Le pantin, la rivière et la nef Par Pierre Tillet « C

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Le pantin, la rivière et la nef Par Pierre Tillet « C
Le pantin, la rivière et la nef
Par Pierre Tillet
« C’est pas d’la soupe c’est du rata. »
Chanson militaire.
On le sait depuis au moins Robert Filliou, Martin Kippenberger ou Mike Kelley, la probité n’est
pas la plus recommandable des vertus en art. Elle n’est, le plus souvent, que le produit d’un
dressage, d’une normalisation. Cela vaut aussi pour cette sorte d’adhésion à l’esprit du temps
qui passe par sa subversion apparente (voir, par exemple, les frères Chapman). Il n’est pas
rare, en effet, que « L’inversion et la perversion ne servent qu’à réinscrire la loi qu’elles
cherchent à affaiblir », comme l’écrit Kelley.1 À la droiture ou à l’honnêteté supposées d’une
attitude artistique, ou bien à l’astuce censément immorale de certaines positions, on préfèrera
la stratégie du véritable freak, voire de l’idiot, si l’on veut bien se rappeler que l’idiotie, en
grec, désigne la singularité.
Le corpus existant des œuvres de Simon Rayssac témoigne d’une telle idiosyncrasie. C’est un
art sans pantoufles, dont l’intensité est contre et pour l’unité, contre la séparation des
médiums (il pratique la sculpture, la peinture, la vidéo, la performance), pour l’exploration de
thématiques formant cohérence. La figure de l’anormal n’y est pas celle d’un bateleur engagé
dans on ne sait quel ego trip. Les productions de Rayssac ne comportent aucun renvoi
directement biographique, comme le montre ce personnage issu de la série Mes horizons (2014), d’une trentaine de centimètres, qui évoque un pantin. De son visage recouvert
par un masque, horrifique et grotesque à la fois, émerge un nez-pinceau qui est en même
temps un phallus. Certes, les couleurs de ses vêtements à l’étrange coupe évoquent, au choix,
l’élève de pensionnat ou le petit soldat – soit deux images du conditionnement. Mais le nezphallus exprime une résistance : celle d’un être hybride, dont la seule présence, comme celle
d’un jouet, génère l’envie de se raconter des histoires.
Rayssac est et n’est pas un petit soldat de l’art. Il est engagé, certes, rigoureux dans la dérive
des idées et des sensations. Mais il n’a aucune cause à défendre. Il ne semble mû que par la
volonté de produire des écarts, des différences, qui sont autant de moyens de s’éloigner du
connu, de la soupe culturelle. Si, pour reprendre la métaphore du repas servi par l’artiste (de
Spoerri à Tiravanija), ses œuvres devaient être comparées à un aliment, ce ne serait pas du
homard (Koons), ni du lait (celui de Nazi Milk imaginé par General Idea en 1979), mais un rata
bizarre, un rata de rastaquouère. 2 Sous réserve que par « rata », on comprenne une nourriture
consistante, goûteuse quoique impure, cuisinée avec les moyens du bord ; par exemple : des
huîtres au bacon accompagnées de sauce Worcestershire.
L’engagement personnel de Rayssac n’a d’égal que sa désobéissance aux codes des sergents
ou capitaines de l’art œuvrant pour ces spectacles réifiés que sont, trop souvent, les
expositions. Il se contente d’être ce qu’il est : un individu surprenant, cherchant du sens dans
l’anecdote, la caricature et ces types de l’altérité que sont « le primitif, l’enfant, le fou,
l’inconscient ».3 One Night Stand (2007) est ainsi une curieuse « aventure d’un soir » qui le
montre en train de courir, nu, la nuit, dans la nef désertée du Capc de Bordeaux. Cette
vignette vidéo, qui pourrait être une séquence low-tech d’un film de Dario Argento (sans le
giallo), est absurde. Pourquoi Rayssac rigolboche4 en rond, en poussant des cris inquiétants et
1. Mike Kelley, Goin’ Home, Goin’ Home, in M. Kelley, The Thirteen Seasons (Heavy on the Winter),
Cologne, galerie Jablonka, 1995, sans pagination, cité in Tom Hollert, « Mike Kelley : père, enseignant,
enfant », trad. de l’allemand par Marianne Dautrey, complété par Stephanie Baumann, in Catherine
Chevalier & Andreas Foht (éd.), Une anthologie de la revue Texte zur Kunst de 1990 à 1998,
Zürich / Dijon, JRP|Ringier / les presses du réel, 2010, p. 369.
2. « La réalité jette vos rêves sur le fumier ? Il faut enjamber ce fumier et entrer de plain-pied dans ce
que j’appelle l’infamie rastaquouère. » Francis Picabia, Jésus-Christ Rastaquouère, 1920. Dans ce texte,
le rastaquouère prend différents aspects : outre J.-C., un homme qui mastique un revolver, un Suisse
devenu fou parce qu’une Indienne se refuse à lui, etc.
