Miguel Benasayag est philosophe et psychanalyste

Transcription

Miguel Benasayag est philosophe et psychanalyste
« Albert Camus : notre contemporain »
avec la participation de Benjamin Stora
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Né le 2 décembre 1950 à Constantine en Algérie, Benjamin Stora est Professeur des universités. Il
enseigne l’histoire du Maghreb contemporain (XIXe et XXe siècles), les guerres de décolonisations, et
l’histoire de l’immigration maghrébine en Europe, à l’Université Paris 13 et à l’INALCO (Langues
Orientales, Paris).
Dans le domaine des images, Benjamin Stora a été le conseiller historique, en 2010, du film Le
Premier homme, adaptation au cinéma du roman d’Albert Camus, par le cinéaste italien Gianni
Amelio.
Albert Camus dans les imaginaires
Il y a cinquante ans disparaissait Albert Camus. Que reste-t-il de son œuvre et de son action
pour comprendre le monde d'aujourd'hui ?
Dans l’imaginaire algérien et français
Pour une grande partie des Algériens, Camus reste l'homme du déchirement, de l'exil, de
l'amour contrarié pour sa terre natale. Du déchirement, entre Européens et Algériens
musulmans lorsque s'amplifie la Guerre d'indépendance, laissant deviner une issue de
séparation. De l'exil, intérieur, lorsque Camus se sent incompris par une grande partie de
l'intelligentsia métropolitaine, le voyant comme un « homme du Sud », incapable de
rationalité sur ce drame colonial. De l'amour contrarié, car les Algériens lui reprochent d'avoir
vu l'indigène comme un figurant dans un décor de carte postale, de les reléguer comme des
étrangers dans leur propre pays. Une grande ambivalence persiste donc à propos de Camus.
D'un côté, il y a l'homme qui sait évoquer l'Algérie, connaît sa singularité et sa sensualité ; De
l'autre, il y a l'homme qui n'a pas su donner toute sa place aux Algériens, parce que lui-même
prisonnier des stéréotypes coloniaux.
Camus a aussi fait débat en France. Il y a longtemps connu une phase de mise au secret de ses
actions politiques, visées idéologiques, cheminements littéraires. Dans les années 1970, il était
considéré comme un philosophe trop sage dans le tourbillon des idéologies tiers mondistes et
révolutionnaires. Son grand rival, Sartre, tenait alors le haut du pavé. La suite est connue... La
fin du communisme stalinien, contre lequel Camus s'est toujours battu ; la renaissance des
espérances démocratiques et la crise des systèmes de parti unique dans les pays décolonisés.
Camus s'est d'ailleurs toujours prononcé pour la pluralité des partis politiques algériens durant
la guerre. Il est l'homme de la complexité, du refus du manichéisme, d'une appartenance au
camp de la gauche dans une posture non dogmatique. Il nous sert donc à repenser aujourd'hui
le monde colonial, mélange de ségrégation raciale et de contacts, de circulation et de
séparation entre les communautés.
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L'exil, la violence, l'Algérie
Camus est universel, parce qu'il parle du sort difficile de l'individu, et pas des communautés.
Le public ne lui donne pas ce statut d'écrivain du sud, mais se sent touché par sa démarche
d'homme seul qui marche de côté, tente d'exister là où l'on ne l'attend pas. Une grande partie
de l'œuvre d'Albert Camus est habitée, hantée, irriguée par l'histoire cruelle et compliquée qui
emportera l'Algérie française. Ses écrits rendent un son familier dans le paysage politique et
intellectuel d'aujourd'hui. A la fois terriblement pied-noir, et terriblement algérien, il adopte
cette position de proximité et de distance, de familiarité et d'étrangeté avec la terre d'Algérie
qui dit une condition de l'homme moderne : une sorte d'exil chez soi, au plus proche. La
sensation de se vivre avec des racines, et de n'être ni d'ici, ni de là. Lorsqu'on le voit être un
étranger chez lui, avec cette présence énigmatique, fantomatique, lointaine des « indigènes »
simples figurants fondus dans un décor colonial, cela signale aussi une étrangeté au pays, et à
soi-même. Camus est, pour moi, d'abord notre contemporain pour ce rapport très particulier
d'étrangeté au monde.
