De la désobéissance par Denis Collin http://denis

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De la désobéissance par Denis Collin http://denis
De la désobéissance par Denis Collin
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L’obéissance est généralement considérée comme une vertu. Sans l’obéissance des enfants
aux parents, des élèves aux maîtres, des citoyens au gouvernement, aucune vie sociale n’est
possible. Même les révolutionnaires vantent les vertus de l’obéissance aux chefs du parti et la
discipline fait la force des armées. Dans un passage célèbre de la République de Platon,
Socrate voit dans la désobéissance générale « le vigoureux commencement de la tyrannie ».
Dans cette perspective, la désobéissance serait donc un repoussoir absolu. Toutefois, le XXe
siècle a vigoureusement remis en cause cette idée, à la faveur notamment de ce que les
criminels de guerre nazis ont invoqué pour leur défense le fait qu’ils n’avaient fait qu’obéir
aux ordres. Lors de son procès, Eichmann a même invoqué l’impératif kantien pour justifier la
mise en œuvre, sans états d’âme, de la « solution finale » voulue par le Führer. Si l’obéissance
permet de justifier le crime impardonnable et imprescriptible, ne serait-il pas devenu judicieux
de célébrer les vertus de la désobéissance ? C’est que la désobéissance n’est pas une, mais
s’exprime sous des formes très diverses.
La rébellion et la révolte
La première forme de la désobéissance consiste en la rébellion. Le rebelle est celui qui ne
se plie pas aux ordres, comme la mèche rebelle au mouvement du peigne. La rébellion n’est
pas réfléchie : elle s’inscrit dans le caractère du rebelle. Ainsi, il y a des enfants « obéissants »
et des enfants « rebelles ». Il arrive que l’homme « soumis » devienne un rebelle, mais c’est
quand « la coupe est pleine », quand les réserves de la propension à la soumission ont été
épuisées.
La rébellion va du simple refus d’obéir à la révolte violente. Au lieu de courber la tête, le
rebelle relève le visage, fait face, regarde droit dans les yeux celui qui lui veut le dominer.
Alors qu’il suffit de ne pas vouloir obéir pour être rebelle, la révolte suppose l’action. Le
déserteur est un rebelle, le mutin est déjà un révolté. A. Camus définit ainsi l’homme révolté :
« un homme [qui]dit non » (Camus, 1965). Mais il ajoute : « le mouvement de révolte s’appuie
en même temps sur le refus catégorique d’une intrusion jugée intolérable et sur la certitude
confuse d’un bon droit (…). La révolte ne va pas sans le sentiment d’avoir soi-même, en
quelque façon et quelque part, raison. »
Dans le passage de la rébellion à la révolte, l’on observe déjà deux modes profondément
différents de la désobéissance : le premier est le simple refus d’obéir, alors que le second
suppose non seulement la désobéissance aux ordres reçus mais aussi l’obéissance à un
impératif que le sujet trouve en lui-même. Le rebelle désobéit parce qu’il ne sait pas obéir. La
désobéissance du révolté s’appuie sur des raisons.
La désobéissance nue et sans raison tourne court et se transforme souvent en une nouvelle
forme de soumission. Spinoza évoque « ces enfants ou ces adolescents » qui « ne peuvent
supporter d’une âme égale les reproches de leurs parents se réfugient dans la vie militaire,
choisissent les inconvénients de la guerre et le despotisme d’un tyran, plutôt que les
avantages du foyer et les sermons paternels, et subissent avec docilité quelque fardeau que ce
soit, pourvu qu'ils se vengent de leurs parents » (Spinoza, 2005).
L’anarchisme
Le refus de l’obéissance érigé en programme politique s’appelle anarchisme. « Ni Dieu, ni
maître ! » : le titre du journal fondé par Blanqui en 1880 est éloquent : il s’agit de n’obéir ni à
un pouvoir transcendant ni aux pouvoirs humains. La désobéissance est la règle. Dans l’esprit
des théoriciens de l’anarchisme, elle ne signifie pas la revendication du chaos : « l’ordre
moins le pouvoir », telle est la formule qui résume l’idéal anarchiste. Un ordre spontané qui
naît de la liberté de chacun des individus composant la communauté. Comme dans l’abbaye
de Thélème, cette utopie inventée par Rabelais, chacun fait ce qu’il veut et donc pas à obéir :
« Toute leur vie était régie non par des lois mais par leur volonté et leur libre arbitre. Ils
sortaient du lit quand bon leur semblait, buvaient, mangeaient, dormaient quand le désir leur
en venait. » (Rabelais, 1973) Les « gens libres, bien nés, bien éduqués » ne peuvent supporter
le joug de la servitude et doivent chercher à s’en défaire.
