L`éloge de l`ombre

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L`éloge de l`ombre
spEcial guests / serge lutens
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Serge Lutens
L’éloge de
l’ombre
/ In praise of
shadows
par / by Laurence Picot
« Nos ancêtres tenaient la femme, à l’instar des objets
de laque à la poudre d’or ou de nacre, pour un être inséparable de l’obscurité, et autant que faire se pouvait, ils s’efforçaient de la plonger toute entière dans
l’ombre ; de là ces longues manches, ces longues traînes qui voilaient d’ombre les mains et les pieds, de
telle sorte que la seule partie apparente, à savoir la
tête et le cou, en prenait un relief saisissant. »
Junichirô Tanizaki
TL # 16
Junichirô Tanizaki
“Our ancestors made of woman an object inseparable
from darkness, like lacquerware decorated in gold or
mother-in-pearl. They hidas much of her as they could
in shadows, concealing her arms and legs in the folds of
long sleeves and skirts, so that one part and one only stood
out—her face.”
1 — Serge Lutens au Maroc / in Morocco
2 — Louise Despointes, 1975
La plume noire de Serge Lutens grave sa magie
en nos mémoires. Connu pour ses parfums rares
et ses photos sublimes, l’artiste s’est laissé
emporter par l’ombre raffinée du chef-d’œuvre
de l’écrivain japonais Tanizaki. Lumière de vérité
dans un portrait en clair obscur.
Il n’est pas aisé de rencontrer Serge Lutens. Timide et
discret, il eut à subir les feux de la gloire et demeure
à présent en ermite à Marrakech, « dans une maison
baignée de pénombre ». Seuls les mots de Junichirô
Tanizaki écrits en 1933 dans « L’éloge de l’ombre »
parviennent à briser ce silence voulu. Les phrases ciselées en un précis de culture japonaise devenu mythique, se font un écho aux œuvres de Serge Lutens,
tout aussi légendaires. Car l’artiste s’est illustré par
l’usage perpétuel du noir le plus profond, contraste
stupéfiant avec la pâleur du teint de ses muses aux allures de porcelaine poudreuse, nimbées d’une ombre
ondoyante tenant lieu d’harmonie. Un blanc dense,
dans un écrin de noir absolu, riche de toutes les teintes du spectre qui le composent. Écrivain de l’image, il
tourne ses phrases depuis cinquante ans en usant de
mots en poudre et fards appliqués au pinceau sur des
visages transfigurés. Portant la femme sur un piédestal, il l’auréole d’obscurité mouvante, de poésie diffuse,
aussi légère et lourde de sens que les effluves encensés de ses parfums.
3 — Le vaporisateur tout noir
/ black atomizer, 2012
L’âme du démiurge
De prime abord, Serge Lutens aurait du être l’homme
de la couleur et des sunlights. Styliste beauté pour Vogue au temps des premières mannequins stars comme
Twiggy, puis génie adulé des maquillages de Christian
Dior passé directeur de l’image internationale des
The deep black, magical work of Serge Lutens
remains engraved in our memories. Best known
for his rare perfumes and sublime photographs,
the artist was heavily inspired by the refined
darkness of the masterpiece written by the Japanese
author Tanizaki. The light of truth in a chiaroscuro
portrait.
It’s not easy setting up a meeting with Serge Lutens.
Timid and discreet, after years of putting up with being in the spotlight he now lives like a hermit in Marrakech, “in a house swathed in half-light.” The only
words that manage to break the self-imposed silence
are from “In Praise of Shadows” written by Junichirô
Tanizaki in 1933. Echoes of the illustrious phrases that
carve a fine picture of Japanese culture can be found in
the equally legendary works of Serge Lutens. The artist’s notoriety stems from his perpetual use of deepest
black, that stunningly contrasts with the pale, porcelain-like complexion of his muses, haloed with a rippling shadow in lieu of harmony. A dense white, enclosed in an absolute black, composed of all the colours
of the spectrum. He’s been telling stories through his
images for fifty years, expressing words through the
colour and make-up that he applies to the faces that he
transforms. Placing women on a pedestal, he shrouds
them in an unsettled obscurity, a diffused poetry as
gracious and meaningful as the praise that is showered
on his fragrances and perfumes.
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Toutes images / All images © Serge Lutens
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4 — Poudrier laqué
/ Lacquered powder, 2010
TL # 16
5 — Par / By Serge Lutens, 1992
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parfums et cosmétiques Shiseido alors que la marque
japonaise débute son expansion en Occident en 1980.
