l`émulation entre les cités d`Asie Mineure à l`époque impériale
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l`émulation entre les cités d`Asie Mineure à l`époque impériale
La guerre des mots : l’émulation entre les cités d’Asie Mineure à l’époque impériale Catherine Ouellet-Fortrin (Université Laval) 1 Introduction Le 2 septembre 31 avant notre ère, à Actium, la flotte commandée par Octave vainquit celle de Marc-Antoine et Cléopâtre, ce qui mit un terme à la succession de guerres civiles qui ébranlait le monde romain depuis près de cent ans. Comme Antoine était très tourné vers l’Asie et l’Égypte lagide et que, depuis 41 av. J.-C., il « avait réorganisé la totalité de l’Orient romain1 », Octave hérita d’un monde très vaste et très hellénisé. Après sa victoire, il entreprit l’unification du monde méditerranéen : la pax Romana devait régner dans l’Empire, afin d’en assurer la stabilité2. Octave entama également une réorganisation administrative de l’Empire nouvellement formé. Dans la moitié orientale du bassin méditerranéen, jamais l’empereur ne chercha à imposer « les modèles d’organisation municipale qui prévalaient alors en Occident3 ». Les Grecs purent donc continuer à vivre leur vie quotidienne dans le cadre de la cité, qui devint même une forme d’organisation locale largement diffusée à l’époque impériale. Toutefois, le modèle civique subit des transformations fondamentales. Rome était effectivement devenue le centre de l’univers et c’était désormais autour d’elle que devait graviter et évoluer le monde des cités. Si ces dernières conservaient le droit d’être indépendantes, la domination romaine s’assura que cette liberté n’ait aucun arrimage politique : d’une part, la cité était devenue une simple unité de base soumise à la tutelle provinciale; d’autre part, elle n’avait plus le contrôle de sa politique étrangère4. Il était effectivement impossible pour les cités de rivaliser dans des guerres où le recours aux armes eût pu être permis. Malgré tout, leur tempérament conservait toute son intégrité et si la fierté grecque restait très vive, l’émulation entre cités était tout aussi persistante. Or, les champs de bataille ne seraient plus le théâtre de l’agôn, de la compétition5. Il apparaît donc intéressant de chercher à savoir de quelle façon se manifestèrent les rivalités entre les cités d’Asie Mineure à l’époque impériale, dans le contexte de la pax Romana, ainsi que l’évolution qu’elles connurent dès le 1 2 3 4 5 M. Sartre, Nouvelle histoire de l’Antiquité. Tome 9 : Le Haut-Empire romain. Les provinces de Méditerranée orientale d’Auguste aux Sévères 31 av. J.-C. –235 apr. J.-C., Paris, Éditions du Seuil, 1997, p. 13. A. D. Macro, « The Cities of Asia Minor under the Roman Imperium », ANRW, 2, 7.2 (1980), p. 659. Sartre, op. cit., p. 110. Ibid., p. 107. Ibid., p. 108. 2 milieu du IIe siècle, au moment où la paix romaine commença à être sérieusement ébranlée par les invasions qui survenaient aux frontières de l’Empire. L’historiographie des cités d’Asie Mineure comporte plusieurs lacunes, notamment en ce qui a trait aux relations entre cités à l’époque impériale. Les historiens se sont surtout intéressés à la cité elle-même et à certains phénomènes qui se sont produits à l’intérieur du cadre civique, comme les conflits sociaux ou bien les luttes ethniques. En effet, rares sont les études qui traitent de l’émulation entre cités ou, du moins, qui y soient entièrement consacrées. On constate par ailleurs que les historiens mettent surtout l’accent sur l’objet des rivalités, mais l’évolution du phénomène est souvent mise de côté. Certains ont toutefois effectué un travail remarquable dans ce domaine. L. Robert demeure ainsi la référence fondamentale concernant les luttes entre cités à l’époque impériale. Son œuvre est considérable et il va sans dire que plusieurs de ses études seront mises à contribution6. Notons que son article sur la titulature de Nicomédie et de Nicée est indispensable, puisqu’il met très bien en évidence les diverses manifestations des rivalités entre cités7. De plus, les discours du rhéteur Dion de Pruse sont un atout à une meilleure compréhension des conflits qui déchiraient les cités pendant le Haut-Empire, car ils contiennent des informations primordiales sur la vie municipale et provinciale. Enfin, il convient de préciser que l’étude de l’émulation entre cités repose essentiellement sur une interprétation conjointe des documents épigraphiques et numismatiques. Je recourrai donc à ces sources, afin de fournir quelques exemples significatifs de cités rivales, comme Nicomédie et Nicée, ainsi que Pergame, Éphèse et Smyrne8. Afin d’examiner les manifestations de l’émulation entre cités pendant le Haut-Empire, un bref commentaire d’ensemble sur le comportement des cités, dans la perspective des relations qu’elles entretenaient entre elles, débutera l’étude du sujet. Cela permettra de réfléchir à la persistance des rivalités à l’époque impériale, ainsi qu’aux formes revêtues par celles-ci lors de la pax Romana, notamment par le biais des titres de métropole, néocore et première d’Asie. À la suite de tels éclaircissements, il sera possible de considérer l’évolution du phénomène à partir du 6 7 8 Entre autres : À travers l’Asie Mineure : poètes et prosateurs, monnaies grecques, voyageurs et géographie, Paris, Diffusion de Broccard, 1980, 458 p. et Documents de l’Asie Mineure méridionale : inscriptions, monnaies et géographie, Genève, Droz, 1966, 123 p. L. Robert, « La titulature de Nicée et de Nicomédie : la gloire et la haine », HSCP, 81 (1977), p. 1-40. Voir planche I. 3 milieu du IIe siècle, puisque l’empire romain était de plus en plus en proie à une instabilité générale et que l’invasion de la Syrie et de l’Arménie par les Parthes sonnait le glas de la paix romaine. I. L’héritage des anciennes rivalités Au début du Ve siècle av. J.