En savoir plus - Chaire Raoul-Dandurand en études stratégiques et
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RÉFLEXION ÉTATS-UNIS 10 DÉCEMBRE 2013 Dr. Strangelove pourrait-il échapper au contrôle de Washington au Moyen-Orient ? ALEXANDRE ALAOUI Chercheur en résidence, Observatoire sur les États-Unis de la Chaire Raoul-Dandurand [email protected] Le 24 novembre dernier, le groupe P5+1 concluait un accord préliminaire avec l’Iran visant à ralentir son programme d’enrichissement d’uranium, offrant ainsi à chaque partie l’occasion de préparer le prochain cycle de négociations1. L’administration Obama, qui semble vouloir normaliser ses relations avec l’Iran, pourrait toutefois se retrouver enlisée dans un nouvel imbroglio diplomatique au Moyen-Orient. Une intense lutte d’influence oppose en effet l’Arabie saoudite à l’Iran dans la région. De plus, des signaux contradictoires furent émis de la part de Riyad depuis l’entente de Genève. Le 25 novembre, il était rapporté que le gouvernement considérait l’entente comme un premier pas vers un règlement à long terme avec l’Iran alors que le lendemain, le régime affirmait que l’entente ne garantissait pas sa sécurité et songeait à se procurer la bombe2. Faisant écho au savant fou expliquant le fonctionnement de la doctrine de dissuasion nucléaire dans la célèbre comédie Stanley Kubrick, nous nous interrogeons à propos de l’ambiguïté de ces réactions saoudiennes. Se pourrait-il que Riyad contemple l’option d’assurer sa protection par ses propres moyens et doute de la capacité de son allié américain à enrayer le développement d’une bombe iranienne ? Voyons brièvement l’attrait que l’Arabie saoudite porte envers l’arme nucléaire, son étroite relation avec le Pakistan dans ce dossier et l’état de ses relations avec les États-Unis. 1 Uri Friedman, « This Is Bigger Than a Nuclear Deal », The Atlantic, 24 novembre 2013, [http://www.theatlantic.com/international/archive/2013/11/this-is-bigger-than-a-nuclear-deal/281792/], consulté le 26 novembre 2013. 2 Aryn Baker, « Saudi Arabia Considers Nuclear Weapons After Iran’s Geneva Deal », Time, 26 novembre 2013, [http://world.time.com/2013/11/26/saudi-arabia-considers-nuclear-weapons-after-irans-geneva-deal/], consulté le 28 novembre 2013. 1 L’attrait de l’Arabie saoudite pour l’arme nucléaire Depuis plusieurs décennies, le Royaume saoudien jongle avec l’idée de se procurer la technologie nucléaire. En 1988, les services de renseignements américains apprirent que des missiles chinois CSS-2 à moyenne portée avaient été livrés à Riyad dans le plus grand secret deux ans plus tôt. Les services de renseignements israéliens affirment que deux sites de lancement étaient opérationnels à compter de juin 19903. Selon Simon Henderson du Washington Institute, ces missiles seraient parfaitement adaptés au modèle d’ogives chinoises offertes au Pakistan en 19824. Plusieurs signaux envoyés par l’Arabie saoudite inquiètent les spécialistes depuis quelques années. En septembre 2003, un article du quotidien The Guardian relatait trois options considérées par Riyad pour contrecarrer le programme nucléaire iranien : A) acquérir une capacité nucléaire pour la dissuasion; B) maintenir ou développer une alliance avec une puissance nucléaire qui offrirait sa protection; C) tenter d’obtenir un accord régional garantissant que le Moyen-Orient soit exempt d’armes nucléaires5. Plus tard, dans les années 2000, le royaume entreprit de se doter d’un programme d’énergie nucléaire civil en partenariat avec le Conseil de coopération du golfe6. En 2009, le roi Abdallah annonçait son intention de développer son propre