1 Nicolaï Gogol est né un 1 avril (1809) et est mort comme son fou

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1 Nicolaï Gogol est né un 1 avril (1809) et est mort comme son fou
SYLVIE HOWLETT (CPGE LYCÉE VICTOR HUGO, PARIS)
GOGOL. LE CORPS MORCELE :
SYNECDOQUES, METONYMIES ET MIROIR BRISE OU RECOMPOSE
Nicolaï Gogol est né un 1er avril (1809) et est mort comme son fou diariste : « Mon Dieu,
voyez ce que j’endure ! ils me versent de l’eau glacée sur la tête […] Au fait, Messieurs,
saviez-vous que le bey d’Alger a une boule de chair qui lui pousse sous le nez ? ». Le 4 mars
1852, les médecins, appelés au chevet de Gogol lui inondent la tête d’eau froide et lui
accrochent des sangsues au nez. Entre temps, Gogol promène des fous, des boules de chair
(Tchitchikov), des moustaches et des nez dans ses œuvres, mais son Nez autarcique ne
représente que l’une des figures du corps morcelé qui animent ses récits ukrainiens et
pétersbourgeois.
Les synecdoques et métonymies qui construisent son écriture permettent autant de
réduire une société à ses fétiches que de faire éclater les personnages en morceaux. Ces
membres, appendices, masques et fétiches annoncent les mises en scène du théâtre de la
cruauté d’A. Artaud : « Des mannequins, des masques énormes, des objets aux proportions
singulières, apparaîtront au même titre que des images verbales… », note-t-il dans Le Théâtre
et son double1. Réduire la société à des pantins et des individus à des parties de leur corps –
signifiantes ou non –, c’est aussi pour Artaud, pointer la violence sociale. L’étymologie de
cruauté – crudité des chairs éclatées – suggère des représentations violentes, proches du
Grand-Guignol2. Artaud ajoute que ce sera « un spectacle de masses jetées l’une contre l’autre
et convulsées »3 ; bref la réalisation de ce qu’occultent les conventions sociales. On retrouve
cette provocation dans les Contes cruels selon Françoise Sylvos : « Ironie et cynisme font
partie d’une mise en scène scandaleuse destinée à choquer le public »4. Le positivisme et
l’autosatisfaction bourgeoise sont visés, comme ils le seront par Artaud, pour qui il n’y a
« pas de cruauté sans conscience… »5.
Or cette conscience s’incarne chez Villiers et Gogol dans l’image du miroir, avec ses deux
valences. Miroir brisé du diable, qui déforme et inquiète, ou, au contraire, miroir
révélateur, microcosme synthétique qui explique et permet la maîtrise. Ainsi le corps
morcelé se disperse cruellement en morceaux autonomes et suspendus dans l’attente d’une
révélation, puis se recompose dans le miroir de l’écriture.
I) UN MONDE ECLATE
La synecdoque et la métonymie se ressemblent : la partie pour le tout, mais la
métonymie a une valeur symbolique. Un nez est une partie du corps, c’est d’abord une
synecdoque ; alors qu’un bouton d’uniforme renvoie symboliquement à l’armée ou à tel
ministère. Les moustaches, apparemment synecdochiques, peuvent devenir métonymiques,
car Nicolas 1er – qui en arborait d’imposantes et avait très autoritairement réorganisé l’État
jusque dans les moindres détails vestimentaires – trouvait inconvenant que « certains
fonctionnaires civils se permissent de porter la moustache, laquelle est le propre des seuls
militaires ». Ainsi, les barbes broussailleuses arpentant la Nevski signalent les paysans et les
visages imberbes, les fonctionnaires civils – lesquels se rattrapent à l’occasion avec les
1
Le théâtre et son double, p. 148.
Nous reprenons la graphie de P. Valery : « Poë voulait faire accoucher les femmes par la terreur de pièces qu'il imaginait.
C'est le Grand-Guignol. » (Valéry, Corresp. [avec Gide], 1914).
3
Le théâtre et son double. p. 129.
4
F. Sylvos, « L’essence cruelle du rire chez Villiers de L’Isle-Adam », dans la revue Romantisme, n°14, 1991, IV.
5
Le théâtre et son double, p. 154.
2
1
favoris. Cette autre fantaisie pileuse symbolise l’universelle prétention à l’autorité : les
personnages importants les glissent par-dessus leur col chez Gogol et les femmes des
bourgeois de Nayrac “sautent aux favoris” de leurs héros de maris dans la guerre picrocholine
qu’ils mènent contre les bourgeois de Pibrac (Les Brigands, Villiers).
