Comptes rendus Sheryl Kroen, Politics and Theater. The Crisis of

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Comptes rendus Sheryl Kroen, Politics and Theater. The Crisis of
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Comptes rendus
S h e r y l K r o e n , Politics and Theater. The Crisis of Legitimacy in Restoration
France, 1815-1830,
U n i v e r s i t y of C a l i f o r n i a Press, 2 0 0 0 , 3 9 4 p .
Véritable manifeste pour une relecture historiographique de la Restauration,
l'ouvrage de l'historienne américaine Sheryl Kroen s'empare de cette période par
le biais fécond de la métaphore théâtrale, source de pistes multiples qu'elle tente
avec un inégal bonheur, mais avec une inaltérable audace, d'explorer et d'articuler. Celle de la représentation commande toutes les autres, car là est l'enjeu cru-
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cial pour la monarchie restaurée : offrir d'elle-même une image cohérente dans le
temps de l'après-Révolution, se repenser et se représenter encore, par-delà sa radicale désacralisation, par-delà son irrépressible délégitimation. Suivant toutes les
implications d'un terme déjà riche d'explorations depuis l'analyse inaugurale de
Louis Marin, Sheryl Kroen s'attache donc à cette « crise de représentation » qui
est à la fois l'enjeu et la blessure de la Restauration - monarchie qui, peinant à se
définir, souffrit d'un fatal déficit d'image. La piste est neuve qui confronte toutes
les modalités par lesquelles la monarchie se donne à voir aux représentations véhiculées par le spectacle des missions et à celles traversant l'opinion. Mettant à nu
l'antagonisme violent de ces figures du pouvoir, elle dévide résolument l'écheveau
métaphorique qui court des représentations au théâtre, espace de subversion politique où se joue cette confrontation symbolique. Le parcours est donc riche et
ambitieux, qui vise à comprendre cette monarchie à la fois impossible, car impuissante à résoudre la crise de légitimité ouverte par la Révolution française, et paradoxale, qui consolide à son insu le legs libérai et laïque de cette Révolution.
Au service de cet objet immense, aux linéaments innombrables et aux
contours flous, une farouche résolution et des convictions affichées : la nécessité
d'explorer ce continent trop négligé de la culture politique et religieuse de la Restauration et l'importance de la prendre en compte dans l'émergence d'une tradiion démocratique. S'érigeant résolument contre la relégation de ces quinze années
lors des facteurs de modernisation du politique, elle clame au contraire avec raison la nécessité de penser révolution et contre-révolution conjointement, dans leur
»nfrontation symbolique, rituelle et stratégique. Ce faisant, elle contribue avec
profit à l'exploration récente des pratiques politiques informelles, de ces multiples
Jebordements et épanchements diffus suscités par les monarchies censitaires.
Sheryl Kroen invite ainsi salutairement à reconsidérer la Restauration à l'aune
de son rôle dans la transformation et la consolidation de nombre d'héritages révolutionnaires. à l'aune aussi de la virulence du débat national autour de la double
question de la légitimité et de la nature du pouvoir. D s'agit donc, et rien moins,
que de revoir cette période comme le creuset idéologique qui a laissé un legs tangible de pratiques et d'idéaux constituant la culture politique du XIX' siècle.
Pour ce faire, elle construit une analyse en deux temps, reposant sur un renversement ( « Politics as Theater » / « Theater as Politics » ) qui, pour être séduisant, n'en est pas moins souvent spécieux et fragile. Dans sa première partie, elle
montre comment l'Etat et l'Église mobilisent des représentations antagonistes du
pouvoir au travers de mises en scène concurrentes et de gestions discordantes du
passé révolutionnaire. A rebours de la vision réductrice d'une indéfectible alliance
du trône et de l'autel, elle entreprend donc de montrer comment, tout au contraire, s'opposent ici deux visions inconciliables de la monarchie. Du côté du
« pouvoir » (sans précision diachronique, ni distinction entre les différents acteurs),
elle lit volonté impérieuse d'amnésie et aspiration à l'effacement de toute trace du
passé révolutionnaire. Des mesures d'épuration symbolique de l'automne 1815 aux
commémorations hésitantes du 21 janvier et du 16 octobre, en passant par les velléités inaccomplies de construction de monuments expiatoires, la Restauration
s'avérerait ainsi plus soucieuse de « dé-révolution » que de « contre-révolution » :
pour rendre sa légitimité exclusive à la monarchie, le pouvoir aurait rêvé de mener
à bien une entreprise radicale d'expurgation de la mémoire collective. Toute différente est la stratégie des missions, chefs d'orchestre d'une édifiante entreprise
d'expiation au service d'une « resacralisation » intransigeante de la monarchie.
Dans ce second chapitre, reprenant presque exclusivement les conclusions d'Ernest
Sevrin (et omettant l'ouvrage essentiel de Guy Bordet sur la grande mission de
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Besançon), elle montre comment sermons, rituels et symboles mobilisés en appellent à une expiation à la fois individuelle - visant tel acquéreur de biens nationaux
ou tel autre ayant accepté le sacrement d'un prêtre « illégitime » - et collective visant la France, nation pécheresse, nation coupable. Revenant finalement
(chap. 3) sur l'antagonisme radical des représentations émanant de l'État et de
l'Église, elle souligne surtout les contradictions et les brouillages de l'image que la
monarchie donne d'elle-même, en particulier à travers l'incohérence d'un pouvoir
qui tend à la fois à contrôler les missions, à défendre - selon elle - à travers son
arsenal juridique, une vision « sécularisée » de la monarchie et à réactiver des pratiques cérémonielles héritées de l'Ancien Régime.
