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London Faeries
Chapitre 1 : La Forêt Collins
La Forêt Collins. C'est ainsi qu’on appelle cette île nouvelle, plantée au milieu de la
Tamise, depuis la Grande Brisure. Fascinante, composée de grattes-ciel ultra-modernes, la
nuit, elle brille de mille feux.
Ses Arbres, de hauteurs et de circonférences variées, pointent leurs cimes vers les nuages qui
recouvrent Londres le jour comme la nuit. Reliés les uns aux autres par de longues
passerelles de verre, ils se regroupent
en bosquets, en quartiers, en
fonction de leurs spécialités.
L'Arbre Primeur est la plus haute et
la plus arborée de toutes les tours ;
elle s'élève à près de mille mètres.
C'est à son sommet que les maîtres
de la Cité, Célis et Ganandriel
Collins ont installé leurs
appartements.
Dans l’un de leurs ascenseurs
privés, descendant à vive allure vers
la terre ferme, Solenn, la Voix
Collins, porte-parole unique de
Ganandriel et de son frère, consulte
l'écran multi-fonctions accroché à
son poignet. Minuit-trente. Une
heure tardive, mais parfaite, pour se
rendre au dix Downing Street. Le
Premier Ministre n’osera pas refuser
une entrevue, elle le sait.
Dans les étages plus bas, au travers
des baies vitrées qui séparent les
salons des terrasses verdoyantes,
elle reconnait plusieurs
personnalités de la ville. Des
hommes et des femmes qui profitent
des services sur mesure offerts par
les Collins à leurs clients privilégiés
: des massages dits relaxants et
revigorants, en réalité des caresses
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sensorielles prodiguées par des créatures expertes, des caresses qui pénètrent jusqu'au plus
profond de l'âme.
Solenn grimace. Au fond de sa gorge, le dégoût que lui inspire ces gens est acide ; ils se
croient tellement puissants, à l'abri de leur micro-univers alors qu’il ne lui faudrait qu'un
instant pour leur faire sentir à quel point leur réalité est fragile. Elle sourit, cynique.
Lorsqu'elle passe la porte de l'Arbre Primeur, Solenn retrouve Caleb et Sybille, deux de ses
agents, occupés à rire à quelques pas de son chauffeur. Ces deux là l'agacent, mais Dame
Ganandriel ne lui a pas donné le choix, il est de sa responsabilité de les dompter, de les
former pour qu'ils prennent rapidement leur place au sein de la garde Collins, sous sa
direction.
Son chauffeur, malgré la faible luminosité, la reconnait sans hésiter. Elle est superbe, comme
toujours, élégante et fière. Elle porte des talons mi-hauts, une jupe noire qui épouse ses
formes jusqu'au dessus des genoux, et une veste de la même couleur, boutonnée jusqu'à la
ceinture sur son chemisier mauve. Son visage, lisse et allongé, bien que rendu sévère par ses
sourcils fins, est simplement captivant. L’homme s’imaginerait bien caresser ces longs
cheveux sombres qui tombent en mèches régulières sur ses épaules. Dans ses mains, Solenn
tient un fin dossier.
- Nous allons à Downing Street, lâche-t-elle sèchement.
Comme le chauffeur rêve toujours, elle insiste :
- Howard, ne perdons pas de temps, je vous prie !
- Bien Madame.
Caleb et Sybille suivent Solenn et embarquent dans la limousine. Face à face sur les sièges en
cuir plissé, ils continuent leurs babillages. La voiture démarre sans à coups, sans un bruit.
Propulsée à l'énergie électrique, elle flotte à quelques centimètres du sol. Loin devant, le pont
Nord, géant d'acier qui relie la Forêt Collins à Londres la Vieille, imprime son ombre sur le
ciel grisâtre de Septembre.
- Pourquoi allons-nous à Downing Street ?, questionne Caleb, curieux.
- Je dois m'entretenir avec le Premier Ministre.
