Exemple de dissertation corrigée

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Exemple de dissertation corrigée
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Sujet 1
Imaginer, est-ce former ou déformer ?
Corrigé proposé par Aude Bandini
I
Analyse du sujet
1
Analyse des termes du sujet
La forme de ce sujet indique qu’il porte sur une essence : en quoi consiste
le fait d’imaginer ? Il constitue un bon exemple de sujet « technique » sur le
thème, type de sujet qui demande une grande maîtrise de connaissances pour
pouvoir être correctement traité. Il propose à titre de réponse une alternative
(former ou déformer) : on peut bien entendu s’attendre à ce qu’aucune des
branches de cette alternative ne soit satisfaisante. C’est ce qui fait toute la difficulté du sujet : imaginer, c’est à la fois former et déformer, alors même que
ces deux activités paraissent contradictoires. L’objectif de la dissertation sera
de montrer que cette contradiction peut, après réflexion, être surmontée.
Ici « imaginer » renvoie, en un sens littéral, à la capacité mentale qui est
la nôtre de former des images, des représentations d’objets, d’actions, de situations, d’histoires... Le sujet nous interroge ici sur ce en quoi, plus précisément, ce processus de représentation consiste (par contraste avec les représentations directement issues de la perception ou de la mémoire).
Former, c’est élaborer une représentation ou un objet de manière déterminée. Au sens de donner une forme à ce qui n’en a pas – ou pas encore –
cela revient au processus de création : à partir de rien, ou d’une matière informe, on crée un objet (une œuvre d’art ou un objet technique) ou une idée
(un personnage de fiction, une histoire ou une théorie scientifique). Déformer,
en revanche, suppose que l’on part de quelque chose qui possède déjà une
forme que l’on va modifier : en allongeant les côtés d’un carré, je le déforme
en rectangle, ou en trapèze. Un jugement de valeur est alors immédiatement à
l’œuvre : déformer un objet, une situation, c’est ne pas leur être fidèle, altérer
leur essence, jusqu’à les rendre méconnaissables. Fournir une image déformée
d’un objet réel notamment (déformer la réalité ou les faits), c’est se tromper,
mentir ou créer l’illusion. La question porte alors sur le rapport complexe que
l’imagination entretient avec le réel : lui donne-t-elle une figure, ou conduitelle à le défigurer ?
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Problématique
On peut alors formuler la problématique du sujet de la manière suivante :
imaginer est le processus par lequel l’homme se représente ce qu’il ne peut se
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PARTIE I – L’ESSENCE DE L’IMAGINATION
représenter directement par la perception (parce que l’objet n’est pas présent,
ou qu’il n’est pas perceptible ici et maintenant.) La question des règles qui
président à l’élaboration de cette représentation se pose alors : imaginer, estce former à partir de rien, c’est-à-dire donner une forme à ce qui, en soi, n’en a
aucune ? Si imaginer c’est ainsi créer une forme, on peut se demander ce qui va
bien pouvoir nous conduire à choisir une forme plutôt qu’une autre : ce processus est-il parfaitement arbitraire ? Non : imaginer n’est pas délirer. Il s’agit
plutôt de rendre visible ce qui ne l’est pas encore, mais qui existe néanmoins
et que l’on peut par conséquent représenter plus ou moins correctement : tel
est le risque que nous prenons par l’imagination, celui de déformer.
Donner une forme sensible à ce qui n’en a pas déjà, sans pour autant le
faire de manière inadéquate et nous enferrer dans l’erreur ou l’illusion, tel est
le défi qu’un bon usage de l’imagination doit relever.