Quant au grade, c’est plus qu’une métonymie : le narrateur du Manteau affirme : « chez
nous il faut toujours commencer par déclarer son grade ». Tous les fonctionnaires sont anoblis
par leur grade et les petits fonctionnaires de 9e grade (conseiller titulaire), comme
Poprichtchine et Bachmatchkine, se raccrochent à leur noblesse, faute d’argent et de
reconnaissance. Le nez de Kovaliov acquiert un grade supérieur (conseiller d’État, 5e grade) à
celui de son maître (assesseur de collège, 8e grade). Pirogov n’est qu’au 10e grade, mais un
lieutenant (du même grade) séduit plus qu’un secrétaire de collège. Les chefs commencent
dès le 7e grade, comme Iaryjkine, chef de Poprichtchine et Conseiller de Cour. Tiéplov, fiancé
de Sophie est Conseiller d’État (5e grade) et le Personnage important du Manteau est
Conseiller secret actuel : 2e grade, équivalent d’un général. Bref, dans « la ville la plus
abstraite et la plus préméditée de la planète », selon le narrateur des Récits du sous-sol de
Dostoïevski, l’homme est réductible à son grade. Et si un nez cherche à s’élever
hiérarchiquement, c’est qu’il pointe en l’air avec une ambition évidente, qu’un sens des
convenances tenait étouffée jusque-là.
II) LA PERSPECTIVE NEVSKI : UNE OUVERTURE SUR UN AUTRE MONDE.
Ouvrant le cycle, la Perspective Nevski est la matrice des thèmes et des procédés
signifiants de toutes les nouvelles pétersbourgeoises. Synecdoques et métonymies s’y pressent
et plusieurs miroirs renvoient des éclats de rêve ou de réalité discordante – donc,
étymologiquement, absurde. Cette avenue répète en abyme l’ouverture de la nouvelle capitale :
tous et tout y circulent. C’est le lieu où l’on s’exhibe et où l’on trompe : l’on y prend des
prostituées pour de nobles dames, des nez pour des conseillers d’État et des voleurs pour des
fantômes. « Oh ! ne vous fiez pas à cette perspective Nevski. […] Tout n'est que mensonge,
tout n'est que songe, rien n'est ce qu'il paraît être. […] Elle ment à chaque instant cette
perspective Nevski, mais plus particulièrement quand la nuit dense s'étend sur elle […] tandis
que le démon lui-même n'allume les lampes que pour éclairer le monde de sa lumière
trompeuse »6. Ainsi se clôt la nouvelle ouverte sur le panégyrique de l’avenue 7. Pourquoi ce
renversement ? Parce que la beauté éthérée suivie par Piskariov s’est avérée grossière prostituée
? Parce que la tragédie du peintre s’est muée en bouffonnerie avec la farce de Pirogov ? Ou
parce que les morceaux de la réalité n’ont pas réussi à se reconstituer dans le miroir du diable ?
En fait, deux options de lecture – lyrique ou sarcastique – sont présentes dès l’incipit :
l’enthousiasme du narrateur masque mal l’incohérence d’un monde où des bribes d’uniformes,
des sourcils et des petits pieds tentent de se faire passer pour des êtres humains. L’antiphrase
pointe toujours sous l’éloge8. Parodie et ironie se combinent pour créer un fantastique cruel qui
ne se réduit pas à la satire sociale. L’éloge de la Nevski semble fait par un Pirogov au lyrisme
trivial – ses appréciations vulgaires se retrouvent tout au long de la nouvelle, même dans
l’aventure de Piskariov, qui représente en abyme tous les rêves et cauchemars de la Nevski.
Quand Piskariov voit la belle qu’il poursuit lui faire signe, il s’exclame : « Non ! ce n’est
pas un rêve ! », puis il grimpe l’escalier qui le conduit dans la chambre des courtisanes (543).
L’une se tient « devant un miroir un peigne à la main […] et ne par[aît] nullement songer à
interrompre son occupation à la vue d’un visage étranger ». L’image du peintre vient ainsi
s’incruster dans le miroir, à la manière des Ménines de Velasquez. C’est le tableau que
Piskariov pourrait peindre ; c’est aussi sa conscience morale qui juge la scène et le fait
6
Œuvres complètes, Edition de la Pléiade, p 569.
On retrouve le même processus dans La nuit de Maupassant.
8
Un peu dans le même esprit que dans Les demoiselles de Bienfilâtre.
7
2
déguerpir. Quand le peintre rentre chez lui et tente de réhabiliter sa belle, il pense qu’elle a été
« jetée dans ce gouffre atroce [par] la volonté de je ne sais quel esprit démoniaque aspirant à
détruire l’harmonie de l’univers ». Piskariov en fait un rêve de compensation, où l’escalier
transmué le mène au « paradis [où] Les habits noirs, les brillantes épaules féminines, les lustres
et les lampes, les écharpes de gaze, les rubans légers […] tout l’émerveillait. ». Mais, là
encore, le diable se devine dans ses synecdoques et les miroitements des parquets cirés font
office de révélateur : « on aurait dit que le démon avait brisé l’univers en morceaux pour les
mélanger ensuite sans aucun ordre. »9. Les images de l’incipit sont rebrassées : mêmes
conseillers, dames et jeunes gens, réduits à leurs décorations, petits pieds ou moustaches. Tout
cela conduit à un « ravissement » [otcharovateljno] – terme souvent répété dans son
ambivalence de plaisir et d’aliénation. Et quand Piskariov est reconnu par sa belle, sa réaction
retrouve les termes du morcellement diabolique, "Seigneur ! donne-moi la force de supporter ce
bonheur ! Ma vie ne peut le contenir ! Il brisera mon corps et ravira mon âme !… »10. Dans ce
monde renversé et éclaté comme un miroir brisé, les synecdoques se font menaçantes (“une
rangée d’assez belles dents”) et Piskariov ne peut plus rien déchiffrer puisqu’on y parle « une
langue qu’il ne compren[d] pas ».