- Mais encore ?, poursuit Sybille, insolente.
- C'est tout, répond Solenn.
- Elle ne veut pas nous en dire plus, reprend Caleb, cynique. N'insiste pas Sybille, c'est
inutile !
- Pfff !, se renfrogne Sybille dans le fond de son siège.
Solenn fronce les sourcils et ouvre son dossier, songeuse. Pourquoi ne pas les avoir tués
quand il en était encore temps. Ces sang-mêlés sont parfaitement inutiles, pense-t-elle, et sans
aucun talent en plus, comment espérer en tirer quoi que ce soit ?
*
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Seul dans son bureau de Downing Street, le Premier Ministre travaille son discours.
Une intervention publique prévue quelques jours plus tard, à l'occasion de l'inauguration de la
première franchise Collins à ouvrir ses portes dans les quartiers de Londres la Vieille. Grâce à
cette allocution, il espère museler pour quelque temps les parties de l'opposition qui, à
l'approche des élections, s'appliquent à déterrer de son passé les moindres détails susceptible
de le désavantager.
Debout face à la fenêtre, entre les lourdes tentures brodées d'or, il regarde au loin les plus
hautes cimes de la Forêt Collins. Comme souvent quand il travaille tard, il commence à
douter, il se demande où l'accord conclu avec les Collins va le mener ? Puis il se résigne,
incapable de ne pas poser son regard sur la Fatoptère que lui a offerte Ganandriel Collins, à
l’issue de sa première élection.
!
Au travers de son double holographique, occupé à répéter son discours, il devine la cage de
verre où l'animal ailé, un insecte répugnant de la taille d'un poing l'attend, prostré. A cette
distance, il lui trouve même une apparence élégante, il imagine une forme humaine
recroquevillée sur elle-même qui ne le quitte pas des yeux. Et si cet animal avait eu une
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influence sur ses décisions ? Et si... Non, il préfère ne pas y songer. Chassant ses dernières
pensées, il se concentre sur le discours prononcé avec passion par son alter-ego.
- ... Il y a 70 ans, notre pays a été frappé par un séisme qui ébranla notre capitale jusque
dans ses fondations. Il s’en suivit une brutale montée rapide des eaux, des inondations qui
engloutirent plusieurs de nos quartiers. Ces tristes évènements, les plus anciens s’en
souviennent encore sous le nom de La Grande Brisure. Mais comme vous le savez, c'est
dans l'adversité que les Hommes se révèlent, qu'ils trouvent les ressources nécessaires pour
se dépasser. Des Hommes exceptionnels, il y en a toujours eu, et espérons le, il y en aura
toujours. Des Hommes prêts à balayer d'un revers de main les idées reçues, à tout tenter
pour satisfaire leur désir de changer les choses. Entreprendre, innover, voici ce dont a
besoin un pays quand il traverse une crise. Et au lendemain de La Grande Brisure, Londres
aussi eut ses héros...
Le Premier Ministre est satisfait. C'est un bon discours. Il écoute la suite.
- ... Je voudrais profiter de la présence de Ganandriel et Célis Collins ce soir pour rendre
hommage à leur père, Sir Aldwin Collins senior, sans qui notre ville serait sans doute
encore aujourd'hui une zone sinistrée. Sir Aldwin Collins, qui par sa détermination, son
courage, sut redonner espoir aux habitants traumatisés par la Grande Brisure. La Forêt
Collins, cette formidable cité industrielle et écologique, il l’a bâtie sur les restes de la City.
Il y construisit des centres de recherche, une usine de production, et même des quartiers
d'habitation ultra-modernes pour les milliers de Londoniens à qui il fournit un emploi.
Mais le succès de la Forêt Collins, c'est aussi et surtout le succès de son fils Célis,
Professeur émérite en bio-technologie et aujourd'hui épidémiologiste mondialement
reconnu. Célis Collins qui le premier eut l'idée d'étudier les propriétés bio-chimiques des
Fatoptères, cette espèce nuisible apparue quelques années seulement après la Grande
Brisure, et de les exploiter pour créer tout une gamme de produits de bien-être à nos
concitoyens...