-C., le philosophe grec Héraclite écrivit que la guerre était une loi incontournable de l’univers9. Une telle affirmation a probablement été le fruit d’une réflexion sur son temps, car les cités vivaient dans un état de guerre presque perpétuel. L’examen de cet aspect fondamental des relations entre cités est une étape essentielle à la compréhension de l’évolution du phénomène à l’époque impériale. A. L’importance de la guerre dans le monde grec « C’est lieu commun de dire que dans le monde grec la guerre [était] chose naturelle et que la paix n’[était] qu’une interruption temporaire d’un état de guerre permanent10. » Ce n’est pas sans raison que la guerre ait été au cœur des écrits de maints historiens grecs : elle seule « [semblait] vraiment un sujet digne de mémoire11 ». Dans la documentation épigraphique et archéologique, la fréquence des guerres est frappante : on peut affirmer que, depuis les guerres médiques jusqu’à la bataille de Chéronée, Athènes a été en état de guerre, en moyenne, plus de deux ans sur trois12. Les cités de moindre importance ont vécu plus paisiblement, mais nulle ne pouvait réellement éviter les conflits : « la guerre était la loi d’airain du monde grec13 ». Si les Grecs consacraient tant de temps et d’efforts à la guerre, c’est parce que la cité était une entité politique souveraine. Elle devait jouir de l’autarcie et de l’autonomie, soit d’une indépendance économique et politique14. Sans indépendance, il n’y avait plus de cité. Cette soif de liberté était teintée de jalousie, d’où le comportement rival des cités les unes vis-à-vis des autres. 9 10 11 12 13 14 « Polémos a engendré le monde, Polémos règne sur le monde », cité par : F. Chamoux, La civilisation grecque à l’époque archaïque et classique, Paris, Arthaud, 1983, p. 123. R. Lonis, La cité dans le monde grec : structures, fonctionnement, contradictions, Paris, Nathan, 1994, p. 109. Y. Garlan, « L’homme et la guerre », dans : L’homme grec, Paris, Éditions du Seuil, 1993, p. 76. Ibid., p. 75. Chamoux, op. cit., p. 123. J. Gaudemet, Les institutions de l’Antiquité, Paris, Montchrestien, 1991, p. 67. 4 De plus, dans la vie quotidienne, l’activité guerrière était un souci permanent pour les citoyens : c’est lors des assemblées populaires que l’on décidait de la tenue de la guerre, c’est autour du chef guerrier que s’organisait la famille et, dans les mentalités, la valeur d’un homme était déterminée par le courage dont il faisait preuve sur le champ de bataille15. L’esprit agonistique des Grecs les amenait à percevoir la guerre comme une compétition. La vie des citoyens et les relations entre cités étaient donc inéluctablement dominées par la discorde. Mais ces éternelles querelles étaient localisées, c’est-à-dire qu’elles impliquaient des cités limitrophes. Le territoire d’une cité pouvait effectivement être source de convoitise pour ses voisines. B. Les rivalités aux frontières : une continuité sous le Haut-Empire Les cités avaient de nombreuses frontières communes et celles-ci étaient rarement définies de façon précise. Il existait effectivement, entre les cités, des espaces sauvages et la plupart du temps montagneux, qui servaient entre autres de pâturages pour les bergers, mais on y retrouvait également de nombreuses terres fertiles. Puisque l’exploitation du sol représentait la source principale de revenus de la majorité des citoyens, ces terres limitrophes constituaient un sujet de dispute très fréquent entre deux cités voisines16. Car dans le monde grec, l’agriculture n’était pas que l’activité prédominante, elle était un idéal de vie. À l’époque impériale, dans une société qui demeurait essentiellement axée sur la culture des terres, des conflits d’ordre territorial éclatèrent inévitablement entre certaines cités d’Asie. Les discours de Dion de Pruse contiennent d’ailleurs plusieurs indices au sujet de ces disputes, notamment en ce qui a trait aux cités de Pruse et d’Apamée, dont les territoires étaient contigus. Il serait effectivement tout à fait concevable qu’elles aient connu des périodes de différend au sujet de leurs limites territoriales, puisque les terres situées à proximité de ces deux cités étaient parmi les plus riches d’Asie : des immenses forêts aux terres céréalières, en passant par les pâturages et les vergers aux mûriers et aux pêches célèbres, mais surtout par les collines couvertes d’oliviers, la richesse des terres de la région était incontestable17. Il n’est donc pas surprenant que Pruse et Apamée aient entretenu des rapports exécrables et il se pourrait même que ces conflits territoriaux aient dégénéré au point de porter atteinte à leur économie, puisque 15 16 17 Garlan, op. cit., p. 76. Lonis, op. cit., p. 109. L. Robert, « Des Carpathes à la Propontide », dans: OMS VI, Amsterdam, Adolf. M. Hakkert, 1989, p. 288. 