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Le langage des cités, un
facteur d'exclusion
La fracture linguistique entre le
«français officiel» et le «dialecte des
quartiers» ne cesse de creuser le fossé
entre deux univers. Et freine
l'intégration, comme le montre
l'émouvant documentaire «les Roses
noires», actuellement sur les écrans.
GELEBART/20 MINUTES/SIPA
Deux «blousons de cuir» s'approchent du box :
un costaud et un maigre, deux copains de 24 et 28 ans qui se tiennent là, mains dans leur jean, jugés en
comparution immédiate ce 22 novembre, au tribunal de Bobigny, dans le 93. Il y a quatre jours, imbibés à la
vodka, ils ont cogné un jeune dans le RER. La présidente insiste, rappelle les faits avec ses mots : «La
victime s'est fait molester, invectiver, bousculer.» Elle demande au costaud, livreur de pizzas, sept
condamnations au casier, ses souvenirs de l'agression. Il dit : «Si j'aurais pu vous les donner, je vous les
aurais donnés.» Elle s'adresse à son acolyte : «Vous avez charge de famille ?» Il ne comprend pas :
«Comment ?» La traduction arrive : «Vous êtes marié ?» La présidente retrace son
parcours de récidiviste, revient sur une vieille peine «indépendante de cette instance
Paradoxal, le
collégiale».
Il secoue la tête : «J'ai pas compris.»
langage des cités
Le ghetto des mots, la prison mentale des lascars de banlieue. Au tribunal, ils
est un étendard
répondent des «Ouais, madame», se disent «en pression de fou» et font répéter les
verbal, ressenti
expressions qu'eux, les tchatcheurs des cités, ne maîtrisent pas. Une frustration verbale
comme une
qui, quand les coups viennent à la rescousse des mots, précipite la violence et qui
fierté et une
intéresse les spécialistes, comme en Grande-Bretagne, où une expérience pilote fait
plaie infamante.
travailler des équipes d'orthophonistes avec de jeunes délinquants. Dans nos quartiers,
de Stains à Clichy, la fracture linguistique ne touche pas que les caïds : les filles, à
l'école, pâtissent de ce fossé entre deux univers - le français officiel et le sabir périphérique -, comme le
montre l'émouvant documentaire les Roses noires, d'Hélène Milano, sorti au cinéma le 28 novembre.
Ses héroïnes s'appellent Farida, Coralie ou Roudjey... âgées de 13 à 18 ans, faux diams aux oreilles,
elles vivent à Montfermeil, au Blanc-Mesnil ou dans les quartiers nord de Marseille et dévoilent leur rapport
intime, compliqué, au parler «multinationaliste» des cités : «Les filles alternent entre plusieurs langues, la
langue de leurs parents, la langue de la cité, la langue des garçons, la langue de l'école. Elles ont
conscience qu'il leur manque une culture de l'éloquence, raconte la réalisatrice Hélène Milano, qui les a
suivies pendant deux ans. Ce qui pourrait être perçu comme une richesse, elles le vivent comme une
exclusion.»
Près d'une décennie après l'Esquive, le film d'Abdelattif Kechiche qui semait la prose de Marivaux au
pied des HLM, on découvre à l'écran l'une des «roses noires», Sarah, 17 ans, yeux surlignés de khôl,
interprétant en robe rouge la Milady des Trois Mousquetaires. Elle vit à Saint-Denis, et dit que «sur Paris»,
les gens les regardent de haut, les écoutent de haut, les
jeunes de banlieue : «C'est pire qu'une frontière, c'est
un mur, faut un code pour passer», dit-elle devant la
caméra. Sarah aimerait bien parler comme les gens
civilisés, éduqués, mais la sonorité la rattrape,
l'estampille : «Même si tu utilises les bons mots, t'as
l'accent de ta cité, et il revient.»
Fracture physique ou
linguistique ?