- Pause, interrompt le Premier Ministre.
La voix s'éteint et la doublure se fige, dans l'attente de la suite. Il se caresse le menton et,
inspiré, continue :
- Reprise, ordonne-t-il au système Tri-Di : ...Depuis les premiers plans architecturaux
imaginés par Aldwin Collins il y a 70 ans, jusqu'à aujourd'hui, le gouvernement anglais a
toujours apporté son soutien à l'esprit d'entreprise de la famille Collins. Et si nous sommes
réunis une nouvelle fois devant vous ce soir, c'est parce que ce partenariat va nous
permettre d'aller plus loin encore et d'offrir au plus grand nombre l'opportunité de
bénéficier des services et des produits Collins à quelques pas seulement de leur lieu de vie.
Mais, je n'en dirai pas plus et je vais laisser à Ganandriel Collins, l'actuelle Présidente du
Conseil d'Administration de cette formidable entreprise, le plaisir de vous présenter ce
qu'il a été convenu d'appeler les Collin's Store, en référence à l'un des plus grand groupe
industriel du 21ème siècle..."
*
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La limousine de Solenn glisse à vitesse réduite dans les couloirs bétonnés réservés aux
véhicules supra-conductifs.
Les artères de la Forêt Collins sont lumineuses et animées, comme tous les soirs. Des groupes
de jeunes gens, pour la plupart des employés de la firme, s'agglutinent aux abords des bars et
des discothèques. Ils rient, discutent, profitent de l'environnement privilégié dans lequel ils
vivent. La plupart d'entre eux a entre vingt cinq et trente cinq ans. Tout juste sortis d'une
école prestigieuse ou titulaires d'une première expérience dans un autre pays du monde, ils
font parti des vingt mille employés de la famille Collins qui bénéficient d'un salaire
confortable et qui sont logés dans les quartiers d'habitation sécurisés de l'île.
Autour, sur des écrans ultra haute définition disposés sur les façades immenses des arbres de
la Forêt, des messages publicitaires, des informations, et même des programmes de
divertissement produits par la chaine privée des Collins sont diffusés en continue. Plus
personne n'y prête attention.
Le véhicule quitte les quartiers luxuriants de la Forêt Collins et aborde le pont Nord qui mène
jusqu'à Londres la Vieille. La ville à quelques centaines de mètres est terne, les bâtiments,
noircis par la pollution disparaissent à demi sous une brume pesante, on aperçoit quelques
lumières fugitives sur les abords de la Tamise, sans doute des braseros entretenus par des
laissés pour compte qui aspirent à se réchauffer.
Le poste de garde qui empêche le tout venant de pénétrer dans la Forêt Collins sans
autorisation, lève la barrière quand Solenn ouvre sa fenêtre et montre son visage.
- Bonsoir Mademoiselle, rien à signaler, la nuit est calme.
- Tant mieux chef !, répond Solenn qui, en plus d'être la Voix Collins est la responsable de la
sécurité de l'île. Je pense revenir d'ici une heure ou deux maximum. N'hésitez pas à me
contacter en cas de problème.
- Bien Mademoiselle !
Avant de repartir du poste de sécurité, le chauffeur active les roues de la limousine. Dans la
vieille ville, les couloirs équipés pour la supra-conduction, sont pour ainsi dire inexistants. Le
véhicule est donc converti pour rouler avec des moyens conventionnels. La transformation
prend quelques secondes et la limousine repart.
Les beautés de l'Angleterre Viktorienne ont passé avec le temps et les épreuves endurées par
la Cité. Toujours debout, parés de pierres de taille grises et blanches, les bâtiments
traditionnels à trois étages ont perdu de leur charme. Même les portes de bois lourdes,
imposantes, inspirent davantage le retrait et la fuite, que les richesses de la monarchie. Dans
les rues, sous les lampadaires en métal forgé, parfois rouillés, les passants sont rares, et ceux
qui se promènent à cette heure n'inspirent guère confiance.