5 leurs activités en ce domaine étaient complémentaires : si les Apaméens dépendaient de Pruse pour se procurer le bois nécessaire à la construction des maisons et des barques de pêche, les Prusiens ne pouvaient importer ou exporter par un autre port que celui d’Apamée. Ainsi, quand une dispute territoriale envenimait leurs relations, Apamée n’hésitait pas à empêcher Pruse d’utiliser son port pour ses importations et ses exportations, alors que Pruse bloquait le transport de toute marchandise à destination d’Apamée18. Un conflit semblable aurait opposé Nicomédie et Nicée. La querelle aurait également concerné leurs territoires adjacents, mais cette fois, il aurait été question de fiscalité. En effet, la location des terres publiques représentait une source de revenus indirecte particulièrement importante pour les cités, ne serait-ce que par sa régularité19. C’est sans doute pourquoi les frontières demeuraient un point de tension entre Nicomédie et Nicée. D’un autre côté, une taxe foncière était levée par les autorités romaines20. Dans un tel cas, il apparaît donc difficile de mesurer le poids des gains par rapport à celui des dépenses et, de ce fait, de dégager la portée du rôle de la fiscalité dans les querelles frontalières. Ainsi, bien que les cités voisines aient poursuivi leurs éternels conflits frontaliers, il convient, sans la nier, d’atténuer l’importance de ce phénomène. C’est d’ailleurs une réalité beaucoup plus profonde, beaucoup plus ubiquiste qui ressort des discours de rhéteurs comme Dion de Pruse : au-delà de la survivance d’anciennes rivalités liées à la recherche de biens matériels, apparut une toute autre forme d’altercation entre les cités. II. De la guerre armée à la guerre des mots : la course aux titres honorifiques Les inscriptions et les monnaies des villes de l’Asie Mineure ont dévoilé que de nouvelles manifestations de l’émulation entre cités ont vu le jour dès le 1er siècle av. J.-C. Maintes cités ont lutté pour l’emploi de titres honorifiques, qui leur aurait permis d’acquérir un rang spécial devant 18 19 20 C. P. Jones, The Roman World of Dio Chrysostom, Cambridge, Harvard University Press, 1978, p. 93. L. Migeotte, « Les finances publiques des cités grecques : bilan et perspectives de recherche », Topoi, 5/1 (1995), p. 24. Cette taxe, le tributum soli, fut instaurée par Octave Auguste et persista pendant tout le Haut-Empire. À ce sujet, on consultera A. H. M. Jones, The Roman Economy: Studies in Ancient Economic and Administrative History, Oxford, Basil Blackwell, 1974, p. 164. et p. 165. 6 leur rivale21. Il convient donc de s’interroger sur la nature de ces titres disputés par les cités, afin de bien saisir la façon dont s’est manifestée la compétition sous la domination romaine. A. La métropole : cité-mère, chef-lieu de conventus ou siège du koinon? Le titre le plus courant, mais non moins recherché, était celui de métropole. La plupart des historiens s’entendent pour dire que cette désignation avait un lien avec la grandeur, la prospérité et le nombre d’habitants d’une cité. Par contre, leur point de vue diverge grandement lorsqu’il s’agit de déterminer la nature réelle de ce titre et des luttes qu’il a pu engendrer. Certains soutiennent que le titre de métropole signifiait qu’une cité était considérée comme la mère fondatrice des autres22. En effet, le sens étymologique du mot métropole renvoie au mouvement de colonisation responsable de la fondation de nombreuses cités aux VIIIe et VIIe siècles av. J.-C. Il est vrai que certaines cités arboraient des appellations peu officielles, comme Milet, qui était « métropole de beaucoup de grandes cités dans le Pont23 ». D’ailleurs, dans un de ses discours, Dion de Pruse invitait Nicomédie à faire preuve de sollicitude et de modération à l’égard des autres cités, tâche qui lui incombait, puisqu’elle était cité-mère de la province d’Asie24. Notons que plusieurs monnaies semblent confirmer cette idée de mère fondatrice25. D’autres historiens estiment plutôt que le titre de métropole était d’abord et avant tout associé à l’administration de l’Empire26. En effet, les métropoles étaient souvent capitale de leur province et, de ce fait, résidence du gouverneur. C’est ainsi qu’une cité comme Nicomédie pouvait se vanter d’être métropole, titre qu’elle allait conserver jusqu’à la fin du IIIe siècle apr. J.-C. et qui lui conférait la primauté sur sa voisine Nicée. Elle lutta d’ailleurs longuement avant de l’obtenir, mais cela en valut la peine, puisqu’elle en détenait l’exclusivité27. Selon les mêmes historiens, chaque métropole aurait été un chef-lieu de conventus, soit le centre d’une 21 22 23 24 25 26 27 Robert, « La titulature de Nicomédie et de Nicée : la gloire et la haine », p. 1. E. Collas-Heddeland, « Le culte impérial dans la compétition des titres sous le Haut-Empire : une lettre d’Antonin aux Éphésiens », REG, 108 (1995), p. 416. Ibid. Dion de Pruse, Discours XXXVIII, 31. La cité-mère, représentée par une Tychè, est entourée de ses filles, illustrées par des Tychai plus petites . Voir Sartre, op. cit., p. 192. Robert, loc. cit., p. 22. Ibid., p. 2. 7 circonscription administrative. La province d’Asie était effectivement divisée en districts, découpage qui s’avérait très utile pour l’exercice de la justice28. Le titre de métropole aurait donc été attribué aux cités qui étaient le siège des assises administratives ou judiciaires. Cette définition est toutefois quelque peu simplificatrice, puisque plusieurs chefs-lieux de conventus, comme Apamée, n’ont jamais arboré le titre de métropole. Quelques historiens affirment qu’il est possible que le titre de métropole ait été accordé aux cités qui abritaient les réunions annuelles du koinon, conseil commun de la province. Ce dernier, qui avait entre autres pour fonction de célébrer le culte impérial29, prenait l’aspect d’une véritable assemblée fédérale : en Asie, il pouvait rassembler au moins cent cinquante représentants30. Une telle assertion semble toutefois confondre le titre de métropole avec celui de néocore, qui sera abordé dans la section suivante. Cela pourrait s’expliquer par le fait que plusieurs cités portaient les deux titres simultanément. Il apparaît donc difficile de comprendre la signification exacte du titre de métropole et de