II
Plan détaillé
I L’imagination et la forme
1. Imaginer, c’est pallier une absence de forme vécue comme inintelligible
2. Imaginer et créer : une liberté absolue ?
3. Caractère insatisfaisant de cette position : il faut rendre compte de l’erreur
II La limite entre former et déformer
1. Les lois de la psychologie : la déformation pathologique
2. L’absence de limite immanente
3. Un critère pragmatique
III La dialectique de l’imaginaire et du réel
1. Imaginer pour accéder au réel
2. Les vertus de la déformation
3. Transformer le réel
III
F
Dissertation rédigée
Caradec, dans sa préface à L’automne à Pékin de Boris Vian, remarquait que « Dans ce talentueux roman, il n’est pas une seule seconde
question d’automne, ni de Pékin. » Mettant en scène des personnages fantasques au sein d’un décor qui ne l’est pas moins, l’auteur fait dans ce roman
la démonstration de la puissance créatrice de son imagination.
RANÇOIS
Imaginer, comme le fait Boris Vian, s’apparente bien à un geste de création
par lequel des situations et des personnages inédits viennent à prendre forme
dans le monde des idées. Mais ces représentations, fruits de notre imagination, peuvent n’entretenir qu’un rapport très lointain avec la réalité qui nous
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environne. Aussi ne peut-on dire qu’un ouvrage de fiction, par exemple de littérature fantastique, est vrai : il ne correspond à rien de réel. Cependant, une
grande partie de notre faculté d’imaginer prend la réalité pour objet, et vise
à nous fournir une représentation vraie : dans le contexte de l’action et de la
connaissance, nous nous accommodons mal des erreurs et des illusions que
nous tolérons dans le registre de la rêverie ou, éventuellement, de l’art. Dès
lors, imaginer nous confronte au risque de déformer la réalité que, faute de la
connaître, nous cherchons, au moyen de l’imagination, à deviner.
Ainsi, se demander si imaginer consiste à former ou à déformer le réel nous
confronte à une tension : l’imagination est par essence une faculté spontanée
et créatrice, qui se distingue de la perception précisément par sa capacité à
inventer de nouvelles formes. Mais si ce que nous cherchons est une représentation du réel que nous ne pouvons pas percevoir au moyen des sens, cette
capacité créatrice apparaît d’emblée comme dangereuse, « maîtresse d’erreur
et de fausseté », comme la qualifiait Pascal. Créer de nouvelles formes, en prenant ses distances avec le réel, est-ce nécessairement le trahir et le déformer ?
E
N UN SENS ÉLÉMENTAIRE, l’ensemble
de notre rapport intellectuel au monde
passe par l’imagination : comme l’explique Kant dans la Critique de la
raison pure, sans l’imagination, la perception et l’entendement seraient incapables de collaborer. Sans elle, notre esprit n’aurait affaire, soit qu’à un divers de données sensibles complètement désordonné où nous ne pourrions
distinguer aucun objet (« l’intuition sans concept est aveugle »), soit à un ensemble de règles abstraites ne s’appliquant à rien (« le concept sans intuition
est vide »). Dans les deux cas, nous n’aurions affaire qu’à des choses pour nous
parfaitement inintelligibles. Imaginer, c’est précisément mettre en rapport les
résultats de notre perception et de notre raison. Par suite, on peut bien dire
qu’imaginer consiste à former, au sens de donner une structure déterminée et
compréhensible à ce qui, sans cela, n’en aurait aucune et demeurerait informe.
Ainsi, l’imagination nous permet de comprendre une situation (par exemple
des hurlements, un mouvement de panique dans la foule) en nous présentant
les circonstances ou les raisons (une attaque à main armée) qui permettent
de la comprendre. Cette activité est donc comparable à celle de l’artiste qui,
à partir d’une matière brute – de la peinture, un bloc de marbre, des sons ou
des marques sur le papier – réalise un objet (un tableau, une sculpture, une
symphonie ou un roman) doué non seulement d’une forme au sens physique,
mais aussi et du même coup, d’une signification.
