la désobéissance civile, une expression légitime de la

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la désobéissance civile, une expression légitime de la
ANALYSE
2014
LA DÉSOBÉISSANCE CIVILE, UNE
EXPRESSION LÉGITIME DE LA
CITOYENNETÉ ?
Par Jérôme Peraya
et Stéphanie Demblon
Une publication ARC - Action et Recherche Culturelles asbl
Avec le soutien du service de
l’Éducation permanente de la
Fédération Wallonie-Bruxelles
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LA DÉSOBÉISSANCE CIVILE, UNE EXPRESSION LÉGITIME DE LA CITOYENNETÉ ?
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La question de la légitimité et de la légalité d’une action désobéissante n’est
pas neuve. Quels en sont les concepts majeurs ? Il nous semble essentiel de
détacher la désobéissance civile de ses traditionnels exemples historiques
pour montrer qu’aujourd’hui, des actions locales ont lieu. Examinons
donc un cas pratique belge :Wetteren, 2011. Ce cas correspond-il à de la
désobéissance civile ? Peut-il être qualifié « d’expression de la citoyenneté » ?
Une analyse de Jérôme Peraya et Stéphanie Demblon
O
n pourrait faire remonter les origines de la désobéissance civile au mythe d’Œdipe
et au destin tragique d’Antigone1. Néanmoins, nous nous contenterons de placer sa
naissance au premier essai de sa théorisation, il y a plus de 150 ans, avec Henry David
Thoreau2. Des mouvements s’en réclamant ont infléchi l’histoire de manière déterminante : des figures publiques comme Ghandi et Martin Luther King Jr. en sont aujourd’hui des symboles universellement reconnus. Malgré tout, cette désobéissance civile est toujours méconnue et
reste entachée d’une série de préjugés et d’appréhensions bien souvent provoqués par l’ignorance.
C’est pourquoi un minimum de clarification sémantique préalable semble essentiel.
Tout d’abord, nous devons revenir à Aristote et à deux concepts : le droit naturel3 et le droit positif4.
Aristote, fondateur de la doctrine jusnaturaliste, distingue « le droit positif, posé par les hommes
du droit naturel, non posé par les hommes, incréé par l’homme et situé dans la nature5 ». « Aristote
place le droit naturel au-dessus du droit positif6 » précise Manuel Cervera-Marzal, C’est grâce à
cette distinction qu’il est possible dessiner le concept de loi injuste7. De toute évidence, le fait qu’une
loi puisse être injuste fonde la possibilité qu’on y désobéisse. Et c’est bien ce fait qui fonde la légitimité du droit de résistance à l’oppression depuis le Moyen-Age jusqu’à la Déclaration universelle
des Droits de l’Homme et du Citoyen de 1789 (faisant partie du droit positif français)8.
Toutefois, la désobéissance civile n’est pas le droit de résistance à l’oppression, ni l’objection de
conscience. En effet, a contrario du droit de résistance, la désobéissance civile est nécessairement non
violente. Et bien qu’elle partage avec l’objection de conscience la même volonté de désobéir aux lois
injustes, elle ne poursuit pas les mêmes objectifs, l’une désobéissant afin de mettre ses actions en
accord avec la « petite voix sereine »9 de sa conscience, l’autre désobéissant de manière collective
1 Dans la mythologie grecque Antigone, fille d’Oedipe, choisit de désobéir aux ordres du Roi Créon qui lui ordonnait de ne pas enterrer son frère, Polynice. Celui-ci a trouvé la mort en se battant pour monter sur le trône, il doit donc
être considéré comme un traître par la Cité. L’acte de désobéissance d’Antigone lui coûtera la vie.