Est-ce cette langue inversée qui se parle dans les contrées diaboliques – comme les signes
cabalistiques qui se transforment sur les murs de la chambre du sorcier, dans Une terrible
Vengeance ? Cette langue est plutôt celle du miroir. Miroir révélateur des péchés capitaux :
orgueil et paresse des beautés ukrainiennes ou d’Akaki Akakievitch se réjouissant de son
nouveau manteau ; véritable nature d’un père sorcier. Ou miroir taché, bombé, déformant le
réel pour en dénoncer les vanités : inquiétude de Kovaliov pour un bouton, puis une absence
de nez, l’empêchant de parader – à moins que l’on ne considère qu’il renverse le monde,
comme les parquets miroirs de Piskariov ou ce tableau de l’usurier qui renverse les destins dans
Le Portrait ? Le monde à l’envers peut prendre des allures comiques, tel ce diable chassé de
l’enfer dans La Foire de Sorotchintsy, compensatoires pour Piskariov, ou inquiétantes, telle la
fenêtre lumineuse observée par Danilo dans Une terrible vengeance.
De fait, le miroir s’inscrit littérairement dans la dimension du savoir, mais aussi de la
révélation, donc de la création : êtres surnaturels invoqués ou personnages littéraires
inventés. C’est un objet de l’entre deux, de la relation et de la médiation. Fondamentalement
ambigu, il oscille entre duplication et duplicité, vérité et illusion, perfection et déformation.
C’est ainsi qu’il sert l’écriture, puisqu’on le retrouve brisé dans les synecdoques; en abyme
dans les récits enchâssés ou synthétisant pour mieux révéler11.
III) MIROIR ECLATE DU DIABLE
Premières représentations du miroir éclaté, les synecdoques et métonymies
officient comme mutilation des individus. Pétersbourg apparaît, dès l’article ironique de Gogol
publié par Pouchkine12, comme un lieu de déportation, de souffrance et d’aliénation. Les cinq
nouvelles sont des exercices de privation. Privation d’idéal pour Piskariov ; de protection
sociale dans Le Journal d'un fou ; du corps dans Le Nez et de son propre talent pour l'artiste du
Portrait ; enfin privation de toute compagne dans Le Manteau/ La Pelisse. L’interprétation de
la pelisse comme figure de l’épouse attentive se justifie par le mot russe (chinjelj) dont la finale
soyeuse et le genre féminin sont trahis par la traduction « manteau ». Par ailleurs, quand Akaki
y rêve, il vit « comme marié à la pelisse » (kak boudto by on jénilsia), il devient « plus vif et
plus ferme » et « les pensées les plus audacieuses lui passent par la tête »13 (647). Dans Ivan
9
Œ. C. op. cit., p. 546.
Ibid, p. 548. Le corps est sous-entendu en russe.
11
Nous empruntons ces caractérisations à Sabine Melchior-Bonnet, Histoire du Miroir, Pluriel, Hachette Littératures, 1994,
12
Dans Le Contemporain en 1836.
13
Œ. C. op. cit., p. 647.
10
3
Chponka et sa tante, le rêve d’Ivan lui fait rencontrer des marchands de tissu qui affirment :
« le métrage d’épouse est le tissu le plus à la mode et il est très solide, tous ces messieurs s’en
font faire une redingote, en ce moment »14. L’interprétation psychanalytique est déjà soufflée
par Gogol dans Le Nez, avec la demande de Pirogov à Schiller de lui forger une gaine pour son
poignard15 - à défaut de lui laisser sa femme. Cette interprétation n’est pas exclusive. Ce
qu’exige d’abord Akaki, c’est une compagne de vie, une reconnaissance : tout ce qu’on lui
refuse.
Les synecdoques et métonymies permettent donc d’organiser la privation en dissociant
les éléments du corps ou les vêtements et en les autonomisant jusqu’à ce qu’ils quittent leur
maître. L’évasion du nez et du manteau prouve à l’envi que leur propriétaire n’est pas à la
hauteur de ses rêves – lesquels résultent du mirage social. Mais la privation d’un être cher
peut s’exprimer de la même façon. Dans Véra, ce sont les fétiches de la défunte qui la
maintiennent en vie dans l’esprit du comte d’Athol. Sa foi seule – traduction du mot russe
BEPA – fédère les fleurs, le miroir, le collier de perles et l’iconostase pour reconstituer une
Véra vivante. Cependant, dès que la foi cède à la raison, la ressuscitée se décompose, dans
tous les sens du terme, et l’illusion se défait. Il ne reste qu’une petite clef, qui certes permet de
maintenir l’hésitation caractéristique du fantastique selon Todorov, mais, par un jeu de mots –
critère de l’ironie cruelle pour Gogol, Villiers et Artaud –, nous donne la clef de ce rêve de
compensation !
