L`analyse d`une photo - Henri Cartier-Bresson.pub

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L`analyse d`une photo - Henri Cartier-Bresson.pub
L’analyse d’une photographie : Henri Cartier-Bresson
Le sujet :
Les deux clichés argentiques que je vais vous présenter ont été pris à Séville, en Espagne, en 1933. Ils font partie, avec une dizaine
d’autres, d’images réalisées par Henri Cartier-Bresson dans le cadre d’un reportage. Il s’agit d’une commande publiée par l’hebdomadaire
"Vu", précurseur de la presse illustrée. Cette activité était alors occasionnelle pour HCB, sa carrière de photoreporter débutera plus tard.
Le photographe :
Cartier-Bresson est un photographe français pionnier du photo journalisme et fondateur de l’agence Magnum Photos. Grand photographe du
XXème siècle, le regard qu’il a porté sur les évènements majeurs de l’histoire lui a valut le surnom "d’oeil du siècle". En 1933, HCB a 25 ans,
sa formation est celle d’un peintre, fréquentant artistes et écrivains de l’avant-garde, assistant aux réunions du groupe surréaliste, attiré
par les conceptions d’André Breton sans toutefois appartenir au mouvement. En rupture avec son milieu de riches industriels, il a entrepris
une vie de voyages, en 1932 il commence à utiliser un Leica, appareil de petit format très maniable qui le suivra toute sa vie, et à exposer
ses photographies. Cameraman, documentariste, il sera assistant de Jean Renoir, mais ce n’est qu’à partir de 1937 qu’il entamera une
carrière de photoreporter, lorsqu’il est engagé au quotidien communiste "Ce soir". Il y rencontrera les photographes David Seymour et
Robert Capa avec lesquels il fondera l’agence Magnum en 1947. Il exposera sa conception de la photographie dans la préface de son livre
"Images à la sauvette" (Verve 1952), intitulée "L’instant décisif". Pour lui : « la photographie est la reconnaissance simultanée, dans une
fraction de seconde, d’une part de la signification d’un fait, de l’autre d’une organisation rigoureuse des formes perçues visuellement qui
expriment ce fait... » et l’image doit être conçue par le photographe lorsque sont réunies « une concentration du regard, la reconnaissance
d’un ordre plastique salvateur, contre la désagrégation par le banal, le chaos et l’oubli ».
Le contexte :
Ces deux photographies sont peut être le témoignage des destructions consécutives au coup d’État militaire mené par le général
monarchiste Sanjurjo en août 1932, ou celui des affrontements violents en Andalousie entre les partisans et adversaires de la jeune
République de cette période ? Dans cette optique on peut dire que cette image tient plus du documentaire que de l’oeuvre d’art.
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L’analyse d’une photographie : Henri Cartier-Bresson
L’impression :
A la première lecture de ces images, on voit des jeunes garçons
jouant dans un lieu dévasté. Un trou dans un mur marque une
frontière entre le premier plan et l’arrière plan, formant ainsi un
cadre dans le cadre et une mise en abyme des enfants (Le sujet
central de ces photographies). Le décor et les visages inquiets
des enfants confèrent immédiatement un sentiment de gravité.
Par ailleurs, le regard des enfants et le fait que certains soient
en
mouvement,
photographie.
Les
montrent
enfants
le
caractère
regardent
soudain
l’objectif,
de
la
donc
le
photographe lui-même, comme pour l’interroger. Cette photo
est donc le point de vue subjectif du photographe à un moment
donné. En focalisant les regards, HCB permet à l’observateur
d’entrer dans l’univers de ces enfants livrés à eux-mêmes,
Séville, Espagne 1933 (1) © Henri Cartier-Bresson
accueilli par l’enfant qui ouvre les bras [Cf. Image 1]. Toute
l’image apparait tel le regard d’un voyeur : On dirait que c’est l’image qui est en train de nous regarder, cela est bien sûr fortement
accentué par les regards des enfants qui nous fixent (enfin qui dévisagent cet étrange personnage avec son Leica). En somme, on dirait que
Henri Cartier-Bresson s’est emprisonné lui-même dans cette photo et qu’il est en train de nous épier…
La confrontation de la seconde image de la série est pour cette analyse très intéressante car elle permet d’identifier les choix opérés par le
photographe et témoigne de ce qu’il a privilégié, concentrant son attention sur le cadre, la composition, la vie jaillissante, délaissant
l’événementiel. La seconde photographie [Cf. 2] nous place, à l’extérieur de la scène qui se déroule devant nous : Nous assistons au jeu des
enfants en tant que spectateur exclu. Dans la première photographie [Cf. 1], le photographe participe à l’image, focalise les regards, apporte
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L’analyse d’une photographie : Henri Cartier-Bresson
par sa présence une impression d’insolite et d’étrangeté. Avec lui, nous entrons dans l’univers des enfants, accueilli par celui qui nous
ouvre les bras et ignoré des plus éloignés concentrés à leurs jeux.