2 Paru en 1949 sous le titre Résistance au gouvernement civil et intitulé de façon posthume La Désobéissance civile.
3 Le droit naturel (en latin jus naturale) est l’ensemble des normes prenant en considération la nature de l’homme
et sa finalité dans le monde. http://fr.wikipedia.org/wiki/Droit_naturel
4 Le droit positif, du latin positum « posé » pour désigner le droit tel qu›il existe réellement, est constitué de
l›ensemble des règles juridiques en vigueur dans un État ou dans un ensemble d›États de la Communauté internationale,
à un moment donné, quelles que soient leurs sources. http://fr.wikipedia.org/wiki/Droit_positif
5 Manuel Cervera-Marzal, Désobéir en démocratie, Paris, Aux Forges de Vulcain, 2013, p. 32
6 idem
7 « Les lois sont nécessairement mauvaises ou bonnes c›est-à-dire justes ou injustes » Aristotes, Les Politiques, III,
11, 1982b11-13 cité par Manuel Cervera-Marzal, op. cit., p.30
8 Art. 2 : « Le but de toute association politique est la conservation des droits naturels et imprescriptibles de
l’Homme. Ces droits sont la liberté, la propriété, la sûreté, et la résistance à l’oppression. »
9 Ghandi, Tous les hommes sont frères, Gallimard, 1969-2000, p. 244
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afin de faire modifier ou abolir une loi injuste10. On voit donc que là où la résistance à l’oppression
cherche à renverser les instances dirigeantes, voire le système dans son ensemble, la désobéissance
civile procède d’une volonté plus réformiste, visant une suppression ou une modification de la loi.
Enfin, si la résistance à l’oppression est un droit, comme l’objection de conscience quand elle est
reconnue, la désobéissance aux lois injustes est un devoir. En effet, durant le procès de Nuremberg
contre les responsables du Troisième Reich, « les juges ne se sont pas bornés à reconnaître le droit
de la personne à désobéir aux normes iniques, ils ont aussi condamné ceux qui leur avaient obéi,
sans prêter attention au principe de l’obéissance due aux lois. Ils ont ainsi transformé le droit de
désobéissance en un devoir dont l’inaccomplissement mérite la punition correspondante. »11
Ainsi l’auteur Alain Refalo12 identifie sept principes d’une action de désobéissance civile :
1. une action collective,
2. une action publique,
3. une action non violente,
4. une action de contrainte,
5. une action qui s’inscrit dans la durée,
6. une action qui assume les risques de la sanction,
7. une action constructive.
Une action qui suit ces principes est un « outil de lutte démocratique […] et un puissant moteur de
construction du droit par les citoyens. »13
Ne pourrait-on ainsi voir dans la construction du droit par le citoyen, la plus noble partie de la citoyenneté ? Reste que cette dernière est particulièrement difficile à définir, et ce pour deux raisons :
La première est que la notion de citoyenneté est mouvante dans le temps ainsi que dans l’espace.
Si elle était très restrictive dans la Grèce antique et faisait des citoyens des personnes privilégiées,
elle devient à l’inverse presque universelle à la Révolution française. Aujourd’hui, comme précisé
par le dictionnaire Larousse et dans les démocraties occidentales, le citoyen se définit comme une
« personne jouissant dans l’État dont il relève, des droits civils et politiques et notamment du droit
de vote14 ». Rappelons que les droits civils et politiques ont pour but de « protéger les citoyens par
rapport à l’État15 ».
La seconde raison réside dans l’utilisation « fourre-tout » des expressions actuelles très à la mode:
éco-citoyen, journalisme citoyen, citoyen du monde (selon l’expression de Karl Marx lui-même),
citoyenneté sociale, citoyenneté d’entreprise, journée de l’éveil citoyen…
Si la définition de la citoyenneté issue du dictionnaire nous paraît relativement étriquée, la lecture
d’Alain Refalo nous permet d’affirmer que le désobéissant agit bien en tant que citoyen, pareil à
Socrate avalant la cigüe. En effet, « consciente d’elle-même, la désobéissance civile apparaît comme
un geste symbolique de revendication à l’intérieur d’un processus de lutte contre les trahisons de
l’État16 ». Ce qui nous renvoie de facto à la définition même des droits civils et politiques dont jouit
10 Si l’objection de conscience est avant tout une action individuelle, l’Histoire, notamment belge, nous démontre
( ?) que les objecteurs peuvent agir de manière collective afin de faire valoir leurs droits. En effet, par exemple, Jean Van
Lierde, a transformé son refus du service militaire en un mouvement luttant pour la reconnaissance légal de l’objection de
conscience. Et la victoire fut au bout du chemin.