La réduction des hommes à une partie de leur corps ou de leur vêtement se retrouve
encore dans l’onomastique. Si le prénom de Véra oriente tout le conte vers la foi en un
« amour plus fort que la mort », l’onomastique gogolienne est moins métaphysique. Ainsi les
parrain et marraine d’Akaki, dont le nom Bachmachkine évoque un soulier, sont associés à
des cheveux ébouriffés (Iérochkine) et à un ventre blanc (Biélobriouchkova). Poprichtichine
se réduit à sa carrière [poprichtché, et tchinitj : tailler des plumes] ; Piskariov à son métier de
peintre et Pirogov aux petits feuilletés qui le consolent de ses mésaventures. Tchartkov
annonce le sort [tchar]dont il sera victime et Kovaliov suggère un rêve de cavalerie et
l’obstination d’un forgeron. Où que l’on regarde, les personnages gogoliens se retrouvent
privés de leur identité à laquelle se substitue un morceau de leur être, comme si l’on ne
pouvait les apercevoir que dans un éclat de miroir.
Outre qu’il déforme et morcelle, le miroir inverse ce qu’il représente et le rêve, [COH]
en russe, devient nez [HOC] – comme le révèle le changement du titre de la nouvelle en cours
d’écriture. Le rêve a produit un nez autonome comme le miroir un reflet inversé. De même, le
dernier mot du Journal d’un fou, nouvelle qui précède Le Nez, est le mot « nez » (celui du bey
d’Alger) : anadiplose emblématique du reflet. Les miroirs gogoliens révèlent tout autant les
vices cachés des femmes qui s’y mirent que la vaine ambition des fonctionnaires qui les
scrutent16. Ils ouvrent ainsi la voie à la parodie – reflet discordant – voire à l’antiphrase et
renversent les rôles en se moquant. Il est intéressant, à ce propos, de noter la proximité de
deux nouvelles, la foire de Sorotchintsy et Les Brigands, sur le thème en miroir des
trompeurs trompés. Les bourgeois de Nayrac et de Pibrac, piégés par la rumeur qu’ils font
circuler, se prennent réciproquement pour des brigands dans la nuit, tout comme les
marchands de la foire ukrainienne prennent pour le diable (abondamment évoqué) ceux
d’entre eux qu’ils frôlent, dans la nuit et l’ivresse consommée.
Par le renversement et le morcellement, le miroir fait écho à la violence sociale, ce que
suggère aussi Artaud : on comprend pourquoi il envisage des mannequins et des masques
pour représenter des « masses convulsées ». Le carnaval des masques pétersbourgeois
témoigne de l’aliénation des habitants de la capitale. Le « personnage important », qui
14
Ibid. p. 245.
Ce qui rappelle le conte de Diderot, « la gaine et le couteau », inséré dans Jacques le Fataliste.
16
Voir également les deux scènes de reflet dans « Le désir d’être un homme ».
15
4
enferme Akaki à l’extérieur de son monde par l’installation d’un cabinet minuscule et des
formules d’exclusion, le somme de reconnaître ce qu’il est, c’est à dire rien, comme ce M.
Nolj, Zéro, emblématique de l’artiste sans talent dans Le Portrait. Il faut exclure les noninitiés, les couper du monde. Ce n’est pas pour rien que le bourreau français du Convive des
dernières fêtes, pris par la fièvre du jeu de cartes, s’écrie « je coupe ! » Le narrateur l’avait
pressenti : « le rire strident de ce monsieur me donna l’idée d’une paire de ciseaux miraudant
les cheveux », or mirauder renvoie à la toilette du condamné à mort et son compagnon lui
signale qu’il « perd la tête » ! Comme les barbiers de Gogol sont toujours à deux doigts de
couper le nez qu’ils tiennent, les écrivains, par les jeux de mots qui construisent un sousdiscours, menacent les lecteurs d’un couperet linguistique ou narratologique. Villiers avoue à
Mallarmé désirer « faire sauter les bourgeois de rage et d’étonnement » […] affoler le lecteur
[…] envoyer à Bicêtre quelque abonné ». Le rapprochement avec Artaud devient plus évident
: faire cruellement éclater le miroir tendu à un monde cruel. De même, quand Gogol évoque,
dans Le Manteau, le plaisantin qui aurait coupé sa queue au cheval du Cavalier de bronze, il
suggère un renversement de Pétersbourg, puisque ce monument de Falconet, emblématique de
la Ville de Pierre, repose sur trois appuis : les deux pattes postérieures et la queue du cheval.
Lui couper la queue, c’est le faire tomber et détruire symboliquement la ville. C’est peut-être
ce dont rêvaient le héros du poème de Pouchkine, Le Cavalier de bronze, et tous les petits
fonctionnaires humiliés de Gogol.
Pétersbourg, comme le rappelle Georges Nivat17, « gruge et mutile les homoncules qu'elle
héberge ». Gogol était un provincial, un Petit-Russien et il confère à Pétersbourg un rôle de
bourreau. La ville contraste avec le paradis pittoresque des Veillées du hameau de Dikanka.