conclure fermement sur la nature des rivalités qui découlaient de cet honneur. Quoi qu’il en soit, la numismatique, l’épigraphie et la littérature s’accordent pour témoigner de l’importance qu’il représentait dans les querelles entre cités à l’époque impériale. Dans le cas contraire, il serait difficile de comprendre l’obstination d’une cité à envoyer tant d’ambassades auprès de l’empereur, arbitre ultime quant à l’octroi des titres, si ce n’était pour assurer sa primauté sur les autres. Ce n’est certes pas par hasard que le juriste Paul de Tyr fut envoyé à Rome pour obtenir d’Hadrien la conservation du titre de métropole pour sa cité31. Notons également que l’empereur recommandait au proconsul de la province de toujours visiter les métropoles avant les autres villes. En définitive, il est possible d’affirmer que le titre de métropole confirmait la prépondérance d’une cité sur ses rivales : il a été la première manifestation de la compétition pour les titres honorifiques. B. La néocorie : siège du temple impérial provincial Si le titre de métropole conférait à une cité une situation spéciale par rapport à ses rivales, il était étroitement lié à un titre beaucoup plus prisé par les cités, soit celui de néocore des Augustes. La néocorie était vraisemblablement une expression du culte impérial provincial. Seule 28 29 30 31 Sartre, op. cit., p. 245 et p. 246. F. Millar, The Emperor in the Roman World (31 BC –AD 33), Londres, Duckworth, 1977, p. 387. F. F. Abbott et A. C. Johnson, Municipal Administration in the Roman Empire, New York, Russell and Russell, 1968, p. 166. Collas-Heddeland, loc. cit., p. 417. 8 une cité ayant construit un sanctuaire en l’honneur de l’empereur et, surtout, avec son autorisation, pouvait effectivement se dire néocore ou gardienne du temple impérial. Pergame a probablement été parmi les premières cités d’Asie à obtenir le privilège de consacrer un temple à l’empereur. C’est elle qui fut désignée par Auguste, en 29 av. J.-C., mais seulement au terme d’une impitoyable lutte contre Éphèse. C’est d’ailleurs la raison pour laquelle l’empereur établit à Éphèse le culte de Rome et du divus Iulius, réservé aux citoyens romains, afin d’atténuer les hostilités entre les deux cités rivales. Le même phénomène a été observé en Bithynie, où le droit d’établir un temple impérial fut accordé à Nicomédie plutôt qu’à Nicée, qui dut se contenter du culte de Rome. Sous Tibère, c’est Smyrne qui obtint le temple impérial de la province d’Asie, mais cette fois, la compétition a été beaucoup plus féroce, car onze cités avaient postulé auprès de l’empereur. Pourtant, bien que ces cités aient acquis très tôt un sanctuaire impérial provincial, le titre de néocore, qui y était lié, n’apparaissait pas dans la titulature des cités : ce n’est qu’à la fin du Ier siècle apr. J.-C. que les cités ont enfin pu se proclamer néocore32. Certaines cités en ont ainsi profité pour prendre leur revanche : Éphèse, qui dut attendre l’époque flavienne pour se voir accorder un temple impérial provincial, a été la première des cités d’Asie à afficher officiellement le titre de néocore33. Mais conformément à la fâcheuse habitude des cités grecques de toujours vouloir se montrer supérieure à leurs voisines, Pergame et Smyrne ne tardèrent pas à évoquer leur néocorie et ce, en prenant bien soin d’insister sur l’ancienneté de leur privilège, afin d’ajouter une touche d’originalité devant Éphèse, leur principale rivale. C’est pourquoi les Pergaméniens étaient fiers d’être les « premiers néocores ». Dans cette course à la néocorie, les choses se sont corsées quand les cités se sont mises à revendiquer une deuxième et même une troisième néocorie, qu’elles affichaient notamment sur leur monnayage34. Les rivalités entre cités pour l’obtention de ce titre résultaient sans doute du prestige qu’il conférait à la cité. Lorsqu’une cité était néocore, elle était le siège du culte impérial provincial. Le sanctuaire provincial réunissait alors les représentants de toute la province pour un culte solennel dédié à l’empereur. La qualité et le prestige des chefs donnaient certainement une réputation honorable à la cité néocore, surtout lorsqu’ils entretenaient des relations de confiance avec Rome. Mais la célébration du culte impérial donnait également lieu à maintes festivités et manifestations 32 33 34 Ibid., p. 417 et p. 419. D. Magie, Roman Rule in Asia Minor. Tome 1: To the End of the third Century after Christ, New-York, Arno Press, 1975, p. 572. Sartre, op. cit., p. 191 et p. 192. 9 religieuses : sacrifices, libations, banquets, concours, etc. De telles cérémonies attiraient de nombreux fidèles, marchands et visiteurs et représentaient pour la cité une importante source de gloire et de fierté35, surtout lorsque l’empereur lui rendait visite36. Le titre de néocore était l’un des plus prestigieux que pouvait porter une cité : étant intimement lié au culte impérial, il signifiait que la cité qui le portait avait la bienveillance de l’empereur. C’est pourquoi il fut l’objet de querelles, que l’on perçoit aisément à travers la titulature de cités rivales telles que Nicomédie et Nicée, ou Éphèse, Pergame et Smyrne. C. Première de la province : un titre très envié Un autre titre a été au cœur des rivalités entre les cités sous le Haut-Empire, celui de première de la province. En réalité, c’est ce dernier qui représentait le titre suprême, puisque ceux de métropole et de néocore avaient pour but de matérialiser cette primauté. L’importance de la primauté pour les Grecs persistait à l’époque impériale : notons l’exemple probant d’un athlète milésien qui fut félicité d’avoir été le premier des Grecs