A l'approche de Downing Street, le chauffeur ralenti. Devant le portail sombre, les deux
policiers qui stationnent l'interpellent.
- Qui devons nous annoncer ?
- Mademoiselle Solenn. La Voix Collins.
- Pour ?
- Pour le Premier Ministre.
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- Je n'ai personne sur ma liste pour le Premier Ministre à cette heure. Désolé, vous ne
pouvez pas entrer.
Solenn baisse la vitre de la limousine et intervient.
- Appeler Marjorie, sa secrétaire et précisez lui que je ne serai pas là si ce n'était pas très
important. Je dois m'entretenir avec le Premier Ministre dans les plus brefs délais.
- Qui sont ces gens qui vous accompagnent ?
- Ce sont mes gardes du corps. Ils sont référencés dans vos bases, vous pouvez vérifier.
Caleb et Sybille ont retrouvé leur sérieux. Professionnels, moulés dans leurs combinaisons
faites d'agrégats de cuir et de tissus kevlar modifiés, ils donnent le change. Le préposé à la
sécurité les scanne, ainsi que le véhicule dans son ensemble, et reçoit le résultat des analyses
dans l'instant.
- C'est bon, indique-t-il aux autres agents, il n'y a pas d'arme à bord. Vous pourrez les laisser
entrer une fois que j'aurais reçu l'accord de la secrétaire du Premier Ministre.
Il s'éloigne de quelques pas et, derrière sa visière en Plexiglas active le communicateur de son
casque.
*
Au centre du bureau du Premier Ministre, la simulation Tri-Di alimentée par de
multiples sources se déroule comme un film. Célis Collins, très élégant dans un pantalon et
une veste blanche boutonnée jusqu'au cou, a remplacé l'image unique du Premier Ministre.
Bien qu'âgé de plus de quatre vingt ans, il en parait tout juste soixante et il s'exprime avec
beaucoup de clarté, beaucoup d'emphase. Il est de ces génies qui enthousiasment et fascinent
les foules avec leurs idées révolutionnaires.
- ... il y a vingt ans, quand nous avons mis en vente le premier de nos produits, ma soeur
Ganandriel et moi ressentions une très grande fierté, mais aussi une très grande peine. La
fierté d'avoir réussi, évidemment, après de longues années de recherche sur les Fatoptères,
à extraire le meilleur de ces créatures... mais aussi de la tristesse, parce que notre ambition
d'offrir au plus grand nombre et au meilleur prix nos produits, ne pouvait encore être
satisfaite. Mais depuis dix ans, grâce au succès grandissant des produits Collins en
Angleterre, outre Manche et même Outre-Atlantique, nous sommes passés d'une
production limitée, basée sur des procédés de fabrication issus du secteur de la recherche, à
des procédés de fabrication industriels, des chaines de production plus efficientes qui
permirent l'embauche de plusieurs centaines de nouveaux employés au sein des usines
Collins...
Le Premier Ministre apprécie la qualité de la simulation et du discours de Collins. Dans la
Tri-Di, son clone réapparait même quelques instants et échange un regard complice avec
Célis Collins. Des applaudissements simulés, éclatent dans une assistance fictive.
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- ... ainsi qu'une baisse importante des coûts de fabrication. Alors nous avons eu
l’opportunité d'augmenter encore notre production et d'envisager enfin la distribution à
plus grande échelle de nos produits.
Une nouvelle salve d'applaudissements retentit.
- ... Vous le savez, notre soucis a toujours été de rendre le monde meilleur. Mais notre
premier soucis, savez-vous quel est-il ?
Silence.