La Terre gogolienne est génitrice, mais « Pétersbourg est un précipité de rêve et d'eau »18 où
l'homme perd pied (ou nez). Dans La Nuit de Noël, le forgeron Vakoula, après avoir extorqué
la paire de bottines à la tsarine, veut quitter au plus vite la ville des mirages, où « tout
scintille », se morcelle et trompe, pour retrouver sa bien-aimée – laquelle n’a cessé de se
contempler dans un miroir. Une autre fille de marchand s’admire et danse devant son miroir,
à la fin de La Foire de Sorotchintsy, avant qu’une musique endiablée ne transforme les
convives de la noce en automates, leur faisant « accomplir des gestes d’apparence humaine. »
La déshumanisation représente une autre forme de morcellement. Si les Pétersbourgeois
disparaissent comme leurs manteaux, leurs tableaux ou leur nez, c’est qu’ils n’ont pas
d’identité ni de chair. Aux synecdoques et métonymies s’ajoutent alors le zeugme et
l’hypallage. Le zeugme confond êtres et choses pour signaler l’aliénation des hommes : le
médecin de Kovaliov « possède des favoris noirs et une femme fraîche ». Les barbes décident
de l’avenir des filles (« nos barbes russes ne veulent avoir pour gendres que des Excellences
ou, au moins, des colonels ») et parlent de leur santé, de leurs chevaux et de leur famille, dans
cet ordre d’importance (Perspective Nevski). Quant à l’hypallage, elle transfère aux objets les
caractéristiques de l’homme, contribuant à le déshumaniser plus encore. Le teint d’Akaki est
hémorroïdal, parce qu’il témoigne d’une contention perpétuelle du petit fonctionnaire, en
même temps qu’il suggère un personnage carnavalesque dont le corps est à l’envers.
L’animation est une forme d’hypallage quand une maison « lance à Piskariov le regard de ses
fenêtres ». De même le veuvage quitte le comte d’Athol quand il rentre chez lui pour « revoir
la chambre veuve ». L’hypallage suggère que le comte a déjà commencé à vivre son illusion ;
c’est la chambre qui porte le deuil à sa place. Le pouvoir des objets (ou du climat) s’exprime
par des tropes qui aliènent ou déshumanisent. Chez Gogol, le miroir sert de truchement entre
la femme et le diable. Car « la femme est amoureuse du diable », selon Poprichtchine
(Journal d’un fou) et c’est au travers du miroir qu’elle communique avec lui.
17
G. Nivat. Vers la fin du mythe russe. Essais sur la culture russe de Gogol à nos jours. L’Âge d’homme, 1982. I :
« Gogolgrad ».
18
Ibid.
5
Le miroir cassé révèle un monde déstructuré et cette décomposition s’étend jusqu’à
l’espace et au temps dont les distorsions transposent celles du miroir. Pétersbourg se réduit à
un plan orthogonal, voire à des lignes (sur l’île Vassilievski), mais les lignes se brouillent
sous les yeux d’Akaki et pour un peu, il les redresserait de sa plume. Les maisons ne tiennent
pas en place et l’on ne sait pas plus à quel étage habite la chienne Fidèle (au 4 e, le 5 octobre ;
au 5e, le 12) qu’Akaki s’il est « au milieu d’une rue ou d’une page ». La distorsion du temps,
évidente sous la plume de Poprichtchine (« 86 martobre »), apparaît plus subtilement avec le
brouillage météorologico-temporel : « Mais ici le brouillard recouvre les événements, et nul
ne sait ce qu’il advint ensuite » (Le Portrait). Les morceaux de nouvelles se déplacent de
l’une à l’autre, brouillant encore plus les repères : le tableau licencieux du Manteau attire déjà
l’attention dans Le Portrait. Ce tableau est encore une sorte de miroir, puisqu’il représente
une jeune femme à la jambe nue, épiée sans le savoir par un homme – lequel reflète les
regards masculins scrutant le tableau dans la vitrine.
L’emboîtement paraît infini et, face à tous ces reflets épars, le seul remède est de
reconstituer le miroir, en sachant ses mensonges et en laissant les traces mêmes des sutures.
Ainsi réparé, le miroir des récits pétersbourgeois replace la ville dans un abyme qui la
contient et l’éclaire.
III LE MIROIR SYNTHETIQUE RECOMPOSE LE MONDE
Le premier portrait commandé à Tchartkov séduit parce qu’il transforme la jeune fille en
Psyché. Refusant d’atténuer les couleurs qu’il avait d’abord choisies, Tchartkov reprend son
esquisse et lui confère plus de vie. Or, si psyché renvoie à l’âme, c’est aussi le nom d’un
miroir. C’est dans cette Psyché que Tchartkov retrouve momentanément son âme et son talent
d’artiste, corrigeant même la médiocrité de son modèle, la jeune Lise. Mais ce miroir n’en est
pas un ; c’est un portrait, une mimesis au sens de re-création. L’art seul maîtrise l’image alors
qu’un miroir ordinaire se contente de révéler une réalité souvent grotesque : « Ne vous en
prenez pas à votre miroir si vous avez la gueule de travers », proclame le proverbe placé en
épigraphe du Révizor ! Piskariov en tient compte quand, « s'approchant de son miroir, il est
épouvanté par son visage blême et décharné ». Mais il l’oublie dans le miroir aux alouettes
des rêves opiacés, au lieu de recomposer le puzzle du réel.