programme afin de répondre aux besoins nationaux d’approvisionnement en énergie7. Dès 2011 cependant, le ton commençait à durcir alors que le prince saoudien Turki al-Faisal brandissait la menace que son pays était prêt à se procurer l’arme nucléaire si l’Iran l’obtenait8. En février 2012, un haut responsable du gouvernement saoudien affirmait que son pays était prêt à se doter de ses armes en quelques semaines en déclarant au Times de Londres : « Politically, it would be completely unacceptable to have Iran with a nuclear capability and not the kingdom.9 » Trois mois plus tard, l’ancien 3 Global Sécurity, Al Sulayyil Missile Base, [http://www.globalsecurity.org/wmd/world/saudi/al-sulayyil.htm], consulté le 1er décembre 2013. 4 Simon Henderson, « The Nuclear Handshake », Foreign Policy, 8 novembre 2013, p.2, [http://www.foreignpolicy.com/articles/2013/11/08/the_nuclear_handshake_saudi_arabia_pakistan], consulté le 26 novembre 2013. 5 Ewen MacAskill et Ian Traynos, « Saudis consider nuclear bomb », The Guardian, 18 septembre 2003, [http://www.theguardian.com/world/2003/sep/18/nuclear.saudiarabia], consulté le 2 décembre 2013. 6 Arabie saoudite, Bahreïn, Émirats Arabes Unis, Koweït, Oman, Qatar. The Cooperation Council of the Arab States of the Gulf, GCC Member States, [http://www.gcc-sg.org/eng/indexc64c.html?action=GCC], consulté le 4 décembre 2013. 7 World Nuclear Association, Nuclear Power in Saudi Arabia, mis à jour en septembre 2013, [http://worldnuclear.org/info/Country-Profiles/Countries-O-S/Saudi-Arabia/], consulté le 4 décembre 2013. 8 Jason Burke, « Riyadh will build nuclear weapons if Iran gets them, Saudi prince warns », The Guardian, 29 juin 2011, [http://www.theguardian.com/world/2011/jun/29/saudi-build-nuclear-weapons-iran], consulté le 4 décembre 2013. 9 Hugh Tomlinson, « Saudi Arabia threatens to go nuclear ‘within weeks’ if Iran gets the bomb », The Times, 12 février 2012. 2 diplomate américain Dennis Ross confirmait au Haaretz que le roi Abdullah l’avait averti en 2009 de son intention de se procurer la bombe pour contrecarrer les ambitions de Téhéran10. Puis, au moment où les discussions reprenaient à Genève en novembre dernier, un reportage de l’émission Newsnight, sur les ondes de la BBC britannique, révélait que l’Arabie saoudite était prête à acquérir rapidement des armes nucléaires pakistanaises dans l’éventualité où l’Iran réussirait à en développer. Plus qu’une simple rumeur, le reportage s’appuyait entre autres sur l’analyse de Gary Samore, conseiller en contre-prolifération au sein du Conseil de sécurité nationale américain jusqu’en mars 2013. Ce dernier s’interrogeait sur la manière de procéder à un tel échange et croyait qu’il était plus probable que le Pakistan préfère reproduire le modèle de l’OTAN et envoyer ses propres troupes installer et opérer les ogives plutôt que les laisser sous contrôle saoudien11. Une étroite coopération entre Islamabad et Riyad Le lien étroit entre Islamabad et Riyad à propos de la question nucléaire a commencé avec le financement du programme militaire pakistanais dans les années 1970 et 1980. Puis, ces liens se sont renforcés au cours des années 1980 au moyen d’une collaboration militaire alors que le Pakistan dépêchait des conseillers militaires en Arabie Saoudite. En échange, les Saoudiens leur offrirent une aide financière considérable et fournirent du pétrole avec report de paiement12. Dans les années 1990, des rumeurs sur une entente sur le nucléaire entre les deux pays circulaient. Celles-ci furent démenties par le régime saoudien en rappelant que le pays respectait ses engagements envers le traité