Le republicain lorrain

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Le republicain lorrain
Le Républicain Lorrain
Le Lapin Agile veille sur la Butte (par Michel Genson) 24 décembre 1900. Dans son atelier glacial
du Bateau Lavoir, à flanc de la colline de Montmartre, Picasso se frotte les yeux. C’est bien Wasley,
son ami Wasley, qu’il aperçoit traversant la place Ravignan, courbé sous le poids d’un grand Christ en
croix. Le sculpteur titube et s’en va gravissant un à un les escaliers qui mènent au sommet de la Butte,
direction la rue des Saules. Car l’?uvre est destinée aux murs du petit estaminet où la bande a trouvé
asile, pour y échanger chaque soir des refrains, bocks et vaticinations les plus folles. La bande, c’est à
dire Utrillo, Max Jacob, Modigliani et les autres? Un siècle et un souffle de légende plus tard, le même
Christ blanc occupe toujours la même place, sous les lumières tamisées du Lapin Agile. À l’abri sous
son aisselle droite, l’autoportrait de Picasso en Arlequin a été authentique en son temps. Jusqu’au jour
où le grand Frédé, tenancier mythique du lieu, s’est gratté la barbe avant de le céder à un amateur
suédois de passage. Depuis l’original a fait le voyage du MAM (Modern Art Museum) de New-York,
et la Butte se contente d’une copie. Pour le reste, rien a changé ou presque pour le doyen des cabarets
parisiens. Ni le décor, ni l’esprit. L’incroyable patine noire des murs, posée là par des lustres de
tabagies rigolardes ou inspirées, rappelle au générique les voix des habituées de jadis, Apollinaire,
Carco, Dullin, Couté, puis Pierre Brasseur, et plus proches de nous encore d’autres débutants,
Caussimon, Brassens, François Billetdoux? La liste exhaustive serait impossible à dresser de tous ceux
qui ont émargé au livre d’or du Lapin Agile. « En haut de la rue Saint-Vincent? » La goualante roule
sa rime chaotique sur le pavé de la Butte. Au carrefour de la rue des Saules, la façade est avenante,
sans apprêts, avec son acacia dans la cour, et cette étrange dénomination, née des amours burlesques
entre l’imagination d’un dessinateur et les facéties des usagers. En 1875, André Gill, caricaturiste ami
de Rimbaud, croque en effet, pour l’enseigne de l’ancien Cabaret des Assassins, un lapin facétieux
sautant d’une marmite. Le temps d’un jeu de mots et le Lapin à Gill gagne son brevet d’agilité.
L’épopée commence, que perpétue Yves Mathieu, aujourd’hui propriétaire, mémoire et continuateur
d’une histoire somme toute unique. Histoire, qui, pour l’anecdote, faillit se terminer prématurément,
sous la pioche des démolisseurs. Vers 1900, les bicoques du maquis montmartrois doivent laisser
place à un grand projet immobilier. C’est Aristide Bruant qui sauvera in extremis le cabaret. Il achète
l’établissement, laisse Frédé dans les murs qu’il revendra pour « un prix amical » à Paulo, le fils du
même Frédé. Lequel Paulo n’est autre que le beau-père de l’actuel patron : « C’est un truc de famille.
J’ai commencé à chanter ici en 48, égrène Yves Mathieu. Ensuite j’ai fait de l’opérette à la Gaîté
Lyrique, de la revue aux Folies Bergères, je suis parti en Amérique? En revenant j’ai repris le cabaret,
ma femme y chante, mes fils sont là, ils apprennent le métier? C’est comme le cirque, c’est le même
esprit. » Malgré les tempêtes et les modes, le Lapin Agile dure et perdure donc. Et sa silhouette pour
carte postale inspire toujours les peintres venus de partout. Comme si la halte faisait partie d’un
parcours initiatique immuable. Deux pièces pour un minuscule rez-de-chaussée, dans la première, miloge, mi-vestiaire, une guitare attend son tour de projecteur. En l’occurrence un faisceau unique
clouant le chanteur (l’humoriste ou le diseur) au rideau rouge de la seconde salle. Là où le spectacle se
déroule depuis toujours, là où l’on s’accoude sans vergogne à la table d’Apollinaire, sous les lampes
toujours drapées de rouge, pour écouter Ferré, Aragon, Mac Orlan ou les rengaines du Folklore
populaire montmartrois. Yves Mathieu reste ferme, « ici, pas de sonorisation, pas de haut-parleur. Les
gens découvrent la voix humaine. » Un refrain de Piaf glisse jusqu’au « laboratoire », le réduit où les
autres artistes du programme dissertent sur l’état du monde. Les meubles de Bruant sont encore là, au
hasard d’un coffre breton, un autre de marine, la façade d’un lit clos? « Des trucs d’origine » pour
Yves Mathieu, qui malgré les vicissitudes du temps - il s’ingénie toute l’année durant à entretenir un
établissement qui ne bénéficie d’aucun classement officiel, ni d’aucun subside - prêche haut et fort sa
confiance, « parce qu’on aura plus que jamais besoin de racines, de repères, et qu’ici, c’est tout un pan
de patrimoine qu’on défend à travers la chanson française, celle qu’on chante tous ensemble? » Le
même secoue sa longue carcasse et se fend d’un sourire entendu : « Quand je descends à Paris, c’est
pas pareil. Ici, le jour, c’est comme dans une église. Il y a le silence, et l’impression de ressentir les
ondes laissées pare les cerveaux de ces types, là? » Aux murs, dessins ou tableaux laissés par Mac
Orlan, Maclet ou Suzanne Valadon jouent avec l’ombre amicale. Le Lapin Agile, 22 rue des Saules,
75018 Paris. Tel : 01 46 06 85 87

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