LUTHERIE : un Français à Cincinnati (USA)
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LUTHERIE : un Français à Cincinnati (USA)
LUTHERIE : un Français à Cincinnati (U.S.A.) Patrick CHARTON, Luthier à St-Etienne revient du Concours International de Lutherie des U.S.A. avec plusieurs 3ème Prix (Certificate of Merit) : lutherie du violoncelle, du quatuor et de la contrebasse. Seul Français à avoir été primé cette année, il répond aux questions de Géraldine Perret-Martynciow, professeur de violoncelle à l’E.M.M.A de Cherbourg, elle-même en possession d’un « Charton ». Qu’est-ce qui pousse un luthier comme vous qui a plus de deux ans de commandes, à présenter un Concours de Lutherie ? C’est toujours bon de se frotter aux collègues de par le monde. On a toujours à apprendre et c’est quand on se croit arrivé qu’on régresse... De plus, ça permet aux musiciens qui m’avaient déjà fait confiance de savoir qu’ils n’ont pas eu tort. Etes-vous satisfait de cette 3ème place ? De l’avis du jury dont Jean-Jacques Rampal faisait partie, le niveau général était très haut. Or, sur plus de 3OO instruments en compétition, seulement cinq ont été retenus en lutherie pour chaque catégorie. Pour le violoncelle, on trouve R Schreyer (Canadien) et S Levaggi (Italien) aux deux premières places. Je partage la 3ème position avec F. Toto et M. Dobner, et je suis très fier d’être trois fois dans les cinq « incontournables » de 2002 au niveau mondial. Ca ne m’empêchera pas de récidiver ! Les instruments étaient-ils essayés ? Oui, mais les tests sont assez mal organisés : les musiciens notent les instruments qu’ils jouent sans personne pour les entendre au fond d’une salle. On sait très bien qu’un instrument très puissant de près ne passe pas forcément de loin. Comment se fait-il qu’on vous connaisse plutôt pour la contrebasse ? Parce que c’est par là que j’ai commencé il y a 20 ans. J’ai fourni de nombreux solistes et orchestres français et étrangers (de la Corée jusqu’en Islande, U.S.A., Chine, Espagne, Portugal, Suisse, etc). J’ai aussi été choisi par Anne-Sophie Mutter pour fabriquer une contrebasse au dernier lauréat de sa Fondation. En 1991, j’ai eu la médaille d’Or du Concours International de Lutherie de Paris pour la contrebasse, mais j’avais déjà à cette époque commencé à m’intéresser au reste du quatuor à cordes. On entend parfois dire que fabriquer des contrebasses c’est à peine de la lutherie. Qu’en pensezvous ? On entend également dire que les contrebassistes (ou les altistes) sont « à peine des musiciens »... Faut-il encore préciser qu’il y a des contrebassistes fabuleux (écoutez les disques de Daniel Marillier) et des contrebasses historiques magnifiques (je pense à des V. Ruggeri, N. Bergonzi, V. Panormo que j’ai eu l’occasion de restaurer) ? Pour moi, la contrebasse est un violon qu’on regarde au microscope : grossi dix fois, on en analyse les moindres détails et le passage à un instrument plus petit se fait facilement. En lutherie comme en musique, ce qui compte c’est le talent plus que la taille de l’instrument ou sa tessiture. Comment avez-vous effectué la transition ? C’est Maxime Tholance, Violon Solo de l’Opéra de Paris qui m’a commandé mon premier violon en 1987, quand il a vu et entendu la contrebasse que j’avais faite pour son homologue Daniel Marillier. Et c’est pour Hubert Varron en 1989 (alors lui aussi soliste à l’Opéra) que j’ai fabriqué mon premier violoncelle, qu’il a d’ailleurs joué jusqu’à la fin de sa carrière. Il avait une prise de son extraordinaire et dans ses mains l’instrument s’est épanoui très rapidement. Y a-t-il un intérêt à fabriquer les quatre instruments du quintette à cordes ? Les musiciens disent entendre dans mon quatuor une pâte grave qui vient peut-être de mon goût pour la contrebasse, et sans laquelle un violon ressemble vite à une trompette et un violoncelle à un saxophone (pardon pour les vents). C’est cette pâte que j’adore dans les violoncelles véniti ens, les Montagnana de Truls Mørk, Yo-Yo Ma ou Mischa Maïsky. Ecoutez Anne Gastinel, Sonia Wieder-Atherton : encore Venise ! Nous y voilà, l’école Vénitienne ! Les violoncelles vénitiens sont orientés vers les basses et toute la conception de l’instrument en témoigne : ce sont des modèles très larges, avec une surface de table permettant des voûtes souples qui génèrent des graves, mais suffisamment nerveuses à la fois pour s’exprimer dans l’aigu sans perdre ce fondement des notes. Ils ont trouvé ce que je recherche pour ma part : de la rondeur mais avec de la définition, un timbre chaud et riche mais qui projette ! Peut-on