Mais si imaginer consiste ainsi à donner une forme à ce qui n’en a, à l’origine, aucune, il n’y a pas lieu de se demander si imaginer revient à former ou
à déformer : de même que je peux donner au bloc de marbre n’importe quel
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PARTIE I – L’ESSENCE DE L’IMAGINATION
sens, je peux aussi imaginer ce que je veux, et donner à ce que je vois les significations les plus farfelues. Si le réel n’a pas de forme autre que celle que
l’imagination veut bien lui donner, il ne saurait être question de déformation.
C’est en cela que consiste la liberté de la création, telle que les artistes ont pu
la revendiquer au cours de l’histoire de l’art : il n’y serait question ni de vérité,
ni d’erreur. Une telle liberté peut-elle être accordée à l’imagination dans des
activités comme la connaissance ou l’action, dans lesquelles le rapport au réel
est tout à fait déterminant ?
Une telle option n’est pas envisageable, dans la mesure où elle rend incompréhensible un fait pourtant tout à fait ordinaire : celui de l’erreur et de l’illusion. Se tromper ou être trompé, c’est croire que les choses sont d’une certaine
manière, alors qu’elles sont autrement. La faute en est traditionnellement imputée à l’imagination : celle-ci nous conduit spontanément, par exemple, à
croire que le soleil tourne autour de la Terre ; certaines pathologies psychiatriques, comme le syndrome de Frégoli, conduisent des patients à se croire
persécutés par un individu changeant constamment d’apparence. En ce sens,
il y a bien lieu de dire que l’imagination, lorsqu’elle forme des représentations
du réel, peut aussi bien aboutir à des visions déformées de l’objet en question
que le rapport à l’expérience ou l’exercice de la raison nous incitent à corriger
pour les rendre plus adéquates à leur objet. N’étant pas Dieu, et par conséquent incapable de donner l’existence à ses êtres de raisons, l’homme, à partir
du moment où il forme librement des représentations par l’imagination dite
créatrice, s’expose aussitôt au risque d’entretenir une vision déformée du réel.
Se demander si imaginer c’est former ou déformer revient à poser la question des normes qui régissent l’activité de l’imagination. Comment faire la différence entre l’imagination qui nous permet de deviner le réel, et celle qui
nous en écarte ?
I
MAGINER est une activité spontanée. Cependant,
elle n’est pas aussi libre que
nous pourrions le croire au premier abord, comme la psychologie le met
en évidence. Ainsi David Hume, dans l’Enquête sur l’entendement humain, remarque que notre esprit, lorsqu’il enchaîne entre elles les idées et les pensées,
ne le fait jamais au hasard : « Et même dans nos rêveries plus folles et les plus
délirantes, et pour mieux dire dans tous nos rêves, nous trouverons, à y réfléchir, que l’imagination ne court pas entièrement à l’aventure, mais qu’il y
a toujours une connexion qui se maintient entre les différentes idées qui se
succèdent. » Cette connexion obéit selon Hume à trois principes généraux :
la contiguïté, la ressemblance et la causalité. Ainsi, j’associe le son que j’entends (un miaulement), à l’objet que je vois (un chat) au même moment et au
même endroit ; ce chat que je vois me fait penser à mon propre chat (je puis
même les confondre) ; enfin, par habitude, je conçois le chat comme cause du
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miaulement que j’entends. Ce dernier cas est pour nous particulièrement intéressant : aux yeux de Hume, nous ne percevons en réalité rien qui corresponde
au « pouvoir » qu’aurait un événement ou objet de produire avec nécessité
son effet car nous ne percevons qu’une conjonction constante (la conjonction
entre le miaulement et la présence d’un chat). L’idée de causalité, c’est-à-dire
de connexion nécessaire entre deux objets ou événements dont l’un serait la
cause et l’autre l’effet, est un produit de l’imagination sous l’effet de l’habitude.