Face à la servitude, la désobéissance est donc une vertu. La figure emblématique de
l’anarchisme, c’est l’insoumis. Et passant du refus à l’action, l’insoumission devient
insurrection. Désobéir à l’ordre militaire, refuser la guerre, c’est glorifier le déserteur, le
mutin qui défile crosse en l’air, comme les « braves pioupious du 17e » qui refusèrent, en
1907, de tirer sur les vignerons languedociens révoltés, ou les marins du cuirassier Potemkine
en 1905. Désobéir, c’est aussi refuser la discipline du travail et la grève générale est le mythe
fondateur de l’anarcho-syndicalisme.
La désobéissance anarchiste peut – mais pas toujours – conduire à l’exaltation du caractère
rédempteur de la violence. La violence individuelle des anarchistes poseurs de bombe de la
fin du XIXe et du début du XXe siècle, mais aussi et surtout la violence collective. Georges
Sorel montre l’opposition absolue entre le syndicalisme révolutionnaire et l’État et du même
le fossé qui existe entre la violence prolétarienne et le jeu parlementaire des socialistes (Sorel,
1936).
Le refus d’obéir de l’anarchisme peut le conduire à s’opposer aux pouvoirs
révolutionnaires. Après avoir aidé les bolcheviks à dissoudre l’Assemblée Constituante issue
de la révolution, les anarchistes se heurtèrent au nouveau pouvoir. L’insurrection de Cronstadt
est largement inspirée par l’anarchisme et la révolte de Makhno en Ukraine puise aux mêmes
sources.
La désobéissance interdite
La désobéissance peut n’être ni la révolte ni l’action révolutionnaire anarchiste. Il peut y
avoir une désobéissance raisonnable et compatible avec l’État de droit. C’est là quelque chose
de paradoxal qui mérite explication.
Toute la tradition philosophique – ou presque – justifie l’obéissance et condamne la
désobéissance aux lois, fussent-elles injustes. Dans sa prison, Socrate refuse de se dérober à la
condamnation injuste dont il fait l’objet. Désobéir aux lois est une action privée de sens parce
que celui qui désobéit se contredit lui-même, affirme Hobbes. En effet, puisque le pouvoir
souverain est souverain par la volonté de ses sujets qui l’ont contractuellement érigé en arbitre
suprême, aller contre la volonté du pouvoir souverain, c’est aller contre sa propre volonté.
Pour Rousseau, l’obéissance à la volonté générale s’impose évidemment : être libre, c’est
obéir à la loi que l’on s’est soi-même prescrite – autrement dit, obéir à la loi « expression de
la volonté générale » à la formation de laquelle on a pris part c’est s’obéir à soi-même – et
celui qui ne suit pas cette volonté générale manifeste qu’il n’est pas libre et c’est pourquoi il
faut le contraindre à être libre. Mais peut-être est-ce Kant qui a consacré les plus amples
développements à la justification de l’obéissance.
Le principe qui, selon Kant, ne souffre aucune discussion est celui de l’obéissance à la loi
morale, laquelle trouve son expression dans l’impératif catégorique – lequel procède
« dictatorialement » : « je dois toujours me conduire de telle sorte que je puisse aussi vouloir
que ma maxime devienne une loi universelle. » Il n’existe aucun raison qui pourrait justifier la
désobéissance à la loi morale. Ainsi Kant reprend la vieille maxime augustinienne : ne jamais
mentir. Dans sa polémique contre Benjamin Constant à propos « d’un prétendu droit de
mentir par humanité », il pousse cette affirmation jusqu’au paradoxe. La thèse de Benjamin
Constant peut être résumée ainsi : l’on ne doit la vérité qu'à celui qui a droit à la vérité. Or
nul n'a droit à la vérité qui nuit à autrui. Kant lui oppose l’exigence de vérité inconditionnelle,
quelque désavantage qu'il en résulte. Pour comprendre clairement ce qui est en cause, il
convient de suivre l’argumentation de Kant. Elle ne s’applique qu'au cas où l’on est obligé de
parler (se taire n'est pas mentir pour Kant). Premièrement, avoir droit à la vérité est une
expression vide de sens et Kant oppose vérité objective et véracité subjective. Deuxièmement,
si l’on ment pour la « bonne cause », l’on ruine en même temps la source de tout droit. Et,
troisièmement, ce n'est pas parce que l'application d'une loi dictée par la raison pure paraît
dangereuse qu'il faut rejeter cette loi. Cette configuration tient seulement au fait que manque
le moyen de l'application. Ainsi Kant soutient que le droit de mentir doit être refusé même
dans le cas où un mensonge permettrait de sauver une vie humaine. Soit la situation suivante :
Un personne X veut assassiner Y. X vous demande si Y est chez lui. Comme vous
soupçonnez les mauvaises intentions de X, devez-vous répondre ce que vous pensez
sincèrement être vrai (que X est chez lui) ou mentir pour détourner l’assassin ? Pour Kant, et
contrairement à ce que suggérerait le bon sens commun, dans ce cas aussi s’applique
l’exigence de véracité.