Dans sa deuxième partie, renversant le point de vue, Sheryl Kroen explore
l'instrumentalisation politique du théâtre, réponse à la théâtralisation du politique.
Son premier volet (chap. 4) - dont on peut regretter l'imprécision, la rapidité et le
lien contestable au reste de l'ouvrage - explore les pratiques politiques informelles
par lesquelles le peuple, privé de suffrage, s'arroge néanmoins un espace d'expression. Recensant toutes ces pratiques alternatives dans leur calendrier (cumulant la tradition, le folklore et le rituel politique), leurs lieux (cafés, cabarets, places
de marché, théâtre), leurs formes (placards, cris, chansons, périodiques, littérature
pamphlétaire, objets) et leurs acteurs, elle omet cependant de préciser le seuil de
sédition - pourtant rigoureusement fixé par le cadre juridique de la Restauration et, surtout, de distinguer des gestes fort différents : contre-célébrations (en
l'honneur du 14 juillet ou de la saint Napoléon), par exemple, et simples pratiques
de défections ; placards ou cris séditieux et presse. De la même façon, elle balaie
un spectre d'acteurs à la fois flou et discutable, allant du colporteur au maire peu
coopératif. Ce chapitre soufTre au demeurant davantage d'un double manque :
l'absence de toute tentative d'évaluation quantitative des phénomènes ; l'absence
d'étude du contenu même de ces gestes et du message véhiculé. Le point est
d'autant plus regrettable qu'elle voit en eux une sédition symbolique qui défie la
politique d'oubli du régime ainsi que l'expression manifeste du rejet d'une
monarchie de droit divin.
Le plaçant au rang de ces pratiques populaires de contestation, elle s'intéresse
ensuite à l'anticléricalisme (chap. 5), dont elle fait la dernière étape du transfert de
sacralité mis au jour par Mona Ozouf. Distinguant, à fort juste titre, mais bien
insuffisamment, un anticléricalisme d'opposition au néocatholicisme intransigeant et
virulent des missions, elle passe vite à un anticléricalisme politisé - sans faire réellement le départ entre des phénomènes qu'elle n'étudie pas assez précisément. Aussi
est-il souvent difficile de la suivre quand elle voit en lui, radicalement, un vaste mouvement populaire de défense des valeurs libérales et laïques héritées de la Révolution. S'attachant au retournement de l'anticléricalisme contre le régime, elle explore
alors la figure du roi en jésuite, paroxysme critique de la thèse du complot clérical
qui en vient à alimenter les représentations d'un Charles X - évêque, manipulé par
les « fils de Loyola ». La crise est patente de la réalité monarchique et le propos de
l'auteur glisse alors de la représentation théâtrale au jeu de dupes et de masques,
quand le pouvoir se fait trouble, hypocrite, entaché du soupçon de duplicité. D'où
cette idée que le théâtre - en particulier autour des représentations de Tartuffe
(chap. 6) - serait le lieu idéal de réponse à cette monarchie trompeuse, l'espace où
se déploierait une réplique carnavalesque de la politique devenue pur théâtre. Si
l'on peut regretter qu'elle ne montre malheureusement pas vraiment comment
s'opère la récupération politique de la pièce de Molière ni, d'ailleurs, l'instrumentalisation de l'anticléricalisme contre la monarchie, elle revient cependant judicieusement souligner l'intérêt - après Alain Corbin en particulier - de l'analyse des
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formes et des modalités d'investissement politique du théâtre : lieu où s'opère une
récupération subvertie de vers, lieu où s'expriment, dans l'agitation, protestations,
demandes et représentations concurrentes. Ouvrant une ultime piste, sans l'explorer
malheureusement, Sheryl Kroen fait ainsi du théâtre l'espace où se manifeste un
rejet de la théâtralisation du politique en même temps que l'espace d'un apprentissage politique, qui conduirait le peuple à accepter finalement cette théâtralité inhérente à la culture politique postrévolutionnaire. Dans cette crise de représentation
fatale à la monarchie restaurée qui n'a pas su la résoudre, se joue donc, pour elle,
l'essentiel de ce qui permit à terme sa résolution : la politisation du théâtre serait le
terreau permettant la démocratisation de l'ordre politique.
En refermant cet ouvrage, reste indéniablement l'impression d'un foisonnement exceptionnel de pistes d'analyse, fort judicieuses, autour d'une période dont
les enjeux sont souvent finement saisis. Impression exaltante, malheureusement
tempérée par la déception et le désappointement devant une entreprise dont
l'ambition trop immense alimente sans doute les faiblesses : analyses rapides, négligences bibliographiques, articulations incertaines et schématisme téléologique... la
liste peut être longue mais ne doit pas faire oublier la contribution de Sheryl
Kroen à l'édifice historiographique de la Restauration, ne fut-ce que parce que, à
soi seul, chacun de ses chapitres mérite un livre.
C o r i n n e LEGOY.