dessous — n'est pas très grand. Au rez-de-chaussée, les
prétendus "cachots" sont vides et les seules traces tangibles d'un passé tragique sont quelques
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chaînes rouillées et les écriteaux à l'entrée des cellules ("Hommes", "Enfants", "Chambre de
pesage", etc.). Cependant le regard du visiteur est immédiatement attiré par une ouverture
lumineuse au milieu du couloir central. Donnant de plain pied sur la côte rocheuse, c'est la
porte du "voyage sans retour", là où — nous dit-on — les esclaves embarquaient pour une vie
de souffrances dans le Nouveau Monde, encadrés par des gardiens armés au cas où ils
auraient tenté une évasion.
Un peu à l'écart, à droite du porche d'entrée, se trouve le bureau du maître des lieux, tapissé de
documents et de citations humanistes, telles cette déclaration d'Hampâté Bâ : « En Afrique,
quand un vieillard meurt, c'est une bibliothèque qui brûle » ou d'autres aphorismes et
incantations de son propre cru : « Qu'à tout jamais, pour la préservation de ces lieux, les
générations se souviennent pieusement des souffrances endurées ici par tant d'hommes de
race noire. ».
Un large escalier à double flèche conduit à l'étage qui sert surtout aujourd'hui de salle
d'exposition.
La cellule destinée aux hommes
Si la demeure n'est pas spectaculaire en elle-même, en revanche l'éloquence du conservateur
laisse rarement le visiteur indifférent, et l'émotion en gagne plus d'un, notamment lorsqu'il
évoque les trois siècles d'esclavage à Gorée, les 15 à 20 millions de Noirs (dont six millions
auraient succombé à la malnutrition et aux mauvais traitements) qui, prétend-il, auraient quitté
l'île à destination des plantations américaines. Il décrit aussi longuement les familles séparées,
les hommes pesés comme du bétail et l'absence dramatique d'hygiène dans les "cachots"
sordides de cette "Maison des Esclaves"
Plusieurs fois par jour l'infatigable octogénaire reprend son récit2, bien déterminé à éveiller la
conscience de son auditoire, et son message de compassion et de tolérance fait mouche le plus
souvent. Les touristes noirs américains, auxquels certaines agences d'Amérique du Nord
proposent des "Black-History Tours" 3, sont particulièrement sensibles à ce discours.
La consécration par l'UNESCO
Dès les années 1960 la détermination de Joseph Ndiaye a redoublé l'attention des médias, des
gouvernants et des organismes internationaux4 sur une île que l'organisation du premier
Festival mondial des Arts nègres en 1966 avait déjà sortie de l'anonymat. Un vaste plan de
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sauvegarde se met en place. En 1975 Gorée est inscrite sur l'inventaire des monuments
historiques du Sénégal et en 1978 sur la liste du patrimoine mondial.
Sous l'égide de l'UNESCO, un timbre français5 consacré à la Maison des Esclaves est émis en
1980 dans la série "Patrimoine mondial".
Les Postes sénégalaises ont également, à plusieurs reprises (notamment en 1985, 1994 et
19986), émis des timbres dédiés à la sauvegarde de Gorée et en particulier à la Maison des
Esclaves.
En 1990 celle-ci est restaurée avec l'aide de l'UNESCO, de nombreux organismes — dont la
fondation France Libertés, créée en 1986 par Danielle Mitterrand —, ainsi que des fonds
privés.
Cette consécration internationale lui a conféré une apparence de légitimité et l'organisation
onusienne est allée jusqu'à la qualifier de « centre historique du commerce triangulaire », la
désignant comme « un lieu hautement symbolique de l'histoire des peuples »7.
A la recherche de la vérité historique
Si la légende et les chiffres colportés par Joseph Ndyaie sont en contradiction formelle avec
les données établies par les historiens de la traite atlantique, il a fallu attendre l'article d'un
journaliste du Monde, Emmanuel de Roux, en date du 27 décembre 1996, intitulé « Le mythe
de la Maison des esclaves qui résiste à la réalité », pour que la supercherie soit dévoilée à un
plus large public. Emmanuel de Roux s'est notamment appuyé sur les travaux de deux
chercheurs et conservateurs de l'IFAN (Institut fondamental d'Afrique noire), Abdoulaye
Camara et le père jésuite Joseph Roger de Benoist. Gorée, expliquent-ils n'a jamais eu
l'importance que lui prête le seul Joseph Ndyaie dans la traite négrière. Il ne s'agit, poursuit
l'article, que d'un mythe savamment entretenu : les esclaves embarqués à Gorée n'ont été que
quelques milliers au lieu des millions annoncés — environ 500 par an.
Gorée se vit tout à coup privée dans l'imaginaire public de la place centrale qu'elle occupait
dans le commerce triangulaire et l'"affaire" suscita une grande émotion dans l'île. Une
polémique s'ensuivit, impliquant divers autres experts, tels Philip Curtin, spécialiste américain
des dénombrements de la traite atlantique, ou encore les historiens sénégalais Abdoulaye
Bathily et M'Baye Guèye.On apprit également dans la foulée que la maison rose n'avait peutêtre pas été construite par les Hollandais comme on l'avait cru, mais par les Français, et non
en 1777 ainsi qu'on l'a souvent écrit, mais plutôt en 1783. Le propriétaire en aurait été Nicolas
Pépin, frère de la signare Anne Pépin, elle-même maîtresse du Chevalier de Boufflers. Dans
les appartements et les bureaux de l'étage, les habitants de cette demeure bourgeoise se
seraient surtout préoccupés du négoce de la gomme arabique, de l'ivoire et de l'or, faisant peu
de cas des esclaves employés au rez-de-chaussée. Par ailleurs, la célèbre porte donnant sur
l'océan n'aurait pu être utilisée pour l'embarquement, la côte rocheuse ne permettant pas
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l'accostage de navires. Et pour couronner le tout, la maison d'origine aurait probablement été
détruite pendant la Seconde Guerre mondiale, puis reconstruite à l'identique.