Il y restera vingt ans… Ses photos ont fait le tour de la
planète, ses palettes d’harmonie de fards révolutionné
le maquillage, ses films ont reçu les prix les plus enviés,
ses parfums recueillis tous les hommages depuis son
premier « Féminité du Bois » jusqu’à « Une voix Noire »
d’aujourd’hui. Pourtant, Serge Lutens est avant tout un
homme du noir, un démiurge de « l’ombre, qui fait disparaître objets et humains, et par leur absence les rend
plus présents que jamais à notre conscience. Celle qui
les fait donc réapparaitre. Autrement. » Tanizaki n’est
pas loin. La mère de Lutens est quant à elle toujours
aussi présente. L’ombre qui plane au-dessus du créateur et qu’il met encore et toujours en lumière.
6 — De profundis,
parfum / perfume,
Serge Lutens, 2011
Voyage au bout de la nuit
L’artiste ne cesse d’exprimer son amour de La Femme,
qu’il réinvente nuit après nuit. Donnant chair au fan­
tôme de sa mère au visage toujours renouvelé, idéalisé
dans les yeux d’un enfant qui n’a jamais quitté son univers de rêves salvateurs. Si le noir illustre le deuil jamais consommé de la présence maternelle durant ses
trois premières années d’existence, il est également
la pulsion de vie, la forme de résilience qui illuminera
pour toujours son existence. Le cadeau de cette mère
qui en disparaissant involontairement aux premiers
jours de la naissance de son fils durant la guerre, lui
offrira le socle sur lequel, devenu artiste par nécessité
vitale, il bâtira sa personnalité unique et avide d’expressions. Créer pour apprivoiser l’absence. Créer
pour donner vie à l’invisible. Serge Lutens pense alors
à haute voix, « L’éloge de l’ombre représente l’éloge
des non-dits, le plus important n’est-ce pas ? »
Les Salons du Palais Royal Serge Lutens,
25 rue de Valois, F-75001 Paris.
www.sergelutens.com
Exposition / Exhibition
Serge Lutens, Photographies.
30 photos extraites du nouveau livre
/ taken from his new book “Paris Berlin”,
éd. Electa.
Tirages rarissimes, édités en 5 à 7 exemplaires,
numérotés et signés. A limited edition
of 5-7 rare signed and numbered prints.
Galerie Marcilhac, 8 rue Bonaparte, F-75006 Paris,
jusqu’au / until 31 janvier / January 2013.
www.marcilhacgalerie.com
7 — Affiche publicitaire / Advertising,
Serge Lutens, 1995
Soul of the creator
At first sight, Serge Lutens should have been a man
of colour and sunlight. A beauty stylist at Vogue back
when the first supermodels came along such as Twiggy,
then adulated as a makeup genius at Christian Dior
before taking up the position of International Creative
Director for Shiseido perfume and cosmetics just as
the Japanese brand began its expansion in the West in
1980. The collaboration was to last twenty years… His
photos have been seen all around the world, his makeup palettes have revolutionized the world of cosmetics,
his films have received the most coveted awards, his
perfumes have won over countless admirers from the
moment his first fragrance Féminité du Bois appeared,
up to his most recent perfume, Une voix Noire. Yet
Serge Lutens is primarily known for his love of black,
for creating “shadows that engulf objects and humans,
that by their absence makes them ever more present
in our consciousness. Which makes them reappear. In
a different way.” This isn’t far from Tanizaki. As for
Luten’s mother, she is always there. An omnipresent
shadow still hanging over the creator.
Journey to the end of the night
The artist continues to express his love for THE wo­
man, that he reinvents night after night. Giving flesh
to the ghost of his mother’s constantly changing face,
idealised in the eyes of a child who has never left his
blessed world of dreams. If black is evocative of mourning and the absence of a maternal presence during his
first three years of existance, it is also the unconscious
motive for living, the form of resiliance that will always
light up his life. The gift of this mother who disappeared involuntarily soon after giving birth to her son
during the war, was to provide the basis through which
- having become an artist by ‘a compelling necessity’he would build and eagerly express his unique personality. Creating to come to terms with absence. Creating
to bring what is missing to life. Serge Lutens was thinking aloud, “In praise of shadows represents in praise of
the unspoken, which is more important, isn’t it?”