Mon Oncle, Jacques Tati Une journée avec Gérard, étude comparée

Transcription

Mon Oncle, Jacques Tati Une journée avec Gérard, étude comparée
Mon Oncle, Jacques Tati
Une journée avec Gérard, étude comparée des scènes du
goûter et du dîner
Chapitre 10 38,05 à 40,23
Chapitre 11 45,23 à 46,17
I-
Gérard au cœur de deux repas dans deux mondes radicalement opposés
1ère scène : arrivée de Gérard et son oncle dans l’ancien monde :
scène du goûter entre enfants
1er tableau : arrivée à vélo
s’ouvre avec de la musique, la ritournelle joyeuse qui revient comme un refrain à divers moments du film
(génériques entre autres).
Plan d’ensemble sur le monde ancien, Hulot et Gérard descendent à vélo, Gérard sur le porte-bagage, une rue bordée
par des immeubles de banlieue uniformes récemment construits. Au 1er plan, un muret de pierres délabré, des objets
cassés. Le paysage est clairement coupé en deux, et le mouvement du vélo nous indique que l’on quitte le monde
moderne et reconstruit pour aller vers le monde ancien plus vétuste.
Hulot a sa tenue habituelle, imperméable et pantalon trop court ; il fume sa pipe et a le nez en l’air.
Un travelling puis un panoramique accompagnent l’arrivée des deux personnages qui passent devant le spectateur et
descendent une rue bordée d’immeubles vétustes de part et d’autre de laquelle se trouvent des habitants qui vaquent
à leur quotidien.
La joie se lit sur le visage des deux personnages : Hulot a la tête en l’air, se tourne vers son neveu, ils communiquent
au moins en se regardant. Gérard sourit.
Il
2ème tableau : les chenapans en bas de la rue
Changement de plan, on retrouve la caméra au bas de la rue par laquelle on devine que vont arriver les personnages.
Il y a des enfants, et au son de leur voix on comprend qu’ils préparent un barrage avec l’eau que l’on entend de
manière exagérée. Le commerçant les surprend et s’apprête à sortir ; ils s’enfuient.
Le décor est composé d’objets du quotidien à gauche, et à droite les panneaux d’affichage évoquent la vie politique et
sociale des habitants.
Soudain en hors champ le bruit d’un moteur ; une voiture arrive par la gauche et arrose le commerçant qui sort à ce
moment-là : scène de gag qui crée un effet d’attente basé sur le comique de répétition puisque l’on sait qu’Hulot
arrive avec son vélo par la droite. Effectivement, le même gag se reproduit > comique clownesque, burlesque de
répétition.
Toujours pas de dialogues élaborés, seulement des bruitages et des bribes de voix (eau, voiture, mécontentement du
commerçant).
Hulot recule pour aller s’excuser et entame une discussion avec le commerçant.
3ème tableau : le passage vers le monde des enfants
Plan moyen sur une scène divisée en deux : en arrière-plan le monde des adultes, en premier plan celui des enfants,
entre les deux une barricade de bois dans laquelle il y a une brèche qui n’est pas sans rappeler la porte des récits
merveilleux et qui exclut les adultes (petit passage, réservé aux enfants). Les enfants vus de dos espionnent les
adultes : c’est une zone où ils sont les maîtres, où ils voient sans être vus. De peur d’être punis de leur bêtise, ils fuient
et, attiré par les voix enfantines en hors champ, Gérard les rejoint dans le dos de son oncle.
On n’entend pas la conversation des adultes, mais on sent qu’elle est animée (gestes, mimiques, rapidité…) et qu’ils ne
se préoccupent plus du tout des enfants qui ont rejoint leur monde ; chacun est à sa place.
4ème tableau : le goûter sur le terrain vague
On retrouve les enfants sur un terrain vague sale, traversé par un rail désaffecté et sur lequel pousse de la végétation
de manière aléatoire. Dans ce territoire à l’abandon se cachent des enfants, comme dispersés, tous occupés à jouer. Ils
apparaissent et disparaissent comme des marionnettes ou des petits animaux qui sortiraient de leur terrier.