d’Asie37. Si la primauté demeurait primordiale pour les individus, il en était de même dans les relations entre cités. Or, le seul moyen d’être sacrée première était de se placer dans une situation spéciale vis-à-vis de sa rivale. C’est pourquoi certaines cités se sont livrées une lutte sans merci et ce, de toutes les façons possibles, mais le procédé le plus concret utilisé par les cités pour se mettre en valeur était sans aucun doute l’embellissement38. En effet, la construction d’édifices resplendissants, comme des bains, des théâtres, des gymnases, des portes monumentales, sans parler des objets d’art qui leur servaient d’ornementation, ne pouvait qu’ajouter à la splendeur d’une cité et lui permettre de se démarquer de ses rivales39. C’est par un tel processus que Smyrne acquit le plaisir d’être première de la province, comme l’illustre bien sa titulature : « première d’Asie en beauté et en grandeur : gloire de l’Ionie40 ». La primauté est effectivement très présente dans les inscriptions, les 35 36 37 38 39 40 À ce sujet, on consultera S. R. F. Price, Rituals and Powers : the Roman Imperial Cult in Asia Minor, Cambridge, Cambridge University Press, 1984, p. 111-113 et p. 216-220. Voir planche II, fig. 1. Cf. L. Robert, Hellenica VII, Paris, Adrien-Maisonneuve, 1949, p. 117-125. Macro, loc. cit., p. 683. A. H. M. Jones, The Greek city from Alexander to Justinian, Oxford, Clarendon Press, 1940, p. 231. Magie, op. cit., p. 636. 10 monnaies et les discours d’auteurs anciens, ce qui laisse entrevoir que les cités se disputaient âprement ce titre et qu’une fois obtenu, elles le gardaient jalousement41. Le discours adressé aux Nicomédiens par Dion de Pruse est très révélateur quant à l’objet de leur querelle avec les Nicéens : « nous ne nous battons pas pour une question territoriale ou maritime […] nous ne luttons pas pour des revenus […] nous luttons pour le premier rang42 ». C’est bel et bien le titre de première qui était au cœur de cette dispute et le vocabulaire utilisé par l’auteur traduit très bien l’attitude combative des cités lorsqu’il était question de leur titulature, de même que l’importance qu’elles y accordaient. On constate par ailleurs que Nicomédie a revendiqué si ardemment la primauté que Nicée se vantait d’être la seule à détenir, qu’elle a pu porter le titre à son tour. Notons que Pergame, Smyrne et Éphèse se querellaient furieusement pour les mêmes raisons. Les cités essayaient donc toujours d’atteindre leur concurrente dans son orgueil et de la rabaisser en ne lui reconnaissant pas la place qui lui revenait dans la province. Il n’est pas surprenant qu’Éphèse ait exigé des excuses de Pergame et de Smyrne quand celles-ci ont omis de la saluer de son titre de première dans une lettre officielle : il s’agissait incontestablement d’un geste de provocation, d’autant plus que, tel que mentionné au sujet de la néocorie, la situation était déjà particulièrement délicate entre ces trois cités d’Asie43. Quoi qu’il en soit, l’honneur pour une cité de se parer du titre de première prenait tout son sens lors de la célébration du culte impérial provincial, alors qu’elle avait le privilège de marcher en tête des processions : c’est le moment où elle exhibait le rang qu’elle tenait dans l’intimité de l’empereur, d’où l’importance du respect de ce titre et la gravité de l’omettre dans les correspondances entre cités. Ainsi, Rome a certes aboli l’activité politique des cités grecques dans leur forme traditionnelle, rendant de ce fait caduque leur liberté à combattre par la force des armes, mais l’émulation entre cités s’est poursuivie à l’époque impériale. C’est autour du culte impérial et à travers l’accumulation des titres glorieux de métropole, de néocore et de première que se manifestait la grandeur d’une cité. 41 42 43 K. W. Harl, Civic Coins and Civic Politics in the East A.D. 180-275, Los Angeles, University of California, 1987, p. 22. Dion de Pruse, Discours XXXVIII, 22. Collas-Heddeland, loc. cit., p. 421. 11 III. L’apogée des rivalités Sous le règne de Marc-Aurèle, la guerre était quasi continuelle et à partir du moment où les Parthes envahirent la Syrie et l’Arménie, en 161 apr. J.-C., une période délicate s’ouvrit pour le monde romain : la prospérité de l’Empire déclinait et la pax Romana s’essoufflait44. Parallèlement, dans les cités grecques, l’étalage des titres s’amplifiait et la course aux honneurs prit rapidement des proportions démesurées. A. Une nouveauté : l’étalage de la mémoire historique et des origines divines Dès le milieu du IIe siècle, une particularité apparut dans l’étalage des titres honorifiques, soit le désir d’établir une mémoire historique en se reconnaissant un lien avec les dieux et héros de la Grèce ancienne45. Lorsqu’on examine la procédure par laquelle étaient conférés les titres, il n’est pas surprenant de constater l’émergence de plusieurs légendes de fondation dans la titulature des cités : le passé comme polis était devenu un critère prépondérant dans l’attribution des honneurs. Lorsqu’une cité effectuait une requête pour un titre, un premier tri était fait devant l’assemblée du koinon, afin d’écarter les demandes susceptibles d’alimenter les tensions. Puis, le gouverneur vérifiait les déclarations de la cité candidate. Enfin, celle-ci se rendait devant l’empereur pour entendre son verdict. Un décret du Panhellénion, fédération nationale des Hellènes, témoigne d’ailleurs du caractère fondamental des origines helléniques en cette matière : l’hellénisme de Magnésie-du-Méandre lui a permis d’ériger un temple impérial provincial et d’obtenir la néocorie. L’origine grecque du fondateur des cités était aussi