11 María José Falcón y Tella, Un droit à la désobéissance civile, http://edigeneve.com/fr/vers_cult_files/1-5.pdf, p.6 12 Alain Refalo, La désobéissance civile, une radicalité constructive, p.17 in Alternatives non-violentes, n°142, Ventabren,
mars 2007
13 op. cit., p19
14 http://www.larousse.fr/dictionnaires/francais/citoyen/16241?q=citoyen#16106
15 http://diplomatie.belgium.be/fr/politique/themes_politiques/droits_de_lhomme/questions_specifiques/droits_
civils_et_politiques/
16 E. Emily T. Benages, La citoyenneté exclut-elle la désobéissance civile ?, chaire UNESCO d’étude des fondements philosophiques de la justice et de la démocratie, http://www.unesco.chairephilo.uqam.ca/?la-citoyennete-exclut-elle-la , mars 2000,
dernière mise à jour 23 septembre 2013
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le citoyen sus-cité. « Quand obéir apparaît comme une soumission coupable, le citoyen, pour s’accomplir en tant que tel, se doit de manifester sa résistance.17 »
Afin de sortir d’un discours uniquement théorique, présentons une étude de cas et confrontons les
critères de définition de la désobéissance civile et de la citoyenneté :
Le dimanche 29 mai 2011, à Wetteren (Flandres orientale), plusieurs centaines d’activistes se rassemblent autour d’un tout petit champ. Ce champ est un peu particulier puisqu’il est entouré d’une
clôture, elle-même surmontée de barbelés et de caméras de surveillance et encerclée par une
cinquantaine de policiers. Lorsque retentit un signal sonore, les activistes escaladent policiers et
clôture pour atterrir de l’autre côté, dans ce qui se trouve être un champ expérimental de culture
de pommes de terre génétiquement modifiées. Ils entreprennent de rapidement remplacer ces
tubercules par d’autres, biologiques ceux-là. Une quarantaine de personnes sont arrêtées et onze
d’entre elles voient leurs actes qualifiés « d’association de malfaiteurs » par la Justice et devront en
répondre devant un tribunal.
L’action se veut explicitement de désobéissance civile et donc non violente. Elle est publiquement
annoncée par communiqué de presse dès le 13 mars 201118. Des affiches et flyers sont distribués
un peu partout en Belgique ainsi que dans les pays voisins. Un site Internet en trois langues y est
consacré19 et un appel est lancé pour venir rejoindre le mouvement : « Nous appelons tous les citoyen(ne)s soucieux de l’environnement, les paysan(ne)s, les consommateurs et consommatrices à
nous rejoindre ce jour-là. Le 29 mai 2011 est un grand jour de désobéissance civile, non violente et
amusante20.» Les consignes données aux participants à l’action ce jour-là sont très claires quant aux
moyens pacifiques qui vont être utilisés et cette information concerne aussi les risques légaux ainsi
que les droits des activistes. Il s’agit bien d’une action consciente, intentionnelle et dont les risques
juridiques devront être assumés s’il y a lieu. « Nous considérons que les éventuelles conséquences
pénales pèsent moins lourd que notre devoir civique de protéger notre écosystème et notre société
de ces expériences à haut risque qui ne servent qu’à augmenter le profit de quelques entreprises 21»,
déclare notamment le communiqué de presse du FLM, nous permettant également d’affirmer que
l’action se déroule dans le cadre de l’intérêt général de la société et non dans l’intérêt particulier
des activistes eux-mêmes. Les appels et leurs diffusions multiples confirment le caractère collectif
du mouvement, qui a pour but d’attirer l’attention de l’opinion publique et de susciter un vrai débat
autour de la question des OGM en Belgique : « Avec cette action, le Field Liberation Movement a
réussi à ouvrir un débat public sur les OGM et l’agriculture durable22 » et moins d’un mois avant
l’ouverture du procès des arracheurs de patates OGM, on peut lire dans un communiqué « Le Mouvement de Libération des Champs compte bien se saisir de l’occasion offerte par ce procès pour
continuer publiquement ces débats23 ».