En ce sens, imaginer consiste bien à déformer, et ceci nous expose parfois à
de cruelles déconvenues. C’est ce que, dans le même esprit que Hume, Russell illustre à l’aide de l’exemple de la « dinde inductiviste » dans les Problèmes
de philosophie : la dinde, ayant l’habitude d’associer la présence du paysan,
chaque jour à la même heure, à la distribution du grain, se précipite vers lui le
matin de Noël en dépit du couteau qu’il tient dans ses mains.
Cependant, nous ne pourrions réellement parler de déformation que si
nous pouvions avoir une vision objective de ce qu’est la réalité en elle-même,
de la forme qu’elle revêt, et en référence à laquelle, seule, nous pourrions juger de l’altération que lui impose l’imagination. Or, la plupart du temps, il n’en
est rien : imaginer revient souvent à pallier un réel absent ou lacunaire. J’imagine comment vivaient les Égyptiens au temps des pharaons, j’imagine ce que
sera ma vie dans vingt ans, ou ce qu’elle serait si j’avais fait un autre choix
professionnel. Même le scientifique imagine ce qui, au niveau microscopique
et inobservable, pourrait bien expliquer le comportement des objets macroscopiques qu’il observe. En d’autres termes, nous imaginons le réel qui nous
fait défaut, en nous efforçant de nous en tenir à ce qui est cohérent, crédible,
réaliste. Ainsi, l’amant soupçonneux et jaloux qu’est Charles Swann, dans le
premier volume de À la recherche du temps perdu de Marcel Proust, s’efforce
d’imaginer ce que fait sa maîtresse, qui elle fréquente, avec qui elle le trompe
en son absence. L’aiguillon de la jalousie le conduit à lui prêter toutes sortes
d’aventures : on imagine souvent le pire. En l’absence de faits, il est impossible de juger la mesure dans laquelle l’imagination déforme ou non la réalité.
Par conséquent, le seul critère qui nous permette, a posteriori, de valider
ou d’infirmer ce que notre imagination nous a donné à croire est de nature
pragmatique. C’est ce qu’explique William James en indiquant que la vérité vit
à crédit : la réalité nous demeure d’ordinaire largement inconnue, et nous nous
contentons généralement de ce que nous imaginons qu’elle est. Ainsi, nous
voyons une horloge et, imaginant que c’en est une, nous l’utilisons comme
telle, sans vérifier le mécanisme intérieur qui fait qu’il s’agit bien d’une horloge et pas seulement d’un objet de décoration. Tant que cette croyance ne
nous conduit à aucune déception (je regarde cette horloge, et arrive à l’heure
pour prendre mon train), nous continuons de l’entretenir sans chercher à la
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PARTIE I – L’ESSENCE DE L’IMAGINATION
vérifier. C’est seulement lorsque notre imagination se heurte au réel et que
nos attentes sont déçues que nous prenons la mesure de l’erreur à laquelle
l’imagination nous a conduits. Or, remarque James, « les événements, d’ordinaire, nous donnent complètement raison. » Ainsi, imaginer consiste essentiellement à former pour nous une représentation potentiellement toujours
inexacte de la réalité (elle déforme) mais le but de cette activité est moins de
nous permettre de deviner exactement le réel que d’y vivre tout simplement,
comme la monnaie dont nous nous servons n’a de valeur que parce qu’elle a
cours et nous est utile, tant que personne ne la refuse.
Imaginer consiste donc bien à former, au sens où il faut créer le réel qui
nous fait défaut. Cette création obéit cependant à certaines règles qui permettent de distinguer ce qui est cohérent, crédible ou vraisemblable de ce qui
ne relèverait que du délire pathologique. Cependant, ces règles ne sont pas infaillibles et leur respect ne suffit pas à nous garantir contre le risque de la déformation, de l’illusion et de l’erreur. Ce risque ne mérite-t-il pas d’être couru ?
On peut en effet se demander dans quelle mesure déformer délibérément ce
qui, conventionnellement, est considéré comme réel n’est pas une bonne manière de se défaire des apparences.