L'accusation de révisionnisme a été rapidement brandie bien qu'en l'espèce la communauté
historique soit unanime dans le rejet des fabulations de Joseph Ndyaie. La controverse
publique a enflé suscitant l'organisation d'un colloque tenu en Sorbonne en 1997 sur le thème
« Gorée dans la traite atlantique : mythes et réalités », afin d'apaiser les esprits. Le colloque a
notamment permis de préciser les conditions dans lesquelles, à partir du roman d'un médecinchef de la marine française, Paul-André Cariou, en poste dans l'île en 1940, a pu se forger le
mythe de Gorée. Depuis la polémique rebondit parfois dans l'opinion non spécialisée comme
en témoignent quelques échanges assez vifs sur les forums en ligne8. Par ailleurs nombre de
guides touristiques parmi les plus populaires continuent de jouer la carte de "l'émotion" en
reprenant le récit de Joseph Ndiaye.
Un lieu de mémoire et une destination touristique
Chaque jour, à l'exception du lundi, les touristes se pressent à l'entrée. Leur nombre est estimé
à 500 par jour9, ce qui est considérable si l'on sait par ailleurs que le plus grand parc national
du Sénégal, le Niokolo-Koba, n'en reçoit que 3 000 par an environ.
De nombreuses personnalités ont ainsi fait le voyage, tels le président du Sénégal Abdoulaye
Wade, son prédécesseur Abdou Diouf, les présidents Bongo, Houphouët-Boigny, Lula,
François Mitterrand, Jimmy Carter, Bill Clinton et George Bush10, l'empereur Bokassa Ier,
l'impératrice Farah Diba et sa mère, le roi Baudouin et la reine Fabiola, Michel Rocard, Jean
Lecanuet, Lionel Jospin, Régis Debray, Roger Garaudy, Harlem Désir, Bettino Craxi, Nelson
Mandela, Jesse Jackson, Hillary Clinton et sa fille, Breyten Breytenbach, les chanteurs James
Brown et Jimmy Cliff ou encore le pape Jean-Paul II qui vint en 1992 y demander le pardon
du Ciel « pour ce péché de l'homme contre l'homme, ce péché de l'homme contre Dieu »11.
La Maison des Esclaves a notamment inspiré un film, Little Senegal de Rachid Bouchareb,
des romans, des livres pour enfants et même une bande dessinée.
Sans doute Léopold Senghor avait-il pressenti un tel engouement lorsque, dès 1967, il
remercia le conservateur Joseph Ndiaye pour son éloquence et sa « contribution efficace au
développement culturel et touristique du Sénégal »12.
Au-delà des querelles de chiffres — l'horreur n'est pas uniquement corrélée aux statistiques —
et des enjeux touristiques, chacun s'accorde à reconnaître la valeur symbolique de la Maison
des Esclaves, lieu privilégié de mémoire et de méditation sur la folie des hommes.
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Bibliographie (ordre alphabétique)
(fr) Jean Luc Angrand, Céleste ou le temps des signares (ISBN 2-916680-004)
•
(fr) Joseph Roger de Benoist, Abdoulaye Camara, F. Descamps, X. Ricou et J.
Searing, Histoire de Gorée, Maisonneuve et Larose, 2003, 155 p.
•
(fr) Catherine Clément, Afrique esclave, Agnès Vienot, 1999, 200 p. (ISBN
2911606361)
•
(en) Philip D. Curtin, The Atlantic Slave Trade: A Census, University of Wisconsin
Press, 358 p. (première édition 1969) (ISBN 0299054047)
•
(fr) Jean-Marie Homet, « Gorée, l'île aux esclaves », L'Histoire, avril 2001, n° 253, p.
84-89
•
(fr) Boubacar Joseph Ndiaye, La Maison des Esclaves de Gorée, brochure de 36 p.,
s.d. (vers 1990)
•
(fr) Paul Ohl, Black : Les Chaînes de Gorée, Montréal, Libre Expression, 2003 (ISBN
2764800479) (roman)
•
(fr) Olivier Pétré-Grenouilleau, Les Traites négrières. Essai d’histoire globale, Paris,
Gallimard, « Bibliothèque des Histoires », 2004, 468 p. (ISBN 2070734994)
•
(fr) Marie-Aude Priez, Gorée, mémoire du Sénégal, ASA, 2000, 128 p. (ISBN
2911589718)
•
(fr) Éric Warnauts et Raives, Les suites vénitiennes. 4, La nuit de Gorée, Paris,
Casterman, 1999, 48 p. (ISBN 2-203-35615-4) (bande dessinée sur l'esclavage à Gorée)
•
(fr) Emmanuel de Roux, « Le mythe de la Maison des esclaves qui résiste à la réalité »
Le Monde, 27 décembre 1996
•
(fr) Djibril Samb (sous la direction de), Gorée et l’esclavage. Actes du Séminaire sur
Gorée dans la traite atlantique : mythes et réalités, (Gorée, 7-8 avril 1997), Dakar, IFANCAD, Initiations et Études Africaines n° 38, 1997, « Discours d’ouverture », p. 11-17
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