Autopsie d`une dette

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Autopsie d`une dette
ÉCONOMIE FINANCES
Autopsie d’une dette
En cinq ans, la dette publique de la Belgique a augmenté de 100 milliards d’euros, en
partie du fait du sauvetage des banques. Des voix s’élèvent désormais pour réclamer un
audit de cette dette. Objectif: distinguer les créances légitimes des autres. Et se demander
s’il s’impose de rembourser les secondes. ’opération devrait tenir tout à la fois de la
fouille archéologique
et de la dissection. A
l’instar de ce qui s’observe déjà en France, en Espagne,
en Grèce ou en Equateur, la Belgique compte désormais une kyrielle d’esprits déterminés à faire
toute la lumière sur la dette publique: qui la détient ? A quelles
conditions ? Et – question plus
politique –, pour quelles raisons
a-t-elle été contractée ? A la base
de ce mouvement figurent le Centre d’éducation populaire André
Genot (Cepag), les FGTB wallonne et bruxelloise ainsi que le
Comité pour l’annulation de la
dette du tiers-monde (Cadtm).
Leur campagne (www.onveutsavoir.be) a été lancée à fin novembre et devrait durer entre
18 mois et 2 ans.
« L’objectif de cette campagne
est double, indique Olivier Bonfond, économiste conseiller au
Cepag et auteur de l’ouvrage Et
si on arrêtait de payer ? (éd. Aden).
D’abord, faire en sorte que la
question de la dette ne soit plus
PG
L
OLIVIER BONFOND,
économiste au Cepag
et auteur de
l’ouvrage A qui
profite la dette ?
Un Etat souverain
peut toujours
cesser de
rembourser
ses créanciers.
Mais il perd alors
la confiance
des marchés
financiers
38 I 7 DÉCEMBRE 2012 I WWW.LEVIF.BE N° 49
un sujet tabou. Chaque année, la
Belgique rembourse 31 milliards
d’euros en capital et 12 milliards
d’intérêts pour la dette (chiffres
2011) et ce point n’est jamais remis en question, comme s’il ne
pouvait l’être. » Or la dette publique belge fédérale atteint aujourd’hui 346 milliards d’euros,
soit 97 % du PIB (produit intérieur brut) et 382 milliards d’euros tous niveaux de pouvoir
confondus (chiffres 2012). Elle
est détenue à 97 % par de grandes
institutions financières, banques
et compagnies d’assurances. Et,
pour moitié, elle appartient à des
investisseurs étrangers.
Deuxième objectif : créer une
plate-forme fédérale qui rassemble le plus d’acteurs sociaux
possible autour de ce projet d’audit. « Culturellement, il est acquis que chacun doit rembourser ses dettes, par honnêteté.
Mais il peut être légitime de ne
pas les rembourser, détaille Olivier Bonfond, en rappelant que
le droit international stipule que
les droits humains sont supérieurs aux droits des créanciers.
Par ailleurs, les dettes qui ont été
contractées dans le cadre d’un
abus de confiance, par un signataire incompétent, par pression
ou encore dans un jeu de corruption, doivent être déclarées
illégales et annulées. »
C’est d’ailleurs dans cet esprit
que la commune de Schaerbeek,
qui avait été appelée comme les
autres à refinancer Dexia, via le
Holding communal, en 2009,
tente aujourd’hui, par une procédure en justice, de faire annuler cette recapitalisation. Idem
pour Andenne, qui estime avoir
été victime d’informations mensongères dans le cadre de cette
opération. En France aussi, 57
collectivités locales, qui ont
perdu d’importantes sommes
d’argent du fait des produits
toxiques que leur avaient vendus certaines institutions financières, déposent désormais des
recours en justice pour ne pas
devoir les rembourser.
« En Belgique, la plus grande
partie de l’endettement public
respecte le droit, avance Olivier
Bonfond. Nous pensons plutôt,
JULIEN WARNAND/IMAGE GLOBE
GOUFFRE
Le sauvetage de Dexia a creusé la dette
de 35 milliards d’euros. (Photo : Pierre Mariani,
administrateur delégué de Dexia,
et Jean-Luc Dehaene, président.)
80%
Evolution des dépenses
et de la dette publique en % du PIB
160%
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60%
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dépenses publiques
dette publique
SOURCE : OLIVIER BONFOND
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10
rapporté 8,4 milliards d’euros au
budget de l’Etat.
Les citoyens s’en chargent
L’audit de la dette, porté à bout
de bras par les FGTB wallonne
et bruxelloise, le Cepag et le
CADTM devrait être réalisé par
des citoyens, épaulés par des organisations et des experts. Les
données chiffrées sont disponibles. Encore faut-il pouvoir les
interpréter correctement.
L’exercice ne devrait pas se limiter au niveau fédéral mais se
généraliser aux Régions, Communautés, provinces et communes. A Verviers, par exemple,
PG
dans le cadre de l’audit, détecter
des dettes illégitimes. » C’està-dire créées sans servir l’intérêt général, ou sans le consentement de la population ou de
ses représentants, ou alors que
prêteurs ou débiteurs savaient
que l’intérêt général ne serait pas
servi.