La caméra pivote suivant la course de Gérard vers un commerçant ambulant installé dans ce terrain vague et
semblant être uniquement dévoué aux enfants. Autour de lui on retrouve les chenapans.
En plus de la musique toujours présente, on entend cette fois-ci de manière distincte ses propos « Voilà les enfants,
regardez les enfants, les bons beignets ! ».
Plan américain avec à gauche le marchand, au centre son brasero et à droite les enfants alléchés par les
gourmandises que le marchand leur prépare. La nourriture est abondante, les cuillères de confiture et de sucre
conséquentes, l’hygiène douteuse, mais on sent le plaisir du marchand à préparer le beignet. En off, les cris des
enfants qui jouent, et en in la voix du marchand dont les propos répétitifs et affectueux « mon p’tit gars » insistent sur
le souci de faire plaisir aux enfants. De même, il accède à toutes leurs demandes, comme Hulot à qui Gérard va aller
demander de l’argent pour un beignet et qui acceptera sans sourciller.
Lien entre les deux scènes (n’est pas à étudier)
La journée se poursuit avec des enfants qui s’occupent en mangeant des beignets et en faisant des farces aux adultes ;
Gérard est accepté dans leur groupe. Hulot est le 2ème adulte à pénétrer dans le terrain vague pour chercher son neveu.
Il prend son temps, le laisse jouer et le ramène à la nuit tombée chez ses parents visiblement très inquiets. L’heure
tardive et l’état de Gérard provoquent la colère de son père et lui valent une bonne douche… Hulot quitte la maison de
sa sœur sur la pointe des pieds.
2nde scène : le dîner de Gérard
1er tableau : la mise à table
La 2nde scène, celle du dîner, s’ouvre au claquement métallique de fermeture du portail derrière Hulot, qui marque le
passage entre les deux mondes. Depuis que l’on est retourné chez les Arpel, la musique a cessé. Dans la villa,
prédominent les bruits métalliques désagréables : portail qui claque et claquement des talons de Mme Arpel sur le
sol.
Nous sommes dans la cuisine des Arpel, la caméra est fixe, seuls les personnages bougent sans émettre aucune
parole. Mme Arpel, vêtue d’une blouse blanche et gantée se livre à des gestes automatiques qu’elle doit sûrement
répéter chaque soir car les deux personnages maîtrisent leur chorégraphie : ajustement et réglage de la hauteur et du
dossier du tabouret sur lequel Gérard, vêtu d’un pyjama bleu, propre et bien coiffé, va s’asseoir pour dîner. L’enfant se
prête à ce manège et se montre docile, il devient une sorte d’objet.
Mme Arpel qui se dirige ensuite promptement vers sa cuisinière. Gérard, lui, s’accoude et adopte une position
boudeuse, coude sur la table.
A partir de ce moment, à la minuterie désagréable du four vont se succéder d’autres bruits, métalliques, cassants, qui
sont ceux de la préparation du repas et dont on ne comprend pas bien à quoi ils correspondent. Il en va de même
pour les voyants qui s’allument dont on ne perçoit pas d’emblée l’utilité.
La caméra est fixe comme pour mettre en valeur et amplifier les mouvements de Mme Arpel qui manie ses appareils
avec beaucoup de dextérité et est la seule à comprendre ce qu’elle fait. Même le spectateur est isolé et ne parvient
pas à appréhender ni les étapes ni les ingrédients de la préparation de ce dîner.
Gérard est à gauche de la scène, le plan est relativement rapproché, et il restera immobile à fixer son assiette pendant
tout le ballet de sa mère qui va finir par poser un œuf aussi blanc que la cuisine dans un coquetier métallique.