Toutefois il y a fort à faire, tant les morceaux sont dispersés. Le narrateur du Nez s’en
agace : « Non, cela ne tient pas debout, je ne comprends absolument pas... Mais ce qu'il y a de
plus étrange, de plus extraordinaire, c'est qu'un auteur puisse choisir de pareils sujets... Je
l'avoue, cela est, pour le coup, absolument inconcevable, c'est comme si... non, non, je
renonce à comprendre. Premièrement, ce n'est absolument d'aucune utilité ; deuxièmement...
mais deuxièmement non plus, d'aucune utilité ! »19. Gogol pointe l’absurdité des récits et
semble la justifier. En proclamer l’incohérence, c’est la revendiquer comme seule capable de
restituer celle d’un monde éclaté. Les récits ukrainiens, fondés sur le folklore et le féerique,
font coexister rêve et réel. Les récits pétersbourgeois, fondés sur le fantastique, détruisent ou
morcellent le réel. Andreï Biély distingue deux phases d’écriture dans son Art de Gogol. Dans
la première, la prose rythmée recrée une communauté légendaire d'où le traître est rejeté (Une
terrible vengeance). Dans la seconde, la fable et la société se décomposent. Des anonymes
errent dans Pétersbourg sans savoir où ils vont, ni s’ils sont fonctionnaires ou roi d’Espagne.
Ils perdent leur identité (Poprichtchine), leur nez (Kovaliov), leur pelisse (Akaki) ou leur
talent (Tchartkov)...
De l'homogénéité du récit ukrainien, on passe à l'hétérogénéité des nouvelles urbaines.
Tout est leurre, absurde, et seuls l’opium, la folie et le rêve permettent de survivre un temps.
19
Œ. C. op. cit., p. 621.
6
À moins que l’écriture ne vienne faufiler les bords de ces pièces pour les raccorder, comme
Akaki espère que son tailleur le fera avec sa vieille pelisse. Mais le fil reste trop apparent : le
monde « second » des digressions prend la première place – comme le « feston des dents du
tailleur » le long des coutures. Cette « trace » crée une illusion rassurante : le sujet semble pris
en main. Toutefois, les pièces ne coïncident pas suffisamment : « Des morceaux, ça se
trouvera toujours, mais impossible de les faire tenir là-dessus, c'est usé jusqu'à la corde,
voyons ! ça sera en charpie dès que j'y mettrai l'aiguille. » Le Pétersbourg de Gogol est cette
loque qui se disloque dès qu'on veut le rendre présentable. La Perspective Nevski est son
emblème. Le démon de l'épilogue est un illusionniste ; mais c’est moins le diable que Gogol.
Il n’est pas étonnant que Biély y puise une inspiration expressionniste dans son Pétersbourg.
Les synecdoques s’y mettent aussi en mouvement, créant un brassage cinétique des catégories
sociales, plus destructeur encore qu’une révolution. Mais Gogol rassemble ses morceaux pour
leur offrir une unité signifiante : dans le miroir de la lecture, la pelisse récupère son unité. Le
fantôme d’Akaki renvoie à son voleur au poing énorme et La Perspective Nevski recouvre un
sens : le long prologue dithyrambique est suivi de l'épisode du rêveur tué par son rêve puis de
sa contrefaçon triviale par le lieutenant Pirogov ; l’excipit retrouve le lyrisme initial, mais, en
miroir, dans une version diabolique – tout comme l’aventure de Pirogov caricature celle de
Piskariov. Le peintre se réfugie dans le rêve, l'opium et la mort ; le lieutenant se satisfait de
deux « feuilletés » ; pages feuilletées vers une conclusion diabolique qui rassure plus que les
rêves du peintre.
Car le diable se glisse dans le réel, non dans le rêve. Il apparaît sous les traits de
l'étranger : le marchand persan propose à Piskariov de l’opium contre le dessin d'une beauté
aux yeux d'olives ; l’usurier du Portrait a le teint cuivré et un costume oriental : le Malin ne
saurait être russe... Ou plus profondément, il incarne le renoncement esthétique. La nouvelle
de Villiers, Deux Augures, développe dans l’ironie ce que les aventures tragiques de Piskariov
et de Tchartkov laissent entendre. On perd sa Psyché à tendre un miroir complaisant aux vices
bourgeois. Seule l’exigence artistique peut contraindre à s’encadrer dans le miroir des mots un
réel hétéroclite trop enclin à proliférer. Seules les couleurs de l’artiste peuvent redonner vie à
des quartiers mortifères comme la Kolomna avec ses habitants « cendreux ». Mais il ne faut
pas céder au Malin en calquant le feu couvant de ses regards. Un art qui regarde trop profond
détruit : mieux vaut un miroir déformant, voire éclaté, pour éviter la pétrification médusée.