de non-prolifération dont il est membre13. En 1999, A.Q. Khan, le père de la bombe pakistanaise, et l’ancien premier ministre Nawaz Sharif firent visiter le site d’enrichissement d’uranium de Kahuta au ministre de la Défense saoudienne, le prince Sultan. Après le renversement de Sharif par Musharraf, Khan fut envoyé en exil en Arabie saoudite où il se fit offrir la citoyenneté. Par ailleurs, celui-ci fut condamné pour avoir vendu des technologies nucléaires à la Corée du Nord, l’Iran et la Libye14. Par contre, Zachary Kech ne croit pas qu’Islamabad soit prête à partager son génie nucléaire avec les princes saoudiens. Celui-ci se demande s’il s’agit d’allégations ridicules et sans fondement, 10 Chemi Shalev, « Dennis Ross: Saudi king vowed to obtain nuclear bomb after Iran », Haaretz, 30 mai 2012, [http://www.haaretz.com/news/diplomacy-defense/dennis-ross-saudi-king-vowed-to-obtain-nuclear-bomb-after-iran1.433294], consulté le 5 décembre 2013. 11 Mark Urban, « Saudi nuclear weapons “on order” from Pakistan », BBC, 6 novembre 2013, [http://www.bbc.co.uk/news/world-middle-east-24823846], consulté le 27 novembre 2013. 12 Christopher Clay et Mara E. Karlin, « The Pak-Saudi Nuke, and How to Stop It », The American Interest Magazine, août 2012, [http://www.the-american-interest.com/article-bd.cfm?piece=1264], consulté le 2 décembre 2013. 13 Urban, « Saudi nuclear weapons “on order” from Pakistan ». 14 Henderson, « The Nuclear Handshake ». 3 rappelant celles qui prêtaient à Saddam Hussein l’intention d’offrir des armes nucléaires à AlQaïda avant l’invasion de 2003. De plus, il doute que le Pakistan soit prêt à s’aliéner l’Iran, dont il dépend pour l’approvisionnement de gaz15. À défaut d’avoir accès aux dossiers des agences de renseignements, les arguments qui penchent en faveur du scénario de l’entente nucléaire entre Riyad et Islamabad reposent effectivement en grande partie sur des éléments circonstanciels. Du moins pour l’instant. Et l’allié américain dans tout ça ? En réaction au reportage de la BBC, l’ambassade saoudienne à Londres n’a pas démenti le contenu, se contentant de réitérer la position officielle du gouvernement en faveur d’un MoyenOrient sans armes nucléaires16. Du côté américain, le sénateur démocrate Edward Markley du Massachusetts a envoyé une lettre au président pour l’implorer de mettre un terme au transfert présumé de technologies nucléaires17. Pour les États-Unis, l’Arabie saoudite représente un allié important dans la région, offrant une forme de stabilité stratégique et dont le moindre changement d’attitude dans sa politique étrangère pourrait avoir des répercussions diplomatiques incertaines. Et Riyad l’a bien compris, déclarant vouloir éviter la confrontation avec Obama sur un enjeu clé de son second mandat18. Mais, est-ce que l’attitude des Saoudiens dans cet épineux dossier est symptomatique de l’état actuel des relations entre les deux pays ? Il semblerait en effet que la convergence d’intérêts entre les États-Unis et l’Arabie saoudite au Moyen-Orient soit en train de s’effriter graduellement. Certains changements d’attitude de la part d’Obama dans la région avec les soulèvements arabes semblent déplaire aux Saoudiens, surtout envers l’Égypte. Ceux-ci se sont récemment sentis laissés de côté lorsque la Maison-Blanche a fait volte-face dans le dossier syrien, où ils souhaitaient une intervention militaire américaine, tout comme pour la résolution des rencontres de Genève. Bernard Heykel, spécialiste du Moyen- 15 Zachary Keck, « Commentary: Why Pakistan Won’t Sell Saudi the Bomb », The National Interest, 18 novembre 2013, p.1‑5, [http://nationalinterest.org/commentary/why-pakistan-wont-sell-saudi-the-bomb-9416], consulté le 5 décembre 2013. 