N
avons jusqu’ici envisagé l’imagination comme une sorte d’ultime recours, presque de mal nécessaire, pour deviner le réel qui nous fait défaut, en en respectant au moins l’apparence. Mais n’est-ce pas là une erreur ?
Le réel est-il véritablement ce que nous pensons qu’il est à partir de l’expérience ? Telle est précisément la question à laquelle les peintres de l’abstraction ont répondu par la négative : le visible que l’art figuratif s’efforçait de
rendre avec plus ou moins d’exactitude n’est peut-être pas la modalité sous
laquelle le réel s’offre dans toute sa pureté. Pour le saisir, il s’agit précisément
de se libérer des apparences visibles, pour saisir, grâce à l’imagination, ce qui
ne se donne pas à la perception immédiate. Par le rejet de la figuration et des
lois traditionnelles de la perspective au profit de figures abstraites, le peintre
ukrainien Kasimir Malevitch s’est par exemple efforcé de rendre compte de ce
qu’il concevait comme étant l’essence même du réel. En ce sens, sa toile la plus
célèbre, le Carré blanc sur fond blanc (1918) illustre les thèses exposées dans
son Manifeste du suprématisme (1915) : l’objet de la peinture est le sentiment
pur, que seule la forme géométrique pure peut parvenir à traduire adéquatement et rendre tangible. Cette démarche illustre la dialectique du réel et de
l’imaginaire : imaginer, c’est dépouiller le réel des apparences que, pour des
raisons pragmatiques, sociales ou politiques, nous lui attribuons d’ordinaire,
et le rendre enfin visible dans toute sa pureté.
OUS
Il y aurait donc des vertus à la déformation que l’imagination fait subir au
réel. C’est ce qu’illustre notamment la pratique de la caricature, par exemple
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les célèbres caricatures politiques et sociales d’Honoré Daumier : avant d’être
humoristique ou critique, la caricature vise à mettre en avant ce qui, dans un
personnage ou une situation, pourrait trop aisément passer inaperçu. Une caricature réussie n’est ni outrée ni ridicule ; si elle altère la réalité qu’elle représente, c’est au sens où elle lui adjoint un sens, porte un jugement sur ce qu’elle
promeut ou dénonce, en l’embellissant ou au contraire en le tournant en dérision. Ainsi, par la déformation, le caricaturiste, qu’il soit peintre ou écrivain,
révèle le réel bien plus qu’il ne crée de l’illusion. Ce travail de l’imagination,
qui consiste à modifier la forme superficielle du réel pour finalement la purifier ou l’améliorer est le même que l’on retrouve à l’œuvre dans de nombreux procédés littéraires tels que la métaphore ou l’oxymore : tels que les
analyse Nietzsche dans Vérité et mensonge au sens extra-moral, ces moyens
rhétoriques permettent à l’écrivain ou au poète de dépasser le registre appauvri et figé du concept, qui échoue à saisir le réel dans toute sa richesse. Baudelaire, en révélant que le mal produit aussi des fleurs, ne nous apprend-il pas
quelque chose d’essentiel sur la nature complexe et parfois contradictoire de
la beauté ?
Il serait toutefois réducteur de ne reconnaître à l’imagination le droit de
déformer pour former que dans le registre artistique : qu’en est-il de l’imagination scientifique ? S’interdit-elle la liberté de la déformation ? L’idée que
l’on pourrait – et même devrait – passer par la médiation de la déformation
pour mener à bien la quête de la vérité objective n’est paradoxale qu’en apparence. En effet, le scientifique, et notamment le physicien, a d’abord affaire
à des phénomènes observables : par exemple la table sur laquelle il travaille,
et dont il se demande pourquoi elle est solide. Son étude de la structure de la
matière lui révèle que, loin d’être pleine, sa table est en fait constituée essentiellement de vide, de nuages de particules en mouvement, imperceptibles,
dépourvues de couleurs ou d’odeurs. Pour parvenir à ce résultat, il a fallu au
physicien un effort remarquable d’imagination, pour se déprendre des représentations ordinaires de la perception. C’est ce que souligne Gaston Bachelard
au début de L’air et les songes : loin d’être la faculté de former des images, l’imagination est « plutôt la faculté de déformer les images fournies par la perception, elle est surtout la faculté de nous libérer des images premières, de changer les images. » Dans le processus de la connaissance scientifique comme
ailleurs, imaginer consiste à déformer une image stérile du réel pour y substituer une représentation parfois déconcertante, mais innovante, dynamique
et fructueuse pour l’intelligence de la réalité.
