L`outil de travail (7) Entre le musicien et son instrument se mêlent

Transcription

L`outil de travail (7) Entre le musicien et son instrument se mêlent
PDF.04.emp
26/03/01 18:13
Page 4
V1
L U N D I
2 6
M A R S
2 0 0 1
EMPLOI
Entre le
musicien et son
instrument
se mêlent
intimité,
gagne-pain
et fétichisme.
n période de concours, c’est le
défilé permanent dans ma
boutique», explique Cyrille
Mercadier, musicien professionnel, aujourd’hui installé
comme facteur d’instruments à vent à Paris. «En ce moment, l’Orchestre de Paris recrute un clarinettiste. Depuis dix jours, les
professionnels débarquent pour faire régler
leurs instruments. Certains reviennent tous
les jours pour être sûr qu’ils vont faire un bon
concert,que leur “biniou”est bien réglé.Certains délèguent un pouvoir incroyable à ce
qui n’est pourtant “qu’un bout de bois avec
de la ferraille dessus”.» Depuis dix ans, il
voit défiler dans sa boutique des musiciens
du monde entier.De l’amateur éclairé à la
star mondialement connue. Si Cyrille
soigne les instruments, il joue souvent un
rôle psychologique important auprès de
leurs propriétaires.«Il existe une relation de
confiance incroyable entre le luthier et le
musicien. Je répare les instruments mais
aussi le moral. Lorsqu’ils doutent, même si
leur instrument est en parfait état de
marche, ils viennent me voir, juste pour se
rassurer. J’essaye alors toujours de valoriser
le musicien.» Cyrille refuse de jouer les
gourous, ce que font souvent les Américains qui officient dans sa partie.«Un jour,
un concertiste américain m’a déclaré: “Mon
réparateur m’a dit que,si quelqu’un d’autre
que lui touchait à mon instrument, il ne
marcherait plus.”»
Proche, très proche. Si certains musiciens ne sont pas proches de leurs instruments,beaucoup ont un rapport affectif et
quasi fétichiste. «Je donne un petit nom à
chacun de mes instruments qui sont très
proches de moi,car je les porte constamment
dans les bras. Je sais le sexe de mes altos, ça
s’entend au son», raconte l’altiste Garth
Knox. La relation est,parfois,de l’ordre de
l’intimiste,du vivant,presque de la gémellité. «Ma flûte et moi nous sommes très
proches, confie la flûtiste Marjolaine Ott,
comme un prolongement de moi-même.
Quand je ne suis pas en forme,elle est loin de
moi. Je dois alors prendre mon temps, l’apprivoiser pour qu’au bout de quelques heures
nous retrouvions un langage commun, que
je puisse à nouveau faire de la musique et
non pas du son.» Une histoire intense,
comme pour beaucoup de musiciens.
Mais quel autre professionnel connaît son
outil de travail depuis l’âge de 4 ou 5 ans et
grandit avec lui? Vous imaginez huit
heures par jour, parfois dix, en face à face.
Un grand violoncelliste rêvait,adolescent,
de se casser le bras pour ne pas avoir à travailler dix heures par jour son instrument.
Plus qu’un outil. C’est peut-être pour cette raison que les musiciens ont du mal à
considérer leur instrument comme un outil de travail et pourtant, «j’ai toujours gagné ma vie avec ma contrebasse, explique
Roberto,contrebassiste.Une grande partie
de ma paie passe pour elle.Les passages chez
le luthier,les frais de voiture,car,vu sa taille,
je suis obligé d’avoir un véhicule. Et, quand
je voyage en avion, je doit payer une place
pour elle».Pour Garth Knox,«gagner sa vie
C AT H E R I N E RO U Z I È S
«E
L’outil de travail (7)
Troublante harmonie
avec son instrument oblige à revenir sur terre. C’est très bon pour la création. De plus,
j’ai la chance de pouvoir jouer ce que je veux.
«Je répare les
Je m’achète des instruments qui me plaisent instruments mais
aussi le moral.
mais sans dépenser des fortunes. Je ne veux
Lorsque les
pas d’objet de collection». Beaucoup de ses
musiciens
collègues,instrumentistes à cordes,consadoutent,ils viennent
crent des sommes phénoménales à l’achat me voir, juste pour
de leur instrument,de300000 francs à 2 ou
se rassurer.»
3 millions.«C’est devenu délirant.Certains Cyrille Mercardier,
musiciens sont tellement persuadés que c’est
facteur
d’instruments à
l’instrument qui fait le son qu’ils sont cavent
pables d’investir jusqu’à s’endetter lourdement, regrette le luthier Jean-Michel Desplanches.Quand on entend des violonistes
tziganes qui jouent merveilleusement sur
I
V
L
I
B
E
R
des instruments pourris, il y a vraiment de
quoi se poser des questions.»
Des coûts et des coups. Si le musicien
dépense des sommes folles pour son outil
de travail, parler d’argent est souvent tabou. Un professionnel peut gagner
30000 francs par mois entre l’orchestre et
les cours donnés à côté. Mais être instrumentiste coûte cher: le prix de l’instrument,la durée de la formation et les dégâts
occasionnés sur le corps. Les kinés et
autres ostéopathes en savent quelque chose. Certains sont spécialisés dans les soins
aux musiciens. «Violon, piano, flûte,
contrebasse, percussions, la pratique de
chaque instrument génère des pathologies
A
T
I
O
N
fonctionnelles. Surtout chez les jeunes où la
concurrence et l’effet de compétition créent
un véritable syndrome de surmenage, un
dépassement des capacités musculaires qui
conduisent à des douleurs.» Philippe Chamagne s’est penché, avec l’association
Médecine des arts, sur le corps des musiciens. «Aujourd’hui, les concertistes jouent
dans des salles de concert si grandes qu’ils
doivent amplifier les gestes et se créent tendinites et autres douleurs musculaires.» Ce
qui les oblige à laisser l’instrument dans la
boîte,parfois pendant plusieurs semaines.
Une façon comme une autre de pouvoir,
enfin,se mettre au chômage!
.
C O R I N N E H YA F I L

Documents pareils