Comme tous les gamins des quartiers, les «roses noires» parlent un «français à l'arrache» aux rocailleux,
bricolage d'un peu de français, d'arabe ou de portugais, qui leur sert de trait d'union identitaire. «Personne
ne pourra me l'enlever», prévient dans le docu Kahina, 14 ans, capuche noire, qui confie pourtant s'être fait
snober par sa correspondante au ski, une fille des Alpes, à cause de son «drôle de langage». C'est tout le
paradoxe de cet étendard verbal, ressenti comme une fierté et une plaie infamante. En conseil de classe, la
Le langage des cités, un facteur d'exclusion - Marianne 815, 01.12.2012
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brune Hanane n'ose pas parler de peur de «faire des bavures». Moufida, 16 ans, accent de Marseille et de la
cité, ajoute : «Dans la classe, personne n'arrive à attraper le français, dès qu'on est dans la cour, c'est le
langage des cités.» Elle voue une admiration à sa prof de l'an dernier qui a tout tenté pour briser l'apartheid
des mots : «Elle nous mettait de l'ambition... [...] Elle nous faisait travailler des trucs compliqués et elle
avait raison. Ça se voyait, qu'elle tenait à nous.»
Pour les profs - comme pour les éducateurs ou les agents de Pôle emploi -, sevrer les jeunes de leur argot
cryptique relève d'un sport quotidien. «Vous avez le seum, madame ?» (traduction : «Vous êtes énervée ?»),
variante, «Vous êtes en sang ?», Virginie connaît par cœur. Elle enseigne le français au collège dans les
Hauts-de-Seine où les garçons disent «wesh» pour «oui», «non», «bonjour», et où les filles
s'appellent «mon frère». La fracture linguistique, en vrai. Pas facile d'enseigner le passé simple à des
gamins qui rétorquent : «Y a que les bourges qui parlent comme ça !» La prof s'accroche aux pièces de
Molière, corrige les «parle-moi pas» d'un caustique «la négation est mal placée», reprend systématiquement
sur la syntaxe : «Je leur explique que la cité, ça ne dure pas toute la vie, qu'en dehors ça leur servira de
parler correctement.»
Shafia, prof de français dans l'Essonne, estime que la fracture est d'abord physique avant d'être
linguistique, comme à Garges-lès-Gonesse, où le marché, le quartier, le collège délimitent l'entre-soi
géographique. «Les enfants de la cité ne vont pas forcément se rendre à Paris, souligne-t-elle. Je leur
explique qu'un beau langage sert à avoir sa place parmi les autres. Les filles, surtout, veulent sortir de la
fracture linguistique : en troisième, certaines me réclamaient plus de lecture à la fin des cours, j'ai pu leur
faire lire Germinal.»
Puristes contre pragmatiques
Chez les pontes de la linguistique, la notion même de «fracture» divise, entre les puristes qui fustigent la
pauvreté absolue du dico des cités, et les pragmatiques, comme Thierry Bulot, qui rêve de «défoncer le
château fort du monolinguisme». Spécialiste en sociolinguistique urbaine à l'université Rennes-II, le
chercheur veut changer le regard - et l'oreille - sur ce langage de millions de jeunes : «L'une de mes
doctorantes a montré dans son enquête à quel point le simple accent des cités discrimine des filles qui
postulent comme vendeuses dans le prêt-à-porter. Il faut en finir avec cette idéologie que le seul français
qui vaille est le français standard, dénué d'accent.»
Polir l'élocution, bannir les tics des cités... Les filles des Roses noires savent que, pour trouver du
boulot, elles n'ont pas d'autre choix. Comme Farida, piercing à la lèvre, qui reconnaît qu'il y a encore deux
ans, en entretien avec un patron, elle aurait lâché un ««Ouais», «affalée sur une chaise». Avec son art de
mêler la cité au bon français, Farida confie qu'elle veut désormais parler «un langage approprié à tout le
monde».
■Marie Huret
Le langage des cités, un facteur d'exclusion - Marianne 815, 01.12.2012
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