- Notre premier soucis, c'est de rendre votre monde meilleur, à vous, les Londoniens, lancet-il en pointant son doigt vers l'assistance. Vous, nos premiers clients et nos plus fervents
supporter.
Nouveaux hourras dans la foule simulée.
- ... C'est pourquoi, continue Célis, depuis de longs mois, les départements "vente" et
"marketing" de la firme travaillent nuit et jour pour développer une franchise internationale,
une marque que nous avons appelé "Collin's Store" et qui se déploiera bientôt dans tout le
Royaume d'Angleterre et dans tous les pays intéressés par nos produits. Et le premier
magasin de notre nouvelle franchise ouvre ici et aujourd'hui, dans notre belle cité de
Londres...
Le Premier Ministre écoute avec attention chacun des mots du discours que ses équipes et les
équipes de la famille Collins préparent en secret depuis plusieurs semaines. L'ouverture du
premier Collin's Store est prévue dans moins d'un mois, et d’autres ouvertures, dans
différents quartiers de Londres suivront les semaines suivantes. Les travaux, l'habillage des
enseignes, tout doit se faire dans le plus grand secret afin que la fête soit totale.
Le Premier Ministre, contrarié d'avoir annoncé trop tôt dans son discours le nom de la
nouvelle franchise, revient sur son message et change, de manière interactive les dernières
phrases de son intervention.
C'est alors que son attention est captée, au delà de son mémo holographique qui reste figé en
attente de ces commentaires, par un flash info diffusé sur le mur d'images de son bureau.
- ... la police nous informe d'une recrudescence de vols à Londres et demande à la population
d'être vigilante. D'après les forces de l'ordre, le ou les cambrioleurs seraient parfaitement
renseignés, à la fois sur la valeur des biens à dérober chez leurs victimes, mais aussi sur les
mesures de protection en place. Ils seraient ainsi en mesure de pénétrer dans les habitations
sans déclencher les systèmes d'alarme et s'empareraient en priorité des bijoux et des œuvres
d'art. Une pratique pour le moins étrange puisque aujourd'hui l'ensemble des collectionneurs
susceptibles de s'intéresser à ce type de biens est connu, et qu'ils sont tous sous étroite
surveillance…
Le Premier Ministre s’interroge sur ces mystérieux cambriolages, quand il entend sa
secrétaire qui l'interpelle :
- Monsieur, veuillez m'excuser mais Mademoiselle Solenn, la Voix Collins, demande à vous
voir. Elle dit que c'est important.
- A cette heure ?
- C'est ce que je lui ai répondu Monsieur, mais elle insiste.
- Bien... Bien... Faîtes la entrer.
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Alors que sa secrétaire quitte la pièce, il s'approche de sa Fatoptère et la regarde du coin de
l'oeil avec une certaine envie. Cela fait plusieurs jours qu'il ne s'y est pas jumelé, et il le sait,
le manque se fait sentir.
Il passe sa main sur le verre de sa cage, une habitude qu'il a prise dès le premier jour où
l'animal lui a été livré. La Fatoptère suit sa paume, s'accrochant comme une ventouse à la
paroi. Il ouvre la cage, et la prend entre ses doigts. Il la caresse, comme on le ferait d'un chat,
sinon qu'il s'agit d'une créature disgracieuse, faite de cartilage noir bleuté, porteuse d’ailes
tachetées de gris. Sa tête allongée, ses yeux globuleux, frôlent son visage. Le Premier
Ministre se laisse approcher, caresser... lorsque sa secrétaire l'interrompt :
- Monsieur, Mademoiselle Solenn est là !
- Très bien, merci Marjorie, faites la entrer.
Alors que la secrétaire disparait, le Premier Ministre remet la Fatoptère dans sa cage et la
referme consciencieusement.
- Plus tard ma belle ! Plus tard...
*
Solenn pénètre dans le bureau du Premier Ministre avec l'assurance d'une femme qui
a déjà franchi les portes de Downing Street de nombreuses fois. Elle le salue sans cérémonie
excessive et s'avance jusqu'à son bureau derrière lequel il s'est assis, légèrement contrarié.