Mieux vaut laisser apparentes la soudure des digressions et l’approximation des jonctions.
Sinon, les éclats vont se multiplier, comme ces débuts de nouvelles déclenchés par un
personnage secondaire ou une métaphore pittoresque, comme les tableaux qui cernent
Tchartkov. « Chaque portrait se dédoublait, se quadruplait à ses yeux, tous les murs se
tapissaient de ces portraits qui le fixaient de leurs yeux immobiles et vivants ; du plafond au
plancher, ce n'étaient que regards effrayants, et, pour en contenir davantage, la pièce
s'élargissait, se prolongeait à l'infini. »20
Le Journal d'un fou, présente une même démultiplication démente de l’espace urbain
jusqu’à l’Europe entière. Écrasé, Poprichtchine quitte la vraie vie, dans un espace-temps
délirant dont toutes les figures sont celles de l’absence : L’Espagne se cache sous les plumes
des coqs ; les cervelles s’exilent sur la Caspienne et les nez sur la lune... La marche du temps
s’inverse, comme dans un miroir ! Vers la fin, le fou date : « Janvier de la même année, qui
succède à février ». C’est aussi une manière de quitter l’ordonnancement tsariste. L’espace, le
temps, l’esprit et les sens ont déserté Pétersbourg où ne subsiste qu’une table des grades
insensée. C’est cette perte d’identité que dénonce le diariste fou. Son délire est toujours
révélateur, notamment quand il interprète ce qu’on lui fait subir à l’asile (adoubement et
20
Œ. C. op. cit., p. 706.
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Inquisition). Il propose une autre « lecture » du réel qui en montre la folie : on ne peut désirer
s’élever hiérarchiquement, ni épouser la fille de son directeur ; on doit « se tenir à sa place »
dans la société et tout pas de côté mène au pire.
D’ailleurs, la première admonestation de Kovaliov au Nez est qu’il devrait « connaître sa
place ». Mais, là encore, c’est dans le miroir que se lit la vérité : c’est l’ambition de Kovaliov
qui, ne sachant pas sa place, s’échappe et lui nuit ! Certes, le nez est associé à un autre
appendice et fait, en russe plus qu’en français, la fortune des proverbes. Mais l’incarnation de
la synecdoque, déjà muée en métonymie, transforme le miroir grossissant en nouveau
révélateur : l’ambition de Kovaliov est un délire mineur au regard de la terreur exercée par la
société. Si le rêve [COH] est avéré ; rien n’explique que le barbier ait trouvé le nez (HOC) de
Kovaliov dans son pain – ce qu’il se rappelle parfaitement puisqu’il tremble à l’idée de le
saisir pour raser son propriétaire à la fin de la nouvelle. Alors ? Cette histoire absurde et
triviale n’a-t-elle d’autre fonction que de divertir, ou bien montre-t-elle, encore une fois, le
vide d’une capitale conçue comme objet mathématique et développée sur les ossements des
serfs qui l’édifièrent ?
Pétersbourg est le lieu même du vide et de l’absence : et c’est en recollant rhétoriquement
les morceaux du miroir que Gogol crée l’illusion de présences tronquées, absurdes,
difformes et démentes. Toute l'étoffe du réel s’est décousue et ce n’est pas un « tissu de
femme » qui le reconstituera. Dans ce vide sidéral, le fonctionnaire gogolien reste
chatouilleux sur son rang et ses prérogatives bureaucratiques jusqu'à dissolution complète
dans le non-être. Il s’attache à l’insignifiant et ignore le primordial ; l’essence de l’homme et
de l’art. À Gogol de recomposer le puzzle du miroir brisé ou de recoudre les pièces de sa
pelisse. Il n’en restera pas moins quelques déchirures pour rappeler qu’on peut se réveiller
victime d’un sort maléfique ou comique, voire absurde, comme les victimes de Kafka. C’est
en se réveillant qu’on voit la vie – ou la ville – sous un autre aspect : sans nez, rang, talent ou
manteau. Mais le rêve [COH] redevient nez [HOC] dans le miroir d’un excipit – non sans
quelques difficultés et digressions. C’est encore le héros du Manteau qui nous conduit sur
cette voie : la mise en scène verbale d’un Akaki Akakiévitch que l’onomastique voue à
bégayer et à « parler de bottes »21. Ses errances urbaines et verbales miment l’écriture
gogolienne, ravaudant la pelisse pétersbourgeoise. Le fantôme vengeur serait alors la
compensation d’âme offerte à la ville morte. Ce n’est pas pour rien que le saint patron
d’Akaki a d’abord échappé à la mort : sauvé de la fournaise, Acace – étymologiquement « qui
ne connaît pas le mal » – aura la tête tranchée à la hache. Akaki est un martyr et son
bégaiement pose à Pétersbourg, ou à Dieu, une éternelle question : « KAK » - comment ? –
d’où la cacophonie de ses prénom et patronyme. Il s’écrit sur les rues, comme il se promène
dans ses registres : c’est le personnage littéraire par excellence. Et sa pelisse devient
l’emblème de la nouvelle qui l’enveloppe : d’abord « cendreuse », puis animée, puis
s’effaçant pour ne laisser qu’un récit effiloché, comme sa fin toujours repoussée…
De même que la pelisse rapiécée symbolise le récit qui la met en scène, tout en figurant
les morceaux éclatés du miroir aux alouettes pétersbourgeois, les miroirs en abyme du
Manteau ouvrent une perspective : Akaki s’y mire dans sa nouvelle pelisse et le Personnage
important y répète ses mercuriales. Synthèse du récit, le miroir résume Pétersbourg. La
capitale livre Akaki aux voleurs en le laissant seul, sur une immense place venteuse qui
favorise, avec la perte du manteau, la pneumonie dont il meurt. Mais Gogol lui offre une
revanche avec l’image même de la création littéraire : un fantôme qui reprend son dû sur le
dos du personnage important, tandis que le récit, devenu autonome, se perd dans l’absurde en
relatant comment la police enjoint à tous « d’attraper le mort, mort ou vif ». Entre temps,
Gogol feint de rassurer en affirmant une permanence. Ivan Iakovlévitch est ivre « comme
21
Cette locution, qui signifie “parler de tout et de rien”, se trouve déjà chez Diderot, fort apprécié en Russie au XIX e siècle.