N
pouvons donc conclure, sans craindre de nous contredire, qu’imaginer consiste à la fois à former et à déformer ou, plus justement, à déformer pour pouvoir former. Ce qu’elle déforme, c’est d’abord le donné confus et
OUS
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PARTIE I – L’ESSENCE DE L’IMAGINATION
inintelligible de la perception et de l’expérience, auquel il faut donner un sens
en l’organisant. Mais ce à quoi nous sommes d’ordinaire confrontés et que
l’imagination permet de dépasser relève bien souvent davantage du prêt-àpenser que de l’incompréhensible. Déformer, c’est alors la liberté que s’arroge
l’imagination contre des règles que les nécessités de l’action, de la vie pratique,
sociale ou politique lui imposent de manière illégitime. En prenant acte du fait
qu’il n’y a pas de définition fixée une fois pour toutes de ce qui est ou non réel,
nous pouvons libérer l’imagination et accéder par la déformation à d’autres
moyens de dire et de saisir ce qui est. Alors intervient la capacité qu’a l’imagination de former des images nouvelles, plus justes, pertinentes ou encore
féconde. C’est cette dynamique des représentations, qui se succèdent et se
corrigent graduellement, ou se confrontent, comme à l’occasion des grandes
ruptures qui ont marqué l’histoire des arts et des sciences, qui donne finalement son sens à l’idée de progrès dans la connaissance.
IV
Éviter le hors-sujet
On ne saurait trop insister sur ce qui fait la difficulté de ce sujet, et en
même temps tout son intérêt : à savoir la contradiction apparente qui oppose
les termes « former » et « déformer ». Cette tension doit être maintenue tout
au long de la réflexion avant d’être résolue. Autrement dit, il serait particulièrement dommageable de céder à la facilité en traitant l’un et l’autre thème
successivement (I. Imaginer, c’est former ; II. Imaginer c’est déformer) pour
se rendre compte – avec horreur – que l’on ne parvient absolument pas à résoudre en troisième partie l’opposition que l’on a patiemment construite dans
les deux premières. Procéder ainsi serait non seulement maladroit, mais surtout particulièrement contre-performant : le sujet porte sur une alternative
qui renvoie au conflit apparent qui existe en imagination reproductrice et imagination créatrice. La première ne s’expose pas au risque de l’erreur, mais est
stérile ; la seconde est féconde, mais potentiellement délirante. C’est le rapport
complexe entre ces deux figures de l’imagination qu’il faut traiter, en montrant
qu’elles ne sont pas incompatibles.
Le second risque que ce sujet vous fait courir est celui de l’abstraction :
la notion de « forme », comme les verbes « former » et « déformer » peuvent
recevoir de multiples interprétations. Il est alors primordial de bien définir le
sens que vous prêtez à ces termes et de recourir à des exemples concrets pour
que votre correcteur puisse vous comprendre. N’oubliez pas en effet qu’il s’agit
d’un devoir de culture générale : on ne vérifie pas seulement le niveau de vos
connaissances, mais aussi, quelles que soient les prouesses dont vous êtes capables dans le monde des idées pures, votre capacité à utiliser ces dernières
clairement au sein du réel le plus terre à terre.