minutieusement notée, tout comme le nom de la cité-mère46. Or, les cités d’Asie étaient, pour la majorité, postérieures à Alexandre et elles pouvaient difficilement rivaliser avec celles de la côte de la province, dont la fondation remontait à l’époque archaïque. Chaque cité a donc tenté de se trouver et d’afficher une origine grecque, aussi ancienne que possible. Dans cette compétition pour l’ancienneté des origines, les parentés de peuples se développèrent pour être largement utilisées par les cités dans leur titulature, afin de se démarquer de leur rivale. Ainsi, Athènes, Sparte et Argos se partagaient la paternité de la plupart des cités d’Asie. De même, nombreuses sont celles qui prétendaient avoir pour descendants les peuples les 44 45 46 M. Cébeillac-Gervasoni et al., Histoire romaine, Paris, Armand Colin, 2001, p. 281. Magie, op. cit., p. 637. J. H. Oliver, Marcus Aurelius. Aspects of Civic and Cultural Policy in the East, New Jersey, American School of Classical Studies at Athens, 1970, p. 94-95. 12 plus anciens de la Grèce, tels que les Doriens, les Ioniens et les Arcadiens47. Cette notion d’héritage historique se retrouve également dans les discours de Dion de Pruse, notamment dans celui qu’il avait destiné à Nicée, la rivale de Nicomédie : « elle (votre ville) n’a été dépassé [sic] par aucune des villes illustres et pas davantage sous le rapport de la noblesse de la race et de la composition de la population, formée […] non de peuples inférieurs arrivant par petites bandes d’ici ou de là, mais de la fleur des Grecs et des Macédoniens48 ». Il faudrait aussi mentionner que les cités accaparaient le nom de dieux et de héros légendaires. Nicée, par exemple, fut fondée par Antigone le Borgne, puis à nouveau par Lysimaque, mais elle se targuait d’origines divines, comme en témoignent ses monnaies, sur lesquelles on retrouve les mentions de Thésée et de Prométhée. De plus, si les noms d’Héraklès et de Dionysos inscrits sur la porte monumentale de Lefkè ont longtemps été associés au caractère divin de l’empereur Hadrien, des études ont démontré qu’il s’agirait plutôt d’une proclamation de ces dieux en tant que fondateurs de la ville. De cette façon, les monnaies et les inscriptions s’accorderaient pour vanter l’origine divine de Nicée. Face à une telle titulature, Nicomédie a pu répliquer en déclarant que sa fondation relevait de Déméter49. Ainsi, la course aux titres a amené les cités à puiser dans les légendes grecques et à faire déplacer les dieux et les héros de la Grèce ancienne à la province d’Asie. Pour ajouter à leur gloire, les cités se sont également entêtées à reconstituer une toponymie entièrement grecque. Plusieurs cités n’ont pas hésité à modifier le nom des fleuves et des montagnes, de façon à créer un cadre crédible pour les mythes et légendes dont elles se réclamaient. En Bithynie, par exemple, la rivière qui partait de Bithynion reçut le nom de Ladôn, soit celui de la plus grande rivière d’Arcadie50. La passion et l’obsession qu’avaient les cités à recréer ce qu’elles avaient de plus glorieux dans leur passé est un phénomène essentiel à la compréhension des rivalités à l’époque impériale : pourquoi, au milieu du IIe siècle, les cités ont subitement éprouvé le besoin d’étaler leur mémoire historique, alors que jamais auparavant elles n’y référèrent? Car si chaque cité se mettait à chercher ardemment à être la plus glorieuse, c’est que les rivalités pour les titres honorifiques s’étaient réellement amplifiées. La multiplication du nombre de poleis par les empereurs y était pour beaucoup dans cette exagération de la 47 48 49 50 S. Mitchell « The Greek City in the Roman World : the Case of Pontus and Bithynia », Actes du VIIIe Congrès international d’épigraphie grecque et latine, Athènes, Musée épigraphique, 1982, p. 132. Dion de Pruse, Discours XXXIX, 1. L. Robert, À travers l’Asie Mineure: poètes et prosateurs, monnaies grecques, voyageurs et géographie, Paris, Diffusion de Broccard, 1980, p. 133. Ibid., p. 146. 13 compétition entre cités, car en plus de rivaliser entre elles, les anciennes cités voulaient également se démarquer des nouvelles, qui représentaient une menace potentielle à leur éclat. Ainsi, en étalant leurs origines grecques et divines au travers de leurs titres, les anciennes cités « rappelaient, sans discrétion mais avec efficacité51 », que leur hellénisme était beaucoup plus ancien et glorieux que les nouvelles cités de la région. Cela montre l’importance qu’accordaient les cités à la légitimation de leur place au sein de l’Empire. B. L’ homonoia : un contrepoids aux rivalités? En Asie, la vie politique était incontestablement animée par des rivalités entre cités, qui prirent des proportions beaucoup plus importantes dès le milieu du IIe siècle. Il est toutefois primordial d’examiner brièvement un autre phénomène qu’attestent les monnaies, les inscriptions et les textes littéraires, car l’émulation entre cités aurait eu pour contrepoids l’homonoia, soit des relations de concorde entre cités. À l’origine, aux Ve et IVe siècles av. J.