Format, angle et cadrage :
Le cadrage en plan moyen des deux images, au format horizontal, insiste sur l’effet de mise en abyme avec ce cadre dans le cadre,
matérialisé par le mur qui prend une part active dans la composition. Il induit une frontière entre le photographe et la scène dont il est le
témoin surtout sur la seconde image [Cf. 2]. On remarque aussi de nombreux contrastes celui de la destruction qui tranche avec la gaieté
des enfants [Cf. 2], celui du blanc très prononcé qui dénote avec la tristesse du sujet traité [Cf. 1], l’impression d’une perfection formelle,
d’un ordre visuel rigoureux qui contraste avec le désordre et la
désolation ambiante [Cf. 1&2]… Je souligne également
l’ambiance naturelle d’un cliché manifestement pris sur le vif, la
marque de fabrique d’Henri Cartier-Bresson !
Profondeur et lumière :
La profondeur de champ donnée par le trou dans le mur, permet
d’avoir une vision d’ensemble de la scène. Les lignes de fuites
sont pourtant coupées par la présence des enfants, ce qui rend
l’image proche de nous, et nous ne parvenons que difficilement
à nous éloigner du sujet.
Couleur :
Le noir et blanc cher au photographe renforce l’ambiance et les
Séville, Espagne 1933 (2) © Henri Cartier-Bresson
contrastes dont j’ai parlé plus haut.
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Composition :
Les silhouettes des enfants sont à la fois proches et éloignées,
ayant l’air de modèles placés là, disposés pour mettre en évidence
quelque chose de plus centré sur la rythmique de l’image. On se
rend compte de la scène très furtive puisqu’elle fige sur les deux
clichés des actions dans leur continuité. L’enfant qui ouvre les bras
va sauter, un autre au loin va jeter une pierre [Cf. 1], un enfant en
ceinture un autre, qui va se libérer [Cf. 2]... Ces clichés figent des
instants de complicité et d’harmonie entres enfants, leurs
silhouettes et leurs expressions faciales au premier plan contribuent
en grande partie à vivifier la composition.
Séville, Espagne 1933 (1a) © Henri Cartier-Bresson
Plus intéressant encore quand on regarde la composition des deux
instants furtifs. La première image pose globalement l’action en
dehors de son centre [Cf. 1a], proche de nous, proche des bords de
l’image, tandis que sur l’autre c’est tout l’inverse, elle présente
l’action principalement en son centre [Cf. 2a]. Ces deux images
représentent un parfait ensemble équilibré, comme une scène au
cinéma avec un gros plan pour entrer dedans, puis un plan plus
large pour mieux en saisir les interactions. Le tout nous fait
complètement vivre la situation, l’observateur vit l’action comme
s’il était acteur. Nous devenons ainsi le complice de ces enfants et
Séville, Espagne 1933 (2a) © Henri Cartier-Bresson
de leurs jeux !
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L’analyse d’une photographie : Henri Cartier-Bresson
Connotations éventuelles :
Je m’interroge sur la volonté délibérée de composer ce genre de
dytique de la part de l’auteur. Mais je pense que cela faisait
réellement partie d’un plan de travail bien établi et qu’Henri CartierBresson procédait ainsi sciemment. Pour preuve on retrouve
exactement la même logique de construction dans ces deux
nouvelles images très similaires dans leurs compositions, et
toujours prises en 1933 en Espagne. On retrouve un premier cliché
au plan très rapproché [Cf. A] qui nous fait entrer dans l’action. Là
encore les regards pointés vers le photographe rendent, celui qui
découvre le cliché, complice des enfants que l’on voit au premier
Madrid, Espagne 1933 (A) © Henri Cartier-Bresson
plan… Le second plan est plus large et nous montre l’action [Cf. B],
la composition est sensiblement la même que sur la seconde image
de Séville [Cf. 2a]. Encore une fois sur le premier cliché [Cf. A].
l’action et répartie sur le bord de l’image, un enfant se penche, un
autre porte la main à la bouche… et nous, nous sommes en plein
centre. Sur le second cliché [Cf. B] l’action est centrale et plus
éloignée, avec ce jeune qui va dévier le ballon. C’est encore un
parfait équilibre entre ces deux images qui se complètent à
merveille et donnent presque l’impression de visionner un
diaporama !
Madrid, Espagne 1933 (B) © Henri Cartier-Bresson
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