C’est de ce caractère inconditionnel de l’obéissance à la loi morale que Kant déduit le
caractère inconditionnel de l’obéissance au pouvoir politique. Ainsi, « l’Idée d’une
constitution politique en général qui soit en même temps pour tout le peuple un
commandement absolu de la raison pratique jugeant d’après des concepts du droit, est sainte
et irrésistible ; et même si l’organisation de l’État était par elle-même défectueuse, aucune
puissance subalterne en son sein ne saurait pourtant opposer de résistance active à son
souverain législateur » (Kant, 1986). Kant ajoute même que l’on n’a pas même le droit de
soumettre ce principe à quelque condition que ce soit. Ainsi l’origine du pouvoir ne doit pas
être une raison pour mettre en cause sa prétention à légiférer : « Le commandement “Obéissez
à l’autorité qui a puissance sur vous” ne subtilise pas sur la question de savoir comment
l’autorité est parvenue à cette puissance (au besoin pour la miner), car l’autorité déjà
existante, sous laquelle vous vivez, est déjà en possession de la législation sur laquelle vous
pouvez certes ratiociner publiquement mais contre laquelle vous ne pouvez pas vous élever en
législateurs opposants. » (Kant, 1986)
Rien de tout cela n’a pas empêché Kant de soutenir la révolution française. Sans doute
peut-on, d’un point de vue kantien, soutenir la « résistance à l’oppression » qui est l’un des
« droits naturels et imprescriptibles » dont la « conservation » est « le but de toute
association politique » selon la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen de 1789.
Somme toute, le texte de Kant offre des arguments à tous ceux qui obéissent sans discuter à
tous les ordres d’un pouvoir, quel qu’il soit, son organisation fût-elle « défectueuse ».
La désobéissance civile
Il a toujours été plus ou moins admis que, dans certains cas, la rébellion contre le pouvoir
politique peut devenir un devoir moral. Beaucoup de nations, dont les dirigeants ne jurent que
par la loi et l’ordre, commémorent tous les ans les héros insurgés contre l’ancien ordre établi :
les fondateurs de la nation américaine sont les héroïques insurgents ; les Suisses fêtent
Guillaume Tell, etc. Quand le général De Gaulle désobéit au gouvernement « légal » de la
France et appelle, depuis Londres, à la poursuite de la guerre contre l’Allemagne, cet acte de
rébellion s’appuie non seulement sur un fondement moral légitime, mais encore sur un
principe juridique essentiel, celui de la souveraineté de la nation, bafouée par la volonté des
dirigeants de Vichy de collaborer avec l’envahisseur. La révolte des Résistants n’est
certainement pas, pour eux, le simple exercice d’un droit moral à la désobéissance, mais bien
plutôt un devoir impérieux.