16 Royal Embassy of Saudi Arabia in London - United Kingdom, « Statement for BBC2 Newsnight from Royal Embassy of Saudi Arabia, London », Diplomatic Mission News, 6 novembre 2013, [http://www.saudiembassy.org.uk/], consulté le 4 décembre 2013. 17 Senator Edwar Markey, « Markey to Obama: Transfer of Nuclear Weapons, Technology to Saudi Arabia Could Lead to Middle Eastern Nuclear Arms Race », 22 novembre 2013, [http://www.markey.senate.gov/record.cfm?id=348111], consulté le 30 novembre 2013. 18 Julian Pecquet, « Saudis offers cautious support for Iran deal », The Hill — Global Affairs, 25 novembre 2013, [http://thehill.com/blogs/global-affairs/middle-eastnorth-africa/191323-saudis-offers-cautious-support-for-iran-deal], consulté le 2 décembre 2013. 4 Orient à Princeton, déclarait dans les pages du New York Times que du point de vue Saoudien, le nucléaire iranien et la guerre civile syrienne font partie du même conflit19. Bien que ces pays demeurent des alliés sur plusieurs enjeux, Henderson affirme que Riyad entretient de grandes frustrations Washington depuis quelques années. Les Saoudiens reprochent notamment aux États-Unis de tendre la main à l’Iran, de ne pas faire plus de pressions envers Israël pour reprendre le processus de paix avec les Palestiniens, d’avoir critiqué leurs alliés égyptiens qui ont reversé les Frères musulmans et de ne pas les avoir soutenus lorsque leurs troupes vinrent appuyer le gouvernement du Bahreïn durant le soulèvement de 201120. De plus, l’Arabie saoudite refusa un siège, auquel le pays fut élu, au Conseil de sécurité de l’ONU cet automne, reprochant à l’organisation son incapacité à prévenir l’utilisation d’armes chimiques par le régime syrien. Le secrétaire John Kerry rencontra d’ailleurs le roi Abdullah avant la reprise des pourparlers de Genève sur le nucléaire iranien afin de tenter de colmater ces quelques brèches dans leurs relations diplomatiques21. Comment Washington réagirait dans l’éventualité où les Saoudiens réussissaient à obtenir la bombe ? Condamner l’Iran et laisser faire l’Arabie saoudite minerait sévèrement la crédibilité de Washington sur l’enjeu de la contre-prolifération lors du prochain cycle de négociation avec l’Iran. Peut-être que la solution réside entre les deux belligérants, avec l’initiative du nouveau ministre iranien des Affaires étrangères de tendre la main vers Riyad afin de coopérer et de promouvoir la stabilité régionale22. Dans l’évolution de ce dossier stratégique de la plus haute importance, le comportement du roi Abdallah risque d’être crucial pour l’actualité politique en 2014. Alexandre Alaoui www.dandurand.uqam.ca 19 Robert F. Worth, « U.S. and Saudis in Growing Rift as Power Shifts », The New York Times, 25 novembre 2013, [http://www.nytimes.com/2013/11/26/world/middleeast/us-and-saudis-in-growing-rift-as-power-shifts.html], consulté le 1er décembre 2013. 20 Simon Henderson, « The U.S.-Saudi Royal Rumble », Foreign Policy, 1er novembre 2013, [http://www.foreignpolicy.com/articles/2013/11/01/the_us_saudi_royal_rumble], consulté le 2 décembre 2013. 21 AP, « Kerry lauds Saudi role in region on fence-mending visit », CBS News, 4 novembre 2013, [http://www.cbsnews.com/news/kerry-lauds-saudi-role-in-region-on-fence-mending-visit/], consulté le 5 décembre 2013. 22 AFP, « L’Iran tend la main à l’Arabie saoudite », La Presse, 2 décembre 2013, [http://www.lapresse.ca/international/dossiers/nucleaire-iranien/201312/02/01-4716673-liran-tend-la-main-a-larabiesaoudite.php], consulté le 5 décembre 2013. 5