- Mademoiselle Solenn. Que faites-vous ici à une heure pareil ?, demande-t-il. Quelle est
donc cette affaire si importante qu'elle ne peut attendre demain ?
- Vous auriez préféré que je vienne en pleine journée ? Attirant l'oeil des journalistes et des
chasseurs de scoop qui surveillent chacun de vos mouvements ?
- Vous savez très bien que les médias ont une totale confiance en mes décisions. L'opinion
publique nous est acquise. Alors qu'avons-nous donc à craindre qui nécessite d'agir avec
tant de discrétion ?
- Je suppose que vous avez vu cela ?, questionne Solenn sans réellement attendre de
réponse.
Froide, visiblement agacée par l'accueil condescendant du Premier Ministre, elle pose son
dossier sur le bureau de verre tactile et active le projecteur holographique embarqué dans la
pochette. Le buste du présentateur de Alter Channel 2.1 apparait à quelques centimètres au
dessus de l'écran. Derrière lui, des photos défilent : on devine des images de la Forêt Collins,
des photos des produits vendus sur l'île :
- Depuis quelques jours, indique le présentateur, des rumeurs de plus en plus persistantes
font état d'effets secondaires dangereux lors de l'utilisation de certains des produits
commercialisés par la Forêt Collins. Lancées par un groupuscule anonyme qui signe ses
déclarations par un seau circulaire ressemblant à des bois de CERF, ces allégations
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diffusées sur la toile de façon virale sont étayées de témoignages inquiétants. En voici un
exemple :
A l'écran, une dame apparaît. La peau de son cou et de ses membres est recouverte de plaies
purulentes. Elle est dans un état de panique indescriptible.
- Regardez cela, explique-t-elle. Ces plaques sont apparues alors que j'utilisais la toute
nouvelle pommade régénérescente Collins Vitalophis 4 depuis quatre semaines. J'ai
parfaitement respecté les doses prescrites, je n'ai utilisé aucun additif et je ne me suis
absolument pas exposée au soleil. C'est terrible. Les plaies sont de plus en plus
nombreuses et s'étendent de plus en plus... Regardez, j'en ai partout...
Alors que la femme découvre ses bras, ses jambes, le reportage est coupé.
- Considérant l’aspect malsain de ces images, nous avons fait le choix de ne pas vous en
imposer davantage, explique le présentateur. Et malgré un démenti presque immédiat de la
Porte Parole de la famille Collins, des questions se posent... Surtout que, quelques heures
seulement après le premier reportage, le mouvement que certains appellent déjà "le
CERF", a diffusé un second communiqué dans lequel il accuse l'administration publique
d'avoir délivré tous les agréments nécessaires aux Collins pour la distribution de leurs
produits malgré le peu de tests de laboratoire effectués sur les substances extraites des
Fatoptères. Il met en cause les membres du gouvernement actuel et des gouvernements
précédents, les soupçonnant d'avoir accélérer le processus de validation des produits
Collins pour des raisons économiques et d'avoir ainsi mis en danger la population.
- Est-ce que vous en avez vu assez, s'inquiète Solenn, ou est-ce que je vous mets la suite ?
Le Premier Ministre fronce les sourcils.
- Vous n'allez pas me dire que ce misérable groupuscule vous inquiète ?
- Ce "misérable groupuscule", comme vous dites, pourrait être perçu par un esprit naïf
comme un groupe d'anarchistes insignifiants, un poil à gratter sans importance...
Le Premier Ministre écoute attentivement, amusé de se voir traité d'esprit naïf par la protégée
des Collins.
- ... Et pourtant, ce serait une grossière erreur que de sous-estimer l’impact de leur discours
sur la population. Dois-je vous rappeler les échéances qui sont les nôtres ?
Le Premier Ministre fait quelques pas dans son bureau et réagit.