Si l’obéissance est une vertu, il existe néanmoins toute une tradition philosophique autant
que religieuse qui justifie la désobéissance civile. Dans ce cas, il ne s’agit pas de justifier
n’importe quelle forme de désobéissance à la loi – le voleur désobéit à la loi mais nul ne
pense à soutenir qu’il s’agit là d’un acte de désobéissance civile. La désobéissance civile
suppose chez le désobéissant des motifs moraux ou religieux suffisamment puissants pour
l’obliger à une opposition ouverte avec l’ordre constitutionnel. Ainsi, les « objecteurs de
conscience » refusent de porter les armes, d’accomplir leur service militaire ou de partir à la
guerre ; la lutte pour l’indépendance de l’Inde commence par l’appel à la désobéissance et au
boycott des produits étrangers puis des institutions coloniales lancé par Gandhi ; le
mouvement des droits civiques aux états-Unis d’Amérique, qui permit dans les années 1960
d’en finir avec la ségrégation raciale officielle dans les États du Sud commença par des
manifestations de désobéissance, dont le célèbre refus de Rosa Parks, en 1955, de céder sa
place dans un bus à un Blanc – des manifestations dont l’aboutissement légal a autant été des
décisions judiciaires dé-ségrégationnistes (Cour suprême, Brown et al. v. Board of Education
of Topeka et al., 1954)que le Civil Rights Act(1964) et le Voting Rights Act (1965).
La question se pose de savoir si, rationnellement, la désobéissance civile peut
substantialiser un droit comme le prétend la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen
de 1789. Une loi qui disposerait qu’on peut désobéir à la loi est une absurdité, fait valoir Kant.
Mais si la loi est injuste, comme l’homme juste pourrait-il obéir à la loi de l’État sans violer la
loi morale ? La contradiction est au cœur de la pensée de Kant qui soutient d’un côté la
validité de la maxime « Fiat justitia et pereat mundi » (« que la justice soit faite et que le
monde périsse », Kant, 1986) mais qui, d’un autre côté, incite à supporter un pouvoir politique
injuste en invoquant de fait la nécessité de maintenir la possibilité d’un ordre politique
constitutionnel.
C’est sans doute à Henry David Thoreau que l’on doit l’expression de « désobéissance
civile » qu’il justifie en affirmant la primauté de la conscience morale sur l’ordre politique :
« Je crois que nous devrions être hommes d’abord et sujets ensuite. Il n’est pas souhaitable
de cultiver le même respect pour la loi et pour le bien. La seule obligation qui m’incombe est
de faire à toute heure ce que je crois être bien. » (Thoreau, 1992) Mais comme Thoreau n’est
pas anarchiste et maintient tout de même la nécessité d’un État – d’un État qui gouverne le
moins possible – il faut trouver des critères permettant de légitimer la désobéissance civile.
Dans sa Théorie de la justice, John Rawls, qui par ailleurs s’inspire fortement des positions
kantiennes en morale, définit le champ de légitimité de la désobéissance civile, tout en
précisant que l’on ne peut guère attendre d’une théorie de la désobéissance qu’elle nous
permette de trancher dans les cas pratiques. Son utilité serait seulement d’éclairer notre
jugement. Rawls commence par définir ainsi la désobéissance civile : « La désobéissance
civile peut, tout d'abord, être définie comme un acte public, non violent, décidé en conscience,
mais politique, contraire à la loi et accompli le plus souvent pour amener à un changement
dans la loi ou bien dans la politique du gouvernement. En agissant ainsi, on s'adresse au sens
de la justice de la majorité de la communauté et on déclare que, selon son opinion mûrement
réfléchie, les principes de la coopération sociale entre des êtres libres et égaux ne sont pas
actuellement respectés. » Cela suppose que toutes les voies légales permettant de contester
une décision gouvernementale aient été épuisées. On pourrait ajouter que cette définition
restreinte de la désobéissance ne convient pas pour les États tyranniques qui ne peuvent
laisser subsister des manifestations de désobéissance publique. Enfin, la désobéissance civile
suppose une conception publique de la justice largement partagée même si les lois existantes
n’en tiennent pas toujours compte. Le caractère public de la désobéissance civile est
également essentiel : la résistance peut et souvent doit être largement clandestine ; la
désobéissance civile fait appel à une conception publique et celui qui désobéit accepte d’en
payer le prix – comme Bertrand Russell emprisonné pour son pacifisme lors de la première
guerre mondiale.
On peut définir globalement les cas qui légitiment le recours à la désobéissance civile.
Selon Rawls, « il est souhaitable de limiter la désobéissance civile aux infractions graves au
premier principe de la justice, le principe de la liberté égale pour tous, et aux violations
flagrantes de la seconde partie du second principe, le principe de la juste égalité des
chances ». John Rawls ajoute une autre clause, soit l’idée que les appels à la bonne foi de la
majorité aient été vains – c’est souvent la situation d’une minorité qui cherche à faire
reconnaître ses droits. Il faut enfin que le recours à la désobéissance civile ne mette pas en
cause les principes et règles juridico-politiques fondamentaux qui caractérisent le
constitutionnalisme libéral moderne et contemporain.