Un rapide changement de scène où l’on entend la 1ère parole de la mère à son fils en hors champ, tandis que l’on voit
le père qui s’apprête à monter les escaliers, puis se ravise et va dans la cuisine.
Retour dans la cuisine, Gérard n’a pas bougé et sa mère se montre soucieuse de sa santé. Son père, lui, vocifère
« Assez, son oncle, son oncle », et les parents se disputent de manière théâtrale et exagérée sous le regard de leur fils
qui ne tourne même pas la tête tant la scène semble être habituelle.
Devant l’impossibilité de communiquer, Mme Arpel repart à gauche de la scène tourner un bouton de sa cuisinière et
M. Arpel s’isole sur sa terrasse.
II-
Les choix argumentatifs de Tati
1Une prise de partie pour l’ancien monde, un réquisitoire
contre la modernité.
aTrès vite on comprend que la modernité a rendu les paysages urbains hostiles et inhumains

L’hostilité et la froideur est marquée par les formes et les matières :
Dans un monde, on a des immeubles cubiques, uniformes, dans l’autre les habitations sont de taille et de
morphologie et de matériaux différents. La maison des Arpel n’est qu’angles et formes géométriques (rond, carré),
« tout communique » comme se vante Mme Arpel. Les meubles, comme la chaise de Gérard ont des lignes épurées
mais sont inconfortables, les matériaux sont artificiels, la pierre et le bois ont disparu. D’ailleurs, M. Arpel dirige une
société qui fabrique du plastique.
Dans l’ancien quartier, le muret est certes cassé mais il y a des sources de lumière (lampadaire) et les matériaux sont
naturels (pierre, bois). Il y a davantage de désordre, tout n’est pas rangé, mais c’est un monde plus authentique.

L’hostilité et la froideur est marquée par les couleurs :
ère
Dans la 1 scène, le contraste est clair : un arrière plan moderne dont les couleurs sont froides, et un muret aux tons
plus chaleureux, authentiques. Les mêmes couleurs chaudes (rouge, marron…) caractérisent le vieux quartier, et le
blanc, le bleu, le gris la maison des Arpel (vêtements, objets de la maison, nourriture (rappel : œuf // tartines
confiture)).

L’hostilité et la froideur est marquée par le traitement réservé à la nature :
La nature est aussi un critère distinctif entre les deux mondes : chez les Arpel, la seule trace de la nature est un tout
petit arbuste taillé que l’on aperçoit en arrière plan par la fenêtre de la cuisine. Dans le monde ancien, la végétation
est plus présente et n’est pas domestiquée par la main de l’homme.

L’hostilité et la froideur est marquée par la fixité :
On remarquera une caméra qui bouge dans la 1ère scène (travellings…) qui vient s’opposer à une caméra fixe dans la
cuisine de Mme Arpel. La fixité des éléments marque même la technique filmique.
aLa modernité marque l’absence de générosité
Dans l’ancien monde, le repas est signe d’abondance : les beignets sont énormes, recouverts de plus de confiture et
de sucre qu’il n’en faut. Les enfants goûteront à plusieurs reprises, ce qui vaudra à Gérard une crise de foie.
De même, les adultes y sont généreux : le marchand qui gâte les enfants, Hulot qui donne à Gérard l’argent demandé
sans lui poser de questions.
Tout cela vient évidemment s’opposer à l’œuf à la coque que servira Mme Arpel à son fils dans une cuisine de
laquelle ont curieusement disparu les aliments.
bLa modernité a également engendré la solitude
La différence entre les deux mondes se voit aussi au niveau de la présence humaine : au début près des immeubles il
n’y a personne. Chez les Arpel non plus.
L’ancien monde est quant à lui bien plus peuplé : hommes, femmes, enfants, chiens, tous les âges sont représentés et
vaquent à leur quotidien (discutent sur banc, pas de porte…).