-C., les premiers usages du mot homonoia impliquaient la complémentarité de deux objectifs : éviter les guerres civiles et préserver la solidarité nationale face à toute menace externe52. Mais l’homonoia pouvait également référer aux relations entre cités; elle était alors perçue comme une alternative aux querelles incessantes entre ces dernières. À l’époque impériale, l’homonoia ressurgissait, mais était-ce pour célébrer l’entente dans les relations entre cités ou plutôt pour la promouvoir53? Si l’on revient à la querelle mentionnée plus haut, qui opposait Éphèse, Pergame et Smyrne au sujet du titre de première, il semblerait qu’à la suite de l’intervention de l’empereur Antonin le Pieux, il y ait eu une période de paix. Cette dernière est symbolisée par les monnaies d’homonoia émises conjointement par les trois cités et sur lesquelles sont représentées leurs divinités, témoignage de leur commun accord54. Les cités parvenaient donc parfois à établir des relations amicales, mais combien de temps pouvait durer une telle concorde? De toute évidence, l’homonoia conclue entre les cités était la plupart du temps éphémère : elle était un phénomène très sporadique. C’est du moins ce que 51 52 53 54 Sartre, op. cit., p. 196. A. R. R. Sheppard, « Homonoia in the Greek Cities of the Roman Empire », Ancient Society, 15-17 (19841986), p. 229. C. P. Jones, The Roman World of Dio Chrysostom, p. 83. Outre le monnayage, l’homonoia conclue entre deux ou plusieurs cités pouvait être attestée par l’érection de statues de dieux. À ce sujet, voir Robert, OMS VI, p. 290 et p. 291, ainsi que Collas-Heddeland, loc. cit., p. 423 et p. 424. 14 confirme une dédicace concernant les relations entre Éphèse, Pergame et Smyrne : une vingtaine d’années après l’intervention d’Antonin, les troubles ont éclaté de nouveau. L’importance de l’homonoia doit donc être minimisée : à l’époque impériale, lorsque qu’elle est mentionnée dans les sources littéraires, ainsi que dans les monnaies et les inscriptions, ce n’est pas tant pour célébrer la fin d’une dispute que pour encourager les cités à la bonne entente. L’homonoia n’était donc pas un idéal recherché par la société, mais un état utilisé à des fins de propagande dans le but de désamorcer, d’apaiser les rivalités incessantes que la course aux titres rendait inévitables55. C’est ce qu’ont tenté de faire plusieurs rhéteurs comme Dion de Pruse, qui prenait bien soin de vanter les vertus de la concorde, afin de mettre en évidence toute la futilité de la compétition des titres56. D’une manière générale, le besoin qu’ont eu les hommes politiques à recourir à la concorde atteste sans aucun doute de la vitalité grandissante des querelles entre cités. Il apparaît vraisemblablement que ces dernières ne parvenaient pas à surmonter leur jalousie mutuelle : la haine et la gloire l’emportaient sur tout autre prétexte. C. Un combat acharné à la fin de la pax Romana : ruine et épuisement des cités À la fin du IIe siècle, la compétition des titres honorifiques fit l’objet d’une surenchère : chaque cité tendait à se parer d’un nom de plus en plus long et de plus en plus glorieux. C’est ainsi qu’à la « Première et Très Grande Métropole d’Asie, deux fois néocore des Augustes par décision du sacré Sénat et néocore d’Artémis, amie des Augustes, la cité des Éphésiens » répondait « la Première cité d’Asie en beauté et en taille, la Très Illustre, la Métropole, trois fois néocore des Augustes par décision du très sacré Sénat, l’ornement de l’Ionie, la cité des Smyrniens »57. D’ailleurs, les ambassades conduites auprès de l’empereur dans le but de se voir accorder un titre honorifique se multipliaient. Parallèlement, les cités déployaient de plus en plus d’énergie à construire des édifices plus somptueux les uns que les autres, peut-être dans le but de récolter le titre de première, qui sait? Et puisque la maintenance des activités urbanistiques était la responsabilité de chaque cité, toutes ces extravagances donnaient lieu à une mauvaise gestion des fonds publics, qui plongeait certaines cités dans une ruine passagère ou, du moins, dans une situation très précaire58. C’est pour cette raison que plusieurs empereurs sont intervenus plus 55 56 57 58 Sheppard, loc. cit., p. 236 et p. 237. Jones, The Roman World of Dio Chrysostom, p. 85. Sartre, op. cit., p. 196. Voir également planche II, fig. 2. F. F. Abbott et A. C. Johnson, op. cit., p. 143 et p. 144. 15 fréquemment dans les affaires financières des cités, portant ainsi atteinte au peu de liberté qu’elles conservaient sous la domination romaine. Dans les querelles de titulature, les cités se montrèrent de plus en plus avides, s’acharnant dans des combats interminables. En essayant constamment de rabaisser sa rivale et d’atteindre la primauté, des cités comme Nicée et Nicomédie ont vu leurs querelles tourner à la guerre civile (stasis). À la fin du IIe siècle, les cités sont même allées jusqu’à prendre position dans les luttes qui opposaient les prétendants à l’Empire. À cet égard, le conflit entre Septime Sévère et Pescennius Niger est très révélateur. En effet, Nicomédie ayant offert son soutien à Septime Sévère, Nicée prit ouvertement le parti de Niger. Quand circula la nouvelle de la victoire de Sévère (à Cyzique), aussitôt chez tous ces peuples la sédition (stasis) et la diversité de jugement s’abattirent sur les villes, non point tant par haine contre les empereurs en guerre ou par dévouement pour eux que par jalousie et querelle entre elles, et par envie, et pour la destruction de leurs frères de race59. Le résultat de cette prise de position a été tragique pour les cités qui avaient soutenu Niger. Ce fut notamment l’occasion pour Nicomédie, associée à la victoire de Sévère, de rabaisser son adversaire : elle demanda aux autorités romaines de dépouiller Nicée de ses titres, entre autres celui de première de la province. De ce fait, les autorités romaines martelèrent toutes les inscriptions faisant mention des titres honorifiques accumulés par la ville depuis le début de l’époque impériale. Pour Nicée, c’était la fin de ses honneurs et pour Nicomédie, la récole d’« un grand butin de gloire haineuse60 ». D’autres cités ayant pris le parti de Niger ont toutefois reçu un châtiment beaucoup plus pénible : Antioche perdit le statut de ville, ce qui la rabaissait au statut de simple bourg. Sa dignité et son indépendance se volatilisaient, l’abolition du statut civique représentant l’une des pires humiliations pour une cité. Par ces prises de position dans les luttes impériales, l’émulation entre cités devenait beaucoup plus active et prenait ainsi un tout autre tournant, puisqu’elle pouvait véritablement conduire à l’épuisement et la déliquescence de certaines cités. 