- Nos échéances ? Ou vos échéances ? Et si ces gens avaient raison ? Après tout, que savezvous vraiment des potentiels effets secondaires liés à la consommation de ces... choses.
Il pointe le doigt vers la Fatoptère enfermée dans sa cage de verre.
- Combien de temps avez-vous testé vos fameux produits avant de les mettre en vente ?
- Intéressant. Je ne me souviens pas que vous ayez déjà eu à vous plaindre de ce bel animal
Monsieur le Premier Ministre ? N'êtes-vous pas satisfait de ses services ? L'un de vos
"amis", à qui nous avons offert nombre de ces créatures en votre nom, a-t-il jamais montré
de l'ingratitude à votre endroit ?
- Ne vous moquez pas de moi Solenn ! Vous savez très bien ce que je veux dire. Les
produits que vous vendez existent tout au plus depuis une vingtaine d'années, comment
être sûr qu'ils sont sans risque pour nos concitoyens ?
- Sauf votre respect Monsieur le Premier Ministre, je crois que vous vous inquiétez plus
pour votre cote de popularité que pour la santé de vos citoyens.... Mais qu'importe, si ce
discours enfle et que nous ne parvenons pas à y mettre un terme rapidement, nous en
paierons tous le prix fort.
- Certes, et que proposez-vous ?
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- Argumentez auprès de vos services pour que nous obtenions la conformité sanitaire au
plus vite. Et élaborons ensemble un communiqué de presse.
- Cela ne devrait pas poser de problème.
Le Premier Ministre ne dit rien de plus, supposant la discussion clause.
- Quant à ce groupe d'anarchistes, continue Solenn, je vais m'en occuper personnellement.
- Non, c'est hors de question !, s'emporte le Premier Ministre. Faites moi le plaisir de garder
vos chiens de garde à vos bottes. Je n'ai pas envie qu'un de vos psychopathes déclenche
une réaction en chaine incontrôlable. Les médias sont capricieux et détestent que l'on
touche à leur droit à la libre expression. Restez en dehors de ça, je vais régler ce problème
à ma façon.
Solenn ne répond pas et acquiesce, moqueuse. Elle se retourne, s'apprête à sortir du bureau,
puis conclut.
- Ne nous décevez pas Monsieur le Premier Ministre ! Notre franchise ouvrira dans un mois,
comme prévu. Et nous ne laisserons personne contrarier notre agenda... Croyez-moi. Ni ce
soit disant "CERF", ni personne d'autre.
Une fois Solenn partie, le Premier Ministre réfléchit quelques instants :
- Marjorie ? Vous êtes encore là Marjorie ?
- Oui, Monsieur, que puis-je pour vous ?
- Appelez-moi le Secrétaire d'état à l'Intérieur je vous prie.... Dites lui de venir
immédiatement.
- Bien Monsieur !
- Et après, vous pourrez partir Marjorie, je vous remercie.
- Très bien. Bonne nuit Monsieur.
- Bonne nuit Marjorie !
Ses dernières consignes passées, le Premier Ministre regarde la Fatoptère prostrée au
fond de sa cage.
- Dis-moi petite créature, qui es-tu vraiment ? Quelles sont donc les secrets que tu caches
sous ta carapace bleutée ?
Il l'attrape avec un curieux mélange de douceur et de fermeté. Ses pattes prolongées de longs
filaments translucides s'agitent à quelques centimètres seulement de son visage, cherchant à
l'atteindre, à s'enfouir sous ses chairs.
- Tu sais... Même si je n ai aucune confiance en ta propriétaire, je dois dire qu'elle m'a gâté le
jour où elle t'a amenée jusqu'à moi.
Il sourit et approche la Fatoptère de sa nuque. Il sent ses filaments visqueux glisser dans son
cou, puis sous ses cheveux, le délicieux liquide froid qui coule derrière son crâne. Tout autour
de lui, la réalité prend d'autres couleurs.
A suivre…
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