Camus est représentatif d'un débat qui dure encore. Il est l'emblème de la pluralité des sens de
l'histoire, des bifurcations possibles d'une Algérie plurielle. Dans le cours de la guerre
d'indépendance algérienne, la manière de penser de Camus reste d'actualité. Sa démarche peut
intéresser les jeunes algériens d'aujourd'hui, tout comme l'Algérie a intérêt à se réapproprier
toute sa richesse intérieure à travers les courants divers du nationalisme algérien. Camus est
aussi celui qui cherche, fouille dans les plis de sa mémoire les commencements d'une
tragédie, d'une guerre, et décide de n'être pas prisonnier des deux communautés qui se
déchirent. Il sera donc un « traître » pour les deux camps. A l'intersection de deux points de
vue, ceux qui veulent se réapproprier une terre qui est la leur à l'origine, les Algériens
musulmans, et ceux qui considèrent que cette terre leur appartient désormais, les Français
d'Algérie, Albert Camus annonce ce que peut être la position d'un intellectuel : dans
l'implication passionnée, ne pas renoncer à la probité, dans l'engagement sincère, se montrer
lucide. Ses Chroniques algériennes (1939-1958) révèlent ce regard critique et subtil. Albert
Camus est celui qui refuse l'esprit de système et introduit dans l'acte politique le sentiment
d'humanité. A ceux qui croient que seule la violence est la grande accoucheuse de l'histoire, il
dit que le crime d'hier ne peut autoriser, justifier le crime d'aujourd'hui. Dans son appel pour
une Trêve civile, préparée secrètement avec le dirigeant algérien du FLN Abane Ramdane, il
écrit en janvier 1956 : « Quelques soient les origines anciennes et profondes de la tragédie
algérienne, un fait demeure : aucune cause ne justifie la mort de l'innocent ». Il pense que la
terreur contre des civils n'est pas une arme politique ordinaire, mais détruit à terme le champ
politique réel. Dans Les Justes, il fait dire à l'un de ses personnages : « J'ai accepté de tuer
pour renverser le despotisme. Mais derrière ce que tu dis, je vois s'annoncer un despotisme,
qui, s'il s'installe jamais, fera de moi un assassin alors que j'essaie d'être un justicier ». Tout ce
débat, très actuel, sur la violence, l'étrangeté, l'exil peut aboutir à un enrichissement
historique.
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Camus aujourd’hui
À l’occasion de la sortie sur les écrans français du film de Gianni Amelio, adapté du dernier roman
d’Albert Camus, Le premier homme – inachevé –, l’historien explique pourquoi nous avons « encore
tant besoin de Camus ».
L’œuvre, l’itinéraire d’Albert Camus sont revenus en force sur le devant de la scène culturelle
et politique. Et la sortie en salles du film de Gianni Amélio, adapté du livre de Camus, Le
Premier homme, participe de ce mouvement général. Pourquoi, aujourd’hui, avons-nous
encore tant besoin de Camus ?
De sa naissance à Mondovi dans le Constantinois en 1913, jusqu’à l’accident qui, en janvier
1960 jeta contre un arbre la Facel-Vega qui le transportait et le tua sur le coup, la vie d’Albert
Camus, traversée par de longues vagues qui le portent et l’épuisent, nous intrigue, nous
passionne toujours. Il y a ses liens et ses rapports conflictuels avec le communisme, et sa
littérature si forte, célèbre, émouvante ; ses engagements en faveur de l’Espagne républicaine,
et sa passion pour le théâtre. Camus nous intéresse encore par son refus du stalinisme, des
dogmes qui enferment et appauvrissent la pensée. Et aussi, par son déchirement entre la
fidélité à ses origines et le respect des principes d’égalité. Avec au centre de ses pensées,
l’Algérie, sa terre natale, dont le destin le bousculera, de l’enthousiasme au désespoir.
Le Premier homme nous raconte cela. Camus évoque son univers si particulier. Sa mère,
analphabète, commotionnée par la mort de son mari en 1914, a du mal à parler, s’exprimer. Sa
famille vit pauvrement dans un étroit logement de Belcourt, quartier populaire à l’est d’Alger.