59 60 Hérodien, III, 2, 7-9, cité par Robert, loc. cit., p. 23. Robert, loc. cit., p. 25. 16 Au milieu du IIe siècle, les rivalités entre cités s’activèrent considérablement pour tomber de plus en plus dans la démesure. Le brusque étalage de mémoire historique dans la titulature, la fréquence des appels à l’homonoia lancés par les hommes politiques, de même que l’implication des cités dans les luttes pour le pouvoir impérial montrent bien l’ampleur qu’a prise la course aux titres, les cités allant jusqu’à mettre en péril leur économie et leur statut civique. Conclusion Sous le Haut-Empire, malgré une transformation draconienne de leur vie politique, les cités n’en ont pas moins conservé leur conscience identitaire et les rivalités perdurèrent dans toute leur vivacité, bien qu’elles se manifestèrent différemment. L’étude des relations entre cités avant l’époque impériale a démontré que leur comportement était dicté par la conception que les Grecs se faisaient de la cité, dont l’autonomie était la raison d’être. Cette passion pour l’indépendance fit des querelles entre cités un phénomène normal et permanent : pour défendre sa liberté, il fallait combattre. Les hostilités représentaient donc un moyen d’affirmation pour les cités, qui se manifestait par des conflits localisés visant à rectifier les frontières. À l’époque impériale, les limites territoriales restaient une source insatiable de combat entre les cités. Mais l’interprétation des documents épigraphiques, numismatiques et littéraires a révélé un autre type de querelles. Puisque les cités étaient privées de leur autonomie habituelle et que la paix romaine empêchait le recours aux armes, l’émulation prit principalement la forme d’une course pour accumuler les titres les plus glorieux et, parallèlement, s’attirer la faveur impériale. C’est à travers l’emploi et la prolifération des titres de métropole, néocore et première de la province que cette lutte entre cités prit tout son sens. Dès le milieu du IIe siècle, lorsque la pax Romana s’estompait dans l’Empire, ces rivalités entre cités firent l’objet d’une surenchère et devinrent très destructrices. C’est du moins ce qu’ont démontré l’étalage subit de la mémoire historique dans la titulature, les appels à l’homonoia lancés par les autorités et, surtout, l’excès dans lequel tombèrent les cités à la fin du IIe siècle, puisqu’elles s’acharnèrent jusqu’à s’épuiser et se ruiner par haine de leur rivale. L’émergence de rivalités pour les titres honorifiques est donc un fait significatif de l’époque impériale. M. Sartre écrivait qu’aux yeux de « l’observateur superficiel », cette 17 émulation entre cités paraissait très anodine61. Gloriole de vanité? Peut-être, mais insignifiante, j’en doute, car ces luttes traduisent l’amertume et la nostalgie ressenties par les Grecs pour leur indépendance perdue. La course aux honneurs représentait donc pour les cités l’un des seuls moyens d’affirmation, qui leur rappelait quelle était leur place dans un univers centré sur l’empereur. Dans cette optique, les mythes et légendes auraient constitué une sorte de point de repère identitaire, miroir du passé qui ramenait constamment les cités à leurs racines helléniques. Ni la mémoire des anciennes rivalités ni la fierté locale ne s’étaient éteintes. Par contre, il faut nuancer légèrement cette interprétation en considérant deux autres acteurs qui, selon C. P. Jones, furent grandement responsables de l’amplification des rivalités à l’époque impériale. En effet, si la fierté et l’esprit agonistique des Grecs les amenaient naturellement à se quereller, l’empereur et les gouverneurs catalysèrent sans doute maintes rivalités, puisqu’il jouèrent un rôle de premier plan dans la distribution des distinctions62. Ils avaient probablement intérêt à s’attacher certaines cités plutôt que d’autres et se mirent ainsi à jongler de plus en plus avec les honneurs, de sorte qu’à la fin du IIe siècle, les titres purent non seulement être attribués, mais également repris : ils devinrent une récompense ou une sanction pour les cités. Que ces querelles se soient produites en Thrace, en Macédoine ou en Asie, elles attestent de l’indissolubilité du monde grec dans l’Empire. La cité demeurait la vraie patrie de chacun et les rivalités, une continuité de ce qu’avaient été les relations entre cités avant la domination romaine. L’émulation a tout simplement emprunté la voie qui était ouverte. Si ma recherche a permis de rendre ce phénomène plus intelligible, elle n’aura donc pas été dérisoire. Mais il pourrait être intéressant d’élargir le débat en cherchant à savoir quelle était l’attitude des Grecs devant la domination romaine. Qu’en pensaient-ils? Vaste problème, certes, mais qui permettrait sans doute de mieux comprendre l’identité grecque à l’époque impériale et, conséquemment, d’apporter certains éclaircissements sur cette vieille et éternelle « maladie des Grecs qui, toujours en discorde les uns contre les autres et voulant détruire ceux qui paraissaient dominer, ont épuisé la Grèce63 ». 61 62 63 Sartre, op. cit., p. 198. Jones, The Roman World of Dio Chrysostom, p. 85. Hérodien, III, 2, 7-9, cité par Robert, loc. cit., p. 23. 18