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tous les artisans russes » ; les jeunes fonctionnaires « ont toujours aux lèvres un sourire
malicieux » et les peintres pétersbourgeois sont « fort timides en général ». Cette
catégorisation forcenée réunit les semblables et offre une image presque « cadrée » d’un
monde identifiable. La réduction au même contamine l’écriture : Le Nez propose deux
réveils identiques ; Akaki, incapable d’une synthèse, préfère recopier ; Tchartkov est
condamné à répéter le même tableau ; le prude Akaki ressemble aux autres hommes quand sa
pelisse neuve l’autorise à regarder un tableau licencieux ou à suivre une belle femme. Mais
cette réduction à l’identique paraît plus terrible encore. Ainsi de l’analogie entre la morgue et
le café dans « À s’y méprendre ». Pour Villiers, tel est l’ordre bourgeois où les morts sont
plus vivants que les hommes d’affaires. Pour Gogol, tout semble revenir à un ordre plus
convenu que rassurant. D’ailleurs, il laisse toujours ouvertes ses conclusions – comme le
narrateur du Nez, qui, après avoir jugé les faits « invraisemblables et ridicules » ajoute « Quoi
qu’on puisse en dire, de tels événements se produisent parfois ; rarement, j’en conviens, mais
ils se produisent tout de même. »22 Le retour à la raison n’en serait donc pas un – pas plus que
pour le comte d’Athol fasciné par une petite clef ! Les narrateurs continuent de duper le
lecteur jusqu’au dernier moment.
Akaki le copiste recopie Pétersbourg comme Gogol, avec les mêmes distractions
occasionnées par le rêve (d’une pelisse, d’un retour en Ukraine), les mêmes digressions,
répétitions et phrases inachevées. Les anecdotes semblent n’être que des procédés rhétoriques,
lesquels engendrent à leur tour des anecdotes. L’analyse formaliste d’Eichenbaum 23 réduit
même Le Manteau à une combinaison de procédés et de styles contradictoires (rhétorique,
bureaucratique, pseudo-épique, pseudo- sentimental, populaire, etc.), se minant mutuellement,
dans une « pantomime stylistique [qui ressemble à] un manteau d’Arlequin ». Mais ce n’est
pas une commedia dell’arte et la pelisse du petit fonctionnaire part en morceaux, comme le
cheval emblématique de la capitale et comme les personnages délités en synecdoques ou en
fantômes.
Comme le note Georges Nivat, « les cinq récits pétersbourgeois sont aussi et surtout des
récits sur la cruauté de la ville »24 – et les épigones de Gogol s’en souviendront. « Point
d'hommes sur la Perspective Nevski ! Mais un myriapode rampant et hurlant. L'espace
humide déversait une cacophonie de voix, une cacophonie de mots ; et tous ces mots, après
s'être emmêlés, s'assemblaient en une phrase. Cette phrase paraissait absurde, elle s'élevait audessus de la Perspective Nevski et elle stagnait, nuage noir d'ineptie » écrit Biely dans
Pétersbourg. Auparavant, Dostoïevski a fait éclater la Ville de Pierre dans les cauchemars de
Raskolnikov ou les délires d’Hippolyte, le phtisique suicidaire de l’Idiot : Pétersbourg incite
au crime, au découpage à la hache et au suicide, puis incarne les remords dans des fantômes
« cendreux ». Ses metteurs en scène littéraires coupent et déchirent ; puis recousent et
totalisent pour préparer ses nouvelles métamorphoses.
22
Œ. C. op. cit., p. 621.
“Comment est fait le Manteau de Gogol”, Todorov, Théorie de la littérature, Seuil, “Tel Quel”, 1965.
24
G. Nivat. Vers la fin du mythe russe. Essais sur la culture russe de Gogol à nos jours. L’Âge d’homme, 1982. I :
« Gogolgrad ».
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