La désobéissance obligatoire
L’expérience historique du XXe siècle oblige à aller un peu loin et à envisager non
seulement un droit moral à la désobéissance mais aussi, dans certains cas, un véritable devoir.
En effet, si l’obéissance s’impose comme un devoir, dans tous les cas, sans condition ni
discussion, alors on ne peut pas reprocher aux officiers nazis et aux organisateurs de la
« solution finale » d’avoir agi comme ils l’ont fait puisqu’ils ne faisaient qu’obéir aux ordres
du pouvoir légal de leur pays. Eichmann, lors de son procès à Jérusalem en 1961, invoqua
ainsi la doctrine kantienne pour justifier ses actes ; il affirma avoir vécu toute sa vie selon les
préceptes moraux de Kant : la loi est la loi et son application ne peut souffrir aucune
exception. Qu’il y ait là une utilisation frauduleuse de la philosophie de Kant, cela ne fait pas
de doute. On peut considérer que le devoir d’obéissance est longtemps apparu comme un
impératif indiscutable dans la mesure même où les hommes vivaient dans des sociétés
menacées en permanence par la guerre civile. Les États autoritaires, monarchiques, voire
tyranniques, des sociétés traditionnelles étaient en même temps des États faibles. À l’inverse,
l’expérience du XXe siècle est celle des États forts, totalitaires, dans lesquels le mécanisme de
l’obéissance s’impose presque sans résistance. Après Auschwitz, un certain nombre de débats
classiques de la philosophie politique et morale ne peuvent plus être posés dans les mêmes
termes qu’auparavant. Les criminels de guerre nazis furent jugés pour avoir exécuté des
ordres manifestement contraires aux principes moraux les plus élémentaires. Certains de leurs
crimes furent jugés tellement hors du commun qu’ils furent déclarés imprescriptibles. Ces
criminels, a-t-on considéré, n’avaient pas seulement le droit de désobéir aux ordres encore
avaient-ils le devoir de ne pas se transformer en bourreaux et de ne pas se rendre complices de
crimes contre l’humanité. Un raisonnement comparable fut suivi à l’occasion des procès
devant le tribunal pénal international pour l’ex-Yougoslavie, les juges ayant pu reprocher à
certains prévenus d’avoir été les exécutants d’ordres qui conduisaient aux massacres des
populations civiles. Pour ainsi dire, l’appropriation du droit, face notamment au crime contre
l’humanité conduit à l’idée de la désobéissance aux ordres d’un pouvoir légal peut être un
devoir au regard du droit international appliqué par une instance qui dépend de l’ONU.
On fait là un pas supplémentaire par rapport à la position morale concernant la
désobéissance. Si les Résistants ont agi poussés par leur sens du devoir, ce devoir restait un
devoir moral : personne n’a été poursuivi à la Libération pour n’avoir point été un résistant
actif. Les décisions du tribunal pénal international pour l’ex-Yougoslavie transforment le
devoir moral de désobéissance en obligation juridique, assortie de sanctions.
Bibliographie sélective :
Hannah Arendt, Du mensonge à la violence, Calmann-Lévy, 1972 (traduction de Guy
Durand) – Albert Camus, L’homme révolté, in Essais, Gallimard, coll. « La Pléiade »,
1965 –EmmanuelKant, Métaphysique des mœurs, in Œuvres III, Gallimard, coll. « La
Pléiade », 1986 (traduction de Joëlle Masson et Olivier Masson) – Emmanuel Kant,
D’un prétendu droit de mentir par humanité, in Œuvres III, Gallimard, coll. « La
Pléiade », 1986 (traduction de Luc Ferry) – François Rabelais, Gargantua, in Œuvres
Complètes, coll. « L’intégrale », Seuil, 1973 – John Rawls, Théorie de la justice, Editions
du Seuil, 1987 (traduction de Catherine Audard) – Georges Sorel, Réflexions sur la
violence, Editions Marcel Rivière, 1936 – Spinoza, Éthique, Editions de l’Éclat, 2005
(traduction de Robert Misrahi) ; HenryDavidThoreau, La désobéissance civile, Editions
Climats, 1992 (traduction de Micheline Flak).