Serge Lutens, auteur de parfums
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Serge Lutens, auteur de parfums
Serge Lutens, auteur de parfums Ses fragrances improbables, sa poésie aigre-douce et ses flacons sobres font rêver les élégantes depuis les années 1980. Serge Lutens, prosateur des senteurs, signe une nouvelle création, L’Eau froide: portrait d’un homme en noir. Par Emilie Cailleux, photos Sébastien Agnetti Cultissimo 54 edelweiss L’homme est imposant, malgré un corps qu’il dit dramatique et qu’il exècre. Sanglé dans un costume sombre taillé sur mesure, Serge Lutens explique que le noir lui donne une contenance. «Bachelard disait que le noir est une couleur refuge, explique-t-il. C’est l’asile de ma timidité sans fond.» Colère et nouveauté Sa réserve ne l’a jamais empêché d’investir la scène publique. Coiffeur à Lille (nord de la France) dès ses 14 ans, il devient photographe à la fin des années 50, quand il se présente chez Vogue avec ses clichés à l’Instamatic. Serge Lutens passe volontiers de l’autre côté de l’objectif pour maquiller ses modèles: dans les années 60, Diana Vreeland, alors rédactrice en chef de Vogue, aux Etats-Unis, considère le Français comme «une révolution dans le make-up». Créateur de couleurs pour Dior dès 1967, en tant que directeur artistique du maquillage de la maison, il s’essaie également à la réalisation quand il s’occupe, dans les années 80, de l’image du Japonais Shiseido. Lutens est aussi architecte, le maître d’œuvre d’un superbe riad à Marrakech, et, évidemment, nez, sinon poète des senteurs, et certainement des mots... Cet extraordinaire toucheà-tout ne voit dans son parcours hétéroclite aucune déviation inutile. Une destinée plurielle, initiée en 1957 quand, d’un coup de ciseaux net, il raccourcit la mèche de cheveux bruns d’une cliente. «Je lui ai séparé les cheveux par une raie, j’ai pris mes ciseaux, j’ai coupé la mèche.» Pour le jeune homme, ce geste impulsif a tout d’une renaissance. Né en 1942, à Lille, de père inconnu, Serge Lutens grandit loin de sa mère, dans une famille d’accueil. L’empreinte du féminin absent le marquera au fer rouge: «Tout chez moi sera double. Le miroir me renverra toujours une image féminine, comme celle de cette jeune fille à peu près aussi triste que moi.» Grâce et solitude Ce coup de ciseaux initiatique est également placé sous le signe de l’esthétique Lutens. «C’était la vogue des lignes Corolle ou Glaïeul. Très speakerine», expliquet-il en mimant les présentatrices déchues. Avec cette coupe nette et structurée, Serge Lutens consent à sa propre vision de la beauté. A contre-courant des codes esthétiques ambiants, l’apprenti virtuose entre alors au carmel et embrasse une solitude peuplée de Proust et autre Genet. Le lettré, qui vit désormais en ascète à Marrakech, a Mars 2012 pourtant connu les folles nuits du Studio 54. Il a toujours préféré aux plaisirs de l’établissement new-yorkais le calme d’une bibliothèque bien fournie. Baudelaire, Rimbaud, Gide… ses nourritures terrestres. L’homme est lui-même un fabuleux conteur. Les noms de ses fragrances intriguent et captivent. «Un parfum, c’est une histoire dont je ne donne que le titre.» L’olfaction est pour lui littéraire. Ici, une femme poison, ensorceleuse, une Tubéreuse criminelle. Là, une élégante, sertie dans un Fourreau noir. Et, dans Jeux de Peau, la douceur sucrée de ces pâtisseries tant convoitées étant enfant, et l’odeur du pain grillé acheté au retour de l’école... La parfumerie Lutens, en restituant souvent un épisode vécu, est éminemment régressive. Pourtant, Monsieur Lutens refuse de céder à la nostalgie. «Je la trouve dangereuse, car c’est une forme de regret, explique-t-il. Je ne m’attendris pas sur mon passé, mais il me sert, c’est comme une matière littéraire.» Goût et intuition Lutens crée son premier jus en 1982, chez Shiseido. Nombre noir, dont le flacon obscur aux lignes épurées, qui joue du mat et du brillant, contient déjà tout son style. En 1990, Féminité du Bois jaillit de son monde érudit et inaugure un genre inédit autour du cèdre de l’Atlas. Pour mettre en scène son parfum, Serge Lutens crée alors sous les arcades du Palais Royal, à Paris. Un lieu unique et symbolique, dont il imagine la décoration dans les moindres détails. Un endroit mythique et lunaire, évidemment sombre, inauguré en 1992. S’il n’est ni nez ni chimiste, Serge Lutens a pour lui d’avoir le dégoût très sûr. «Quand j’aime une essence, je décide, faisant fi des règles de l’art, d’en mettre 30%, par exemple. On me rétorque que ce n’est pas possible, mais je tiens bon. Les gens ne travaillent pas comme ça.» Et d’oser une comparaison qui lui tient à cœur – même goût du noir, même obsession du féminin: «Je ne pense pas que Saint Laurent était un couturier au sens technique du terme, comme une Madame Grès. Mais il avait «le sens de.» Ses incessantes compositions – plus de cinquante jus sont aujourd’hui estampillés de ses initiales élancées – montrent que Lutens préfère à l’œuvre achevée l’excitation du processus de création, le cheminement de l’esprit à la réponse livrée. Quand Lutens imagine une mélodie sur son orgue à parfum, retiré dans son laboratoire marocain, il tend l’oreille aux arpèges que lui livrent les essences. «J’écoute le parfum, c’est lui le partenaire», affirme-t-il. Et de comparer la parfumerie à la couture: «Une robe ne peut se coudre sans un corps de femme.» Pour l’homme de 70 ans, une fragrance est une série d’accords, de correspondances. L’écriture, à la fin Au cours de ses pérégrinations olfactives, l’artiste duel a travaillé une parfumerie noire et une parfumerie blanche. Dès 1994, juste après avoir composé Ambre Sultan, il commence à songer à L’Eau, publiée en 2010. Une odeur de propre, de chemise blanche séchée au soleil, un anti-Lutens, en somme. Cette année, il réitère avec L’Eau froide, qui respire la fraîcheur glaciale de l’arbre à encens. Ces jus clairs incarnent le côté mystique de ce baudelairien des temps modernes, et côtoient une face ordinairement criminelle – ce que Monsieur Lutens préfère en lui. De ses eaux sombres, le parfumeur cherche toujours à tirer la beauté, que ce soit dans des liquides toxiques ou des jus idéals. Tu m’as donné la boue, et j’en ai fait de l’or... «Baudelaire, c’est trop génial», s’émeut l’érudit. L’écriture... Un talent que Lutens cultive: «J’ai l’ambition de. C’est ce qui terminera sans doute tout. J’écris beaucoup: trois heures, le matin.» Et de se souvenir du premier prix de littérature remporté quand il était écolier. «J’ai quitté l’école à 14 ans, mais je n’étais quand même pas nul! En revanche, le reste, c’était catastrophique!, s’amuse-t-il. Je cherche à retrouver une syntaxe exacte. Heureusement, je lis beaucoup, j’ai ce don. Je dois passer par ces règles pour m’en libérer. Vous savez, la liberté seule, ça n’a pas de sens.» L’Eau froide, dernier-né de Lutens. 55 Cultissimo