reproduire facilement ce type de sonorité ? Bien malin qui pourrait le prétendre ! Plus que de copier servilement un auteur, il faut d’abord comprendre l’esprit des instruments anciens dont on s’inspire, leur architecture, leur type de fonctionnement. Les Italiens ne faisaient jamais deux fois exactement les mêmes voûtes ni les mêmes épaisseurs, mais s’adaptaient aux bois qu’ils utilisaient. A cette connaissance du bois, il faut ajouter notre expérience, notre goût propre, esthétique et sonore, pour faire un instrument qui nous ressemble. Comment fait-vous évoluer vos modèles ? C’est l’insatisfaction et la curiosité qui me poussent à chercher toujours, à voir et à entendre le plus d’instruments possible, au concert ou à l’atelier lors de réglages ou de réparations. De toutes ces perceptions sonores et visuelles naissent de nouvelles conclusions théoriques que j’ai envie d’expérimenter, de nouvelles courbes qui semblent mieux se répondre… Il ne faut pas tout modifier à chaque fois si on veut pouvoir tirer des conclusions. C’est donc un processus long qui fait qu’on ne s’ennuie jamais pour peu qu’on ait cette curiosité. Et puis, il faut se comparer, aux autres modernes et aux grands anciens, çà réveille ! Parce que le neuf ne peut pas s’aligner ? Pour moi l’âge n’est pas un critère de qualité. Un mauvais violoncelle d’il y a 300 ans est resté mauvais. Un bon moderne est tout de suite bon. Le problème est de comparer un bon moderne à un ancien de référence. Celui qui niera la supériorité des grands anciens sera de parti pris ou n’aura rien dans les oreilles ! Reste d’une part, que cette différence doit se combler rapidement et d’autre part, que l’investissement financier diffère d’environ un à deux zéros avant la virgule… Donc, il faut acheter de l’ancien ? Si vous avez de très gros moyens oui. Sinon je pense qu’à qualité égale, le neuf sera toujours moins cher, et qu’à prix égal le neuf (de qualité) sera toujours meilleur. Vous dites qu’un instrument neuf se bonifie. Comment expliquez-vous ce processus et combien de temps faut-il attendre ? Le son de la corde est transmis par le chevalet à la table d’harmonie qui se met à vibrer, c’est- à- dire qu’elle se déforme de manière différente à chaque demi-ton. L’amplitude de cette « déformation » vient de l’architecture de la voûte et du jeu du musicien qui va lui imprimer sa « matière ». Les heures de jeu et le son du musicien font que l’instrument évolue plus ou moins vite et qu’il prend l’empreinte sonore de son propriétaire. On entend dès les premières semaines l’épanouissement de l’instrument dans sa rapidité d’émission, la richesse de son timbre. Les progrès sont impressionnants au début et la « vitesse de croisière » est atteinte en quelques mois. Mais le potentiel doit être là au départ : j’ai vu Svetlin Roussev (violon solo de l’Orchestre de chambre d’Auvergne, 3ème prix Long-Thibaud ) jouer en concert le violon que je venais de finir pour lui le jour même… Même réaction il y a un mois pour Hiroshi Kondo, violoncelle solo de l’Orchestre Symphonique d’Osaka. Un instrument neuf serait donc un bon placement musical et financier ? Un bon instrument neuf, oui ! C’est en tous cas ce que doivent penser les musiciens qui me passent commande ! Mais il faut une trajectoire avant çà : essayer les instruments des auteurs contemporains, les avoir entendus et joués, et sentir une affinité musicale. Et il faut aussi une certaine force de caractère pour assumer ce choix, car la pression est forte vers l’ancien . Mais les temps changent et les musiciens font de plus en plus confiance au neuf de qualité. Que se passe-t-il si on est déçu à la réception de l’instrument qu’on a commandé ? Il ne faut surtout pas le prendre ! C’est ce qui pourrait arriver de pire au musicien comme au luthier. Le musicien serait totalement frustré et se sentirait floué financièrement. Quelle publicité pour le luthier ! Pour ma part, je ne demande pas d’arrhes à la commande et je laisse le temps après livraison pour que chaque musicien prenne sa décision qui, généralement, est immédiate. Très rarement un musicien refuse l’instrument . Et s’il en fait l’acquisition, c’est une aventure différente de l’achat d’un ancien : on façonne le timbre à sa manière et on le sent évoluer. La confiance mutuelle qui s’instaure entre le luthier et le musicien permet à chacun de donner le meilleur de lui-même. Les musiciens sont aussi nos porte-paroles et ils véhiculent un peu de notre sensibilité en plus de la leur, à travers cet instrument fait pour eux et que l’on a en commun. Propos recueillis le 24.11.2002