Les panneaux d’affichage chez le commerçant montrent également la présence d’une vie sociale et politique plutôt
gaie avec les termes « vacances, inauguration… » qui ressortent. On a donc un vieux quartier certes vétuste mais qui
vit et qui s’oppose aux lieux de vie modernisés mais où tout est figé, réglé, où il n’y a plus de spontanéité.
Dans l’ancien monde, le goûter va également être un moment de convivialité et de rassemblement. Les 4 enfants qui
ne se connaissent pas se retrouvent autour du marchand qui s’occupe d’eux comme s’il s’agissait de ses enfants.
D’ailleurs, c’est le seul adulte dans le terrain vague : il est donc là pour les enfants.
Chez les Arpel, donc dans le monde la famille est disloquée : Gérard est seul à table, sa mère est debout et son père
absent de la cuisine. Tout au long de la scène de la cuisine il n’y aura aucun regard entre les parents et leur enfant. Le
monde moderne est donc synonyme de solitude :
Gérard est seul à table
Mme Arpel est seule avec ses appareils électroménagers
M. Arpel ne fait qu’une incursion dans la cuisine
le spectateur est isolé également car il ne comprend pas les gestes de Mme Arpel
Il est à noter que même la maison des Arpel est isolée du reste de la ville par un haut mur et un
portail en fer qui se ferme tout seul.
En effet, la modernité enferme chacun dans des codes et des convenances alors que le monde de l’oncle est celui de
la liberté (cf les enfants sur le terrain vague).
aLa modernité marque la défaillance du langage
La solitude est aussi marquée par la défaillance du langage : alors que dans l’ancien monde on se parle, il n’y a, chez
les Arpel, que les cris du père, et le dialogue n’est pas possible au sein de la famille. Même la dispute ne réunit pas le
couple car le père monologue. Les tribulations de Hulot à la fin du film feront naître la communication entre le père et
le fils.
bLa modernité a rendu le monde triste
Cette idée est largement véhiculée par la bande son du film : toutes les scènes qui se déroulent dans
l’ancien quartier ont un accompagnement musical, la même ritournelle qui se répète avec un seul
changement des instruments. La mélodie est simple, facile à retenir, et pose une ambiance ludique et
enfantine.
En revanche, la musique est absente de toutes les scènes chez les Arpel, où prédominent les bruits plus ou moins
agréables : frottement de la robe de Mme Arpel, claquement de ses talons, bruits de tous les appareils
électroménagers.
La journée avec son oncle est enfin sous le signe du gag, celui des enfants dans lequel l’oncle va se
retrouvé impliqué : les enfants jouent, s’amusent, sourient, rient. A l’inverse, chez les Arpel, Gérard ne peut
pas bouger ni jouer (il n’a qu’un jeu dans le film, un ballon), et ne sourit jamais.
1-
Fascination pour le nouveau monde
Tati a consacré plusieurs films à l’arrivée de la modernité dans la vie de tous les jours, dont le plus important est
Paytime, qui met en scène à nouveau M. Hulot et se consacre au Paris moderne.
Dans Mon Oncle, nombreuses sont les scènes chez les Arpel où l’on trouve des gadgets électroniques : les
équipements de la cuisine de Mme Arpel sont tous robotisés et hyper modernes, Mme Arpel offre à son époux une
porte de garage automatique, leurs fenêtres s’ouvrent toutes seules…
Ainsi, si Tati adopte un point de vue satirique faisant de Mme Arpel une caricature de ménagère et de sa maison une
maison témoin digne d’un salon de l’habitat, il semble tout de même attiré voire fasciné par l’apparition de la
domotique et le progrès de manière générale.
D’ailleurs, pour le tournage de Playtime Tati a fait reconstituer une ville moderne entière (« Tativille ») sur un terrain
vague près des Studios de Joinville-le-Pont, par une centaine d'ouvriers en bâtiment.
De ce point de vue donc, Mon Oncle peut être vue comme la photographie d’un monde en pleine évolution, entre
ancien monde en démolition et nouvelle société de consommation qui se construit.