3. Vincent Pécoil, « The Freak Show. Exposer l’anormalité », in Olivier Vadrot, Vincent Pécoil (éd.), The
Freak Show, cat. d’expo., Lyon, Musée d’art contemporain, 2007, Lyon / Dijon, Musée d’art
contemporain / les presses du réel, 2007, p. 15.
4. « Rigolbochade », subst. fém., pop., vieilli. Danse excentrique. « Les Rigolboche qui peuplent les bals
comiques, des rires peut-être ? Le spectateur ne le sait pas, mais se dit que courir dans un
espace d’exposition ne doit pas se résumer aux sprints réalisés toutes les trente secondes par
des athlètes dans la galerie Duveen de la Tate Britain (Martin Creed, Work No. 850, 2008).
Le corpus d’œuvres produites par Rayssac comporte aussi six sculptures en mousse expansive
réalisées à partir d’un moule reproduisant le buste d’un mannequin de vitrine. Présentées lors
de son exposition intitulée « Dans le rose », ces têtes sont répétées et toutes différentes.
L’artiste a ainsi réintroduit de la variation, de l’accident (phénomènes dus au matériau
employé), dans ce qui n’était qu’une abstraction de figure humaine. Des distinctions
supplémentaire apparaissent avec l’adjonction de plastrons évoquant des bouches ou des
parenthèses, dont le matériau – du cuivre – contraste avec le polyuréthane.
Plus équivoques sont les tableaux de la série We we paint initiée en 2015. Ils présentent en
leur centre des images peintes relativement banales : un nu féminin de profil, au sommet
d’une colline qui surplombe une rivière et un lac ; un bateau avec deux hommes à bord,
proche d’une crique, etc. Ces représentations sont des tableautins d’anonymes, achetés à bas
coût par Rayssac, qui les a désencadrés, puis leur a adjoint quatre panneaux de toile vierge
qui en étendent le format et créent une nouvelle « surface de projection »5. Puis il a repris
certaines formes présentes dans ces images – une partie de la rivière et un détail végétal pour
l’un, le mat et la voile du bateau pour l’autre – et les a peintes en périphérie, leur faisant
acquérir un statut presque abstrait. Il y a donc dans ces œuvres des gestes simultanément
soustractif et additif, une dilution de la notion d’auteur, une égalisation de l’amateur et de
l’artiste professionnel, en plus d’une certaine complexité plastique (les peintures chinées sont
exécutées à l’huile, les détails repris et décontextualisés le sont à l’acrylique).
On retrouve pareille dissémination des formes, avec davantage de densité, dans cette
présence murale qu’est La vie matérielle (2015)6, d’après le livre éponyme de Marguerite
Duras. Constitué de bribes éparses, l’œuvre évoque une bouche à la Picasso qui aurait été
revue par Lichtenstein. Elle est constituée de plusieurs shaped canvas fabriqués et peints par
Rayssac, qui figurent un œil bleu, un nez noir et une bouche vermillon. Au centre de ce visage
schématique, de guingois, la main de l’artiste, moulée en plâtre, repose sur une étagère. Deux
doigts sont levés et traversent la photographie d’une femme au-dessus de la poitrine. L’image
perforée par ces doigts figés est une métaphore érotique, une sorte d’œuvre dans l’œuvre, qui
intensifie discrètement ce qui n’était jusque là que des fragments de sentiments amoureux.
La main – celle qui manipule des personnages tels le pantin-soldat clownesque dans des
vignettes vidéos, celle qui véhicule une certaine charge sexuelle, celle qui fabrique les œuvres
– est au centre d’une autre réalisation de Rayssac, Ship over blacked (2015). Soit une
sculpture en mousse noire, polyester, bois et laine noire ou jaune, qui représente un bateau. À
la surface de la coque, sous la ligne de flottaison, prolifèrent des empreintes de main
découpées dans la mousse. Il n’y a ici nul personnage chantant ou tentant de mordre, aucun
nautonier, et pas plus de dérive insensée comme dans le tableau de Jérôme Bosch (La Nef des
fous). Seulement des images de mains qui cherchent à se rejoindre, à faire communauté,
comme il y a communauté entre l’artiste et les peintres anonymes dont il s’est approprié les
tableaux ; comme il y a communauté entre ses œuvres et le spectateur à la recherche de formes ou de fictions hybrides, efficaces et parfois contradictoires (donc fécondes).
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Pierre Tillet est critique d’art, auteur de nombreux textes parus dans des catalogues
d’expositions et des revues d’art contemporain. Il prépare un doctorat en histoire de l’art à
l’Université Paris-Sorbonne (Paris IV) et enseigne l’histoire de l’art à l’École nationale supérieure d’architecture de Lyon.
publics ont plus de goût pour la rigolbochade que pour la vertu. » (Edmond Cangam, À propos des
calicots, 1861, cité in Lorédan Larchey, Dictionnaire historique d’argot, septième édition des Excentricités
du langage, 1878, p. 316).
5. Propos de l’artiste lors d’un entretien avec l’auteur en août 2015.
6. L’œuvre comporte, en outre, deux vidéos que nous n’avons pas le loisir d’évoquer ici.

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