Nous voilà encore loin de "l’assimilation" à la France, le rêve républicain d’Albert Camus. Le
petit peuple des Français d’Algérie ne mêle pas profondément aux "Arabes", même si l’on se
croise, se parle au marché, si l’on s’invite pour les fêtes. Même pauvres, les Européens
d’Algérie ont accès à l’école communale. Dans la classe du cours moyen où Camus étudie
sous la conduite de l’instituteur Germain (qui déterminera toute son existence), il y a trentetrois élèves, dont trois Algériens. En observant ces derniers, Camus apprend à distinguer la
pauvreté qui est celle des Européens, et la misère que subissent les "indigènes". Mais pauvres
ou miséreux, tous étaient des prolétaires et Camus ne les sépare pas. Il ne considèrera jamais
sa famille comme des "colons". Il se construit une vision personnelle et pragmatique de
l’univers de la colonisation en Algérie. Elle lui valut des inimitiés violentes...
Il ne sera donc pas un "indépendantiste" pour l’Algérie, parce que refusant le sort pouvant être
refusé aux siens. Il écrit sur la misère de la Kabylie dans le journalAlger Républicain. Pour
autant, il ne franchit pas le Rubicon et refusera l’indépendance donc, la séparation. Il fait
l’effort de la traversée pour jeter des ponts, non pour séparer. C’est un homme de passerelles,
il n’est pas un éradicateur, attaché à une histoire méditerranéenne commune, faite de strates
mêlées d’influences européennes et algériennes. Mais avec la guerre d’Algérie, l’histoire
s’accélère, l’urgence politique entre en contradiction avec l’élan de Camus vers la
compréhension réciproque, la réconciliation. À partir de ce moment-là, une angoisse s’installe
en lui, celle de la perte de l’histoire des siens. Est-ce la raison pour laquelle il écrit Le Premier
Homme, son plus grand livre, pour garder une trace de ce monde qui va disparaître ?
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Camus nous intéresse aujourd’hui encore, par son effort de réconciliation des mémoires qui
restent fermées les unes aux autres, dans un mélange de méfiance, de sentiment de spoliation
et de refus de chacun de reconnaître ses torts. La figure de Camus peut aujourd’hui incarner
d’une manière ou d’une autre ce souhait de réconciliation entre Français et Algériens.
Camus a toujours été d’une grande honnêteté intellectuelle. Il voulait transmettre, s’expliquer.
Quand il ne savait plus, il s’est tu, a adopté le silence - un silence public, car il continuait
d’écrire énormément de lettres et de notes. Mais historiquement, sa position dans une guerre
cruelle est restée dans un entre-deux problématique. Pour cette raison, il s’est retrouvé
écartelé entre des récupérations dénaturant totalement sa volonté de réconciliation.
Au-delà des polémiques qu’il suscite (en particulier sur son refus de la violence
révolutionnaire), Camus reste toujours un personnage insaisissable, à l’écart parce que luimême refusait d’être enfermé dans des catégories politiques rigides. Cette position singulière,
d’étrangeté parle à la jeunesse actuelle. Nullement parce qu’il est mort à 47 ans. À cet âge-là,
un peuple d’écrivains, de musiciens, de peintres, d’artistes de Van Gogh à Schubert avaient
donné une œuvre parvenue à maturité. Mais Camus a quelque chose de particulier pour les
jeunes. Il procède par vives découvertes suivies d’une réaction presque toujours généreuse, et
des générations de lycéens, d’étudiants, ne cessent pas de s’y reconnaître et d’en être
bouleversés, éveillés, révélés à eux-mêmes. La brusque mort de ce personnage célèbre
renforce ce sentiment d’inachèvement, de dernier mot jamais dit, le tout fixé dans l’image très
romantique d’un homme encore jeune. C’était enfin un méditerranéen avec tout ce que cela
implique : aimant et aimé des femmes, solaire, émouvant, charnel. Et c’est pourquoi, l’on est
si tenté de vouloir lui ressembler aujourd’hui encore.
Les textes présentés sont extrait de :
 Albert Camus dans les imaginaires, 31 décembre 2009, Benjamin Stora, publié dans
le Blog de Médiapart : http://blogs.mediapart.fr/blog/benjamin-stora/311209/albertcamus-dans-les-imaginaires
 Camus aujourd’hui, 21 mars 2013, Benjamin Stora, publié dans le HuffingtonPost.fr :
http://www.ldh-toulon.net/spip.php?article5383
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