Cette action peut-elle être caractérisée de citoyenne ? Au sens où les droits civils et politiques dont
bénéficie le citoyen ont pour but de protéger le citoyen de l’État, oui, nous sommes bien dans ce
17 Ibidem
18 Communiqué de presse : 29 mai 2011, site du Field Liberation Movement, http://www.fieldliberation.org/
fr/2011/03/13/communique-de-presse-le-29-mai-2011-journee-nationale-de-desobeissance-civile-contre-les-pommes-deterres-ogm-a-wetteren/
19 Site du Fiels Liberation Movement, http://www.fieldliberation.org/fr/
20 Communiqué de presse : 29 mai 2011, site du Field Liberation Movement, http://www.fieldliberation.org/
fr/2011/03/13/communique-de-presse-le-29-mai-2011-journee-nationale-de-desobeissance-civile-contre-les-pommes-deterres-ogm-a-wetteren/
21 Ibidem
22 Communiqué de presse 29 mai 2011, Site web Field Liberation Movement, http://www.fieldliberation.org/
fr/2011/05/29/persbericht-29-mei-succesvolle-veldbevrijding/
23 Communiqué de presse 23 avril 2012, Site web Field Liberation Movement, http://www.fieldliberation.org/
fr/2012/04/23/8-meimai-le-proces-des-11-liberateurs-trices-dun-champ-dogm-a-wetteren-commence-het-proces-tegen11-veldbevrijders-van-wetteren-gaat-van-start/
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cadre-là, puisque l’action du 29 mai 2011 a été construite et annoncée suite à l’autorisation donnée
par les ministres fédéraux de la santé, du climat et de l’énergie pour un « essai en champs de patates
génétiquement modifiées mené conjointement par l’Université de Gent et BASF24 ».
Suite à cette action, onze personnes, sur les quarante activistes arrêtés ce jour-là, ont été renvoyées
devant le tribunal correctionnel pour association de malfaiteurs. Un premier jugement les a condamnées à une peine de 3 à 6 mois de prison avec sursis et à une amende de 25000 euros. L’audience en
appel de ce procès a eu lieu le 28 octobre dernier à Gand, le jugement est attendu le 23 décembre
2014.
Nous avons fait la démonstration que la désobéissance civile était bien légitime, qu’elle reconnaît
le système législatif dans son ensemble et cherche même son amélioration. En effet, « Quand obéir
apparaît comme une soumission coupable, le citoyen, pour s’accomplir en tant que tel, se doit de manifester sa résistance »25. Citons en exemple le procès de Nuremberg où « les juges ne se sont pas
bornés à reconnaître le droit de la personne à désobéir aux normes iniques, ils ont aussi condamné
ceux qui leur avaient obéi, sans prêter attention au principe de l’obéissance due aux lois. Ils ont
ainsi transformé le droit de désobéissance en un devoir dont l’inaccomplissement mérite la punition
correspondante26. » Nous avons aussi démontré, tant dans la théorie que dans l’usage, que ceux qui
mettent en pratique la désobéissance civile acceptent les lois de la cité. Il nous semble donc établi
que la désobéissance civile est bel et bien un acte et une expression de sa citoyenneté. Néanmoins,
compte tenu du système dans lequel nous vivons, plus que jamais générateur d’inégalités et d’injustice, et compte tenu de la volonté de la désobéissance civile de s’élever contre l’injustice, il est sans
doute légitime de se demander s’il n’y a pas dans la désobéissance civile une graine subversive qui
mène à lutter contre le système en soi.
Par Jérôme Peraya et Stéphanie Demblon
Agir pour la paix
24 L’essai de patates OGM de Wetteren a été accepté le 4 mars 2011, Field Liberation Movement, http://www.fieldliberation.org/fr/2011/03/10/wetteren-gm-potato-trial-approved-on-4th-march-2011/
25 http://www.unesco.chairephilo.uqam.ca/?la-citoyennete-exclut-elle-la
26 http://www.encyclopedie-enligne.com/d/de/desobeissance_civile.html
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Pour le sens commun, et Wikipédia est sans
doute illustratif de ces sens communs: “La désobéissance civile est le refus assumé et public de se soumettre à une loi, un règlement,
une organisation ou un pouvoir jugé inique
par ceux qui le contestent, tout en faisant de
ce refus une arme de combat pacifique.” (CF.
Wikipédia)
On peut y voir deux formes particulières.
La première, qui consiste à désobéir directement à la loi jugée inique pour montrer son
caractère injuste ou absurde. L’exemple le plus
connu est très certainement le cas Rosa Park
qui s’assoit dans le bus aux places réservées
aux blancs alors qu’elle est afro-américaine.
La seconde, plus indirecte, ne désobéit pas directement à la loi concernée, mais pose un acte
illégal pour dénoncer une loi qui est jugée encore plus illégale que l’acte.
Un exemple classique et belge est celui de la
campagne Bomspotting pendant laquelle des
citoyens ont désobéi en s’introduisant sur la
base militaire de Kleine Brogel pour dénoncer
la présence d’armes nucléaires. Présence jugée
illégale au regard du Droit international humanitaire.
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