Estimant que tel était le cas,
le CADTM, Attac Bruxelles et Attac Liège ont introduit un recours
en annulation devant le Conseil
d’Etat sur la garantie de 54 milliards d’euros accordée par l’Etat,
en octobre 2011, pour le sauvetage de Dexia. Le Conseil d’Etat
ne s’est pas encore prononcé sur
ce dossier.
Le sauvetage des banques
belges, en 2008, avait été décidé
dans l’urgence par le gouvernement en affaires courantes, sans
l’aval du Parlement. Or, selon la
Constitution, les matières budgétaires relèvent de la compétence du pouvoir législatif.
A l’heure actuelle, ce sauvetage
a augmenté la dette publique de
quelque 35 milliards d’euros,
l’équivalent de quelque 10 % du
PIB. L’opération a, parallèlement,
le processus de création d’un collectif pour un audit citoyen de la
ville est lancé.
Que se passera-t-il, une fois
l’audit conclu ? Dans le chef des
initiateurs du projet, la plateforme fédérale fera pression sur
les responsables politiques pour
qu’ils cessent de rembourser la
part de la dette jugée illégitime.
Illusoire ? Le directeur de
l’Agence de la dette, Jean Deboutte, n’a pas souhaité réagir à
ce sujet. Pas plus que Luc Coene,
patron de la BNB. Tous deux savent qu’un Etat souverain peut
toujours cesser de rembourser
ses créanciers. Mais qu’il perd
alors instantanément la confiance des marchés financiers.
« Peu importe », rétorquent les
partisans de l’audit, pour qui il
existe d’autres moyens de trouver de l’argent. Pendant une petite dizaine d’années, l’Argentine, qui affiche un taux de
croissance moyen de quelque
8%, n’a plus eu recours aux marchés pour se financer. Elle avait
suspendu le remboursement de
sa dette en 2001. ●
LAURENCE VAN RUYMBEKE
QUATRE QUESTIONS À ÉTIENNE DE CALLATAŸ
FRÉDÉRIC PAUWLES/HUMA
pendant des semaines des problèmes de Fortis, et que les
Le Vif/L’Express : Jugez-vous utile de procéder à un
médias aient relayé ce déballage. C’était le meilleur moyen
audit de la dette publique ?
pour obtenir que les clients de la banque vident tous
› Etienne De Callataÿ : Il y a une ambiguïté dans le mot audit
leurs comptes en quelques jours. Quant à la notion d’inparce qu’il laisse entendre que l’on va s’intéresser à la gestérêt public, c’est aux autorités politiques de déterminer ce
tion comptable de la dette alors qu’il ne s’agit pas de cela
qui en relève.
ici, mais de poser une question d’ordre politique. J’ajoute
qu’apprendre qui détient la dette ne nous apportera pas
Une annulation de dette peut-elle avoir du sens,
grand-chose. Quant à s’interroger sur ce que qu’aurait été
d’un point de vue économique ?
l’évolution économique du pays si telle ou telle décision n’avait ÉTIENNE
› Oui. Mais ce n’est pas une décision à prendre à la légère.
pas été prise, c’est une question à laquelle il est impossible DE CALLATAŸ, Moralement, il faut a priori rembourser. Toutefois, dans cerde répondre. On peut dire, d’un côté, que le sauvetage de économiste
tains cas, créanciers et débiteurs peuvent avoir intérêt à
Dexia a coûté de l’argent à l’Etat mais a contrario, il est impos- en chef à la
négocier, quitte à laisser tomber une partie de la dette. C’est
sible de déterminer si cette intervention a eu une inci- Banque
le cas dans la médiation de dette de particuliers, c’est vrai
dence sur les taux d’intérêt. Comment savoir dans quelle Degroof.
aussi pour les entreprises qui font faillite. En Grèce, nous
mesure les marchés ont été rassurés par cette garantie ?
aurions collectivement intérêt à annuler une partie de la
Trouvez-vous néanmoins qu’une dette peut être considérée dette. Mais la Belgique n’est pas dans ce cas de figure-là.
comme illégitime dans certains cas ?
Quel est le risque encouru par un Etat qui arrêterait de
› Par rapport au sauvetage des banques, on ne peut pas dire que rembourser sa dette ?
nos Premiers ministres aient l’âme d’abuseurs de pouvoir. On doit › Plus personne n’osera lui prêter de l’argent. Il faut donc qu’il ne
accepter que des mesures soient prises dans l’urgence, pour autant prenne sa décision que si son solde primaire (différence entre recettes
qu’elles ne soient pas invalidées ensuite par le Parlement. Je pré- et dépenses) est positif. Certes, on n’enverra pas une armée à ses fronfère que le Parlement soit impliqué, mais ce n’est pas toujours pos- tières mais le risque de boycott financier existe. ●
sible, et parfois même pas souhaitable. Supposez que l’on y ait débattu
ENTRETIEN : LAURENCE VAN RUYMBEKE
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